Albin Michel (p. 139-155).



CHAPITRE IX


L’ATLANTIDE


M. Le Mesge considéra Morhange victorieusement. Il était visible qu’il ne s’adressait qu’à lui, qu’il le jugeait seul digne de ses confidences.

— Nombreux sont, monsieur, — dit-il, — les officiers français ou étrangers, que le caprice de notre souveraine, Antinéa, a conduits ici. Vous êtes le premier à qui je fais l’honneur de mes révélations. Mais vous avez été l’élève de Berlioux, et je dois tant à la mémoire de ce grand homme qu’il me semble lui rendre hommage en faisant part à l’un de ses disciples des résultats uniques, j’ose dire, de mes recherches particulières.

Il agite sa sonnette. Ferradji parut.

Du café pour ces messieurs, — commanda M. Le Mesge.

Il nous tendit un coffret, peinturluré de couleurs voyantes, plein de cigarettes égyptiennes.

— Je ne fume jamais, — expliqua-t-il, — mais Antinéa vient quelquefois ici. Ces cigarettes sont les siennes. Prenez, messieurs.

J’ai toujours eu horreur de ce tabac blond, qui permet à un garçon coiffeur de la rue de la Michodière de se donner l’illusion des voluptés orientales. Mais, en l’espèce, ces cigarettes musquées n’étaient pas sans attrait. Et il y avait longtemps que ma provision de caporal était épuisée.

— Voici la collection de la Vie Parisienne, monsieur, me dit M. Le Mesge, — usez-en, si elle vous intéresse, tandis que je m’entretiendrai avec votre ami.

— Monsieur, — répondis-je assez vertement, il est vrai que je n’ai pas été l’élève de Berlioux. Vous me permettrez néanmoins d’écouter votre conversation : je ne désespère pas de la trouver intéressante.

— À votre aise, — dit le petit vieux.

Nous nous installâmes confortablement. M. Le Mesge s’assit devant le bureau, tira ses manchettes et commença en ces termes :


— Si épris que je sois, monsieur, d’une complète objectivité en matière d’érudition, il ne m’est pas possible d’abstraire totalement mon histoire propre de celle de la dernière descendante de Clito et de Neptune. C’est à la fois mon regret et mon honneur.

« Je suis fils de mes œuvres. Dès l’enfance, la prodigieuse impulsion donnée aux sciences historiques par le xixe siècle me frappa. Je vis où était ma voie. Je l’ai suivie, envers et contre tous.

« Envers et contre tous, je dis bien. Sans autres ressources que celles de mon travail et de mon mérite, je fus reçu agrégé d’histoire et de géographie au concours de 1880. Un grand concours. Sur les treize admis, il y eut des noms qui depuis sont devenus illustres : Jullian, Bourgeois, Auerbach… Je n’en veux pas à mes collègues aujourd’hui parvenus au faîte des honneurs officiels ; je lis avec commisération leurs travaux, et les pitoyables erreurs auxquelles les condamne l’insuffisance de leur documentation me dédommageraient amplement de mes déboires universitaires et me combleraient d’une ironique joie, si, depuis longtemps, je n’étais au-dessus de ces satisfactions d’amour-propre.

« Professeur au lycée du Parc, à Lyon, c’est là que je connus Berlioux, et que je suivis avec passion ses travaux sur l’histoire de l’Afrique. Dès cette époque, j’eus l’idée d’une très originale thèse de doctorat. Il s’agissait d’établir un parallèle entre l’héroïne berbère du viie siècle, qui lutta contre l’envahisseur arabe, la Kahena, et l’héroïne française qui lutta contre l’envahisseur anglais, Jeanne d’Arc. Je proposai donc à la Faculté des Lettres de Paris ce sujet de thèse : Jeanne d’Arc et les Touareg. Ce simple énoncé souleva dans le monde savant un tolle général, un éclat de rire inepte. Des amis m’avertirent discrètement. Je me refusais à les croire. Force m’en fut, pourtant, le jour où, appelé chez mon recteur, celui-ci, après avoir manifesté pour mon état de santé un intérêt qui m’étonna, me demanda finalement s’il me déplairait de prendre un congé de deux ans, à demi-traitement. Je refusai avec indignation. Le recteur n’insista pas, mais, quinze jours après, un arrêté ministériel, sans autre forme de procès, me nommait dans un des lycées de France les plus infimes, les plus reculés, à Mont-de-Marsan.

« Comprenez bien que j’étais ulcéré, et vous excuserez les déportements où je me livrai dans ce département excentrique. Et que faire, dans les Landes, si on ne mange ni ne boit ? Je fis, ardemment, l’un et l’autre. Mon traitement fila en foies gras, en bécasses, en vins de sable. Le résultat fut assez prompt : en moins d’un an, mes articulations se mirent à craquer comme les moyeux trop huilés d’une bicyclette qui a fourni une longue course sur une piste poussiéreuse. Une bonne crise de goutte me cloua sur mon lit. Heureusement, dans ce pays béni, le remède est à côté du mal. Je partis donc, aux vacances, pour Dax, en vue de faire fondre ces douloureux petits cristaux.

« Je louai une chambre au bord de l’Adour, sur la promenade des Baignots. Une brave femme venait faire mon ménage. Elle faisait également celui d’un vieux monsieur, juge d’instruction en retraite et président de la Société Roger-Ducos, vague magma scientifique, où des savants d’arrondissement s’appliquaient, avec une prodigieuse incompétence, à l’étude des questions les plus hétéroclites. Une après-midi, j’étais chez moi, à cause d’une forte pluie. La brave femme était en train d’astiquer avec frénésie le loquet de cuivre de ma porte. Elle employait une pâte appelée tripoli, qu’elle étendait sur un papier, et frottait, et frottait… L’aspect particulier du papier m’intrigua. J’y jetai un coup d’œil. « Grands dieux ! Où avez-vous pris ce papier ? » Elle se trouble : « Chez mon maître, il y en a comme ça des tas. J’ai arraché celui-ci à un cahier. — Voilà dix francs, allez me chercher ce cahier. »

« Un quart d’heure plus tard, elle revint, me le rapportant. Bonheur ! Il n’y manquait qu’une page, celle dont elle avait astiqué ma porte. Ce manuscrit, ce cahier, savez-vous ce que c’était ? tout simplement le Voyage à l’Atlantide, du mythographe Denys de Milet, cité par Diodore, et dont j’avais si souvent entendu déplorer la perte par Berlioux[1].

« Cet inestimable document contenait de nombreuses citations du Critias. Il reproduisait l’essentiel de l’illustre dialogue, dont vous avez eu entre les mains tout à l’heure le seul exemplaire qui subsiste au monde. Il établissait de façon indiscutable la position du château des Atlantes, et démontrait que ce site, nié par la science actuelle, n’a pas été submergé par les flots, ainsi que se le figurent les rares défenseurs timorés de l’hypothèse atlantide. Il le nommait « massif central mazycien. » Vous savez qu’il ne subsiste plus de doute sur l’identification des Mazyces d’Hérodote avec les peuplades de l’Imoschaoch, les Touareg. Or, le manuscrit de Denys identifie péremptoirement les Mazyces de l’histoire avec les Atlantes de la prétendue légende.

« Denys m’apprenait donc que la partie centrale de l’Atlantide, berceau et demeure de la dynastie neptunienne, non seulement n’avait pas sombré dans la catastrophe contée par Platon, et qui engloutit le reste de l’île Atlantide, mais encore que cette partie correspondait au Hoggar targui, et que, dans ce Hoggar, du moins à son époque, la noble dynastie neptunienne était réputée se perpétuer encore.

« Les historiens de l’Atlantide estiment à neuf mille ans avant l’ère chrétienne la date du cataclysme qui anéantit tout ou portion de cette contrée fameuse. Si Denys de Millet, qui écrivait il n’y a guère plus de deux mille ans, juge qu’à son époque la dynastie issue de Neptune donnait encore ses lois, vous concevrez que j’eus vite l’idée suivante : ce qui a subsisté neuf mille ans peut subsister onze mille ans. Dès ce moment, je n’eus plus qu’un but : entrer en relations avec les descendants possibles des Atlantes, et si, comme j’avais maintes raisons de le croire, ils étaient bien déchus et ignorants de leur splendeur première, leur révéler leur illustre filiation.

« Il est également compréhensible que je n’aie pas fait part de mes intentions à mes supérieurs universitaires. Solliciter leur concours ou même leur autorisation, étant données les dispositions que j’avais pu constater chez eux à mon égard, c’eût été, de façon à peu près certaine, risquer gratuitement le cabanon. Je réalisai donc mes petites économies et m’embarquai pour Oran sans tambour ni trompette. J’arrivai le 1er octobre à In-Salah. Mollement étendu sous un palmier, dans l’oasis, j’avais un plaisir infini à penser que, le même jour, le proviseur de Mont-de-Marsan, affolé, contenant avec peine vingt horribles marmots hurlants devant la porte d’une salle de classe vide, lançait de tous côtés des télégrammes à la recherche de son professeur d’histoire.

M. Le Mesge s’arrêta et nous lança un regard satisfait.

J’avoue que je manquai alors de dignité, et ne me souvins pas de l’affectation perpétuelle qu’il avait marquée de ne se mettre en frais que pour Morhange.

— Excusez-moi, monsieur, si votre récit m’intéresse plus que je ne m’y attendais. Mais vous savez que bien des éléments me font défaut pour vous comprendre. Vous avez parlé de la dynastie neptunienne. Qu’est cette dynastie, dont vous faites, je crois, descendre Antinéa ? Quel est son rôle dans l’histoire de l’Atlantide ?

M. Le Mesge sourit avec condescendance, tout en clignant de l’œil du côté de Morhange. Celui-ci, sans sourciller, sans mot dire, menton dans la main, coude sur le genou, écoutait.

— Platon vous répondra pour moi, monsieur — dit le professeur.

Et il ajouta, avec un accent de pitié indicible :

— Est-il donc possible que vous n’ayez jamais eu connaissance du début du Critias ?

Il avait pris sur la table le manuscrit dont la vue avait tant ému Morhange. Il ajusta ses lunettes, se mit à lire. On eût dit que la magie platonicienne secouait, transfigurait ce petit vieillard ridicule.


« Ayant tiré au sort les différentes parties de la terre, les dieux obtinrent, les uns une contrée plus grande, les autres une plus petite… C’est ainsi que Neptune, ayant reçu en partage l’île Atlantide, plaça les enfants qu’il avait eus d’une mortelle dans une partie de cette île. C’était, non loin de la mer, une plaine située au milieu de l’île, la plus belle, assure-t-on, et la plus fertile des plaines. À cinquante stades environ de cette plaine, au milieu de l’île, était une montagne. Là habitait un de ces hommes qui, à l’origine des choses, naquirent de la terre, Evénor avec sa femme, Leucippe. Ils engendrèrent une fille unique, Clito. Elle était nubile lorsque son père et sa mère moururent, et Neptune, s’en étant épris, l’épousa. La montagne où elle demeurait, Neptune la fortifia en l’isolant tout autour. Il fit des enceintes de mer et de terre, alternativement, les unes plus petites, les autres plus grandes, deux de terre et trois de mer, et les arrondit au centre de l’île, de manière que toutes leurs partis s’en trouvassent à une égale distance… »


M. Le Mesge interrompit sa lecture.

— Cette disposition ne vous rappelle-t-elle rien ? — interrogea-t-il.

Je regardai Morhange, abîmé dans des réflexions de plus en plus profondes.

— Ne vous rappelle-t-elle rien ? — insista la voix incisive du professeur.

— Morhange, Morhange, — balbutiai-je, — souvenez-vous, hier, notre course, notre enlèvement, les deux couloirs qu’on nous a fait traverser avant d’arriver dans cette montagne… Des enceintes de terre et de mer… Deux couloirs, deux enceintes de terre…

— Hé ! hé ! — fit M. Le Mesge.

Il souriait en me regardant. Je compris que son sourire signifiait : « Serait-il moins obtus que je n’aurais cru ? »

Comme en un grand effort, Morhange rompit le silence.

— J’entends bien, j’entends bien… Les trois enceintes de mer… Mais alors, monsieur, vous supposez, dans votre explication, dont je ne conteste pas l’ingéniosité, vous supposez exacte l’hypothèse de la mer Saharienne !

— Je la suppose et je la prouve, — répondit l’irascible petit vieillard, avec un coup sec frappé sur le bureau. Je sais bien ce que Schirmer et les autres ont avancé contre elle. Je le sais mieux que vous. Je sais tout, monsieur. Je tiens à votre disposition toutes les preuves. En attendant, ce soir au dîner, vous vous régalerez sans doute avec de succulents poissons. Et vous me direz si ces poissons-là, pêchés dans le lac que vous pouvez apercevoir de cette fenêtre, vous semblent des poissons d’eau douce.

« Comprenez bien, — poursuivit-il plus calme, — l’erreur des gens qui, croyant à l’Atlantide, se sont mêlés d’expliquer le cataclysme où ils ont jugé que l’île merveilleuse avait tout entière sombré. Tous, ils ont cru à un engloutissement. En l’espèce, il n’y a pas eu immersion. Il y a eu émersion. Des terres nouvelles ont émergé du flot atlantique. Le désert a remplacé la mer. Les sebkhas, les salines, les lacs Tritons, les sablonneuses Syrtes sont les vestiges désolés des flots mouvants sur lesquels cinglèrent jadis les flottes partant à la conquête de l’Attique. Le sable, mieux que l’eau, engloutit une civilisation. Aujourd’hui, de la belle île que la mer et les vents faisaient orgueilleuse et verdoyante, il ne reste que ce massif calciné. Seule a subsisté, dans cette cuvette rocheuse isolée à jamais du monde vivant, l’oasis merveilleuse que vous avez à vos pieds, ces fruits rouges, cette cascade, ce lac bleu, témoignages sacrés de l’âge d’or disparu. Hier soir, en arrivant ici, vous avez franchi les cinq enceintes : les trois enceintes de mer, pour jamais desséchées ; les deux enceintes de terre, creusées d’un couloir où vous avez passé à dos de chameau, et où, jadis, voguaient les trirèmes. Seule, dans cette immense catastrophe, s’est maintenue semblable à ce qu’elle fut alors, dans son antique splendeur, la montagne que voici, la montagne où Neptune enferma sa bien-aimée Clito, fille d’Evénor et de Leucippe, mère d’Atlas, aïeule millénaire d’Antinéa, la souveraine sous la dépendance de laquelle vous venez d’entrer pour toujours.

— Monsieur, — dit Morhange, avec la plus exquise politesse, — le souci n’aurait rien que de très naturel qui nous pousserait à nous enquérir des raisons et du but de cette dépendance. Mais voyez à quel point m’intéressent vos révélations : je diffère cette question d’ordre privé. Ces jours-ci, dans deux cavernes, il m’a été donné de découvrir une inscription tifinar de ce nom, Antinéa. Mon camarade m’est témoin que je l’avais tenu pour un nom grec. Je comprends maintenant, grâce à vous et au divin Platon, qu’il ne faille plus m’étonner d’entendre appeler une barbare d’un nom grec. Mais je n’en reste pas moins perplexe sur l’étymologie de ce vocable. Pouvez-vous éclairer ma religion à ce sujet ?

— Monsieur, — répondit M. Le Mesge, — je n’y manquerai certainement pas. Que je vous dise à ce propos que vous n’êtes pas le premier à me poser une telle question. Parmi les explorateurs que j’ai vus entrer ici depuis dix ans, la plupart y ont été attirés de la même manière, intrigués par ce vocable grec reproduit en tifinar. J’ai même dressé un catalogue assez exact de ses inscriptions, et des cavernes où on les rencontre. Toutes, ou presque, sont accompagnées de cette formule : Antinéa. Ici commence son domaine. J’ai moi-même fait repeindre à l’ocre telle ou telle qui commençait à s’effacer. Mais, pour en revenir à ce que je vous disais tout d’abord, aucun des Européens conduits ici par ce mystère épigraphique n’a plus eu, dès qu’il s’est trouvé dans le palais d’Antinéa, cure d’être éclairé sur cette étymologie. Ils ont tous eu immédiatement autre martel en tête. À ce propos, il y aurait bien des choses à dire sur le peu d’importance réelle qu’ont les préoccupations purement scientifiques même pour les savants, et comme ils les sacrifient vite aux soucis les plus terre à terre, celui de leur vie, par exemple.

— Nous y reviendrons une autre fois, voulez-vous, monsieur, — fit Morhange toujours admirable de courtoisie.

— Cette digression n’avait qu’un but, monsieur, vous prouver que je ne vous compte pas au nombre de ces savants indignes. Vous vous inquiétez en effet de connaître les racines de ce nom, Antinéa, et cela avant de savoir quelle sorte de femme est celle qui le porte, ou les motifs pour quoi, vous et monsieur, êtes ses prisonniers.

Je regardai fixement le petit vieux. Mais il parlait avec le plus profond sérieux.

« Tant mieux pour toi, pensai-je. Autrement, j’aurais tôt fait de t’envoyer par la fenêtre ironiser à ton aise. La loi de la chute des corps ne doit pas être modifiée, au Hoggar. »

— Vous avez sans doute, monsieur, — continua, imperturbable sous mon regard ardent, M. Le Mesge s’adressant à Morhange, — formulé quelques hypothèses étymologiques, lorsque vous vous êtes trouvé la première fois en face de ce nom, Antinéa. Verriez-vous un inconvénient à me les communiquer ?

— Aucun, monsieur, — dit Morhange.

Et, très posément, il énuméra les étymologies dont j’ai parlé plus haut.

Le petit homme au plastron cerise se frottait les mains.

— Très bien, — apprécia-t-il, avec un accent de jubilation intense. — Excessivement bien, du moins pour les médiocres connaissances helléniques qui doivent être vôtres. Tout ceci n’en est pas moins faux, archi-faux.

— C’est bien parce que je m’en doute que je vous questionne, — fit doucement Morhange.

— Je ne vous ferai pas languir davantage, — dit M. Le Mesge. — Le mot Antinéa se décompose de la façon suivante : ti n’est autre chose qu’une immixtion barbare dans ce nom essentiellement grec : Ti est l’article féminin berbère. Nous avons plusieurs exemples de ce mélange. Prenez celui de Tipasa, la ville nord-africaine. Son nom signifie l’entière, de ti et de πᾶσα. En l’espèce, tinea signifie la nouvelle, de ti et de νέα.

— Et le préfixe an ? — interrogea Morhange.

— Se peut-il, monsieur, — répliqua M. Le Mesge, — que je me sois fatigué une heure à vous parler du Critias pour aboutir à un aussi piètre résultat ? Il est certain que le préfixe an, en lui-même, n’a pas de signification. Vous comprendrez qu’il en a une, lorsque je vous aurai dit qu’il y a là un cas très curieux d’apocope. Ce n’est pas an qu’il faut lire, c’est atlan. Atl est tombé, par apocope ; an a subsisté. En résumé, Antinéa se décompose de la manière suivante : Τί — νέα — ἀτλἈν. Et sa signification, la nouvelle Atlante, sort éblouissante de cette démonstration.

Je regardai Morhange. Son étonnement était sans bornes. Le préfixe berbère ti l’avait littéralement sidéré.

— Avez-vous eu l’occasion de vérifier cette très ingénieuse étymologie, monsieur ? — put-il enfin proférer.

— Vous n’aurez qu’à jeter un coup d’œil sur ces quelques livres, — fit dédaigneusement M. Le Mesge.

Successivement, il ouvrit cinq, dix, vingt placards. Une prodigieuse bibliothèque s’amoncela à notre vue.

— Tout, tout, il y a tout ici, — murmura Morhange, avec une étonnante inflexion de terreur et d’admiration.

— Tout ce qui vaut la peine d’être consulté, du moins, — dit Le Mesge. — Tous les grands ouvrages dont le monde réputé savant déplore aujourd’hui la perte.

— Et comment sont-ils ici ?

— Cher monsieur, comme vous me navrez, moi qui vous avais cru au courant de certaines choses ! Vous oubliez donc le passage où Pline l’Ancien parle de la bibliothèque de Carthage et des trésors qui y étaient entassés ? En 146, quand cette ville succomba sous les coups du bélître Scipion, l’invraisemblable ramassis d’illettrés qui avait nom le Sénat romain eut pour ces richesses le plus profond mépris. Il en fit don aux rois indigènes. Ce fut ainsi que Mastanabal recueillit le merveilleux héritage ; il fut transmis à ses fils et petits-fils, Hiempsal, Juba Ier, Juba II, le mari de l’admirable Cléopâtre Séléné, fille de la grande Cléopâtre et de Marc-Antoine. Cléopâtre Séléné engendra une fille qui épousa un roi atlante. C’est ainsi qu’Antinéa, fille de Neptune, compte au nombre de ses aïeules l’immortelle reine d’Égypte. C’est ainsi que, par ses droits d’héritage, les vestiges de la bibliothèque de Carthage, enrichis des vestiges de la bibliothèque d’Alexandrie, se trouvent actuellement sous vos yeux.

« La Science fuit l’homme. Alors qu’il instaurait ces monstrueuses Babels pseudo-scientifiques, Berlin, Londres, Paris, la Science s’est reléguée dans ce coin désertique du Hoggar. Ils peuvent bien, là-bas, forger leurs hypothèses, basées sur la perte des ouvrages mystérieux de l’antiquité : ces ouvrages ne sont pas perdus. Ils sont ici. Ici les livres hébreux, chaldéens, assyriens. Ici, les grandes traditions égyptiennes, qui inspirèrent Solon, Hérodote et Platon. Ici, les mythographes grecs, les magiciens de l’Afrique romaine, les rêveurs indiens, tous les trésors, en un mot, dont l’absence fait des dissertations contemporaines de pauvres choses risibles. Croyez-m’en, il est bien vengé, l’humble petit universitaire qu’ils ont pris pour fou, dont ils ont fait fi. J’ai vécu, je vis, je vivrai dans un perpétuel éclat de rire, devant leur érudition fausse et tronquée. Et, quand je serai mort, l’erreur, grâce aux précautions jalouses prises par Neptune pour isoler sa bien-aimée Clito du reste du monde, l’erreur, dis-je, continuera à régner en maîtresse souveraine sur leurs pitoyables écrits.

— Monsieur, — dit Morhange d’une voix grave, — vous venez d’affirmer l’influence de l’Égypte sur la civilisation des gens de par ici. Pour des raisons que j’aurai peut-être un jour l’occasion de vous expliquer, je tiendrais à avoir la preuve de cette immixtion.

— Qu’à cela ne tienne, monsieur, — répondit M. Le Mesge.

Alors, à mon tour, je m’avançai.

— Deux mots, s’il vous plaît, monsieur, — dis-je brutalement. — Je ne vous cacherai pas que ces discussions historiques me paraissent absolument hors de saison. Ce n’est pas ma faute, si vous avez eu des déboires universitaires, et si vous n’êtes pas aujourd’hui au Collège de France ou ailleurs. Pour l’instant, une seule chose m’importe : savoir ce que nous faisons, ce que je fais ici. Beaucoup plus que l’étymologie grecque ou berbère de son nom, il m’importe de savoir ce que me veut au juste cette dame, Antinéa. Mon camarade désire connaître ses rapports avec l’Égypte antique : c’est très bien. Pour ma part, je désire être surtout fixé sur ceux qu’elle entretient avec le Gouvernement général de l’Algérie et les bureaux arabes.

M. Le Mesge eut un rire strident.

Je vais vous faire une réponse qui vous donnera satisfaction à tous deux, — répondit-il.

Et il ajouta :

— Suivez-moi. Il est temps que vous appreniez.

  1. Comment le Voyage à l’Atlantide a-t-il échoué à Dax ? Je n’ai trouvé jusqu’ici qu’une hypothèse satisfaisante : il aurait été découvert en Afrique par le voyageur de Béhagle, membre de la Société Roger-Ducos, qui fit ses études au collège de Dax et séjourna ensuite à plusieurs reprises dans cette ville. (Note de M. Leroux.)