Eugène Fasquelle (p. 157-167).
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XIII

L’hiver était parti, et le soleil entrait de nouveau dans l’atelier. Mais si le printemps faisait l’air plus doux et chargeait de fleurs les marronniers de l’avenue, il semblait emporter jour par jour toute la fraîcheur et toute la gaîté de Gabielle. Elle-même ne comprenait rien à l’état de langueur qui lui rendait le travail pénible et lui ôtait toute envie de rire. Ses lèvres si roses étaient maintenant sans couleur et l’ombre qui entourait ses yeux faisait paraître ses joues encore plus pâles.

Chacune de ses compagnes croyait connaître le remède qui pouvait conjurer son dépérissement et les conseils ne lui manquaient pas :

— Buvez sur la sauge et la petite centaurée, lui criait Félicité Damoure.

Et elle énumérait ensuite une si grande quantité de plantes à joindre à celles-ci, que le patron s’amusait à les lui faire répéter à la file, sous prétexte d’en retenir les noms. Bergeounette conseillait surtout le bruit et le mouvement. Et Duretour, qui n’aimait pas les tisanes, assurait que seul un fiancé pouvait ramener la belle santé que Gabielle avait perdue.

— Paris n’est pas bon pour vous, lui disait de son côlé Mme  Dalignac.

Et elle l’engageait vivement à retourner dans son pays. Le patron bougonnait :

— Si elle s’en va, tu perdras ta meilleure mécanicienne.

Gabielle reconnaissait que Paris n’était pas bon pour elle. De plus, elle avouait qu’il lui faisait peur, mais elle était bien décidée à y rester une année encore. Elle comptait y travailler dur, afin d’amasser un petit pécule qui prouverait à ses parents qu’elle était capable de vivre sans leur secours et assez raisonnable pour se marier à son goût. Cependant, comme son état ne s’améliorait pas, Mme  Dalignac s’inquiéta de ses traits tirés et l’obligea de consulter M. Bon, le jour où il vint faire sa visite au patron. Tandis qu’elle quittait sa machine pour venir à lui, M. Bon la regarda des pieds à la tête. Il ne lui fit pas de questions, mais il défit adroitement les boutons qui fermaient mal le corsage et il toucha l’un après l’autre les seins qu’on devinait très pleins et qui restaient très hauts, sous la chemise.

Il eut un sourire en refermant le corsage, puis il regarda Gabielle bien en face pour lui dire :

— Le mal n’est pas grand, quand une belle fille comme vous met un enfant au monde.

Il s’informa seulement de son âge et la renvoya d’un ton amical :

— Allez, belle jeunesse.

Et comme Mme  Dalignac attendait avec ses ciseaux en l’air, il ajouta un peu plus bas en se tournant vers nous :

— Elle est grosse de cinq à six mois.

Gabielle s’était remise tout de suite au travail. Mais dès que M. Bon fut parti, elle se leva pour demander à Mme  Dalignac :

— Qu’est-ce qu’il a dit que j’avais ?

Toutes les machines s’arrêtèrent comme si elles attendaient aussi la réponse.

Mme  Dalignac eut une hésitation, puis elle rougit en répondant :

— Il a dit que vous auriez bientôt votre enfant.

Gabielle plissa le front et tendit l’oreille comme les gens qui croient avoir mal entendu ; cependant elle dit entre haut et bas :

— Mon enfant… Quel enfant ?

— Mais, celui que vous portez… Vous devez bien savoir que vous êtes enceinte.

Non, Gabielle ne le savait pas, et tout le monde le comprit à l’expression d’épouvante qui se répandit sur ses traits déjà si décolorés. Elle passa à plusieurs reprises ses mains autour de sa taille et elle se rassit brusquement. Puis son visage se colora et elle se mit debout en disant avec un peu de colère :

— Il n’y a que les filles malhonnêtes qui deviennent enceintes, et je n’en suis pas une.

Bergeounette se rebiffa comme si elle recevait l’injure :

— Laisse donc l’honnêteté tranquille ! Ta grossesse prouve seulement que tu as un amoureux.

Le regard de Gabielle s’arrêta un instant sur elle, puis ses lèvres s’ouvrirent comme si elle allait parler, mais ce fut son rire qui sortit le premier. Il partit plein d’éclats comme nous l’avions toujours connu, et presque aussitôt des mots le suivirent. C’étaient des mots tout chargés de rire et de défi :

« Non, elle n’avait pas d’amoureux. Elle n’était pas si bête. Elle savait trop bien qu’une fille qui a un amoureux peut avoir un enfant, et qu’une fille qui a un enfant est une créature malhonnête que tout le monde rejette.

« Son amoureux, elle le choisirait à son goût pour se marier comme sa mère et avoir un ou deux enfants, pas plus, parce qu’il faut d’abord leur faire une bonne santé, et ensuite leur donner le temps d’apprendre un bon métier, pour qu’ils puissent à leur tour continuer de vivre honnêtement.

Son grand rire reparut en s’élargissant, et les mots repartirent tout traversés de ricanements :

« Les amoureux pouvaient tourner autour d’elle ; ils perdaient leur temps. Elle n’avait pas envie de ressembler à Marie Minard qui habitait une mauvaise cabane au bout du pays et dont l’enfant était devenu infirme faute de soins. Celle-là aussi était couturière autrefois, mais à l’annonce de sa grossesse, sa patronne l’avait chassée de l’atelier, et depuis ce temps, c’était par pure charité que les gens du pays l’employaient aux travaux les plus durs. »

Le rire de Gabielle s’échappa encore avec une grande puissance, tandis qu’elle tournait sur ses talons pour montrer la finesse de sa taille.

Elle paraissait si sûre d’elle-même et son corps gardait une forme si parfaite que tout le monde fut bien forcé de croire que M. Bon s’était trompé. Et pendant que les machines se remettaient au travail, Bergeounette chantonna d’un ton ironique la chanson du paradis terrestre :

Dans ce jardin tout plein de fleurs
        Et de douceur,
    Le serpent rencontra la belle,
        Et lui parla.

Des jours passèrent, et comme Gabielle ne se plaignait plus, ses compagnes ne s’occupèrent plus d’elle. Mais il n’en était pas de même du patron, il la suivait des yeux avec insistance, et un soir, au moment où elle sortait, il l’arrêta :

— Eh ! Dites-moi. Votre ceinture ne tardera pas à craquer.

Il ajouta malicieusement avant que Gabielle eût trouvé un seul mot à répondre :

— Cela se voit maintenant.

C’était vrai. La taille de Gabielle était devenue si épaisse qu’elle faisait tirailler sa jupe et obligeait l’étoffe à revenir par devant.

Bergeounette, qui tenait la porte pour sortir aussi, revint vivement sur ses pas. Elle avait son air de bataille et semblait prête à défendre quelqu’un, mais au premier regard sur Gabielle, elle dit seulement à notre adresse :

— Elle ne doit compte d’elle-même à personne.

Gabielle s’était accotée à la table de coupe en cachant sa figure dans son bras, comme une gamine qui craint les coups.

— N’aie pas honte, va ! Toutes les filles ont des amoureux, lui dit Bergeounette.

Et tout doucement elle lui découvrit le visage.

Alors Gabielle parla d’un ton navré :

— Je le vois bien, que je vais avoir un enfant, mais je ne sais pas comment cela peut se faire, puisque je n’ai pas d’amoureux.

— Est-ce qu’il vous a abandonnée ? demanda Mme  Dalignac.

— Non.

— Est-ce qu’il est mort ? demanda à son tour Bergeounette.

— Non, répondit encore Gabielle.

Devant notre silence, elle reprit :

— Personne ne me croira, et pourtant je dis la vérité. Je n’ai jamais eu d’amoureux.

Bergeounette prit le parti de rire.

— Comment ! Tu étais toute seule pour faire cette merveille ?

— Je ne sais pas, dit Gabielle.

Et elle nous regardait comme si elle attendait de nous des éclaircissements sur son état.

À travers des questions très précises, Bergeounette continuait ses plaisanteries. Et toujours Gabielle répondait avec un air de chien perdu :

— Je ne sais pas.

Puis comme le patron commençait de blaguer aussi, elle se mit à pleurer.

Le doux visage de Mme  Dalignac devint plein de pitié :

— Cessez de la tourmenter, dit-elle. Vous voyez bien qu’elle ne sait rien.

Elle ajouta en posant une main sur le front lisse de Gabielle :

— La vérité se fera jour d’elle-même.


La vérité se fit jour dès le lendemain. Gabielle, qui avait pris le temps d’élargir la ceinture de sa jupe, arriva en retard contre son habitude et il lui fallut déranger deux de ses compagnes pour gagner sa place. Ses paupières gonflées et sa façon de passer entre les machines avec la crainte de s’y heurter apprirent vite à chacune que M. Bon ne s’était pas trompé. Il y eut des exclamations et des rires parmi les nouvelles, et dans le coin des anciennes, Bouledogue écoutait attentivement ce que lui chuchotait Bergeounette.

À la fin de la journée Bouledogue s’attarda pour rappeler à Gabielle son absence de tout un jour à la suite du dimanche de bal.

Gabielle ne semblait pas l’avoir oubliée ; car aux premiers mots elle devint très rouge et dit :

— Oui, je suis sûre que mon malheur vient de là.

Et elle nous apprit ce qu’elle n’avait pas osé dire encore, tant elle avait craint les moqueries.

Elle ne savait pas du tout comment elle avait quitté le bal. Elle se souvenait seulement d’avoir eu très chaud, et d’avoir bu avec son dernier danseur. Puis, le jour suivant, elle s’était réveillée bien après midi dans une chambre qui n’était pas la sienne. Longtemps elle avait cherché à comprendre, et n’y parvenant pas, elle avait appelé, mais personne n’était venu. Alors une peur affreuse l’avait fait se vêtir en hâte et fuir la maison sans regarder derrière soi. Où était cette maison ? Comment s’appelait la rue ? Gabielle ne le savait pas, et elle comprenait bien qu’elle ne retrouverait jamais ni l’une ni l’autre.

La voix de Bouledogue gronda :

— Vous n’aviez guère la tenue d’une fille honnête à ce bal, et je peux bien dire que c’était une honte de vous voir pendue au cou de vos danseurs.

— J’avais tant de plaisir, dit Gabielle.

Son air innocent était si naturel qu’un léger rire échappa au patron.

Par contre, Bouledogue railla durement et ses sarcasmes apportèrent tant de confusion à la pauvre Gabielle, que Bergeounette prit sa défense et rembarra Bouledogue :

— Toi qui as la langue si sûre, à force d’aller au bal il t’arrivera bien un jour la pareille.

— Non, fit sèchement Bouledogue.

Et elle souffla violemment par le nez avant d’ajouter :

— Moi, je ne vais au bal que pour danser.

Le travail continua de battre son plein et Gabielle ne fit pas moins ronfler sa machine que par le passé. Il lui arriva seulement de l’arrêter un peu brusquement pour poser deux questions à Bergeounette :

— Alors ! il me faudra aussi accoucher ?

— Bien sûr !

— Comme une femme mariée ?

— Dame oui ! Tout pareil, répondit Bergeounette en se moquant un peu.

La machine repartit d’un train qui mit longtemps à reprendre son aplomb.


Quand elle en fut à son huitième mois, Gabielle se montra pleine de révolte. Toute sa colère qu’elle ne savait à qui adresser retombait sur l’enfant à naître.

— Voyez un peu comme il m’arrange, disait-elle.

Et elle rejetait ses bras en arrière pour accentuer sa difformité.

Il devint bientôt impossible d’imaginer qu’elle avait pu être aimable et rieuse.

C’était maintenant une femme au visage dur, et à l’air désenchanté qui portait sa grossesse comme un mal affreux et insupportable. Pendant le jour, dans le bruit assourdissant de l’atelier, elle semblait parfois oublier son état, mais le soir après le départ des autres, elle laissait échapper toute sa rancune contre l’enfant.

— Je n’en veux pas. Il n’est pas à moi, répétait-elle avec force.

Et elle se répandait en imprécations et menaces si violentes contre l’innocent que le patron s’en offusqua et parla de la faire taire.

Sa femme l’en empêcha :

— Laisse-la dire ! Tout son ressentiment va s’en aller en paroles, et quand son enfant sera là, elle l’aimera.

Dans l’espoir de l’apaiser, Bergeounette essaya de détourner sa pensée en lui parlant de ses parents. Mais ce fut pis encore, car les regrets s’en mêlèrent et vinrent augmenter la colère de Gabielle.

Depuis son aventure du bal, alors qu’elle n’en prévoyait pas les suites, elle avait pensé chaque jour à son retour dans les Ardennes. Que de fois elle s’était vue arrivant chez ses parents, vêtue d’une jolie robe gagnée et cousue de ses mains et comme alors elle avait senti son courage se doubler en pensant à toute la tendresse qui l’attendait dans sa maison. Maintenant, elle savait qu’elle ne retournerait plus au pays. Elle ne gardait même plus l’espoir de revoir un jour ses parents ; car elle était certaine que sa mère la renierait :

— Jusqu’à ce bel amoureux que j’ai refusé ! disait-elle, et qui ramasserait des pierres à pleines mains pour me les jeter.

Et à l’idée de tant de mépris sur elle, Gabielle s’emportait jusqu’à la fureur ou pleurait sans fin.

Un autre tourment vint l’affliger encore.

Dans la rue elle ne pouvait supporter le regard des passants quoique Mme  Dalignac lui eût fait un manteau qui la couvrait jusqu’aux pieds. Il en fut bientôt de même à l’atelier où elle s’attira les rebuffades de ses compagnes.

Mme  Dalignac exhortait tout le monde à la patience, et affirmait sans cesse qu’une grossesse n’avait jamais enlaidi personne. Parfois même avec des gestes très doux elle passait ses mains sur l’énorme ballon que Gabielle avançait, et avec un joli sourire elle disait :

— Quant à moi, je ne connais rien de plus beau qu’une femme enceinte.

Le patron ne manquait pas de dire comme sa femme, et pour faire cesser le rire en sourdine de Duretour, il l’interpellait à haute voix :

— N’est-ce pas que c’est vrai ?

Et Duretour, le nez sur ses paquets, clamait comme un gamin à l’école :

— Oui, m’sieu.