Albin Michel (p. 156-170).



CHAPITRE X


LA SALLE DE MARBRE ROUGE


Nous traversâmes derechef une interminable suite d’escaliers et de couloirs à la suite de M. Le Mesge.

— On perd tout sentiment de l’orientation, au milieu de ce labyrinthe, — murmurai-je à Morhange.

— On perdrait surtout la tête, — répondit à mi-voix mon compagnon. — Ce vieux fou est incontestablement fort savant. Mais Dieu sait où il veut en venir. Enfin, il a promis que nous allions savoir.

M. Le Mesge s’était arrêté devant une lourde porte obscure, toute incrustée de signes bizarres. Ayant fait jouer la serrure, il ouvrit.

— Messieurs, je vous en prie, — dit-il, — passez.

Une bouffée d’air froid nous frappa en plein visage. Il régnait une véritable température de cave dans la nouvelle salle où nous venions de pénétrer.

L’obscurité me permit d’abord assez mal d’apprécier ses proportions. L’éclairage, volontairement restreint, consistait en douze énormes lampes de cuivre, formant colonnes, posées à même le sol, brillantes de larges flammes rouges. Quand nous entrâmes, le vent du corridor fit osciller ces flammes qui agitèrent, une minute, autour de nous, nos ombres agrandies et étrangement déformées. Puis, le souffle se tassa, et les flammes redevenues rigides dardèrent de nouveau parmi les ténèbres leurs immobiles becs rouges.

Ces douze lampadaires géants (chacun avait environ trois mètres de hauteur) étaient disposés en une sorte de couronne, dont le diamètre avait pour le moins cinquante pieds. Au milieu de cette couronne, un tas sombre m’apparut, tout strié de tremblants reflets rouges. En m’approchant, je discernai une source jaillissante. C’était cette eau fraîche qui entretenait la température dont j’ai parlé.

D’immenses sièges naturels étaient taillés à même le rocher central, d’où s’épandait la murmurante et ténébreuse fontaine. Ils étaient matelassés par de soyeux coussins. Douze brûle-parfums, à l’intérieur de la couronne de flambeaux rouges, dessinaient une seconde couronne, d’un diamètre moitié moins long. On ne voyait pas, dans l’obscurité, monter leur fumée vers la voûte, mais leur alanguissement, combiné avec la fraîcheur et le bruit de l’eau, bannissait de l’âme tout désir autre que celui de demeurer là, toujours.

M. Le Mesge nous avait fait asseoir au centre de la salle, sur les fauteuils cyclopéens. Lui-même prit place entre nous.

— Dans quelques instants, — dit-il, vos yeux se seront accoutumés à l’obscurité.

Je remarquai que, comme dans un temple, il parlait bas.

Peu à peu, nos yeux se firent en effet à cette lumière rouge. Il n’y avait guère que la partie inférieure de l’énorme salle qui fût éclairée.

Toute la voûte était noyée dans l’ombre, et l’on n’en pouvait dire la hauteur. Vaguement, au-dessus de nos têtes, j’apercevais un grand lustre dont l’or était léché, comme tout le reste, par de sombres lueurs rouges. Mais rien ne permettait d’évaluer la longueur de la chaîne qui le suspendait au plafond obscur.

Le pavé de marbre était d’un grain si poli que les grandes torchères s’y reflétaient.

Cette salle, je le répète, était ronde, cercle parfait dont la fontaine à laquelle nous tournions le dos était le centre.

Nous faisions donc face aux parois arrondies. Bientôt, nos regards ne purent s’en détacher. Voici ce qui rendait ces parois remarquables : elles se divisaient en une série de niches sombres, dont la ligne noire était coupée, devant nous, par la porte qui venait de s’ouvrir pour nous livrer passage ; derrière nous, par une seconde porte, trou plus noir que je devinai dans l’ombre en me retournant. D’une porte à l’autre, je comptai soixante de ces niches, soit, au total, cent vingt. Chacune d’elles était haute de trois mètres, large d’un. Chacune d’elles contenait une espèce d’étui, plus large du haut que du bas, fermé seulement dans sa partie inférieure. Dans ces étuis, dans tous sauf dans deux qui me faisaient face, je crus discerner une forme brillante, une forme humaine à n’en pas douter, quelque chose comme une statue d’un bronze très pâle. Dans l’arc de cercle que j’avais devant moi, je comptai nettement trente de ces bizarres statues.

Qu’étaient ces statues ? Je voulus voir, je me levai.

La main de M. Le Mesge se posa sur mon bras.

— Tout à l’heure, — murmura-t-il à voix toujours très basse, — tout à l’heure.

Les regards du professeur étaient fixés sur la porte par laquelle nous avions pénétré dans la salle, et derrière laquelle un bruit de pas de plus en plus distinct se faisait maintenant entendre.

Elle s’ouvrit en silence et livra passage à trois Touareg blancs. Deux d’entre eux portaient sur leurs épaules un long paquet ; le troisième me parut être le chef.

Sur ses indications, ils déposèrent le paquet sur le sol et retirèrent d’une des niches dont j’ai parlé, l’étui oblong que, toutes, elles contenaient.

— Vous pouvez approcher, messieurs, — nous dit alors M. Le Mesge.

Sur un signe de sa part, les trois Touareg se retirèrent de quelques pas en arrière.

— Vous m’avez demandé tout à l’heure, — dit M. Le Mesge, s’adressant à Morhange, — de vous donner une preuve des influences égyptiennes sur ce pays. Que dites-vous de cette caisse, d’abord ?

Disant ces mots, il désignait l’étui que les serviteurs venaient d’allonger sur le sol, après l’avoir retiré de sa niche.

Morhange poussa une sourde exclamation.

Nous avions devant nous une de ces caisses destinées à conserver les momies. Même bois luisant, même peinture de vives couleurs avec cette seule différence qu’ici les caractères tifinar remplaçaient les hiéroglyphes. La forme, étroite du bas, large du haut, eût dû, à elle seule, immédiatement nous en avertir.

J’ai déjà dit que la moitié inférieure de ce grand étui était close, donnant à l’ensemble l’aspect d’un sabot rectangulaire.

M. Le Mesge s’agenouilla et fixa sur la partie antérieure de la caisse un rectangle de carton blanc, une large étiquette, qu’il avait prise sur son bureau quelques instants plus tôt, en quittant la bibliothèque.

— Vous pouvez lire, — dit-il simplement, mais toujours à voix basse.

Je m’agenouillai aussi, car la lueur des grands candélabres ne permettait qu’à peine de déchiffrer l’étiquette, où je reconnus néanmoins l’écriture du professeur.


Elle portait ces simples mots, en grosse ronde :

Numéro 53. Major Sir Archibald Russell. Né à Richmond, le 5 juillet 1860. Mort au Hoggar, le 3 décembre 1896.


Je m’étais relevé d’un bond.

— Le major Russell ! — m’écriai-je.

— Plus bas, plus bas, — fit M. Le Mesge. — Personne n’a le droit d’élever la voix, ici.

— Le major Russell, — répétai-je, obéissant comme malgré moi à cette injonction, — qui partit, l’année dernière, de Khartoum, pour explorer le Sokoto ?

— Lui-même, — répondit le professeur.

— Et… où est-il le major Russell ?

— Il est ici, — répondit M. Le Mesge.

Le professeur fit un signe. Les Touaregs blancs se rapprochèrent.

Un silence poignant régnait dans la salle mystérieuse, que troublait, seul, le glou-glou frais de la fontaine.

Les trois nègres s’étaient mis en devoir de défaire le paquet qu’ils avaient déposé en entrant près de la caisse peinte. Courbés sous le poids d’une indicible horreur, Morhange et moi, nous regardions.

Bientôt, une forme raidie, une forme humaine nous apparut. Un éclair rouge brilla sur elle. Nous avions devant nous, allongée sur le sol, enveloppée d’une espèce de pagne de mousseline blanche, une statue de bronze pâle, une statue semblable à celles qui, tout autour de nous dans les niches, droites, paraissaient fixer sur nous un impénétrable regard.

— Sir Archibald Russell, — murmura lentement M. Le Mesge.

Morhange, muet, s’approcha, il eut la force de soulever le voile de mousseline. Longuement, longuement, il dévisagea la morne statue de bronze.

— Une momie, une momie, — dit-il enfin, — vous vous trompez, monsieur ce n’est pas une momie.

— À proprement parler, non — répliqua M. Le Mesge, — ce n’est pas une momie. C’est bien pourtant la dépouille mortelle de Sir Archibald Russell, que vous avez devant vous. Je dois, en effet, cher monsieur, vous faire remarquer que les procédés d’embaumement employés pour le compte d’Antinéa diffèrent des procédés usités dans l’ancienne Égypte. Ici, point de natron, point de bandelettes, point d’aromates. L’industrie du Hoggar, du premier coup, est parvenue à un résultat que la science européenne n’a obtenu qu’après de longs tâtonnements. Quand je suis arrivé ici, quel n’a pas été mon étonnement en constatant qu’on y pratiquait une méthode que je croyais connue uniquement du monde civilisé.

M. Le Mesge, de son index ployé, frappa un petit coup sur le front mat de Sir Archibald Russel. Un tintement métallique retentit.

— C’est du bronze, — murmurai je. — Ce n’est pas là un front humain. C’est du bronze.

— M. Le Mesge haussa les épaules.

— C’est un front humain, — affirma-t-il, tranchant, — et ce n’est pas du bronze. Le bronze est plus foncé, monsieur. Ce métal-ci est le grand métal inconnu dont parle Platon dans le Critias, et qui tient le milieu entre l’or et l’argent ; c’est le métal particulier à la montagne Atlantide. C’est l’orichalque.

Me penchant davantage encore, je constatai que ce métal était le même que celui dont étaient revêtues les parois de la bibliothèque.

— C’est l’orichalque, — continua M. Le Mesge. — Vous n’avez pas l’air de comprendre comment un corps humain peut vous apparaître sous l’espèce d’une statue d’orichalque. Capitaine Morhange voyons, vous à qui je faisais crédit d’un certain savoir, n’avez-vous donc jamais entendu parler du procédé du docteur Variot pour conserver le corps autrement que par l’embaumement ? N’avez-vous jamais lu le livre[1] de ce praticien ? Il y expose la méthode dite galvanoplastique. Les tissus cutanés, en vue d’être rendus conducteurs, sont enduits d’une couche de sel d’argent, très légère. Le corps est ensuite trempé dans un bain de sulfate de cuivre, et la polarisation fait son œuvre. Le procédé avec lequel on a métallisé le corps de cet estimable major anglais est le même. Le même, à cela près que le bain de sulfate de cuivre a été remplacé par un bain de sulfate d’orichalque, matière autrement rare. C’est ainsi qu’au lieu d’une statue de pauvre hère, d’une statue de cuivre, vous avez devant vous, une statue d’un métal plus précieux que l’or et l’argent, une statue, en un mot, digne de la petite-fille de Neptune.

M. Le Mesge fit un signe. Les esclaves noirs saisirent le corps. En quelques instants ils eurent glissé le fantôme d’orichalque dans sa gaine de bois peint. Celle-ci, mise droite, fut placée dans sa niche, à côté de la niche où une gaine toute pareille portait l’étiquette no 52.

Puis, leur tâche achevée, sans mot dire, ils se retirèrent. L’air froid de la mort balança une fois de plus les flammes des torchères de cuivre et fit danser autour de nous de grandes ombres.

Morhange et moi étions restés aussi figés que les spectres de métal pâle qui nous entouraient. Soudain, je fis un effort, et m’approchai en chancelant de la niche voisine de celle où l’on venait de dresser la dépouille du major anglais. Mes yeux cherchèrent l’étiquette, l’étiquette no 52.

M’appuyant contre le marbre rouge de la paroi je lus :

Numéro 52. Capitaine Laurent Deligne. Né à Paris, le 22 juillet 1861. Mort au Hoggar, le 20 octobre 1896.

— Le capitaine Deligne, — murmura Morhange, — parti en 1895 de Colomb-Béchar pour Timmimoun, et dont on n’avait plus eu de nouvelles !

— Parfaitement, — dit M. Le Mesge, avec un petit signe de tête approbateur.

Numéro 51, — lut Morhange, claquant maintenant des dents, — Colonel von Wittmann, né à Iéna en 1855. Mort au Hoggar le 1er mai 1896. Le colonel Wittmann, l’explorateur du Kanem, disparu du côté d’Agadès !

— Parfaitement, — dit encore M. Le Mesge.

Numéro 50, — lus-je à mon tour, m’agrippant à la muraille pour ne pas tomber. — Marquis Alonze d’Oliveira, né à Cadix le 21 février 1868. Mort au Hoggar, le 1er février 1896… Oliveira, qui marchait vers Araouan !

— Parfaitement, — dit toujours M. Le Mesge. — Cet Espagnol était des plus instruits. J’ai eu avec lui des discussions intéressantes sur la position géographique exacte du royaume d’Antée.

Numéro 49, — dit Morhange, et sa voix n’était plus qu’un souffle. — Lieutenant Woodhouse, né à Liverpool, le 16 septembre 1870. Mort au Hoggar, le 4 octobre 1895.

— Presque un enfant, — dit M. Le Mesge.

Numéro 48, — dis-je. — Sous-lieutenant Louis de Maillefeu, né à Provins, le

Je n’achevai pas. L’émotion étrangla ma voix.

Louis de Maillefeu, mon meilleur ami, mon ami d’enfance, à Saint-Cyr, partout… Je le regardais, je le reconnaissais sous la croûte métallique, Louis de Maillefeu !…

Et, le front collé à la muraille froide, les épaules secouées, je me mis à pleurer à longs sanglots.

J’entendis la voix oppressée de Morhange, s’adressant au professeur.

— Monsieur, cette scène a assez duré. Finissons-en.

— Il a voulu savoir, — répondit M. Le Mesge. — Qu’y puis-je ?

Je marchais sur lui. Je le saisis aux épaules.

— Comment est-il ici ? De quoi est-il mort ?

— Comme tous les autres. — répondit le professeur, — comme le lieutenant Woodhouse, comme le capitaine Deligne, comme le major Russell, comme le colonel von Wittmann, comme les quarante-sept d’hier, comme tous ceux de demain.

— De quoi sont-ils morts ? — dit à son tour impérativement Morhange.

Le professeur regarda Morhange ; je vis mon camarade pâlir.

— De quoi sont-ils morts, monsieur ? Ils sont morts d’amour.

Et il ajouta d’une voix très basse et très grave :

— Maintenant vous savez.

Doucement, avec des précautions que nous n’aurions guère pu lui soupçonner, M. Le Mesge nous arracha au regard fixe des statues de métal. Un instant après, nous nous trouvions, Morhange et moi, assis de nouveau, effondrés plutôt, parmi les coussins, au centre de la pièce. La plainte de la fontaine invisible murmurait à nos pieds.

M. Le Mesge était entre nous.

— Maintenant, vous savez, — répéta-t-il. — Vous savez, mais vous ne comprenez pas encore.

Alors, à voix très lente, il laissa tomber ces paroles.

— Vous êtes, comme ils l’ont été, des prisonniers d’Antinéa… Et Antinéa a à se venger.

— À se venger, — dit Morhange, dont le calme était revenu. — Et de quoi, je vous prie ? Qu’avons-nous fait, le lieutenant et moi, à l’Atlantide ? En quoi avons-nous encouru sa haine ?

— C’est une vieille, une très vieille querelle, — répondit gravement le professeur. — Une querelle qui vous dépasse, monsieur Morhange.

— Expliquez-vous, je vous prie, monsieur le professeur.

— Vous êtes les Hommes. Elle est la Femme. — dit la voix songeuse de M. Le Mesge. — Tout est là.

— Vraiment, monsieur, je ne vois… nous ne voyons pas bien.

— Vous allez comprendre. Avez-vous réellement oublié à quel point les belles reines barbares de l’antiquité ont eu à se plaindre des étrangers que la fortune poussa vers leurs rivages ? Le poète Victor Hugo a exprimé assez bien leurs détestables agissements dans son poème colonial intitulé la Fille d’O-Taïti. Si loin que nous reportent nos souvenirs, nous ne voyons que procédés semblables de grivèlerie et d’ingratitude. Ces messieurs usaient largement de la beauté de la dame et de ses richesses. Puis, un matin, ils disparaissaient. Bien heureuse encore si le quidam, ayant fait soigneusement le point, ne revenait pas avec des navires et des troupes d’occupation.

— Votre érudition me ravit, monsieur, — dit Morhange, — continuez.

— Vous faut-il des exemples ? Hélas, ils foisonnent. Songez à la façon cavalière dont se comportèrent Ulysse vis-à-vis de Calypso, Diomède à l’égard de Callirhoé. Que dire de Thésée avec Ariane ? Jason fut avec Médée d’une légèreté inconcevable. Les Romains ont continué la tradition, avec plus de brutalité encore. Énée, qui a tant de traits communs avec le Révérend Spardek, a traité Didon de la façon la plus indigne. César fut pour la divine Cléopâtre un goujat lauré. Tite, enfin, cet hypocrite de Tite, après avoir vécu une année entière en Idumée à ses crochets, n’a emmené à Rome la plaintive Bérénice que pour mieux la bafouer. Il était temps que les fils de Japhet payassent aux filles de Sem ce formidable arriéré d’injures.

« Une femme s’est rencontrée pour rétablir au profit de son sexe la grande loi hégelienne des oscillations. Séparée du monde aryen par la formidable précaution de Neptune, elle évoque vers elle les hommes les plus jeunes et les plus vaillants. Son corps est condescendant, si son âme est inexorable. De ces jeunes audacieux, elle prend ce qu’ils peuvent donner. Elle leur prête son corps tandis qu’elle les domine de son âme. C’est la première souveraine que la passion n’ait jamais faite, même un instant, esclave. Jamais elle n’a eu à se ressaisir, car elle ne s’est jamais abandonnée. Elle est la seule femme qui ait réussi la dissociation de ces deux choses inextricables, l’amour et la volupté.

M. Le Mesge se tut un moment, puis reprit :

— Elle vient, une fois par jour, dans cet hypogée. Elle s’arrête devant ces stalles. Elle médite devant ces statues rigides. Elle touche ces poitrines froides, qu’elle a connues si brûlantes. Puis, après avoir rêvé autour de la stalle vide où bientôt il dormira pour toujours dans sa froide gaine d’orichalque, nonchalante, elle s’en retourne vers celui qui l’attend.

Le professeur cessa de parler. La fontaine s’entendit de nouveau au milieu de l’ombre. Mes poignets battaient, ma tête était en feu. Une fièvre immense me brûlait.

— Et tous, tous, — criai-je, sans souci du lieu, — ils ont accepté ! Ils ont plié ! Ah ! Elle n’a qu’à venir, elle verra bien.

Morhange se taisait.

— Cher Monsieur, — dit M. Le Mesge d’une voix très douce, — vous parlez comme un enfant. Vous ne savez pas. Vous n’avez pas vu Antinéa. Dites-vous bien une chose, c’est que, parmi eux, — et d’un geste, il embrassa le cercle muet des statues, — il y avait des hommes aussi courageux que vous, et moins nerveux peut-être. L’un, celui qui repose sous l’étiquette numéro 32, je me rappelle, était un Anglais flegmatique. Quand il parut devant Antinéa, il fumait son cigare. Comme les autres, cher monsieur, il s’est courbé sous le regard de sa souveraine.

« Ne parlez pas, tant que vous ne l’avez pas vue. L’état universitaire qualifie peu pour discourir des choses de la passion, et je me sens emprunté pour vous dire ce qu’est Antinéa. Je vous affirme seulement ceci, c’est que, dès que vous l’aurez vue, vous ne vous souviendrez plus de rien. Famille, patrie, honneur, tout, vous renierez tout pour elle.

— Tout, monsieur, — interrogea d’un ton très calme Morhange.

— Tout, — affirma avec force M. Le Mesge. — Vous oublierez tout, vous renierez tout.

De nouveau, un léger bruit retentit. M. Le Mesge consulta sa montre.

— Au reste, vous allez voir.

La porte s’ouvrit. Un grand Targui blanc, le plus grand de ceux que nous ayons encore aperçus dans cette redoutable demeure, entra et se dirigea vers nous.

Il me toucha légèrement le bras, après s’être incliné.

— Suivez-le, monsieur, — dit M. Le Mesge.

Sans mot dire, j’obéis.

  1. Variot. L’anthropologie galvanique. Paris, 1890. (Note de M. Leroux.)