L’Astrée/deuxième partie/Le Neufiesme Livre

(Seconde partiep. 641-707).


LE
NEUFIESME LIVRE
DE LA SECONDE
Partie d’Astrée.


Cependant que Leonide et la venerable Chrisante alloient cherchant quelque lieu commode pour s’asseoir, elles apperceurent à travers le bois des bergeres qui venoyent vers elles, car les arbres qui estoient fort hauts, et assez esloignez les uns des autres, leurs troncs fort eslevez, et sans avoir guiere de branches basses, et la terre sans ronces ny autre menu bois, ne pouvoient empescher que la veue s’estendist fort loin et que l’on ne vist ce qui estoit par delà les arbres. Au commencement qu’elles furent apperceues, et que Leonide demanda qui elles estoient, il n’y eut personne qui le sceut dire ; mais s’estant aprochés, Hylas qui estoit parmy elles fut incontinent recognu, et bien tost apres les bergeres qui estoient Palinice, Circene et Florice, avec lesquelles il s’estoit amusé, les ayant rencontrées sur son chemin, sans se ressouvenir de l’escritoire, qu’il alloit querir. Et n’eust esté qu’elles luy demanderent d’où il venoit et où il alloit, il ne pensoit plus à ce qu’il avoit à faire, mais ceste demande l’en fit ressouvenir ; et les ayant priées de l’attendre, il s’encourut prendre l’escritoire, et les ayant retrouvées, leur fit entendre les ceremonies du tombeau de Celadon, ausquelles elles desirerent d’assister, mais elles arriverent trop tard. Leonide qui avoit sceu desja qui elles estoient, voulut les attendre, et Hylas qui ne demeuroit jamais muet, eslevant la voix, s’en venoit chantant ces vers, à haut de teste.

Sonnet


Qu’il ne faut point aymer sans estre aymé.

Quand je vois un amant transi
 Qui languit d’une amour extreme,
L’œil triste et le visage blesme,
Portant cent plis sur le sourcy.

Quand je le vois plein de soucy,
Qui meurt d’amour sans que l’on l’ayme,
Je dis aussi tost en moy-mesme :
 C’est un grand sot d’aymer ainsi.


Il faut aymer, mais que la belle
Brusle pour qui brusle pour elle,
Ou bien c’est pure lascheté.

L’amour de l’amour est extraicte ;
La charge n’est jamais bien faite,
Qui panche toute d’un costê.

A ces dernieres paroles, ces estrangeres furent si proches de Leonide et de Chrisante, qu’ayant sceu de Hylas qui estoit la nymphe, elles l’allerent saluer, et Chrisante aussi, apres que Leonide leur eust fait sçavoir qui elle estoit. Et parce qu’Hylas apportoit l’escritoire, et que Phillis s’en rioit : Pensez-vous, dit-il, bergere, que je ne sois venu en Forests que pour servir les morts ? Tircis qui n’a autre affaire y peut bien employer le temps, mais c’est en quoy Hylas s’entend le moins ; et pource ne trouvez estrange que par une honneste permission, je vous die que si vous ne me voulez tel que je suis, vous n’esperiez pas de me changer sur mes vieux jours. Phillis qui avoit bien d’autres choses en la teste : Je te jure, dit-elle, Hylas, que si tu estois d’autre humeur, je ne t’aymerois pas tant que je fais. Mais tout ainsi que je ne dois pas esperer de te changer, aussi ne faut-il pas que tu penses de me rendre autre que je ne suis ; et pource, quand je voudray rire, permets que je rie, et que je me taise, quand je ne voudray pas parler, et j’en feray de mesme te laissant en tes humeurs : avec ceste franchise, nous vivrons tous deux bien contens, et sans guiere de peine. – Ah ! ma maistresse, dit-il, que je vous ayme ! mais plustost que je vous adore, puis que vous estes de ceste humeur ! Je ne pensois pas en pouvoir jamais rencontrer une telle. Et en disant ces paroles il luy tenoit les jambes embrassées, et la vouloit porter en ses bras, dont elle se deffendoit. Chacun rioit de voir la peine de Phillis et l’humeur du berger. Et cependant Leonide et Chrisante, ayant trouvé un lieu qui leur sembloit commode, prindrent leurs places ; car quant à Paris, il estoit tousjours aupres de Diane, qui n’estoit point un petit desplaisir à Silvandre, n’osant l’approcher pour le respect qu’il luy vouloit rendre. Cela fut cause qu’estant privé du bien de sa parole, afin d’avoir celuy de sa veue, il fut contraint de se mettre vis à vis d’elle. Et lors chacun s’estant assis, Palemon et Adraste choisirent leur place au devant de Doris, où ils se mirent tous deux à genoux, sans vouloir s’en oster, quoy que la nymphe ou la venerable druide leur puissent dire. En fin la bergere commença de parler en ceste sorte par le commandement qui luy en fut fait.

==Histoire de Doris, et Palemon==

J’ay tousjours eu ceste opinion, grande et sage nymphe, et vous, venerable Chrisante, que s’il y avoit quelque chose entre les hommes qui les peust obliger les uns aux autres, ce devoit estre l’amitié ; et si cela est vray ou faux, j’en laisseray le jugement à celles qui ont esté aymées. Tant y a que suivant cette croyance, apres l’avoir esté longuement de ce berger, je pensay d’estre en quelque sorte obligée de luy rendre amitié pour amitié. Il est vray que comme d’ordinaire, les commandements sont tousjours peu de chose, à la naissance de cette bonne, volonté, je ne jugeois pas qu’elle peust jamais devenir telle que je l’ay depuis ressentie. Mais elle prit insensiblement une si profonde racine par une longue conversation que, quand je m’en apperceu, il ne fut plus en ma puissance de m’en deffaire ; et par ainsi je l’aimay de façon que, s’il m’avoit rendu la premiere preuve de son affection, je luy tesmoignay depuis mon amitié en tant de sortes que, comme je ne voulois point douter de la sienne, aussi ne le pouvoit-il de celle qu’il desiroit de moy pour le moins avec la raison. Toutesfois je ne sçay comment pour mon malheur, quand il en fut plus asseuré, ce fut lors qu’il me fit paroistre d’en avoir plus de meffîance, si bien que ce ne luy fut pas assez de me retirer de la frequentation de tous ceux que j’avois accoustumé de voir, mais vouloir encore que tous les autres fussent privez de la mienne, ne se contentant plus que je ne visitasse une seule de mes compagnes, mais si quelqu’une me venoit trouver, ce luy estoit chose insupportable.

Voyez quelle offence il me faisoit ayant une si mauvaise opinion de moy par sa jalousie, et jugez, pour Dieu ! en quelle extrême tyrannie son amitié s’estoit changée, et toutesfois, plutost que de luy desplaire, j’esleus de perdre entierement la bonne volonté de toutes mes voisines, que de luy donner quelque mauvaise satisfaction de moy. Les dieux sçavent avec quelle peine je le peus, et non pas que je n’eusse un tres grand contentement de faire chose qui luy fust agreable, mais si faloit-il m’y conduire avec une grande contrainte, et avec une prudence qui ne fust pas moindre pour ne donner occasion de mescontentement à celles que j’eslongnois de ma compagnie.

J’y parvins le plus doucement qu’il me fut possible, et le contentay, de sorte qu’il sembloit que j’eusse quelque maladie contagieuse, tant je demeurois retirée des bergers et des bergeres, qui me souloyent pratiquer. Que si ceste jalousie procedoit de l’affection qu’il me portoit, n’estoit-il pas pour le moins obligé de faire autant pour moy qu’il me contraignoit de faire pour luy ? Mais au contraire durant tout ce temps de ma vie que je puis bien apeller sauvage (car veritablement telle estois-je devenue pour luy estre agreable) de tout le jour je ne le voyois qu’un moment, mais je dis un moment si bref qu’en verité, je ne faisois que le veoir, ne me donnant ny la commodité ny le loisir de luy pouvoir dire presque une parole, sans que le cruel considerast que puis que p’our luy je me privois de tout autre, s’il ne pouvoit estre tout le temps à moy, il le devoit estre pour le moins la plus grande partie.

Et jugez si je n’ay pas occasion de dire que son affection s’estoit changée en tyrannie, puis qu’encor’il pensoit que je luy en deusse de retour, imitant en cela les avares qui au commencement retranchent leur depence, sous ombre d’estre bons mesnagers, et en fin viennent à une telle espargne qu’ils s’ostentà eux et à ceux qui les servent, les moiens de pouvoir vivre. Car je croy bien que sa vie n’estoit pas plus agreable que la mienne, sinon entant que la sienne estoit volontaire. Et voyez si je l’aimois, et si j’estois bonne. Il usa de ceste tyrannie sur moy, sans que j’en murmurasse jamais, aussi longuement qu’il luy pleut ; et si jamais il ne l’eust quittée, jamais je ne m’en fusse soustraitte, et la derniere preuve que je luy rendis de mon obeyssance (car telle la puis-je dire, et non pas seulement affection) fut telle qu’elle devoit estre plus que capable de luy oster tous ces fascheuses et estranges humeurs.

Il faut que vous sçachiez, grande nymphe, que je suis demeurée fort jeune sans pere et sans mere, entre les mains d’un frere qui pour avoir plus d’aage que moy, et pour l’amitié qu’il m’a tousjours faict paroistre, m’a tenu jusques icy lieu de pere, soit en la conduitte de ma personne ou en celle de mon bien, ayant receu en toutes les occasions qui se sont presentées tant de bons offices de luy, que je puis en cela luy donner nom de pere. Estant tel, jugez s’il faloit, et si la raison mesme ne me commandoit que je me conformasse le plus qu’il m’estoit possible à toutes ses humeurs et volontez, et s’il y avoit apparence que je le deusse contrarier. Palemon toutesfois sans consideration de toutes ces choses, vouloit qu’absolument je m’en retirasse, non pas que je sortisse de sa maison, car il ne voyoit lieu où je peusse aller, mais ouy bien que desdaignant ce qui le contentoit, je ne fisse point d’estat de ceux qu’il aymoit, voire leur defendisse ma veue. Ceux qui ont esté soubs l’authorité d’autruy, sçauront si cela est faisable ou non, toutesfois pour luy faire cognoistre qu’il ne voudroit jamais tesmoignage de mon amitié que je ne m’efforçasse de luy rendre, encore entrepris-je de le satisfaire en cecy.

Mon frere aymoit entre tous ses voisins un berger qui s’appelloit Pantesmon, homme à la verité qui avoit toutes les bonnes conditions qui peuvent rendre une personne aggreable. Il estoit sage, courtois, plein de respect, officieux, courageux et bon amy, et sur tout parmy les bergeres le plus discret de tout le hameau : ces qualitez convierent mon frere à l’aymer, et l’amitié rapporta une si ordinaire practique entre eux que malaysément se voyoient-ils l’un sans l’autre. Or il faut que j’advoue qu’encor qu’il eust de l’amitié pour mon frere autant qu’il en pouvoit. avoir, toutes-fois l’amour ne laissa de trouver place en son cœur ; car je ne sçay s’il remarqua quelque chose qui luy pleut en moy, ou si la fami- liarité qu’il avoit avec le frere fit naistre de la bonne volonté pour la sœur, tant y a qu’il est vray que je recognus bien qu’il m’aymoit.

Et voyez si je ne vivois pas franchement et comme je devois avec Palemon : aussi tost que j’en eus cognoissance, je le luy dis, et luy allois par apres racontant toutes ses actions, et toutes les demonstrations d’amitié que je remarquay en luy. Si j’eusse eu quelque dessein, jugez si j’en eusse jugé de ceste sorte ! 0 Dieux ! quel respect, quel honneur et quelle soumission me rendoit ce berger ! Ses merites et son affection estaient bien dignes d’estre aimez et mesmes accompagnez de la volonté que mon frere en avoit qui, comme j’ay cogneu depuis, faisoit dessein de nous marier ensemble. Mais que je ne puisse de ma vie avoir bien, si jamais j’eus seulement opinion que je luy peusse vouloir du bien plus particulierement qu’aux autres amis de mon frere î au contraire, je recevois sa recherche avec plus de froideur que de plusieurs autres. Car sçachant qu’il avoit de l’amour pour moy, il me semblait que de le souffrir sans peine, c’estoit faire tort à l’affection de Palemon, au lieu que les autres n’y estant poussez que de la civilité, ne pouvoient me faire ceste offence. Ce fut à celuy-cy que Palemon voulut que je deffendisse de me voir.

Considerez comme je le pouvois faire ! Aussi si Pantesmon n’eust eu plus de volonté de m’obeyr que ce berger de raison en ce qu’il demandoit, je ne sçay comme, à ce coup, j’eusse peu luy satisfaire, car en quelle sorte luy pouvois-je interdire la maison de mon frere qui l’aimoit peut-estre autant et plus qu’il ne m’aimoit pas ? Toutesfois quand je le retiray à part, et que je luy fis sçavoir ma volonté : Non seulement, me dit-il, je vous veux faire paroistre que j e vous ayme par les effets de mon amitié, mais par ceux aussi de vostre hayne. Vous me bannissez sans raison de vous, et je veux que le tort que vous avez en cela vous rende tesmoignage de mon affection, vous faisant voir combien vous avez de pouvoir sur moy, puisque sans murmurer je vous obeys en un commandement tant injuste. Je me retireray donc de vostre veue pour vous contenter. Il est vray que perdant ce bon-heur, je ne perdray jamais l’affection que je vous porte, encore que je la doive espreuver infructueuse tout le reste de. ma vie. Aussi ne vous ay-je jamais aymée que pour vous aymer. – Pantesmon, luy dis-je, l’entiere puissance que vous me donnez sur vous, me liarité qu’il avoit avec le frere fit naistre de la bonne volonté pour la sœur, tant y a qu’il est vray que je recognus bien qu’il m’aymoit. Et voyez si je ne vivois pas franchement et comme je devois avec Palemon : aussi tost que j’en eus cognoissance, je luy dis, et luy alllois par apres racontant toutes ses actions, et toutes les demonstrations d’amitié que je remarquay en luy. Si j’eusse eu quelque dessein, jugez si j’en eusse jugé de ceste sorte ! O Dieux ! quel respect, quel honneur et quelle soumission me rendoit ce berger ! Ses merites et son affection estoient bien dignes d’estre aimez et mesmes accompagnez de la volonté que mon frere en avoit qui, comme j’ay cogneu depuis, faisoit dessein de nous marier ensemble. Mais que je ne puisse de ma vie avoir bien, si jamais j’eus seulement opinion que je luy peusse vouloir du bien plus particulierement qu’aux autres amis de mon frere ! au contraire, je recevois sa recherche avec plus de froideur que de plusieurs autres. Car sçachant qu’il avoit de l’amour pour moy, il me sembloit que de le souffrir sans peine, c’estoit faire tort à l’affection de Palemon, au lieu que les autres n’y estant poussez que de la civilité, ne pouvoient me faire ceste offence. Ce fut à celuy-cy que Palemon voulut que je deffendisse de me voir.

Considerez comme je le pouvois faire ! Aussi si Pantesmon n’eust eu plus de volonté de m’obeyr que ce berger de raison en ce qu’il demandoit, je ne sçay comme, à ce coup, j’eusse peu luy satisfaire, car en quelle sorte luy pouvois-je interdire la maison de mon frere qui l’amoit peut-estre autant et plus qu’il ne m’aimoit pas ? Toutesfois quand je le retiray à part, et que je luy fis sçavoir ma volonté : Non seulement, me dit-il, je vous veux faire paroistre que je vous ayme par les effets de mon amitié, mais par ceux aussi de vostre hayne. Vous me bannissez sans raison de vous, et je veux que le tort que vous avez en cela vous rende tesmoignage de mon affection, vous faisant voir combien vous avez de pouvoir sur moy, puis que sans murmurer je vous obeys en un commandement tant injuste. Je me retireray donc de vostre veue pour vous contenter. Il est vray que, pendant ce bonheur, je ne perdray jamais l’affection que je vous porte, encore que je la doive espreuver infructueuse tout le reste de ma vie. Aussi ne vous ay-je jamais aymée que pour vous aymer. – Pantesmon que vous me donnez sur vous, me fait avoir plus de regret de vous esloigner de moy que je n’eusse pas estimé. Et suis bien marrie que vous m’ayez trouvée en estat que je ne puisse disposer de ma volonté ; car vos merites et l’affection que vous me faites paroistre me font avoir du desplaisir de ne pouvoir d’avantage pour vous. Mais croyez-moy pour veritable, et soyez asseuré que ce n’est point sans raison ny sans regret que je vous fay ceste priere. Si vous pouviez avoir quelque esperance en moy, vous auriez plus de subject de vous fascher ; mais puis que cela n’est pas, quel plaisir auriez-vous, si vous m’aimez, de me rendre miserable, sans qu’il vous en revienne autre advantage que mon desplaisir ? – Il ne faut point, me respondit-il, que vous me le persuadiez avec plus de paroles ; mon affection qui tient entierement le party de vostre volonté, m’en represente plus que je ne vous sçaurois dire. Je feray jusques à la mort tout ce que vous m’ordonnerez, sans autre dessein que celuy de vous obeir. Toutesfois si mon affection, si mes services et si mon obeissance en ceste derniere action doivent esperer quelque chose de plus avantageux que d’estre chassé de vostre presence sans aucune demonstration d’amitié, je vous supplie, et si toutes ces choses n’ont point de pouvoir envers vous, et que ma consideration ne soit point assez forte, je vous conjure par ce que vous aymez le plus et qui peut-estre est la cause que vous me bannisez ainsi, que pour la fin de mon espoir et pour la derniere importunité que vous recevrez de cet infortuné amant, vous me permettiez qu’en vous disant ce dernier et eternel Adieu, je puisse vous baiser et la bouche et la sein. Je rougis certes, ô grande nymphe, en le racontant (dit-elle, se mettant une main de honte sur le visage) mais il faut que je l’advoue, il est vray, je luy permis, me semblant que sa bonté m’y obligeoit, et de plus que j’eusse fait tort à l’amitié que je portois à Palemon, si je n’eusse accordé la requeste qu’il me faisoit en me conjurant par luy. Incontinent apres il partit, et depuis il ne s’est jamais trouvé en lieu où il m’ait peu voir. Or toutes ces preuves de mon amitié n’estoient-elles capables d’obliger à jamais envers moy cet ingrat et mescognoissant berger ? Et toutesfois il advint au contraire ; car tant s’en falut qu’il m’en sceut gré, que depuis je ne le vis plus, je ne diray pas comme amant, mais non pas mesme comme amy. Je voulus sçavoir l’occasion de sa retraitte, et une de mes plus fidelles amies qui l’alla trouver de ma part ne me raporta autre responce de luy que ce mot :

Amour chasse l’Amour comme un clou chasse l’autre.

Je jugay alors deux choses : la premiere, qu’estant devenu amoureux de quelque autre bergere, il avoit par ceste seconde amour chassé la premiere qu’il me portoit ; et l’autre qu’avec mespris il me conseillot d’en faire de mesme. Si cela me fut fascheux à supporter, je n’ay point affaire de le redire, et m’en tairay quand ce ne seroit que pour ne fortifier point d’avantage ce glorieux berger en la bonne opinion que sa vanité luy donne ; mais fasse le Ciel que nos plus grands ennemis en ressentent les moindres traits ! Or estant ainsi delaissée, encor qu’il me fust infiniment necessaire de m’armer contre cest accident de quelques bonnes et fortes armes, si ne voulus-je me servir de celles que cet ennemy m’avoit envoyées, tant pour les juger honteuses que pour ne me prevaloir de chose qui vinst d’une personne a qui j’avois si peu d’occasion de vouloir du bien ; outre que les meprisant comme siennes, je les croyois indignes de moy, et infideles, aussi bien que j’estimoy leur inventeur perfide. Je recourus donc à d’autres qui estoient plus tardives certes en leurs effects, mais aussi plus selon mon humeur, qui furent celles du temps ; le temps, dis-je, fut l’arme et celuy mesme qui m’enseigna de me servir de ceste arme. Le temps fut mon medecin et ma medecine. Et à la verité, selon la coustume des choses qui se font lentement, le bien de ceste guerison n’a pas esté pour un jour, ny la deffence de ses armes pour un assault seulement, mais, Dieu mercy ! pour le reste de ma vie. Je dis Dieu mercy ! avec beaucoup de raison. Car, grande nymphe, quand je repasse par ma memoire la vie que j’ay faite, tant que ce perfide a monstré de m’aimer, et que je represente celle où je suis à ceste heure, il faut par force que j’advoue qu’il m’a plus obligée en me trahissant, que Pantesmon en m’obeyssant ; car ce n’estoit pas vivre, mais estre esclave, que de demeurer en l’estat où sa tyrannie me retenoit. Or ce desloyal estant, comme je crois, envieux de la douceur de ma vie, ou n’estant pas content d’avoir triomphé une fois de moy, a voulu rebastir ses trahisons. Et comme au commencement il me surprit par soubmissions et par de tres-grandes demonstrations d’une violente amitié, il a creu en pouvoir faire de mesme à ce coup ; et c’est pourquoy vous le voyez, ô grande et sage nymphe, à genoux devant moy, usant des paroles telles que ceux qui ayment veritablement ont accoustumé de dire. Mais il n’a pas consideré que m’estant recogneue plus foible de ce costé-là que de tout autre, j’ay tasché de m’y fortifier d’avantage, et me semble que son opinastreté devroit estre desormais vaincue par la resistance que je luy ay faite, si ce n’estoit que, comme je croy, il ayme mieux se travailler et me desplaire, que de vivre en repos ; et semble qu’il cherisse d’avantage ce qui m’ennuye, que ce qui luy peut estre profitable.

Il continue donc ses feintes, et renouvelle au lieu d’amour un si aspre desdain en mon ame, que sa veue m’est plus insupportable que sa perfidie ne me le fut jamais, et faut advouer qu’il vient fort bien à bout de son dessein, si son dessein est de me deplaire. Que si cela n’est pas, comme il jure, et comme il tasche de me persuader, et que par juste punition des dieux, il ayt veritablement rallumé sa flame esteinte, à qui faut-il qu’il s’en prenne qu’à luy-mesme, puis qu’il est le seul autheur de son mal, et que c’est luy qui s’est preparé ce supplice, sans que j’y aye rien contribué du mien, non pas les vœus seulement ? J’advoue qu’en me vengeant de la meschanceté qu’il m’a faicte, et que se chastiant de sa perfidie, par les mesmes armes dont il m’avoit offencée, il est homme plus juste qu’il n’est bon amant. Mais pourquoy m’accuse-t’il de sa peine, moy, dis-je, qui ne veus pas mesme avoir memoire qu’il soit au monde ? Ou pourqouy veut-il que je luy remette les armes en la main, desquelles en pensant me blesser il s’est offencé luy-mesme ? C’est une trop lourde imprudence de chopper deux fois contre un mesme bois. Il ne doit point esperer cela de moy, qui ay les images de ma vie passée trop vives encor en l’ame pour ne les veoir point toutes les fois que je tourne les yeux sur lui. Qu’il se retire donc et me laisse jouyr du bonheur qu’il m’a luy-mesme acquis, quoy que ç’ait esté avec un dessein bien contraire. Mais si le Ciel, selon sa coustume, a tiré du mal qu’il me preparoit un si grand bien pour moy, qu’il ne soit point marry, si j’en jouys, et si je sçay mieux me prevaloir de la faveur qu’il m’a faite en cela, que luy de celles que je luy ay faites par le passé, et qu’il juge et confesse que justement le Ciel a pris la cause et la deffence de mon innocente amitié contre la personne la plus ingrate et la pus perfide qui ai jamais esté bien aymée. Que si, comme les joueurs qui perdent, il demande quelque chose pour sa derniere main, voicy, sage et grande nymphe, tout ce que je puis pour luy : je luy avoueray que je suis assez satisfaite de son ingratitude, que je luy quitte l’offence, que le vengeance qu’il m’a faite me plaist, voire, afin qu’il se retire entierement de moy, que j’ay pitié de son mal, mais que cela luy suffise, et qu’il ne m’importune plus. Ainsi finit la bergere avec une telle emotion, que le couleur qui luy en estoit venue au visage, la rendoit plus belle qu’elle ne souloit estre. Et lors que Leonide cogneut qu’elle ne vouloit rien dire d’avantage, elle fit signe à Palemon de respondre, s’il avoit à dire quelque chose contre ce qu’elle leur avoit fait entendre. Alors, le berger se relevant, apres avoir salué la nymphe, luy parla de ceste sorte :

Responce du berger Palemon modifier

Grande nymphe, je cognoy bien estre tres-veritable, ce que j’ay tousjours ouy dire de la divinité : que jamais les dieux et déesses n’entrent en un lieu sans y faire quelque bien, puis que vous qui, par vostre merite et vostre condition, en representez l’image parmy nous, n’avez presque esté plustost en ce lieu que me voilà detrompé et sorty de l’erreur où j’ay si longuement vescu, si toutesfois on peut appeler vie ce qui raporte plus de mal que la mort mesme. J’advoue que tout ce que ceste belle bergere vient de vous raconter est veritable, et que je luy ay plus d’obligation encore qu’elle ne sçauroit dire ; mais si faut-il qu’ayant ouy de sa bouche ce qu’elle vient de me reprocher, je me plaigne que le Ciel, comme envieux de mon ayse, m’ait caché la plus grande partie de mon bon heur. Et croyrois d’avoir plus d’occasion de m’en douloir et de l’accuser d’injustice, si je ne cognoissois bien que c’est ainsi que tous les hommes sont traitez, afin qu’il n’y ayt point çà bas de parfait contentement. Toutesfois, si faut-il que l’on me permette de me douloir du tort que ceste bergere a fait à l’amitié qu’elle m’avoit promise, puis qu’elle ne peut trouver occasion de se douloir de la mienne que par le soupçon, et se desguisant à mon desadvantage ce qu’au contraire elle devoit prendre pour plus grande asseurance de mon affection. Mais comment, ô Amour, m’oseray-je plaindre d’elle, puis que tu me commandes de ne trouver mauvais chose qu’elle veuille faire ? Je n’useray donc point de plainte, car mon cœur ne la desdira jamais en rien. Mais, ô sage nymphe, j’essayeray, en vous disant la verité, de vous faire entendre que Palemon sçait aimer, et que c’est sans raison que Doris a creu le contraire. Et pour commencer, et ne point user de longs discours, elle advoue que je l’ay aimée et qu’elle m’a aimé, mais que me reproche-t’elle pour avoir sujet de rompre ceste amitié ? Que j’ay esté jaloux, et je confesse que je l’ay esté ; mais si elle m’a aimé, ainsi qu’elle dit, pour avoir recogneu que je l’aimois, comment a-t’elle eu agreable mon amitié, et non point l’effect de mon amtitié ? Si tous ceux desquels elle estoit veue me donnoient de la jalousie, et si leur conversation, leurs paroles, voire leurs regards mesmes estoient soupçonneux, n’estoit-ce un tres-certain tesmoignage que je l’amois infiniment ? Elle dit toutesfois que de douter d’elle, c’estoit l’offencer et en faire un sinistre jugement. Ah ! grande nymphe, si cette bergere sçavoit aussi bien aimer que ses yeux se sçavent faire adorer, ne diroit-elle pas plustost que c’estoit un extreme amour et la trop bonne opinion que j’avois d’elle qui me le faisoient faire ? Car si je ne l’eusse creue digne d’estre servie de tous, comment eussé-je creu que tous l’eussent servie ? Mais si je n’eusse eu cette creance, comment eussé-je esté jaloux de chacun ? Ceste jalousie donc, ô belle Doris, n’est point un moindre signe d’affection et d’une tres violente amour, et les souspirs et les larmes dont les amans vont noiant les mains de leurs bien-aymées, puis qu’elle naist de la cognoissance de la perfection de la personne que l’on ayme, et les souspirs et les larmes procedent le plus souvent de la cruauté seulement qu’ils trouvent en elle, ou du tourment qu’ils en ressentent.

Cognoissant donc, grande nymphe, que j’estois jaloux, ne devoit-elle pas augmenter la bonne volonté qu’elle me portoit, pour balancer en quelque sorte la pesanteur que j’allois adjoustant à la mienne ? Au contraire, qu’est-ce que sa cruauté, ou pour le moins sa mescognoissance, luy conseilla de faire ? Vous l’oyez de sa propre bouche ? Elle se deslie de ceste estroitte amitié que tant de services, que tant de cognoissances d’une vraye affection, devoient avoir rendue indissoluble, et pour s’en donner quelque pretexte, se figure des refroidissements de mon costé, et des nonchalances, qui helas ! n’estoient qu’en son opinion. Elle dit qu’en ce temps-là je ne demeurois guiere aupres d’elle. Quand je considere ce reproche, il faut en fin que j’advoue que toutes les actions peuvent estre soupçonnées contraires au dessein de celuy qui les fait, puis que les effets mesmes qui s’en produisent, ne sont le plus souvent apperceus de ceux qui y ont le plus d’interest. Si je vous demande, ô belle Doris, quelle opinion vous avez eue de moy dés le commencement que ma fortune m’appella prés de vous, pour ne vous contredire, je m’asseure que vous avouerez que je vous ay aimée et servie avec autant d’affection que jamais berger ait peu aymer ou servir. Or maintenant, n’ayez point desagreable, je vous supplie, que devant ceste grande nymphe, et ceste venerable druide, je vous conjure de dire quelle a esté la bergere pour qui je vous ay changée, et à qui vous m’avez veu rendre du devoir, ou seulement l’avez ouy dire. Que si vous n’en sçavez point, et si vous confessez que mon affection n’a point esté distraite ailleurs, pourquoy vous plaignez-vous, et pourquoy avez-vous soupçonné mes actions tout au contraire de mon dessein ? C’estoit, ce me semble, tres-mal conclure à vous ? Palemon m’a aimée, mais parce qu’il ne me voit pas si souvent que de coustume, il ne m’ayme plus. Tant s’en faut, n’estiezvous point plus obligée par les loix de l’amitié de dire : Si mon berger ne me voit point si souvent que de coustume, je sçay que c’est quelque necessaire contrainte qui l’empesche. Compatissant ainsi au mal que je souffrois esloigné de vostre presence, et jugeant autruy par vous-mesme, vous n’eussiez pas offencé si cruellement celuy qui n’offença jamais l’affection qu’il vous a promise. Mais me direz-vous, que vouloient donc signifier ces demy-moments qui à peine vous pouvoient retenir auprés de moy, au lieu qu’auparavant les jours les plus longs ne vous pouvoient pas contenter ? Je le vous diray, ô sage nymphe, et je m’asseure qu’en m’escoutant vous ne ferez point un si sinistre jugement de moy, que ceste belle a fait de ma fidelité, et seulement je la supplie de se ressouvenir de la vie que je menois en ce temps-là, et parmy quelles compagnies on me voyoit demeurer. Je puis dire avec verité, ô grande nymphe, que jamais homme n’a vescu plus sauvagement que moy, non pas mesme ceux qui font profession de ne demeurer que parmy les rochers, et les deserts, sinon durant les moments que mon affection me contraignoit une fois le jour de la voir. Car dés que la clarté commençoit de paroistre, je sortois de ma cabane, et loing de toutes les compagnies, je ne revenois que la nuict ne fust close, demeurant quelquefois caché dans les antres les plus retirez, et quelquefois dans le plus haut des montagnes, tellement seul que rien que mes pensées ne pouvoient me trouver ; mais elles ne tenoient aussi si bonne compagnie qu’elles me contraignoient bien souvent de mettre en lieu d’où je peusse voir l’endroit de sa demeure, me semblant que les heureuses murailles où elle estoit, me rapportoient une espece de consolation qui n’estoit pas petite, sans que rien me retirast de ceste sorte de vie, non l’amitié de mes voisins, non le devoir de mes parens, non le soucy de mes troupeaux bien aymez, ny bref que l’on peust dire de moy, sinon le seul desir de sa veue dont je jouissois tous les jours une fois, mais si peu de temps, à mon grand regret, que quand je m’en retournois, il me sembloit que je ne faisois que d’y arriver. Et toutesfois celle qui se deult de ceste vie, en estoit la seule cause, et l’extreme affection que je luy portois m’empeschoit de la luy desouvrir.

Or, sage et grande nymphe, j’ay tousjours eu ceste opinion que celuy qui ayme comme il doit, doit avoir plus cher l’honneur de la personne aimée que le contentement qu’il en peut retirer. La malice des hommes mal pensants n’ayant jamais esté si foible, qu’elle n’ayt tousjours trouvé sujet de s’emploier où il luy a pleu, ne luy fit en ce temps-là plus de grace à nostre amitié qu’elle a accoustumé de faire à toutes les autres plus remplies de vertu, de sorte que nostre ordinaire frequentation fut desapreuvée, et donna sujet à ces malins d’en parler assez mal à propos, si sourdement toutesfois que les autheurs de ces impostures, quelque diligence que j’y employasse, me furent tousjours de sorte incognus, que je ne pus trouver à qui m’en prendre. Que pouvois-je faire en cela ? D’entreprendre un bien long voyage ? je n’estois pas maistre entierement de mes actions ; de cesser de l’aymer ? j’eusse plustost cessé de vivre. Puis donc que notre trop grande pratique estoit celle qui donnoit quelque apparence de verité à leur medisance, à quoy me devois-je plustost resoudre qu’à l’interrompre pour quelque temps, et à payer ainsi plustost aux despens de mon contentement que de sa reputation la faute de ces meschantes ames ? Que si elle se plaint que je ne luy en aye rien dit jusques à cette heure, qu’elle se plaigne aussi que je l’ay trop aymée, car veritablement ç’a esté pour l’avoir trop aymée, que j’ay plustost choisi de me priver du bon heur de sa veue, voire mesme la laisser en doute de mon affection, que de luy dire l’occasion qui me faisoit vivre avec elle de ceste sorte, de peur de luy faire part de l’ennuy que j’en ressentois, sçachant assez qu’elle qui avoit tousjours si curieusement conservé sa vie exempte de ces calomnies, ne les sçauroit supporter qu’avec de trop grands desplairs. Or considerez, grande nymphe, par ce veritable discours, si tels effects se voyent parmy les vulgaires affections, et de là prenez cognoissance, s’il vous plaist, de quelle qualité doit estre la mienne, et si estant telle, c’estoit sans raison qu’elle demandoit à ceste bergere de grandes preuves de la sienne, puis que l’amour ne se paye qu’avec l’amour. Et toutesfois ce qui advint de Pantesmon qui est, ce me semble, le plus grand suject de plainte qu’elle ayt contre moy, ne proceda pas seulement d’une jalousie mal fondée, comme elle dict, mais de beaucoup de raison. Car ainsi qu’elle vous a advoué, ce berger est tel, et a tant de bonnes conditions qu’il est plus croyable que celle qu’il recherchera le doive aimer que mespriser. De plus l’amitié que son frere luy portoit, ne m’estoit point suspecte sans cause, mais encore plus, le bon accueil qu’elle luy faisoit, qui à la verité estoit tel, qu’ayant, comme elle dit, si bien recogneu ma jalousie par le passé, elle avoit plus de tort d’en user ainsi, que moy de penser quoy que ce fust à son desadvantage ; et de fait, qu’elle die si cela ne fut pas cause que tout ouvertement on parloit de leur mariage. Si oyant ces nouvelles, je n’eusse point esté esmeu, n’eussé-je pas plus offencé nostre amitié qu’elle son frere, en faisant ce que je requerois ? Que si l’amitié a plus de privilege que l’amour, elle a bien quelque occasion de se douloir de moy. Mais si cela n’est pas, pourquoy trouve-t’elle estrange que mon amour ait voulu triompher de l’amitié qu’elle portoit à son frere ?

Et c’est d’icy, grande nymphe, que tous mes malheurs ont pris leur origine. Car luy reprochant la bonne chère qu’elle faisoit à ce berger, elle me respondit que l’amitié que son frere luy portoit en estoit la cause ; mais quand je luy repliquay que le bruit de leur mariage estoit si commun qu’il m’estoit impossible de vivre tant qu’il continueroit, et que je verrois le contentement de qui elle prefereroit. Et à quoy est-ce (me dit-elle, en changeant de visage) que vostre bizarre soupçon me veut encores contraindre ? – Vous le nommerez, luy dis-je, comme il vous plaira, mais je n’auray jamais repos que je ne voye ce berger eslogné de vous. – Et bien (me dit-elle d’une voix toute alterée) je vous contenteray encor en cecy, et Dieu vueille que ce soit la derniere fois que vous prendrez de semblables humeurs. Elle profera de sorte ces paroles, qu’elles redoublerent beaucoup plus mon soupçon que si elle m’eust avec quelque excuse entierement refusé. Ce qui me fit resoudre d’en apprendre une fois en ma vie la verité, et pour m’en esclaircir mieux, je ne voulus me fier qu’à mes yeux propres. O malheureuse meffiance ! ô dommageable resolution ! qui depuis m’a cousté tant d’ennuis, de travaux et de larmes ! En ce dessein donc, j’espie le temps que Pantesmon la vint trouver en sa chambre, car de fortune ce jour elle tenoit le lict, fust de desplaisir, fust pour quelque legere maladie. Et passant par une montée desrobée qui entroit dans le logis, je vins par un passage caché me mettre en un cabinet dont la porte respondoit sur le lict. Mon malheur fut tel que par la fente des aix, je peux voir tout ce qu’ils firent, mais pour estre trop esloigné, je n’en ouys une seule parole. Je vis donques, et trop certes pour mon contentement, que le berger s’assit d’abord sur le pied du lict, et apres luy avoir pris la main, qu’il baisa plusieurs fois sans resistance, parla fort long temps la teste nue. Je vis qu’elle luy respondoit, et à ce que je pouvois remarquer à son visage, ce n’estoient point paroles de courroux. Que si la fortune m’eust permis de voir aussi bien celuy de Pantesmon, peut-estre y eussé-je apperceu quelque mescontentement, qui m’eust contenté, mais il me tournoit presque le dos pour luy parler plus bas. Et lors que j’estois en ceste peine, je vis que tout à coup il se jetta à genoux, et elle se releva un peu sur le lict, et apres se pencha et le baisa. Dieux ! quel coup de cousteau receus-je, mais plus encore quand le berger ne se contentant point de ces extraordinaires faveurs, luy descouvrit le sein, et sans resistance le luy baisa. Amour ! quel devins-je ? mais, ô dieux ! quel devois-je devenir ? Je ne sçay comme je pus le souffrir et vivre, si ce n’est que tout ainsi que mon affection estoit celle qui m’en faisoit avoir de si extremes ressentiments, elle-mesme aussi me donnoit de la constance de supporter ce que je pensois luy estre agreable. Pantesmon partit et je partis aussi, luy pour moy mal satisfait, et moy pour luy entierement desesperé. Voyez comme Amour nous chastioit l’un par l’autre ! Or dites-moy, je vous supplie, sage nymphe, eussiez-vous, creu que j’eusse aimé, si je n’eusse point ressenty un coup si sensible? Et le ressentiment pouvoit-il estre accompagné de plus de discretion que de n’en parler à personne ? J’advoue que j’essayay de r’avoir ma liberté ; et lors que je trouvois plus de difficulté à démesler les liens dont elle me tenoit pris, je dis plusieurs fois en moy-mesme, qu’il falloit couper ceux qui ne pouvoient estre dénouez. Et sur le point que je faisois le plus d’effort contre ma volonté, il est vray qu’elle m’envoya l’une de ses amies. Mais quel pouvois-je penser que fust ce message, qu’une continuation de sa tromperie ? Estoit-il possible de desmentir de si fideles tesmoins que mes propres yeux ? Sur ceste creance je luy fis, tout en cholere, la responce dont elle se plaint : à sçavoir, qu’un clou chasse l’autre ; mais quel moindre reproche luy pouvois-je faire, ayant opinion d’avoir esté si ingratement trahy ? Outre que j’y estois obligé par les loix de mon affection, qui ne me pouvoient permettre de luy mentir à ceste fois, non plus que je n’avois jamais fait par le passé. Si elle le print autrement que je ne l’entendois, son innocence en estoit la cause, et l’erreur en quoy j’estois me faisoit parler ainsi.

Je voulois bien qu’elle cogneust que je sçavois qu’une autre amour avoit chassé la mienne de son cœur, et toutesfois la crainte que j’avois de luy donner du desplaisir, m’a jusques icy privé de mon plus grand contentement. Car lors que quelquefois je me resolvis de luy faire les reproches que je pensois estre dignes d’une si grande trahison, amour qui a tousjours eu le plus de force de mon ame, m’en empeschoit, et me faisoit changer d’advis, en me disant, que ce seroit trop offencer celle que j’avois tant aymée, de luy faire honte d’une aussi grande faute, et tant indigne d’elle, et que je me devois contenter d’estre hors de la tromperie où j’avois esté si longuement retenu. Je creus ce conseil tres-mauvais pour moy ; car c’est sans doute que si dés le commencement je luy eusse dict ce que j’avois veu, elle m’eust raconté ce qu’elle avoit fait, et ainsi j’eusse eu autant de bon-heur et de contentement que j’ay souffert depuis de sanglants desplaisirs. Au contraire m’eslongnant entierement d’elle, je ne peus de long temps sçavoir que Pantesmon ne la voyoit plus, et le mal estoit que mesme je n’osois demander de leurs nouvelles, pour ouyr chose qui accreust mon regret.

Enfin mon amour plus forte que ny ma resolution, ny ma colere, me ramena peu à peu aupres d’elle, et dés la premiere veue, ayant oublié tous les outrages que je pensois avoir receus, me voilà plus à elle que je n’avois jamais esté. Mais quelle la retrouvay-je ? C’estoient bien ces mesmes yeux, ceste mesme bouche, et ceste mesme beauté, mais non pas ceste Doris qui à mon depart n’estimoit que Palemon, n’aymoit que Palemon, et ne caressoit que Palemon. A ce triste retour, je ne vis plus que desdain, je ne recognus que hayne, et ne ressentis que rigueur ; de sorte que jusques icy il m’a esté impossible de luy faire entendre le sujet que j’avois eu de m’en retirer, parce que jamais elle n’a voulu souffrir que je luy aye parlé qu’à discours interrompus. Or si toutes ces choses ne sont des preuves d’une tres-fidelle, et tres-violente affection, je ne veux point qu’elle me fasse de grace, encores, ô grande nymphe, que la grace que je demande n’est point pour faute que j’aye faite contre l’amour, mais seulement pour l’ennuy que je luy puis avoir donné en l’aymant plus, peut-estre, qu’elle ne croyoit pas. Que si l’amour me permettoit de me plaindre d’elle, aussi bien que je le pourrois faire avec raison, je dirois qu’elle a fait un tort extreme à l’amour, à Doris et à Palemon. Car amour se peut plaindre qu’elle a estaint les feux qui estoient allumez en elle d’une si pure flame que la vertu mesme n’eust point esté offencée d’en brusler ; elle les a estaintes, dis-je, pour allumer celles du despit, si noires de fumée, qu’au lieu d’esclaircir, elles ne remplissent son ame que de tenebres et de confusion. Mais Doris se plaindra bien d’avantage qu’une si legere opinion l’ayt rendue parjure, luy faisant rompre les sermens si souvent rejurez à ce berger desastré, de ne changer jamais de volonté. Et que pourroit-elle respondre à Palemon, s’il luy disoit : Est-il possible, mescognoissante bergere, que tant d’années de service, tant de tesmoignages d’affection, et tant d’asseurance de ma fidelité, ne vous ayent peu oster la croyance que si desadvantageusement vous avez conceue de moy ? Et bien ! j’ay esté jaloux : mais ne sont-ce pas des fruicts de l’amour ? pourquoy non jaloux, si amoureux ? et de qui jaloux, sinon de ce que j’ayme ? Et toutesfois soit ainsi que ceste jalousie soit une faute, et qu’il la faille punir, le juge n’est-il pas cruel qui esgale le supplice au peché ? Or sus, qu’il soit encor permis de l’esgaler, et que œil pour œil, et bras pour bras, doive expier le faute, comment est-ce qu’estant jaloux de vous, je devois estre puny ? Par le mesme supplice, c’est à dire que si je vous offençois estant jaloux de vous, vous me deviez chastier estant jalouse de moy. O que ceste action eust esté glorieuse et digne veritablement d’une personne qui aymoit ! Mais, me direz-vous, vous vous estes eslongné de moy, vous m’avez quittée, et vous estes rendu incapable de ce traictement. Et bien ! faisons la mesme ordonnance de punition contre ceste faute que contre la premiere. Je me suis esloigné de vous : il faut que vous vous esloignez aussi de moy. Mais quoy ? peut-estre l’avez-vous desjà fait, et qui sçait si en cest eslongnement vous ne m’avez point plus offencé ? Posons toutesfois que la chose soit esgale. Puis donc que vous me voulez chastier tout ainsi que je vous offence, et non point d’avantage, à ceste heure que je retourne à vous avec desplaisir extreme de tout ce qui s’est passé, n’estes-vous obligée d’en faire de mesme ? Me voicy à vos genoux avec les repentirs les plus cuisants qu’un amant puisse ressentir : est-il possible que vostre courroux se puisse estendre plus outre, et que le souvenir de ce que je vous ay esté, ne vous esmeuve à me rendre le bonheur, duquel le souvenir des offences que vous avez opinion d’avoir receues de moy m’a privé depuis un si long siecle ? Donc Amour qui est le plus grand de tous les dieux, et qui est la chose du monde la plus forte, à ce coup cedera sa place à l’offence et au desdain. Ainsi dit Palemon, et desjà Leonide et Chrisante se preparoient de dire ce qui leur en sembloit, quand l’autre berger se hasta de leur faire entendre ses raisons de ceste sorte.

Histoire du berger Adraste

Je vous conjure, grande et puissante nymphe, et vous sage et venerable Chrisante, de surseoir le jugement que vous voulez donner jusques à ce que vous m’ayez ouy, et vous fais ceste adjuration par la plus sincere, fidelle et patiente amour, qui jamais ayt esté, à fin qu’avec une plus grande cognoissance de nostre different, vous puissiez mettre une juste conclusion à nos peines et inquietudes. J’ay aymé ceste bergere depuis le berceau, et tant s’en faut que j’aye jamais cessé de l’aymer, que, comme en tout autre chose, je suis tousjours allé croissant en la volonté que j’ ay de luy faire service. J’ay souffert ses desdains, j’ay patienté que son amitié devant mes yeux fust toute à un autre. La longueur du temps ne m’a point diverty de mon dessein, ses rigueurs ne m’en ont point distrait, et je n’ay peu toutesfois jusques icy lui faire changer la moindre de ses cruatez. Je sçay que les deffaveurs qu’elle me faisoit estoient par elle mises en compte de faveurs à Palemon, qu’ensemble ils se sont mocquez de mon amour et de ma patience, et que trop cruellement elle m’a mesprisé. Mais à quoy m’a servy ceste cognoissance, sinon à rendre ma vie plus fascheuse, et à rengreger d’avantage mes insupportables desplaisirs ? Car ils ont esté tellement inutiles à me divertir de son service, que plus j’y rencontrois de difficultez et de peines, plus se renforçoit la violence de mon affection. Dieux ! qu’un homme attaint de ce mal est peu sage ! et combien a-t’il peu de pouvoir de rechercher guerison, puis que mesme sa volonté n’y peut consentir ! Tous ceux qui me conseilloient contre amour, estoient mes ennemis declarez, et quoy que l’esperance mesme ne peust trouver place parmy mes desastres, mon affection toutesfois s’est-elle changée ? s’est-elle lassée ? ou seulement s’est-elle allentie ? Nullement, grande nymphe : j’aymerois mieux la mort que de diminuer ma flame de la moindre estincelle qui me brusle. Elle m’a veu souvent fondre en pleurs devant elle, elle m’a veu tomber à ses pieds hors de sentiment. Mais ny mes pleurs, ny ma prochaine mort, n’ont rien d’avantage acquis envers elle, qu’un mespris et une mocquerie, de laquelle un juste ressentiment m’eust peu faire prendre vengeance sur Palemon, si mon amour eust peu consentir que j’eusse voulu desplaire à ceste cruelle. Mais ceste passion de vengeance estoit trop foible pour me porter à semblable dessein, et quelque opinion qu’elle ayt de moy, si sçay-je bien qu’elle ne peut en rien reprendre mon affection, et que sans outrecuidance je me puis donner le nom veritable D’AMANT SANS REPROCHE : Car la jalousie n’a jamais trouvé place en mon ame, comme elle a fait en ce trop aymé berger, ny jamais je n’ay, seulement avec le penser, trouvé nulle de ses actions mauvaises. Amour me soit tesmoing que mesme les rigueurs que j’en recevois m’estoient cheres, quand je me ressouvenois qu’elles estoient agreables à ceste belle Doris. Et encores que je n’aye point esté tant disgratié en mes autres fortunes, que quelque bergere peut-estre ne m’ayt regardé de bon œil, si suis-je tres-asseuré que je n’ay point rendu de foibles tesmoignages de ma fidelité. Aussi Amour pour ne laisser tant de desdains impunis, et pour n’abandonner entierement sans secours une amour si innocente et pure que la mienne, (encores certes que ce n’a pas esté à ma requeste, car je ne luy demanday jamais vengeance, mais assez de patience seulement) a permis, comme je croy, qu’elle ayt ressenty des amertumes, dont elle m’abreuve depuis si long temps, par le divorce d’elle et de ce berger. Mais avant que Palemon l’ayt aymée, depuis qu’il l’a aymée, quand il s’en est eslogné, et quand il est revenu, qu’elle die si elle n’a pas toujours veu une extreme affection en moy, et si jamais elle a recogneu ceste affection alterée pour quelque traittement qu’elle m’ait faict. J’ay esté le premier qui l’ay servie, je suis le seul qui ay tousjours continué, et comment que je sois traicté, je seray le dernier qui conserveray ceste volonté, pour le moins ce sera celle qui m’accompagnera dans le cercueil. Je ne luy remets point ces choses devant les yeux pour le reproche, mais pour la verité seulement ; verité toutesfois que je voudrois bien vous pouvoir representer avec des paroles qui luy donnassent de moins fascheuses souvenances, car telles appellé-je celles de mes services passez pour elle. Et encor que sa cruauté ayt esté telle envers moy, si faut-il que je l’excuse en quelque sorte, puis qu’estant engagée à Palemon, elle eust peut-estre offensé sa fidelité de faire autrement ; mais à ceste heure que, Dieu mercy, elle l’a quitté, quelle raison peut-elle alleguer pour couverture de sa cruauté ? puis mesme que, dés qu’elle a commencé de parler devant vous, elle vous a dit qu’elle avoit aymé Palemon, parce qu’elle avoit jugé estre tres-raisonnable d’aymer celuy de qui l’on est aymé. C’est suivant son jugement mesme que je requiers le vostre ; ô grande nymphe, vous jurant par elle-mesme, qui est bien le plus grand serment que je puisse faire, que jamais beauté ny destin ne causerent une plus grande, plus sincere ny plus fidelle amour que celle d’Adraste envers la belle Doris. Adraste finit de ceste sorte son discours, avec tant de demonstration d’une parfaicte amour, que ceux qui l’ouyrent ressentoient une partie de sa peine. Et la bergere Doris voyant qu’il ne vouloit plus rien dire apres une grande reverence, respondist avec telles paroles :

Grande et sage nymphe, j’ay beaucoup de regret pour le repos de ce berger, que tout ce qu’il vous a dit soit veritable, car il me desplaist bien fort qu’il soit si mal traicté, pour l’affection qu’il me porte, encore que vous jugerez bien, m’ayant ouye, qu’il n’y a point de ma faute, et que ç’a esté luy seul qui opiniastrement a poursuivy son mal-heur. La premiere fois qu’il me declara sa volonté, nous estions tous deux si jeunes, que mal aysément eust-on peu penser ny qu’il eust quelque ressentiment d’amour, ny moy l’entendement d’en pouvoir comprendre quelque chose. Si bien que ce qu’il m’en dit, ne m’esmeut non plus qu’une personne à qui la chose ne touchoit aucunement. Depuis il fit un voyage assez long, et à son retour il trouva que je n’estois plus mienne, m’estant desja donnée à Palemon. De sorte que si à la premiere fois il avoit eu occasion de se plaindre de mon ignorance, à la seconde il en avoit bien d’avantage de se douloir de mon trop de cognoissance. Mais de moy nullement ; car vous plaignez-vous, berger, que n’estant point capable d’amour, je ne vous aye point aymé ? Accusez-en la nature, accusez-en les ordonnances ausquelles elle nous a soubmises. Et trouvez-vous estrange que je ne vous puisse aymer quand ma volonté n’est plus mienne ? Il faut que vous en fassiez de mesme de ce que je n’ay qu’un cœur, que je n’ay qu-’une ame, et qu’une volonté. Mais vous pouvez avec plus de raison vous plaindre (et c’est, ce me semble, la seule plainte que vous devez faire) que vous soyez venu vers moy trop tost, et que vous y soyez retourné trop tard, parce que quand vous dites que je ne vous ay jamais regardé qu’avec desdain, et que j’ay esté si retenue à vous favoriser, si vous preniez bien mes actions, vous cognoistriez que vous m’avez plus d’obligation en cela, que si j’avois faict autrement. Car si vous eussiez receu quelque satisfaction de moy, jugez à quelle extremité vostre amour fust parvenue, puis qu’ayant usé envers vous de tant de rigueurs, vous la ressentez toutesfois si grande. Et vous ressouvenez, Adraste, que les faveurs que vous eussiez receues de moy, eussent esté plustost rengregement que soulagment de vostre mal. Outre que mesmes elles ne vous pouvoient estre accordées sans beaucoup offencer la sincere amitié que j’avois promise à Palemon.

Que si j’advoue qu’il soit juste d’aymer qui nous ayme, je ne dis pas qu’il soit injuste de n’aymer pas tous ceux qui nous affectionnent ; autrement il n’y auroit point de fidelité ny d’asseurance en amour ; et vous-mesme, s’il estoit ainsi, devriez estre obligé de rendre à la bergere Bybliene qui meurt pour vous, un amour reciproque. Mais j’ay bien voulu dire qu’une fille, se trou- vant libre de tout autre affection, peut sans reproche aymer celuy qui l’ayme, s’il n’y a point d’autre occasion de haine que ceste amour : or, en ce qui se presente entre vous et moy, il n’y a rien de semblable, puis qu’estant engagée ailleurs, je ne pouvois faire une nouvelle amitié avec vous sans la ruine de celle que j’avois desjà. Si je vous l’ay dissimulé, ou si je vous ay entretenu de paroles, plaignez-vous de moy, car ce sera avec raison ; mais si je vous en ay tousjours parlé fort franchement, que ne recognoissez-vous l’obligation que vous m’en avez ? Et ne vous arrestez point à publier celles que je vous ay pour m’avoir si longuement aymée : ne vous ay-je pas mille fois supplié, conjuré, voire commandé, autant que j’ay eu d’authorité sur vous, que vous missiez fin à ceste affection ? Et lors qu’avec plus de violence je vous en ay requis, ne m’avez-vous tousjours respondu que vous le feriez, si vous pouviez vivre et ne m’aymer point. Si vous avez continué, n’a-ce point esté pour vostre consideration, et non pas pour la mienne ?

Mais, grande et sage nymphe, voicy, selon que j’ay peu considerer par ses parolles, ce qui l’a d’avantage deceu. Il a pensé sans doute que l’affection que je portois à Palemon estoit la seule cause qui m’empeschoit d’avoir chere la sienne, et d’effect il n’a point sçeu plustost les dissentions de ce berger et de moy, qu’incontinent le voylà enflé d’esperance de parvenir à ce qu’il avoit tant desiré, et pour n’en perdre l’occasion, m’a tellement pressée depuis ce temps-là qu’avec raison je le puis plustost dire mon ennemy que mon amy, voire, si la discretion ne m’en empeschoit, plustost importun que serviteur. Mais il a bien esté deceu par cette opinion, et n’a pas consideré que jamais cette amitié ne se perdroit, que je ne perdisse ensemble tellement toute puissance d’aymer, qu’il ne seroit plus en moy d’en ressentir les effects. Ainsi paracheva Doris, et Adraste vouloit repliquer, luy semblant d’avoir beaucoup de raisons pour alleguer au contraire, quand Léonide luy fit signe de la main qu’il se teust, et tirant à part Chrisante, Astrée, Diane, Phillis, Madonte et Laonice, leur demanda de quel advis elles estoient ? Mais parce qu’elles furent long temps à se resoudre, et que ces bergers qui n’estoient point appellez à leur conseil, ne pouvoient demeurer sans rien faire, Hyras fut le premier qui s’addressant à Doris : Il n’y a que vous au monde, luy dit-il, qui vous faschez d’estre trop riche. – Comment l’entendez-vous ? respondit-elle. – Je veux dire, adjousta Hylas, que vous ne devez pas seulement recevoir ces bergers qui vous ayment (pour tesmoignage que vous estes belle) mais tous ceux encores qui se voudront donner à vous ; car c’est honneur à une fille d’estre aymée et recherchée de plusieurs, outre la commodité qui s’en peut retirer. – Je croy, respondit froidement Doris, que cela seroit bon pour celles qui veulent estre estimées belles, et ne le sont pas, ou bien qui preferent ceste vanité, dont vous parlez, à un repos, et à un solide contentement. – Si c’est bien d’estre aymée, repliqua Hylas, plus vous le serez et plus vous aurez du bien. – Et si c’est mal, adjousta Doris, plus je seray aymée, et plus j’auray de mal. – Il est vray, reprit Hylas, mais quelle apparence y a-t’il que ce soit mal d’estre aymée de plusieurs ? – Ils nous hayssent à la fin, respondit-elle. – Ouy bien, repartit-il, si vous ne les contentez. – Comment, adjousta Doris, en satisfaire plusieurs, puis qu’il est impossible d’en contenter un seul ? – Et quoy ! continua Hylas, vous n’estimez point d’avoir plusieurs serviteurs ? – Ils deviennent en fin nos ennemis, dit la bergere, et lors qu’ils nous ayment, ils nous importunent plus qu’ils ne nous profittent. – Il faut, adjousta-t’il, avoir soin de les conserver. – La peine, repliqua Doris, surpasse le plaisir. – Si est-ce, continua le berger, que les dieux ne se sentent point importunez que plusieurs chargent leurs autels de sacrifices. – Il est vray, repondit-elle, mais c’est aussi un particulier privilege des dieux, de pouvoir faire du bien à plusieurs, sans se donner de la peine. – Il me semble, dit Hylas, que puis que l’amour depend de la volonté, et que la volonté s’estend à tout ce qu’il luy plaist, il n’y a pas grande peine d’aymer diverses personnes. – Les amants de ce siecle, respondit-elle, ne se contentent pas de la volonté, ils veulent posseder en effect. Et quand cela ne seroit pas, je ne laisserois de croire impossible que la volonté se puisse en mesme temps donner toute à des personnes separées. – Il faut, repliqua-t’il, ne leur en donner qu’une partie. – C’est, respondit la bergere, ce que je crois encore plus impossible. Et quand il se pourroit, puis que l’amour d’un seul est si penible, que seroit-ce d’une si grande multitude ? – Vous n’en voulez donc aymer qu’un ? – Un, respondit-elle, est encores trop ; c’est pourquoy je n’en veux point du tout. – Et vous, bergers, dit Hylas, s’adressant à Palemon, et à Adraste, que dites-vous là dessus ? – Nous faisons bien paroistre, dit Palemon, que nous avons sa mesme opinion. – Comment ? dit Hylas, que l’on n’en peut aymer qu’un ? – Encores moins, respondit Palemon, puis que nous nous sommes mis deux pour en aymer une.

Le discours d’Hylas eussent bien continué davantage, si la nymphe, s’en revenant avec toute sa troupe, ne les eust interrompus. Elle se remit donc en sa place, et chacun ayant repris la sienne, elle parla de ceste sorte.

Jugement de la nymphe Leonide modifier

Encores que nous remarquions en ces differents, qui sont entre nos mains, plusieurs accidents qui semblent estre contraires entre eux, si est-ce qu’il n’y a rien qui contrevienne à l’amour, car il n’est pas plus naturel à la flame de se mouvoir et d’eschauffer, qu’à l’amour de produire, ces dissentions entre ceux qui ayment ; et qui voudroit les oster d’entre les amants n’entreprendroit pas une chose moins impossible que s’il vouloit oster le mouvement et la chaleur à la flame. D’autre costé, considerant que ce n’est pas aymer que de ne se donner tout entierment à la personne aymée, nous ne pouvons penser que ce ne soit une espece de trahison de faire part de son affection à quelque autre. C’est pourquoy, toutes choses longuement debattues et sagement considerées, nous disons : Que celuy seroit injuste, qui jugeroit que l’amour se deut perdre pour une chose qui luy est si naturelle, ou se diviser à plusieurs, pour quelque consideration que ce soit. Et nous declarons que les dissentions et petites querelles sont des renouvellements d’amour, et que diviser ou changer une affection est crime de leze Majesté en amour.

Et en consequence de cela, nous ordonnons que Doris aymera Palemon, et que Palemon toutesfois, asseuré de la bonne volonté de Doris, luy donnera à l’advenir de meilleures preuves de son affection que celles de sa jalousie, qui à la verité est bien signe d’amour. Mais comme la maladie est signe de vie, car non plus que sans la vie on ne peut estre malade, sans amour aussi on ne peut estre jaloux, toutesfois, comme la maladie est tesmoignage d’une vie mal disposée, de mesme la jalousie rend preuve d’un amour malade. Et Doris pardonnant et recevant Palemon en ses bonnes graces, en oubliera tout ce qui luy aura despleu, considerant que l’amour qui est une tresviolente passion, fait commettre plusieurs choses qui ne seroient pas appreuvées de celuy qui les fait, s’il n’estoit atteint de ceste maladie. Mais pour esviter les desplaisirs qu’elle a ressentis par le passé, nous voulons qu’ainsi que Doris traitera Palemon comme la personne du monde qu’elle aymera le plus, de mesme Palemon tienne Doris pour celle qui aura de plus de pouvoir sur sa volonté, d’autant que la puissance qui penche tout d’un costé, encor qu’elle soit permise volontairement, tombe en fin en tyrannie. Et quant à l’infortuné et patient Adraste, nous ordonnons qu’il eslise d’estre à jamais exemple d’une fidelle et infructueuse affection, en continuant celle qu’il porte à Doris sans estre aymé, ou rompant ses premiers liens par l’effort du despit ou du desespoir, il satisfasse à l’amitié de celle dont il est aymé.

Tel fut le jugement de la nymphe, qui en mesme temps fit trois effects bien differents en ces trois personnes : en Palemon, d’extreme contentement ; en Doris, d’un estonnement si grand qu’elle demeura sans parler ; mais en Adraste, d’un si prompt saisissement d’esprit, qu’il se laissa choir en terre comme mort. De sorte que, cependant que Palemon avec mille paroles confuses et mal arrangées, essayoit de remercier son juge d’une si favorable ordonnance. Doris, sans dire mot, tenoit les yeux en terre, comme ne sçachant si elle devoit en estre ayse ou marrie. Et Adraste couché de son long, quouy que sans sentiment, ne laissoit d’en causer un si grand de son ennuy en ceux qui le regardoient, que Doris mesme en fut touchée de pitié. Toute cette trouppe accourut à luy, et luy rapporta tout le secours qui fut possible, et le voyant revenu, Leonide accompagnée d’Astrée, et de ses compagnes, les laissa tous trois. Mais ils ne furent pas long temps ensemble, car incontinent apres Palemon prenant Doris sous les bras, s’en alla du costé de Montverdun, et Adraste les ayant accompagnez quelque temps de l’œil, et commençant à les perdre entre quelques arbres : Or allez, dit-il, plus heureus que parfaicts amants, allez et jouissez de vostre heur et du mien, cependant que contraint par une trop injuste ordonnance, j’yray payant de mes larmes durant le reste de ma vie, le bien que vous possederez. Ces paroles furent les dernieres qu’il dict de long temps d’un jugement bien sain ; car depuis son esprit se troubla, de sorte qu’il en perdit l’entendement, et fit des folies si grandes que ceux mesmes qu’il faisoit rire ne pouvoient s’empescher d’en avoir compassion. Hylas qui ne trouvoit point de justice au jugement que la nymphe en avoit fait, soustencit contre tous que ce different pouvoit estre terminé plus equitablement. Et parce que Leonide et Paris n’ignoroient pas l’humeur de ce berger, ils furent bien aises pour passer le temps de le faire parler, et Paris à ce dessein prenant la parolle : Il me semble, dit-il, ma sœur, que vous avez fait un grand tort au pauvre Adraste, et que vous pouviez bien ordonner quelque chose de plus doux pour luy. N’est-il pas vray ? Hylas. – Quant à moy, respondit le berger, je crois que le Ciel a voulu punir par cette injuste ordonnance, la sottise d’Adraste, autrement il n’y avoit apparence qu’il fust condamné de cette sorte. Mais j’advoue que l’imprudente et sotte passion à laquelle il s’est laissé conduire si long temps ne meritoit pas une moindre punition. – Voyez, Hylas, resondit la nymphe, combien nous sommes differents d’opinion : tant s’en faut que l’amour qu’il a portée avec tant de constance à Doris et continuée avec tant d’opiniatreté, me semble punissable, qu’il n’y a rien que je loue davantage en luy, et cela a esté cause que je luy ay permis de le pouvoir continuer s’il luy plait. – Voilà, dit Hylas, une permission bien favorable et avantageuse ; il vaudroit autant que vous luy eussiez permis de prendre toute sa vie une peine tres-inutile. Je tiens quant à moy, que c’est en cela que vous luy avez esté trop rigoureuse, et s’il en eust appellé à moy, et que j’en eusse eu la puissance, je sçay bien que j’eusse revoqué vostre jugement. – Et quel eust esté le vostre ? dit la nymphe en sousriant. – Je les eusse, dit Hylas, rendus tous trois contents. – Je m’asseure, interrompit Silvandre, que cette ordonnance sera bien digerée et quelle rendra preuve d’un bon jugement. – Il n’y a point de doute, dit Hylas, avec un haussement de teste, que qui voudra s’amuser aux melancoliques humeurs de Silvandre ne jugera jamais bien de l’amour ; mais si on veut regarder sainement pourquoy c’est que l’on ayme, on dira que j’ay raison, et que Doris, Adraste et Palemon pouvoient estre tous trois contentez. – Et comment se pouvoit faire cela ? respondit la nymphe. – En ordonnant, repliqua Hylas, que Doris les aymast tous deux, et que tous deux la servissent ; car par ce moyen ils eussent eu ce qu’ils desiroient, qui estoit d’estre aymez d’elle, et elle en eust esté mieux servie.

Il n’y eust celuy qui peut s’empescher de rire, oyant un tel jugement, et Leonide plus que les autres, de sorte que s’addressant à elle : Il semble, dit-il, grande nymphe, que vous vous mocquiez de moy ? – Tant s’en faut, dit-elle, il semble bien mieux, Hylas, que vous vous moquiez de nous. – Excusez-le, madame, interrompit Silvandre, il en parle selon sa pensée. – Si la vostre, dit-il, s’addressant à Silvandre presque en colere, est differente à la mienne, vous pensez tres-mal, et voudrois bien sçavoir sur quelle raison vous pouvez vous appuyer pour blasmer cette ordonnance ? Silvandre luy respondit froidement : Le sens commun nous apprend que ce que plusieurs possedent n’est à personne entierement. Si plusieurs possedent la bonne volonté de Doris, ny Adraste ny Palemon n’en auront que leur portion ; mais en amour, n’en avoir qu’une partie, c’est n’en avoir rien du tout.

Diane prenant la parolle, et s’addressant à Silvandre : Pourquoy, dit-elle, parlez-vous de ceste sorte à Hylas ? Ne sçavez-vous, berger, qu’il n’entend pas ce langage ? A la verité, reprit Hylas, vous avez raison de vous en mesler aussi, car peut-estre Silvandre n’a pas assez de babil pour confondre luy seul tout le reste du monde.

Et puis se tournant vers Leonide : Ouystes-vous jamais, dit-il, grande nymphe, un plus fausse opinion que celle de Silvandre ? N’avoir qu’une partie d’une chose, c’est n’en avoir rien du tout, et qui jugera que dans une tasse il n’ait point d’eau, parce que toute la mer n’y est pas ? Je voudrois bien sçavoir quel est le sens commun qui luy apprend une chose si fausse. Silvandre luy respondit : Si l’amour comme l’eau pouvoit estre divisée et demeurer toujours amour, vous auriez quelque raison ; car l’eau est de telle nature qu’une seule goutte est aussi bien eau que toute la mer, et toutes les sources ensemble. Mais l’amour au contraire n’est plus amour, aussi tost que le moindre partie luy deffaut ; et pour faire voir que je dis vray, l’amour consiste principalement en l’affection axtreme, et en la perpetuelle fidelité. Si nous ostons quelqu’une de ces parties, ce n’est plus amour, et croy qu’il n’y a personne en la compagnie, si ce n’est Hylas, qui ne l’advoue. – Et que sera-ce donc ? dit Hylas ? – Ce sera, respondit Silvandre, le contraire d’amour ; car si l’exremité deffaut à l’affection, telle affection n’appartient non plus à l’amour que le froid au chaud, et si la fidelité manque à l’extreme affection, c’est une trahison, et non pas une amour. Que si la fidelité y est non pas continuée ou pour mieux dire, perpetuelle, ce n’est pas fidelité, mais perfidie. Voyez donc, Hylas, et confessez que j’ay eu raison de dire, que qui n’avoit qu’une partie d’amour n’en avoit rien du tout. Que s’il est vray que l’amour soit quelque chose d’indivisible, comme eust-il esté raisonnable d’ordonner à Doris qu’elle la divisast pour Palemon et pour Adraste ?

A la fin de ses parolles, Paris reprit ainsi froidement : Il me semble, Hylas, que nous avons la raison de nostre costé, mais que Silvandre par ses discours s’acquiert l’opinion de toute la troupe qui le favorise ; et faut que je confesse que si vous ne luy respondez, je me sens presque contrainct d’advouer ce qu’il dict. – Gentil Paris, dict Hylas, quoy que Silvandre en die et quoy que vous en croyez, la verité ne se changera pas ; et quant à moy, je sçay bien que l’experience est plus certaine que les parolles. Or Silvandre n’a que des parolles pour preuver ce qu’il dit, et moy j’ay les effects et l’experience si familiere, que je n’en veux point chercher de plus esloignée qu’en moy-mesme. Car j’en ay aymé plusieurs tout à la fois, et sçay fort bien, quoy qu’il vueille dire, que veritablement je les aymois, et pourqouy Doris n’en pourroit-elle faire de mesme ? – Il y a plusieurs personnes, repliqua Silvandre, qui pensent faire des choses qu’ils ne font pas. Tous les artisans, mais plus encor tous ceux qui s’addonnent aux sciences, et aux arts qui ne sont point mecaniques, ont opinion de faire tres-bien ce qu’ils font, et y en a fort peu qui ne jugent leur courage plus beau et plus parfait que celuy de tout autre, et toutesfois on voit bien qu’ils se trompent, et qu’il y a bien souvent de tres-grandes imperfections ; mais l’amour de soy-mesme qui est presque inseparable du jugement, couvre ordinairement les yeux à chacun en ce qui le touche. Il en faut autant dire de Hylas, qui pense de bien aymer, et toutesfois en est un fort mauvais ouvrier, et par ainsi qui voudra bien aymer, s’il ne veut errer, ne prendra jamais son patron sur luy.- Et sur qui donc ? interrompit Hylas, sera-ce point sur vous ? – Si quelqu’un, respondit Silvandre, le vouloit bien representer, le patron que vous dites seroit trop difficile, et ne crois pas que personne le puisse que Silvandre seul. – Voilà, luy respondit Hylas, l’une des plus grandes outrecuidances que l’amour de soy-mesme puisse produire : Que vous seul puissiez bien aymer. – Je dis, repliqua Silvandre, que mon amitié est parfaite, et que nous ne sçauriez y trouver rien à reprendre, et de plus que vous ne sçauriez m’en proposer un autre qui le soit davantage. – Voyez, s’escria Hylas, quelle outrecuidance est celle de ce berger : luy seul sçait aymer, c’est luy qui donne les loix à l’amour, qui l’a fait venir du Ciel parmy les hommes, et qui mesure la grandeur et perfection de nos volontez. Belle nymphe, si ce ne vous est chose ennuyeuse, permettez-moy que je luy montre son erreur. Et lors enfonçant son chappeau, et relevant un peu l’aisle qui luy couvroit le front, mettant une main sur le costez, et de l’autre accompagnant par des gestes la violence de sa parole, il luy parla de ceste sorte : Tu dis deux choses, Silvandre : l’une que ton affection est parfaicte, et ne peut estre reprise, et l’autre que je ne t’en sçaurois proposer une plus accomplie. Respons moy pour la premiere : A ce qui est parfaict peut-on adjouster quelque chose ? Je m’asseure que tu diras que non, car s’il se pouvoit, la chose auroit manqué auparavant de ce qu’on y auroit raporté. La chose à laquelle on ne peut rien adjouster, doit estre venue à son extremité. Et par ainsi il faut advouer que tout ce qui est parfaict est extreme. Or si ton affection est parfaicte, on n’y peut donc rien adjouster, et ne sçauroit se rendre plus grande qu’elle est, ny plus accomplie. Dy moy donc maintenant : qu’est-ce qu’amour ? N’est-ce pas un desir de beauté et du bien qui deffaut ? Mais si ton amour est desir du bien qui deffaut, advoue par force qu’on peut adjouster à ton amour quelque chose qu’elle n’a pas. De plus tu dis qu’elle ne peut estre reprise. Si je te demande que c’est que tu aimes, tu respondras que c’est Diane, et si passant plus outre, je m’enquiers qui est ceste Diane, tu diras que c’est la plus parfaicte bergere du monde. Or respons moy : Si ceste bergere est aussi parfaicte que tu l’estimes, n’es-tu pas bien outrecuidé d’oser aymer une telle perfection, puis qu’il faut qu’il y ayt de la proportion entre l’amant et l’aimé ? Car je ne croy pas que ta presomption soit telle qu’elle te persuade que tu sois aussi parfaict comme tu l’estimes.

Je m’asseure que tu me voudras reprendre de mesme faute, pource que j’ayme Phillis, que tu diras avoir beaucoup plus de perfection que moy ; mais je suis de contraire creance à la tienne, premierement, parce que je ne tiens pas Phillis telle que tu dis ta Diane. J’advoue bien qu’elle a de la beauté et du merite, mais aussi ne suis-je pas sans l’un ny sans l’autre. Elle a de l’esprit, j’en ay aussi. Elle est sage, je ne suis pas fol. Bref, elle est bergere, je suis berger, er si elle est Phillis, je suis Hylas. N’y a-t’il pas quelque conformité entre nous ? Car, tout ainsi que je ne vaux pas tant qu’un autre ne puisse valoir davantage, aussi n’est-elle pas si belle qu’une autre ne la puisse estre plus. De sorte que je puis dire pour respondre mesme à ce que tu m’as demandé que je te proposasse une plus parfaicte amour que la tienne : que si quelqu’un veut bien aimer, il faut que ce soit comme Hylas, et non pas comme Silvandre. Car à quelle occasion aime-t’on, sinon pour avoir du contentement ? Mais quel plaisir peuvent avoir ces mornes et pensifs amants qui vont continuellement serrez en eux-mesmes, se rongeant l’esprit et le cœur avec cette chimere de constance ? Diane, nous dira Silvandre, ne m’ayme point : elle en aime un autre, et me mesprise ; mais je ne laisseray de l’aimer et de la servir, de peur d’estre dit inconstant. Phillis, nous dira Hylas, ne m’ayme point : elle en ayme un autre, et me mesprise ; pour quoy ne changeray-je cette ingratte et mescognoissante, pour une autre qui m’aymera, et mesprisa quelque autre pour moy ? Sera-ce de peur d’estre taxé d’inconstance ? Ah ! mes amis, dictes-moy quelle beste est-ce que cette inconstance ? Qui a-t’elle devoré ? ou bien quelle maladie cause-t’elle, et qui est-ce qui en est mort ? ou quel frere ou pere a jamais eu occasion d’en porter dueil ? C’est une imagination, ou plustost une invention de quelque fine amante, qui se voyant devenue laide, ou preste à estre changée pour une plus belle qu’elle n’estoit pas, mit en avant cette opinion, et la fit croire pour quelque chose de tres-mauvais. Et faut-il qu’un homme d’esprit s’y abuse, et qu’il passe sans subject tout son aage en travaillant sans estre soulagé ? Appellera-t’on cela amour et constance, ou si avec plus de raison on ne luy doit point plustost donner le nom de folie ? Quoy ! languir dedans le sein d’une vieille et ingratte maistresse ? ô erreur indigne d’un homme d’esprit et de courage ! Quand on dit vieille, ne s’ensuit-il pas de necessité, laide ? que si elle est vieille est laide, où est le jugement qui la tiendra pour estre aimable ? Et quand on dit ingratte, n’est-ce pas autant que trompeuse, perfide, et desdaigneuse ? Mais si elle est telle, où est le courage qui pourra souffrir de se soumettre à une si outrageuse et indigne personne ? Que Silvandre ne me demande donc plus en quoy l’on peut rependre son amour, et où l’on en peut trouver une plus parfaicte, puis que je m’asseure qu’il n’y a personne en ceste troupe qui ne luy die : Hylas ayme, et Hylas seul sçait aymer en homme d’esprit et de courage. Le berger inconstant finit de ceste sorte, s’estant tellement esmeu par ses propres raisons, qu’il en estoit tout en feu ; chacun sousrit, et tourna les yeux sur Silvandre pour ouyr ce qu’il diroit. Et luy, pour leur satisfaire, respondit froidement de ceste sorte. Je pensois, madame, devoir parler à un berger, et en presence des dames et des bergeres, mais à ce que je vois, c’est à un de ces orateurs qui haranguent devant les autels de l’Athénée de Lyon, tant Hylas s’est laissé transporter à son bien dire. Si voudrois-je bien toutefois (voyez combien je suis asseuré de la bonté de ma cause) que celuy de nous deux qui sera condamné fust aussi rudement chastié, que ceux qui ont la hardiesse de parler devant ces autels sacrez, que l’on constraint, ayant esté vaincus, d’effacer leur harangue avec la langue, ou d’estre plongez dans le Rosne. – Cela n’est pas raisonnable, interrompit Hylas, et si j’en eusse esté adverty dés le commencement, j’eusse pris des juges qui ne m’eussent point esté suspects, et à tout le hazard j’eusse fait mon discours de moins de paroles, afin pour le moins, de n’avoir pas tant de peine s’il le faloit effacer. – Et comment, dit la nymphe, vous nous jugez suspectes, et pourquoy avez-vous ceste opinion de nous ? – Par ce, dit Hylas, que vous croyez toutes Silvandre comme un oracle, et sous pretexte qu’il a esté quelque temps aux escholes des Massiliens, vous admirez tout ce qu’il dit et vous semble qu’il a toujours raison. – Non, non, Hylas, reprit incontinent Silvandre, ne refuse point le jugement de ceste grande nymphe, ny de la venerable Chrisante, et te ressouviens que les dieux ont plus ordinairement les pardons et les bienfaicts en la main, que la justice, et les chastimens. – Mais, dit Hylas, ces bergeres de qui la condition ne les approche point davantage des dieux que nous, y ont leurs voix, encores qu’elles ne jugent pas seules. – Ha ! Hylas, adjousta Silvandre, tu offences leurs merites et leurs beautez, qui peuvent bien les eslever encor plus haut que la condition la plus relevée qui soit en terre. Mais ne crain rien, berger, car je voy bien qu’il n’y a personne icy qui se dispose à la rigueur, et tout le chastiment que tu en dois attendre, c’est seulement la cognoissance de ton erreur. Tu dis donc, Hylas, qu’il n’y a point d’amour parfaicte, sans l’acquisition du bien desiré, parce qu’amour n’est qu’un desir du bien qui deffaut. Mais, madame, avant que de respondre à ce berger, il faut que je vous supplie tres-humblement de m’excuser, si pour descouvrir ses subtilitez je suis contraint d’user de quelques termes qui ne sont guieres accoustumez parmy nos champs. Il m’y contrainct, comme vous voyez, et me force, pour soustenir la verité, de parler de ceste sorte. – Or respond-moy donc, berger. Desire-t’on ce que l’on possede ? tu diras que non, puis que le desir n’est que de ce qui defaut. Mais si l’amour, comme tu dis, n’est qu’un desir, ne vois-tu pas que posseder ce que l’on desire, c’est faire mourir l’amour, puis que personne ne desire ce qu’elle possede ? – Et comment, adjousta Hylas, on n’aime point ce que l’on possede ? Si cela est, j’aime mieux que tu aimes et que je n’aime point, afin que tu desires, et que je possede. – Cela n’est pas, respondit Silvandre, ce que je dis, mais c’est pour te monstrer que l’amour n’est pas seulement le desir de la possession, comme tu nous voulois persuader, et qu’au contraire ceste possession la fait plustost mourir que vivre. – Si ce n’est, repliqua Hylas, ce qui la fait vivre, c’est pour le moins ce qui luy donne sa perfection. – Ce n’est point cela encores, dit Silvandre, car elle n’est nullement necessaire pour parfaire l’amour, tout ainsi qu’un diamant est aussi parfaict diamant avant qu’estre mis en œuvre, qu’apres que l’artisan l’a poli, parce que si la perfection de l’amour despendoit de ceste jouyssance, il ne seroit au pouvoir de celuy qui aime d’aimer parfaictement, puis que ceste possession ne despend de luy, mais du consentement d’un autre. Et toutesfois l’amour estant un acte de la volonté qui se porte à ce que l’entendement juge bon, et la volonté estant libre en tout ce qu’elle faict, il n’y a pas apparence que ceste action qui est la principale des siennes despende d’autre que d’elle-mesme.

Mais soit ainsi qu’amour ne soit qu’un desir, pour cela faut-il conclure comme tu fais, à sçavoir qu’elle se peut augmenter en jouyssant de ce que l’on desire ? Au contraire, si tu le consideres, tu diras que l’amour en est moindre, parce que tu sçais bien que nostre ame ressemble en cecy à l’arc, et tout ainsi que plus la corde est tendue, et plus il jette la fleche avec violence, de mesme nostre ame pousse bien avec plus de violence les desirs dont les effects luy sont mal aisez et deffendus, que ceux dont l’accomplissement est en sa puissance. Que si les desirs s’amoindrissent quand ils sont faciles, à plus forte raison quand ils seront assouvis ; mais si l’amour n’est qu’un desir, comment peux-tu penser qu’il augmente par la possession qui diminue le desir ?

Ne dis donc plus, Hylas, que mon amour estant un desir ne peut estre parfait sans la possession, et ne m’oppose plus, pour m’accuser d’arrogance, qu’il faut qu’il y ait de la proportion entre Diane et moy, car si tu nies que l’homme doive aimer Dieu, je t’accorderay ce que tu dis ; mais si tu advoues que c’est un des premiers commandements qu’il nous faict, je te demanderay, berger, quelle plus grande disproportion y a-t’il entre Diane et moy, que celle qui est entre le grand Teutates, et Hylas ? Et pour te sortir d’erreur, il faut que je t’explique encores ce secret mystere d’amour. Nous ne pouvons aimer que nous ne cognoissions la chose que nous aimons. O ! s’escria Hylas, combien est fausse ceste proposition. J’ay aimé plus de cent dames, ou bergeres, et je n’en cogneus jamais bien une, et pour preuve de ce que je dis, aussi tost que je les trouvois ingrattes ou desdaigneuses, je les laissois, et m’en retirois tout en colere de les avoir estimées autres que je ne les trouvois pas. – Ceste preuve que tu as faicte, respondit Silvandre, est celle qui te doit faire advouer ce que je viens de dire. Car tu aimois ce que tu cognoissois, c’est à dire qu’ayant opinion qu’elles eussent les perfections que tu jugeois aimables, tu les aymois, mais ayant recogneu la verité, tu as laissé de les aimer, et par là tu vois que la cognoissance de la perfection que tu t’estois imaginée, estoit la source de ton amour. Et à la verité, si la volonté dont naist l’amour, ne se meut jamais qu’à ce que l’entendement juge bon, n’y ayant pas apparence que l’entendement puisse juger d’une chose dont il n’a point de cognoissance, je ne sçay comment tu te peux imaginer qu’on puisse aimer ce qu’on ne cognoist point. Je t’advoueray bien toutesfois que tout ainsi que le veue se trompe quelquefois, de mesme l’entendement se peut decevoir, et juger aimable ce qui ne l’est pas ; mais tant y a que l’amour vient de la connoissance, soit-elle fausse ou vraye. Or cela estant ainsi, n’as-tu pas appris dans les escoles des Massiliens que l’entendement qui entend, et ce qui est entendu, ne sont qu’une mesme chose ? Et me dis, berger, puis que j’ayme Diane, et que je ne la puis aymer sans la cognoistre, quelle plus grande proportion peux-tu desirer, que celle qui est entre deux choses qui n’en sont qu’une. – Te voicy revenu, dict Hylas, d’où tu partis hier au soir. Et quoy, Silvandre, tu es encore Diane comme tu estois hyer ? Vrayement, Diane, dit-il, se tournant vers elle, vous estes un beau garçon, et vous Silvandre, continua-t’il, s’addressant au berger, vous estes une belle pucelle. Croy-moy, berger, que pour peu que tu continues, ta compagnie sera point des-agreable, et que tu te rendras un fol aussi plaisant que jamais la Font-fort en ayt produit en Forests. Chacun se mit à rire et Silvandre mesme ne s’en pust empescher, oyant la façon dont il parloit, et comment il expliquoit ce qu’il avoit dict. Cela fut cause que, reprenant la parole, il continua ainsi. Tu as raison, berger, de te moquer de moy, puis que je ne devrois prophaner ces mysteres en te les communiquant ; aussi ne le ferois-je si tu estois seul, mais j’y suis contraint pour ne laisser en erreur ceux qui nous escoutent. Et puis que tu ne veux recevoir ce que je t’ay dict, tu ne refuseras peut-estre ce que tu viens de m’opposer en parlant de Phillis. Je veux dire que tu allegues pour une bonne raison, l’opinion que tu as de ton merite et de celuy de Phillis, que tu n’estimes point tant, que le tien ne le puisse esgaller ; car si ta creance peut cela en toy, pourquoy ne veux-tu que celle que j’ay de moy en puisse autant à mon advantage ? Or je croy que la mesme proportion qui est entre le feu et le bois qu’il brusle, est entre Diane et moy ; que si tu me nies ce que j’en dy, hé ! mon amy, pourquoy veux-tu avoir plus de privilege ?

Mais je dirais bien avec asseurance que Hylas n’aime point Phillis. Car qu’il y ait quelque chose plus parfaicte qu’elle, je m’en remets à la verité, et n’en veux pas estre le juge ; mais que tu ayes ceste mauvaise opinion d’elle, et que tu l’aimes, je diray et soustiendray bien qu’il est entierement impossible, puis que l’une des premieres ordonnances d’amour c’est QUE L’AMANT CROYE TOUTES CHOSES TRES PARFAITES EN LA PERSONE AYMÉE. Et à la verité, ceste loy est tres-juste et fondée sur toute sorte de raison, car si l’amant doit plus aymer sa maitresse que toutes les choses de l’univers, ne faut-il pas, puis que la volonté le porte tousjours à ce que l’entendement luy dit estre le meilleur, qu’il l’estime plus que toute autre chose ? Mais ce n’est pas en cela seul que tu fais paroistre que c’est Hylas que tu aimes, et non pas Phillis, comme on voit en ce que tu dis que l’on n’ayme que pour avoir son propre contentement ; les travaux que les amants reçoivent volontiers seulement pour faire service à celles qu’ils ayment, font bien paroistre le contraire, et n’as-tu jamais ouy dire que nous vivons plus où nous aymons qu’où nous respirons ? – C’est ce que je ne croiray jamais, respondist Hylas, tournant dédaigneusement la teste de l’autre costé, tous ces discours ne procedent que de quelques imaginations blessées comme la tienne. – J’advoue, dit Silvandre, que ces discours viennent de quelques imaginations blessées, mais celle d’un amant, ne l’est-elle pas ? Malaisément, si cela n’estoit, nous verroit-on mourir de desplaisir pour la moindre parole que l’on nous dit, pour un clin d’œil, voire un soupçon ? Malaisément, nous verroit-on desdaigner tout repos, et toute autre contentement pour jouir un moment de le veue de la personne aymée ? Mais si tu sçavois, Hylas, quelle felicité c’est d’affoler pour ce sujet, tu dirois que toute la sagesse du monde n’est point estimable au prix de ceste heureuse folie. Que si tu estois capable de la comprendre, tu ne me demanderois pas, comme tu fais, quels plaisirs reçoivent ces fideles amants que tu nommes mornes et pensifs, car tu cognoistrois qu’ils demeurent de sorte ravis en la contemplation du bien qu’ils adorent, que, mesprisant tout ce qui est en l’univers, il n’y a rien qu’ils plaignent plus que la perte du temps qu’ils employent ailleurs, et que leur ame n’ayant assez de force pour bien comprendre la grandeur de leur contentement, demeure estonnée de tant de thresors, et de tant de felicitez qui surpassent la cognoissance qu’elle en peut avoir. Et contente-toy pour ce coup de sçavoir que le bien dont amour recompense les fidelles amans, est celuy-là mesme qu’il peut donner aux dieux, et à ces hommes qui s’eslevant par dessus la nature des hommes, se rendent presque dieux. Car les autres plaisirs dont tu fais tant de compte, ne sont que ceux qu’un amour bastard donne aux animaux sans raison, et à ces hommes qui s’abbaissant par dessous la nature des hommes se rendent presque animaux privez de raison. Et c’est en ce monstre, ô Hylas ! que tu degeneres, quand tu aymes autrement que tu ne dois, en ce monstre, dis-je, qui se fait bien paroistre tel en toy, puis que comme les monstres, il est sans proportion, que comme les monstres, il ne peut produire son semblable, et bref, que comme les monstres il ne peut vivre longuement. Au contraire mon amour est quelque chose de si parfaict que rien n’y peut estre adjousté ny diminué sans faire offence à la raison ; car, soit en la grandeur qui esgale le subject qu’il s’est proposé, soit en la qualité en laquelle la vertu ne peut rien remarquer qui luy puisse desplaire, je puis dire sans vanité qu’il est parvenu à la perfection. Que si j’ay dit que mon affection ne pouvoit estre reprise, c’est avec raison, puis qu’outre que celle qui l’a fait naistre en moy, ne produit jamais rien qui ne soit parfait, encor sçay-je bien que les dieux me chastieroient si j’osois offrir à une ame si parfaite une affection qui peust estre blasmée. Silvandre vouloit continuer, lors que Hylas, ne pouvant patienter plus long temps, l’interrompit tout à coup de ceste sorte : Jusques à quand en fin, Silvandre, abuseras-tu de la patience de ceux qui t’escoutent ? Jusques à quand nous rempliras-tu les aureilles de tes vanitez et de tes imaginations ? Et jusques à quand esperes-tu que je puisse souffrir l’impertinence de tes paroles ? Toute la trouppe qui estoit attentive au discours de Silvandre fut si surprise d’ouyr parler Hylas d’une voix si esclatante, qu’apres l’avoir consideré quelque temps, chacun se prit si fort à rire qu’il fut contraint de se taire. Et parce que la plus grande partie du jour estoit desja passée, et que Leonide avoit dessein de s’en retourner vers Adamas, pour luy raconter ce qu’elle avoit veu, elle dit à Hylas, lorsqu’il vouloit reprendre la parole : Non, non, Hylas, c’est assez disputé pour ceste fois. La venerable Chrisante n’a pas accoustumé de laisser son temple ny sa bonne déesse si long temps sans les revoir. Qu’il vous suffisse, berger, que nous sçavons bien que vous avez de fort bonnes raisons contre Silvandre, mais nous vous prions de les remettre à une autre fois ; et cependant nous nous en irons avec ceste creance, que si vous eussiez eu du loisir de parler, vous eussiez eu sans doute autant d’avantage sur ce berger, qu’il en emporte par dessus vous. – Voilà que c’est, dit Hylas, à moitié en colere, il faut, comment que ce soit, que nous tenions tousjours quelque chose de l’imperfection de nostre nature. – Que dites vous ? adjousta la nymphe ? – Je dis, respondit Hylas, qu’encore que vous soyez nymphe, il faut que vous fassiez paroistre que vous estes femme, n’ayant pas la patience d’ouir la vertité, et vous plaisant si fort aux flateries de ce berger qui vous trompe. – Vous ne m’offensez point, dit Leonide en sousriant, de m’appeller femme, car veritablement je la suis et la veux estre et ne voudrois pas avoir changé avec le plus habile homme de ceste contrée. Mais je ne sçay pourquoy vous m’accusez de la faute que Silvandre a faicte en rapportant de trop bonnes raisons, et de celle que Hylas a commise en luy repliquant si mal. Il n’a point de doute que Hylas eust respondu, s’il eust bien ouy la nymphe, mais s’en estant allé de colere aussi tost qu’il eut achevé de parler, il n’entendit point ces dernieres paroles. Et Leonide voyant qu’il se faisoit tard, apres quelques discours communs, se retira en compagnie de la venerable Chrisante, et ses filles druides, au temple de la Bonne Déesse, et apres le disner, s’en alla trouver Adamas, sans que Paris la voulust suivre, parce que l’affection qu’il portoit à Diane estoit telle qu’il n’avoit autre con- tentement que d’estre aupres d’elle. La nymphe donc s’en allant chez son oncle, Paris prit le chemin con- traire, et ayant retrouvé ces belles bergeres, s’arresta avec elles presque tout le reste du jour.