L’Astrée/deuxième partie/Le Dixiesme Livre

(Seconde partiep. 709-771).


LE
DIXIESME LIVRE
DE LA SECONDE
Partie d’Astrée.


Quant à Leonide, elle marcha avec plus de diligence depuis qu’elle eust laissé Chrisante au temple de la Bonne Déesse, parce qu’elle desiroit de raconter à son oncle ce qui avoit esté fait pour Celadon. Et de fortune elle le rencontra sur une terrasse que quelques sicomores couvroient à l’entrée de la maison. Et d’autant qu’il s’estonna qu’elle fust venue de si bonne heure, elle luy dit le subject, dont il ne peut s’empescher de rire, voyant comme chacun estoit abusé. – J’ay pensé, continua la nymphe, que c’estoit un bon sujet pour retirer ce miserable berger de la vie qu’il faict ; car luy faisant cognoistre que sa bergere l’aime et le regrette, sans doute il prendra resolution de la voir. Mais je ne luy en ay voulu parler, et m’en suis venu vous trouver avant que de le voir, m’asseurant que les raisons que vous luy direz mieux que je ne sçaurois faire, et l’amitié et respect qu’il vous porte, seront cause que vos paroles auront un plus grand poids. – J’en parleray à Celadon, dit le druide, mais je ne sçay si nous obtiendrons cela de luy, car il est certain qu’il m’ayme et me porte beaucoup de respect en tout, sinon en ce qui concerne son affection, et faut que j’advoue que n’eust esté que je crains qu’en le declarant il ne s’en aille en quelque autre lieu plus escarté et plus sauvage, il y a long temps que j’en eusse desja parlé à la bergere Astrée, cognoissant assez qu’elle l’ayme ; mais la peur que j’ay eu de le perdre entierement, m’en a empesché. Il y a deux jours que nous ne l’avons veu, aussi bien il est à propos que nous y allions demain ; nous y ferons tout ce que nous pourrons.

En ceste resolution, dés que le jour commença de paroistre, Leonide fut hors du lict, et Adamas de mesme, de sorte qu’estant peu de temps apres habillez, ils se mirent en chemin. Le matin, le berger n’esoit point sorty de sa caverne, estant demeuré pensif outre mesure de ce qui luy estoit advenu le jour precedent, tres-ayse toutesfois et tres-satisfait de la fortune qui luy avoit permis de voir avant sa mort ceste belle Astrée. Et considerant que jamais il n’avoit eu tant de faveur d’elle qu’en ceste rencontre, hormis lors que jeune enfant il la vit au temple de Venus, il s’escrioit : O heureux malheur qui as esté plus favorisé que ma meilleure fortune ! O bonté d’Amour qui, parmy ses plus grandes peines, donne mesme ses plus grands contentements ! Qui voudroit jamais se retirer de ton obeissance, puique tu as un si grand soing de ceux qui sont à toy ? A ces paroles, il adjousta ces vers.


Stances


Belles onde de Lignon que j’enfle de mes pleurs,
Campagnes qui sçavez quelles sont mes douleurs,
Tesmoins de mes ennuis, ô Forests solitaires,
Echo de qui la voix respond à mes accens,
Air remply de souspirs et de cris languissants,
Ayez part à mon heur comme à tant de miseres.

De tempestes tousjours le mont de Marcilly,
Quoy qu’il soit eslevé, n’a le dos assailly,
Tousjours impetueux Lignon ne se courrouce,
L’espoir de nos moissons ne nous deçoit tousjours,
Par divers changements s’entresuivent noz jours,
Et d’un bransle divers, le temps mesme se pousse.


Ma bergere dormoit, mais autour de ses yeux,
Mille petits amours voletoient soucieux,
A trouppes les desirs sur sa lévre jumelle
Accouroient murmurant, comme fantosmes vains,
Et ces desirs naissoient des amoureux Sylvains,
Qui ne virent jamais une nymphe si belle.
 
Heureux, ah ! trop heureux tous mes ennuys passez !
Vous estes à ce coup trop bien recompensez,
Puis que je l’ay peu voir avant que je finisse ;
Mais s’il ne te plaist pas de changer son desdain,
Je te supplie, Amour, fay moy mourir soudain,
De peur qu’en languissant mon heur ne s’amoindrisse.

En sa course Lignon reflote moins de fois,
Nos champs jaunissent moins, Isoure a moins de bois,
Et moins de voix Echo, bien qu’elle soit son ame,
Moins d’eslans a cet air d’un grand vent agité,
Que mon cœur n’a d’amour, ma nymphe de beauté,
Que mon amour de foy, que sa beauté de flame.

Cependant que ce berger s’entretenoit de cette sorte, Adamas et Leonide y arriverent ; et parce que le visage de Celadon, beaucoup changé de ce qu’il souloit estre, donnoit tesmoignage du contentement qu’il avoit receu, le druide et la nymphe le recognoissant luy dirent, apres quelques autres propos communs, qu’ils se resjouissoient de luy voir quelque espece de soulagement. – Le plaisir qui se lit en mon visage, respondit Celadon, est comme ces soleils d’hiver qui se levent tard et se couchent à bonne heure, et qui, à la verité, apportent bien le jour, mais avec de si espaisses nuées que la clairté ny la chaleur ne s’en voit ny ne s’en ressent guiere.

Et lors il leur raconta la rencontre qu’il avoit eue de Silvandre, la lattre qu’il luy avoit mise entre les mains, et la venue d’Astrée avec toutes ces bergeres, et comme il l’avoit veue, et luy avoit mis une lettre dans le sein. – Mais helas ! mon pere, continua-t’il, encor que cet heur soit tres-grand pour moy, n’ay-je point occasion de craindre qu’il ne me soit advenu que pour me faire mieux ressentir mes desplairs ? Et que le Ciel, pour me donner plus de regret du miserable estat où je suis, m’ait voulu faire voir celuy où je devrois estre s’il y avoit quelque justice en amour ? – Tant s’en faut, mon enfant, respondit le druide, que ce sage amour dont vous parlez, ayant soin de vous, et desseignant de vous mettre en une fortune plus heureuse que vous n’avez point esté, a voulu vous donner ce petit contentement pour ne vous porter d’une extremité en l’autre, sçachant assez combien tels changements sont dangereux. Et pour vous monstrer que je dis vray, Leonide vous dira ce qu’elle a appris, et quelle declaration d’amitié elle a veu faire à la belle Astrée.

La nymphe alors luy raconta le vain tombeau qui luy avoit esté dressé, les ceremonies, les pleurs et les discours de chacun, et particulièrement d’elle. – Et pour vous faire croire ce que je dis, adjousta la nymphe, venez voir le tombeau de Celadon ; il est si pres d’icy que je ne sçay comment vous n’avez ouy les voix des filles druides et du vacie. – Vous me racontez, dit le berger, des choses que je n’eusse pas crues facilement de la bouche d’un autre – Je ne veux pas, repliqua la nymphe, que Vous m’adjoustiez plus de foy qu’à la plus estrangere du monde, il me suffit que vous croyez à vos yeux. A ce mot le druyde et Leonide le faisant sortir de ce lieu, le conduirent dans le bois où le vain tombeau luy avoit esté dressé.

O Dieu ! quel devint-il ! et comme promptement il se mit à lire l’escriture que Silvandre y avoit mise ! Et l’ayant relue deux ou trois fois : J’advoue, dit-il, que vous m’avez dit la verité. Mais ayant receu un si grand contentement, sera-ce point faute d’amour, si j’ay la volonté de vivre, me voyant privé de sa veue ? Adamas alors prenant la parole : Il n’y a point de doute, luy dit-il, que si vous pouvez demeurer reclus et sans la voir, c’est faute de courage et d’amour. – Ah ! d’amour ? non, respondit incontinent le berger. Je l’advoueray bien du courage qui en ceste occasion me deffaut autant que j’ay trop d’abondance d’amour. – Je croiray, respondit Adamas, que vous n’aymez point Astrée, si sçachant qu’elle vous ayme, et la pouvant voir, vous vous tenez eslongné de sa presence. – Amour, dit le berger, me deffend de luy desobeir. Et puis qu’elle m’a commandé de ne me faire point voir à elle, appellez-vous deffaut d’amour, si j’ob­serve son commandement ? – Quand elle vous l’a commandé, adjousta le druide, elle vous hayssoit. Mais à ceste heure, elle vous ayme et vous pleure non pas absent, mais comme mort. – Comment que ce soit, respondit Celadon, elle me l’a commandé, et comment que ce soit, je luy veux obeyr. – Et toutesfois, reprit Adamas, quelque entier observateur que vous soyez de ses commandemens, si est-ce que vous y estes desja contrevenu, puis que vous l’avez veue, et vous estes presenté devant ses yeux. – Elle ne m’a pas deffendu, dit-il, de la voir, mais seulement de me laisser voir à elle. Et comment m’auroit-elle veu, puis qu’elle dormoit ? – Si cela est, respondit le druide, et comme en effect je trouve que vous avez raison, je vous donneray un moyen de la voir tous les jours, sans qu’elle vous voye. – Je trouve cela bien difficile, respondit Celadon, car il faudroit ou qu’elle dormist, ou que je fusse caché en quelque lieu. – Nullement, repli­qua le druide, tant s’en faut, vous luy parlerez si vous voulez. – Cela ne se peut, ajousta le berger, si je ne suis en lieu bien obscur. – Vous serez, dit Adamas, en plein jour. Voyez seule­ment si vous en avez le courage, ou l’Amour a la force de le vous faire entreprendr. – Ne croyez point, mon pere, respondit-il, qu’il y ait deffaut d’amour en moy ny de courage, pourveu que je ne contrevienne point à ses commandemens.– Or, dit le druide, oyez donc ce que je viens de penser. Il a pieu au grand Teutates de m’avoir donné une fille que j’ayme, ainsi que je pense vous avoir dit autrefois, plus que ma vie propre. Ceste fille, selon la rigueur de nos loix, est entre les filles druides nourrie dans les antres des Carnutes, il y a plus de huict ans, dont je n’ay nul espoir de la sortir de tant d’années, que je n’y ose penser, car il faut qu’elle y demeure un siecle, dont la tierce partie n’est point encor escoulée. Peut-estre vous resouvenez-vous bien que je vous ay dit que vous avez beaucoup de ressemblance et d’âge et de visage. Or je me resous de faire courre le bruit qu’il y a desja quelque temps qu’elle est malade et qu’à ceste occasion les druides anciennes ont esté d’advis que je la retirasse jusques à ce qu’elle soit en estat d’y pouvoir faire les exercices necessaires. Et quelques jours apres vous vous habillerez comme elle, et je vous recevray chez moy sous le nom de ma fille Alexis ; et il sera fort à propos de dire qu’elle est malade, car la vie que vous avez faite depuis plus de deux lunes vous a changé de sorte le visage, et tant osté de la vive couleur que vous souliez avoir, qu’il n’y a celuy qui n’y soit trompé en vous regardant. Et quoy que la ressemblance qui est entre vous, ne soit pas telle que quand on vous verroit ensemble, on ne recognut bien une grande difference, il n’importe, d’autant qu’il y a si long temps que personne de cette contrée ne l’a veue, que quand vous seriez encor beaucoup moins ressemblants, me l’oyant dire, on ne laissera de vous prendre pour elle. Je ne vois en tout cecy qu’un inconvenient : c’est que tous les ans, nous nous assemblons tous à Dreux, qui est si proche des antres des Carnutes que les vacies et druides sçauront aisé­ment que ma fille n’en est point partie ; mais il ne faut pas s’arrester pour cela, car, comme je vous dis, cette assemblée des druides ne se fait d’une lune et demy, et sont contraints d’y demeurer plus de deux lunes, et Dieu sçait si avant ce terme vous n’aurez repris vos habits et changé de vie ! Or regardez, Celadon, si cela n’est pas bien faisable ? – Ah ! mon pere, respondit le berger, apres y avoir songé quelque temps, et comment enten­dez-vous qu’Astrée, par ce moyen, ne me voye point ? – Pensez-vous, adjousta le druide, qu’elle vous voye, si elle ne vous cognoit ? et comment vous cognoistra-t’elle ainsi revestu ? – Mais, repliqua Celadon, en quelque sorte que je sois revestu, si seray-je en effect Celadon, de sorte que veritablement je luy desobeiray. – Que vous soyez Celadon, il n’y a point de doute, respondit Adamas, mais ce n’est pas en cela que vous contreviendrez à son ordon­nance, car elle ne vous a pas deffendu d’estre Celadon, mais seullement de luy faire voir ce Celadon. Or.elle ne vous verra pas en vous voyant, mais Alexis. Et par conclusion, si elle ne vous cognoit point, vous ne l’offencerez point ; si elle vous cognoit, et quelle s’en fache, vous n’en devez esperer rien moins que la mort. Et telle fin n’est-elle pas meilleure que de languir de cette sorte ?

– Voylà, dit alors le berger, la meilleure raison, et je m’y veux arrester; et pource, mon pere, je remets entre vos mains et ma vie et mon contentement : disposez donc de moy comme il vous plaira.

Ce fut de ceste sorte qu’Adamas vainquit la premiere opiniastreté de Celadon. Et afin qu’il ne changeast d’advis, il s’en retourna dés l’heure mesme pour donner ordre à ce qui estoit necessaire, et sur tout pour faire courre le bruit du mal de sa fille, et de son retour. Car c’estoit la coustume des filles druides qu’elles sortoient des antres, lors qu’elles estoient malades, et si leurs parents n’estoient songneux de les envoyer querir, les anciennes les leur renvoyoient, d’autant qu’elles tenoient pour un grand malheur, lors qu’il y en mouroit quelqu’une. Et cela fut cause qu’il feignoit que la sienne s’en revenoit par le commandement des an­ciennes, et qu’il l’attendoit de jour à autre.

Cette nouvelle ayant couru quatre ou cinq jours, Adamas et Leonide revindrent avec tout ce qui estoit necessaire vers Celadon, qui cependant avoit eu le loisir de dire adieu à Lignon, et prendre congé de ces bois, de son antre, et sur tout du temple de la déesse Astrée. Et lors qu’il fut revestu en nymphe (c’est ainsi qu’en ceste contrée s’habilloient les filles des druides quand elles revenoient de leurs antres) et qu’il fust prest à partir, ils l’un ni d’advis qu’il faloit attendre le soir, afin que personne ne le vist arriver seul, et cependant Adamas l’instruisoit de ce qu’il avoit respondre à ceux qui s’enquestoient de la façon de vivre des filles druides, de leurs ceremonies, de leur sacrifice, et de leurs escoles et science. – Mais en fin, luy disoit-il, le meilleur sera, ce me semble, d’en parler le moins qu’il vous sera possible et principalement devant ceux qui sçauront quelque chose, car pour les autres il n’importera, d’autant que facilement ils croiront ce que vous leur en direz.

Or le jour estant presque finy, ils sortirent de ce lieu à l’entrée duquel Celadon avoit gravé des vers de la pointe d’un poinçon sur le rocher avec beaucoup de peine et de temps, les ayant com­mencez dés le jour qu’il résolut d’en sortir, pour memoire eternelle du sejour qu’il y avoit fait : ils estoient tels.


Madrigal


Dans les tristes recoings de ceste

roche obscure,
Habiterent long-temps l’amour et le desdain,
Sans passer plus avant, si tu crains leur blessure,
Passant, fuy-t’en soudain.

Car comme le charbon, sa flame estant esteinte,
Retient long temps le chaut,
Aussi craindre il te faut
Que ces grands dieux absents de leur demeure sainte
Ayent laissé dedans
Des feux encor ardans.

Ceste affaire fut conduite par Adamas, avec tant de prudence, que Paris mesme n’en sceut rien, ayant resolu de le tromper, afin que les autres y fussent mieux deceus. Il receut donc pour sa sœur ceste fainte Alexis (c’est ainsi que d’oresnavant nous appellerons Celadon) ; et de fortune, lors qu’Adamas arriva chez luy, il n’y estoit point, qui fut une bonne rencontre, parce qu’il ne vid point qu’elle estoit seule. D’abord il la fit mettre au lict, disant qu’elle estoit travaillée du long chemin, et de son mal, de sorte que Paris ne la vid que le matin qu’Adamas et Leonide ne la voulurent laisser sortir de la chambre, dont les fenestres estoient si fermées que le peu de clarté empeschoit de descouvrir ce qu’ils vouloient tenir caché ; et continuerent de cette façon plusieurs jours, encor que cet artifice fut bien superflu, d’autant qu’elle sçavoit si bien jouer son personnage qu’il n’y avoit per­sonne qui la pust soupçonner. Toutesfois cela la r’asseura encor d’avantage, parce qu’elle receut en cet estat presque toutes les visites de ses voisines, qui s’en alloient plus satisfaictes d’elle qu’il ne se peut dire.

Quelques jours s’escoulerent de cette façon ; en fin elle commença de visiter la maison, et de sortir dehors, faisant semblant que l’air, la fortifioit. L’assiette du lieu estoit tres-belle et agreable, ayant la veue de la montagne et de la plaine, et mesme de la delec­table riviere de Lignon, depuis Boen jusques à Feurs. Cela avoit esté cause que Pelion, pere d’Adamas, y avoit fait bastir. Et depuis, Adamas y fit eslever le somptueux tombeau de son frere Belizar, au sortir de la maison, et tout aupres d’un petit boccage qui touchoit presque la maison du costé de la montagne. En ce lieu Alexis et Leonide se venoient bien souvent promener à cause de la beauté des allées et de la veue ; et parce qu’il falloit un peu monter, Alexis prenoit quelquefois Leonide sous les bras, quand elles n’estoient pas veues, et une fois entre autres qu’elles s’estoient levées assez matin, et qu’Alexis luy rendoit ce service : Voicy, dit la nymphe en sousriant, un service que vous aimeriez bien mieux rendre à quelque autre qui peut-estre ne vous en sçauroit pas tant de gré que moy. – Ha ! nymphe, dit Alexis en souspirant, je vous supplie au nom de Dieu, ne renouveliez point le souvenir de mon mal. Penseriez-vous que je le pense oublier, le ressentant d’ordinaire comme je fay ?

Elles parvindrent avec ces propos au boccage qui, estant plus relevé que la maison, descouvroit encores mieux toute la plaine, de sorte qu’il n’y avoit reply ny destour de Lignon, depuis Boen d’où il commençoit de sortir de la montaigne, jusques à Feurs où il entroit en Loire, qu’elles ne descouvrissent aisément. Cette representation fut si sensible à la feinte Alexis, qu’elle ne peust s’empescher de dire tout haut : Ha ! mes tristes yeux, comment souffrez-vous, sans mort la veue de ces rives heureuses où vous laissastes par mon depart tout vostre contentement! Leonide qui vouloit l’interrompre : Je croy, luy dit-elle, que de tous ceux qui ayment, vous estes seule qui vous ennuyez de voir les lieux où vous avez receu du plaisir, car si le souvenir des travaux pas­sez est aggreable à la pensée, à plus forte raison le sera celuy du bon-heur receu. La triste Alexis luy respondit : Ce qui rend douce la memoire du mal passé, c’est celle qui rend celle du bien pleine d’insupportables amertumes, parce que la cognoissanee d’avoir passé ce mal resjouyt, et celle de n’avoir plus ce bien, attriste ; mais encore ay-je une surcharge à mes ennuis, qui n’est pas petite, qui est de ne sçavoir l’occasion de mon mal. C’est, je vous jure, Leonide, une des plus cruelles poinctes qui me tra­verse le cœur en ceste affliction. J’ay fait une exacte recherche de ma vie, mais je n’en ay peu condamner une seule action. De penser qu’une humeur volage ou quelque autre dessein luy ayt donné volonté de changer d’amitié, c’est la trop offencer, et demen­tir trop de tesmoignages que j’ay du contraire ; de croire aussi qu’elle me traitte ainsi sans quelque raison, c’est avoir peu de cognoissance d’elle, de qui les moindres actions n’en sont jamais despourveues : qu’est-ce donc que nous accuserons de nostre mal ? O dieux ! je pense que la langue ne pouvant bien expliquer le mal, duquel les sentimens ne peuvent assez bien comprendre la grandeur, vous ne voulez pas que l’entendement le cognoisse !

Et lors continuant ses tristes pensées : Voyez-vous, dit-elle, grande nymphe, une petite isle que Lignon faict au droict de ce hameau, qui est de là la riviere, un peu plus en là que Mont-verdun et un peu par dessus Julieu. Nous y estions passez par dessus des grosses pierres que nous avions jettées en. l’eau de pas en pas, parce qu’en ce temps-là nous cherchions les lieux les plus sçachez pour esviter la veue de nos parens, et mesme de mon pere qui ne trouvant remede à cette affection qu’il voyoit croistre devant ses yeux, resolut de me faire sortir de la Gaule, et me faire passer les Alpes, et visiter la grande cité, pensant que l’esloignement pourroit obtenir sur moy ce que ses deffences et contrarietez n’avoient jamais peu. Et parce que nous en estions bien advertis, nous allions cherchant, comme j’ay dict, les endroicts les plus reculez, pour au moins employer le peu de temps qui nous restoit à nous, entretenir sans contraincte. Quelquefois à cause de la commodité du lieu, nous venions dans ce rocher que vous voyez beaucoup plus prés de nous, qui est creux, et laissions Lycidas ou Phillis en sentinelle pour nous advertir quand quel­qu’un passoit, parce qu’estant pres du grand chemin, nous avions peur d’estre ouys.

Or cette fois, comme je vous dy, suivant nos brebis qui s’estoient comme de coustume ramassées ensemble, nous passames sur des gros cailloux en cette petite isle de Lignon. Et quoy que nous eussions desja diverses fois pris congé l’un de l’autre, afin de n’estre point surpris, car mon pere me tenoit caché le jour de mon despart, si ne laissames-nous de renouveller encor nos adieux. D’abord que nous vismes que nous ne pouvions estre aperceus de personne, elle s’assit en terre, et s’appuya contre un arbre, et moy me jettant à genoux je luy pris la main, et après l’avoir baisée et mouillée de mes larmes quelque temps, en fin lors que je peux parler, je luy dis : Doncques, mon bel Astre, il faut que je vous eslongne, et que je ne meure pas, puis que vous me l’avez commandé. Mais comment le pourray-je, si la pensée de cet esloignement m’est tant insupportable qu’elle m’oste presque la vie toutes les fois que je me souviens qu’il vous faut laisser ? Elle ne me respondit rien, mais me jetta un bras au col, et me fit coucher en son gyron, exprés, comme je croy, pour m’oster la veue des larmes qu’incontinent apres elle ne peut retenir.

Et parce que j’attendois qu’elle me dist quelque chose, je de-meuray quelque temps muet ; elle cependant, me flatoit les yeux et les cheveux avec la main, et me sembloit bien d’ouyr quelques souspirs qui estant contraincts n’osoient sortir avec violence pour ne se faire ouyr. Ayant en ce silence quelque temps repensé en mon mal, en fin je parlay à elle de ceste sorte : Helas ! mon Astre, ne plaignez-vous point ce miserable berger que la cruauté d’un pere, et la rigueur du destin chasse d’aupres de vous ? Elle me respondit avec un grand souspir : Est-il possible, mon fils, que vous ayez memoire de ma vie passée et que vous entriez en doubte que je ne ressente vivement tout ce qui vous desplait ? Croyez, Celadon, que je vous rendray tesmoignage que je vous aime, et Dieu vueille que ce ne soit trop clairement.

Je me relevay pour voir quelle estoit cette preuve qu’elle me vouloit donner de son amitié ; mais elle tourna la teste de l’autre costé, et me remit avec la main au mesme lieu où j’estois aupa­ravant, afin que je ne visse ses larmes dont il sembloit que. son honneur eust honte. – C’estoit peut-estre, dit Leonide, son cou­rage glorieux, qui ne vouloit qu’autre qu’amour sceut que l’Amour l’eut surmontée. – Quoy que ce fust, dit Alexis, elle rie voulut que je visse ce que l’amour la contraignoit de faire pour moy. Pourquoy, luy dis-je, mon bel Astre, si mon esloignement vous fasche, ne me commandez-vous que je demeure ? Croyez-vous qu’il y ayt commandement de pere, ny contrainte de la necessité, qui ne fasse contrevenir à ce que vous m’ordonnerez ? – Mon fils, me dit-elle, alors, j’aimerois mieux vous demander la mort que vous destourner de vostre voyage : vous offenceriez trop contre vostre devoir, et moy contre mon honneur. Et ne pensez pas que je fasse doute du pouvoir absolu que j’ai sur vous ; je vous juge par moy-mesme qui sçay bien n’y avoir puissance de pere, authorité de mere, volonté de parens, conseil ny sollicita­tion d’amis qui me puisse jamais faire contrevenir à l’amitié que je vous porte. Et afin que vous partiez avec quelque contente­ment d’aupres de moy, emportez ceste asseurance avec vous. Je vous jure et promets en presence de tous les dieux que j’appelle à tesmoins, et par cette ame qui vous aime tant, dit-elle, mettant la main sur son estomac, qu’il n’y a, mon fils, ny ordonnance du Ciel, ny contraincte de la terre, qui me fasse jamais aimer autre que Celadon, ny qui me puisse empescher que je ne l’aime tousjours. – O paroles ! dict alors en souspirant Alexis, ô paroles dictes trop favorablement à celuy qui depuis de voit estre tant defavorisé !

Quelques jours apres je partis, et passant par les Allobroges, je ne sçaurois vous dire combien je courus de fortune par les rochers et precipices affreux des Sebusiens, des Caturiges, des Bramovices et Carroceles, et jusques aux Segusiens, où je paracheyay les Alpes Coties ; car autant de pas que l’on faict, autant voit-on de fois l’horreur de la mort, et toutesfois cela n’estoit point capable de distraire ma pensée.

En passant sous ces effroyables rochers que l’on ne peut regar­der qu’en haussant la teste de propos delibéré, et tenant son chappeau, de peur qu’il ne tumbe, je fis ces vers.

Stances


Precipices, rochers, montagnes sourcilleuses,
Abysmes entre-ouverts, vous, pointes orgueilleuses,
Qui vous armez d’horreur et d’espouventement,
Encor que de pitié vous ne soyez atteintes,
De vos sommets chenus escoutez mes complaintes,
Et soyez pour ce coup tesmoins de mon serment.
Ainsi que j’apperçois dessus vos testes nues
Les arbres se nourrir, et voisiner les nues,
Je fay vœu qu’à jamais en moy je nourriray
Contre tous mes malheurs mon amour infinie.
Accroisse s’il se peut le Ciel sa tyrannie,
Si je n’esmeus l’amour, la mort je fleschiray.

Et parce qu’auparavant ayant passé les destroits des Sebusiens, je voulus éviter la fascheuse montagne des Caturiges, me mettant sur le Rosne, je me resolus de suivre ce grand lac qui flotte contre les rochers escarpez de cette montagne, mais je ne fus pas soulagé par l’eau davantage que par la terre ; au contraire, la tourmenté s’eslevant, nous faillimes plusieurs fois de nous perdre tous. Et lors que chacun pour la prochaine mort qui nous menaçoit, trembloit dans le bateau, sans estre esmeu de cette crainte, je ne pensois qu’en ma bergère, et voicy des vers que j’en fis à l’heure mesme.


Sonnet


Ondes qui souslevez vos

voûtes vagabondes
Contre le joible sein de mon fresle vaisseau,
Sçachez que dans le sein je porte un tel flambeau
Qu’il peut rendre une mer des abismes sans ondes.

Plusieurs fois de mes yeux les deux sources fecondes
Aur oient desja fait naistre un ocean nouveau,
Si l’ardeur de ce feu ne consommoit leur eau :
Vagues, refuyez donc en vos grottes profondes.

De vos replis bossus plus fort vous nous hurtez,
Sans craindre de l’amour les flambeaux redoutez,
N’estes-vous point d’Enfer quelque source maudite ?

0 dieux ! s’il est ainsi du destin estably,
Soit plustost qu’un Lethé, pour le moins un Cocyte,
Fleuve plustost-de mort, que fleuve de l’oubly.

Au sortir de ce grand lac, je traversay les grands bois des Caturiges, et apres avoir passé Isere, riviere qui vient des Centrons , je traversay l’etroitte valée des Carroceles et Bramovices, qui me conduit jusques aux monts Coties. Je fis, en passant par ces grands rochers et ces deserts, des vers que j’ay oubliez ; mais un estranger, en la compagnie duquel je m’estois mis, en fit qu’il me recita. Et parce qu’ils me pleurent, je les appris par cœur : ils estoient tels.

Sonnet


Des Montagnes et Rochers à un Amant.
Ces vieux rochers tous nuds, glissants en precipice,
Ces cheutes de torrent, froissez de mille sauts,
Ces sommets plus neigeux, et ces monts les plus hauts,

Ne sont que les pourtraits de mon cruel supplice.
Si ces rochers sont vieux, it faut que je vieillisse,
Lié par la constance au milieu de mes maux,
S’ils sont nuds et sans fruit, sans fruit sont mes travaux,

Sans qu’en eux nul espoir je retienne ou nourrisse.
Et ces torrens rompus, sont-ce pas mes desseins ?
Ces neiges, vos froideurs ? ces grands monts, vos desdains ?

Bref, ces deserts en tout à mon estre respondent.
Sinon que vos rigueurs plus malheureux me font :
Car d’en-haut bien souvent quelques neiges se fondent,
Mais las ! de vos froideurs pas une ne se fond.

Leonide qui estoit bien aise de distraire Alexis de ses fascheuses pensées : Racontez-moy, luy dit-elle, ce que vous vistes de rare en vostre voyage. – Cela seroit trop long, respondit-elle, car l’Italie est la province la plus belle du monde et mesme quand j’eus descendu les monts Coties et que j’eus passé là ville des Segusiens. Mais je vous veux raconter l’une des plus belles advantures qui m’y advindrent, m’asseurant que nous en aurons assez de loisir.

Histoire d’Ursace et D’olimbre modifier

Sçachez donc, madame, qu’Alcippe ayant faict dessein de m’eslongner d’Astrée, il m’ordonna de laisser les habits des ber­gers, afin que plus librement je peusse frequenter parmy les bonnes compagnies. Car en ces païs dont je vous parle, il n’y a que les personnes plus viles qui demeurent aux champs, et les autres habitent dans les grandes villes qu’ils nomment citez, où les palais de marbre, et les enrichissures qui surpassent l’ima­gination estonnent plustost ceux qui les regardent, qu’ils ne peuvent estre assez considerez. Encores certes que chacun y fut encor effrayé de la venue d’un barbare qui par mer estoit descendu en Italie, et l’avoit presque toute ravagée, et Rome particuliere­ment, j’avois tant de desir de me rendre aymable, que je ne vous sçaurois dire avec quelle curiosité je voulois apprendre toute chose, esperant qu’Astrée m’en aymeroit mieux. Approchant donc de l’Appennin, je sçeus qu’il y avoit des montagnes qui brusloient continuellement ; afin d’en sçavoir parler à mon retour, je voulus les voir, et cela fut cause que me détournant un peu du grand chemin, je prins à main droitte.

Mais je fis une rencontre qui rompit mon dessein comme je vous diray. Je n’avois pas encor monté plus de deux milles (c’est ainsi qu’ils comptent la distance des lieues) que j’ouys une voix qui se plaignoit, et parce que j’eus opinion que ce serait peut-estre quel­qu’un qui auroit faute d’assistance, je tournay du costé où mon oreille me guidoit. Je n’eus pas marché cent pas que je vis un homme estendu de son long contre terre, qui, sans m’apercevoir, à l’heure que j’arrivay, parloit de ceste sorte.

Sonnet


S’il doit mourir ou vivre.

Mon esprit combattu diversement chancelle,
Dois-je vivre ou.mourir parmy tant de malheurs ?
Si je vis, hé ! comment souffrir tant de douleurs ?
Si je meurs, hé ! comment estre à jamais sans elle ?

En mourant je n’auray que l’espine cruelle,
Dont Amour si souvent m’a tant promis de fleurs ;
En vivant je seray tousjours noyé des pleurs,
Que mon cuisant regret sans cesse renouvelle.

Pour tromper tant de maux, mon cœur, que ferons-nous ?
Vivons. La vie en fin est agreable à tous. Mourons.
Douce est la mort dont l’ame est soulagée.

En quel cruel estat m’ont reduit mes ennuis,
Puis que, ny vif ny mort, la misere où je suis,
Tant mon desastre est grand, ne peut estre allegée !

Miserable Ursace, disoit-il, apres s’estre teu quelque temps, jusques à quand te trompera ce vain espoir qui te flatte ? Combien te fera-t’il passer encores de jours en ceste cruelle misere ? Et combien te contraindra-t’il de conserver ceste vie tant indigne et de tes actions et de ton courage ? Toy qui as, le cœur si plain d’outrecuidance que d’avoir levé les yeux à l’espouse d’un Cesar, qui as eu le courage pour la venger et ton amour aussi, de tremper tes mains dans le sang d’un autre, en auras-tu maintenant si peu que tu puisses vivre et voir ta chere Eudoxe entre les mains d’un Vandale qui l’emmené dans le profond de l’Afrique, et pour triomphe, et pour saouler, peut-estre, son impudicité ? O Dieu ! comment souffrirez-vous que ceste beauté qui veritablement ne doit estre sinon adorée, soit indignement la despouille d’un si cruel barbare ? Si l’outrecuidance de l’Empire Romain vous a despieu, si les vices de la miserable Italie vous ont offencé, je ne trouve pas estrange que vous l’ayez mise en proye aux Huns et aux Vandales, et que Rome mesme, riche des despouilles de toute sorte de gens, soit maintenant saccagée par toute sorte de gens, car il est bien raisonnable qu’elle leur rende avec usure ce qu’elle leur a ravy. Mais, ô dieux ! comment souffrez-vous que ceste beauté qui estoit divine, coure maintenant la fortune des plus miserables choses humaines ? Et tu le sçais ? Ursace, et tu l’as veu devant tes yeux, et tu n’es pas mort ? Et tu te vantes encores d’estre ce mesme Ursace Romain, qui as esté aymé de ceste divine Eudoxe; et qui as vangé et delivré l’Empire et ceste belle, de la tyrannie de Maxime ? Ah ! meurs, si tu veux que le nom t’en demeure avec raison, et ce que le regret n’a peu faire, que ce fer le fasse maintenant pour laver par ceste acte signalé, la honte d’avoir survescu la liberté d’Eudoxe.

Cest estranger parloit de ceste sorte, et prenant tout transporté de fureur un petit glaive qui luy pendoit à costé de la cuisse, il s’en fust donné sans doute dans l’estomach, si un sien compagnon accourant à temps, ne luy eust retenu le bras qu’il avoit eslevé pour donner un plus grand coup. Mais il advint qu’en luy sauvant la vie il faillit d’avoir la main coupée. Car Ursace se sentant pris, et ayant desja l’esprit occupé de l’opinion de la mort, il le retira si promptement, que sa manche luy eschapa, et la main de celuy qui estoit survenu, coulant tout le long, le tranchant luy fit une grande blesseure, .qui fut cause que ne le pouvant plus retenir de ceste main, et craignant qu’il ne parachevast son cruel dessein, il se jetta sur luy, luy disant : Jamais Ursace ne mourra sans Olimbre.

Grand effect de l’amitié ! à ce nom d’Olimbre, je vis cet homme auparavant si transporté, revenir tout à coup en luy-mesme, et comme s’il fust tombé de quelque lieu bien haut, il sembloit tout estonné de ce qui luy estoit advenu, et de ce qu’il voyoit. En fin, lors qu’il peut reprendre la parole : Amy, dit-il, hé ! quel demon contraire à mes desirs t’a conduit en ce lieu escarté pour m’empescher de suivre, si je ne puis comme Ursace, comme son esprit pour le moins, sa tant aymée Eudoxe ? – Ursace, luy dit-il, le dieu qui preside aux amitiez et non point un mauvais demon, est cause que je te cherche depuis trois jours, non pour t’empescher de suivre Eudoxe, si c’est ton contentement, mais pour t’y accompagner, ne voulant souffrir que si ton amour te fait faire ce cruel voyage, mon amitié ayt moins de pouvoir à me faire te tenir compagnie. Et par ainsi, si tu veux achever le des­sein que tu dis, il faut que tu fasses resolution de mettre premiere­ment ce fer que tu tiens en la main, dans l’estomac de ton amy, et puis rouge et fumeux de mon sang, tu pourras executer en toy ce que tu voudras. – Ah ! Olimbre, dit-il, que tu me fais une requeste dont l’effet est’ incompatible avec mon amitié ! penses-tu que ma main pust avoir la force d’offencer l’estomac de l’amy , d’Ursace ? me tiens-tu pour si cruel que je pusse consentir à la mort de celuy de qui la vie m’a tousjours esté plus chere que la mienne propre ? Oste, oste cela de ton esprit ; jamais ceste volonté ne sera en ceste ame qui t’a aymé, et qui ne cessera jamais de t’aimer. Mais si tu as quelque compassion de ma peine, par nostre ancienne et pure amitié, je te conjure, amy, de me laisser sortir de ceste misere où je suis. – Est-il possible, respondit incontinent Olimbre, que mon amitié estant si parfaicte envers toy, je recognoisse la tienne si deffaillante ? Tu n’as pas eu le courage de m’oster la vie, afin que je te puisse suivre, et tu as bien la volonté de te ravir de moy, afin que tu puisse suivre Eudoxe ? Crois-tu la mort estre bien ou mal ? Si c’est mal, pourquoy veux-tu le donner à ce que tu sçais bien que Olimbre ton amy ayme plus que luy-mesme ? Si c’est bien, pourquoy ne veux-tu qu’Olimbre que tu aymes participe à ce bien avec toy ? – A toutes ces rai­sons, respondit Ursace, je ne te puis dire autre chose, sinon qu’Olimbre vivra eternellement s’il ne meurt que de la main d’Ursace, et que tu me rendras une extreme preuve d’amitié de me laisser librement parachever ce dessein qui seul peut effacer la honte d’avoir survescu à mon bon-heur.

Et en disant ces paroles il essayoit de retirer le bras que son amy luy tenoit engagé sous le corps, dequoy m’appercevant, et craignant,, que celuy qui estoit blessé n’eust pas assez de force pour l’en empescher, je m’approchay doucement d’eux et pre­nant la main d’Ursace, je luy ouvris les doigts à force, et me saisis du glaive. Et parce que l’effort qu’Olimbre faisoit, luy avoit fait perdre beaucoup de sang par la blesseure de la main, incontinent apres se sentit defaillir, et prenant garde que c’estoit à cause, de la perte du sang, il se leva de dessus son com­pagnon, et luy monstrant sa main : Amy ! luy dit-il, tu as faict ce que je desirois. Voylà ! je m’en vay t’attendre aupres d’Eu­doxe, bien-heureux de ne te pas survivre, puis que tu voulois mourir. Et presque en mesme temps se laissant couler en terre, il s’esvanouit sur le sein de son amy. Ursace, pressé de la crainte d’une telle perte, laissa l’opinion qu’il avoit de se tuer pour, le secourir, et courant à une fontaine qui estoit prés de là, en apporta de l’eau sur son chapeau pour luy jetter au visage.

Cependant, parce que je cogneus bien que le mal procedoit de la perte qu’il faisoit de son sang, je luy liay la playe avec un mouchoir, y mettant un peu de mousse, ne pouvant prompte­ment y trouver autre remede. Et je’n’avois encor achevé qu’Ursace revint, qui arrousant le visage de son amy d’eau froide, et l’appellant à haute voix par son nota, le fit en fin revenir. A l’ouverture de ses yeux : Helas ! dit-il, amy, pourquoy me rappelles-tu ? Laisse partir mon ame bien contente, et permets qu’elle t’at­tende où tu veux aller, et aye ceste creance d’elle, je te supplie, qu’elle ne pouvoit clorre ses jours plus heureusement que par ta main et en te faisant service. – Olimbre, dit Ursace, s’il faut que tu partes pour venir avec moy, il faut que je sois le premier ; et pour ce, ne pense point que mon amitié permette que le passage soit ouvert à ton ame par ma main, qu’elle-mesme et avec le mesme fer n’ayt chassé la mienne hors de son miserable sejour. Et à ce mot, il cherchoit de l’œil où estoit l’arme que je luy avois ostée, dont me prenant garde : Ne pense, luy dis-je, Ursace, de pouvoir satisfaire avec ce fer à ta cruelle deliberation : le Ciel m’a envoyé icy pour te dire, qu’il n’y a rien au monde de si deses­peré qu’il ne puisse remettre en son premier estat lorsqu’il luy plaira, et pour te deffendre de ne point attenter sur la vie, ny de toy, ny de ton amy, car c’est à luy à qui elle est et non point à vous. Que si tu fais autrement, je t’annonce de la part du grand Dieu, qu’au lieu de suivre ceste Eudoxe que tu desires avec tant de passion, il te releguera dans des obscures tenebres où tant s’en faut que tu ayes jamais ceste veue tant souhaittée, qu’au contraire il ne t’en laissera pas la memoire seulement.

Je vous raconteray, nymphe, dit Alexis, un estrange effect. Olimbre croyant mes paroles, surpris de ravissement, se voulut lever pour se mettre à genoux devant moy, mais la foiblesse l’en empescha, et «seulement me joignit les mains, se tournant de mon costé. Mais Ursace se tournant à mes pieds : O messager, du Ciel ! me dit-il, que je recognois, soit aux discours, soit à Tesclat du visage, me voicy prest : qu’est-ce que tu commandes ? – Ils vous prindrent, interrompit Leonide, pour Mercure, parce qu’ils le representent jeune et beau comme vous estes. – II est vray, respondit Alexis, qu’ils me penserent estre Mercure, ou quelque messager celeste, mais je ne sçay pourquoy. Tant y a que pour me prevaloir à leur profit de ceste opinion, je fis telle response à Ursace : Dieu, ô Ursace; te commande, et à toy aussi, Olimbre, de vivre, d’esperer. Et à ce mot, sortant de ma poche un petit cuir plain de vin, à la façon des Vissigots, j’en fis boire un peu à Olimbre, et luy donnant la main, je luy dis : Debout ! Olimbre, le Ciel te guerira bien tost de ceste blesseure, et pour cest effect, allons en ceste bourgade prochaine, car il veut que les graces qu’il fait soient le plus souvent par l’entremise des hommes, afin d’entretenir l’amitié entre eux par ces mutuelles obligations.

Ce fut une chose estrange que l’effect de l’opinion en cet homme, puis que pensant que je feusse envoyé du Ciel, et que le breuvage que je luy avois donné, fust quelque chose de divin, le voilà qui reprit ses forces, et se mit à me suivre, tout ainsi presque que s’il n’eust point eu de mal. Craignant toutesfois que quelque deffaillance ne luy revint, je me tournay vers Ursace, et luy dis : Encor que le Ciel puisse donner telle force à vostre amy, qui luy sera necessaire, si n’est-il point hors de propos, que vous luy aydiez à marcher. Car Dieu se plaist, d’autant qu’il est bon, de voir les effects de la bonté entre les hommes. A ce mot, Ursace s’appro­chant de son amy, le pria de s’appuyer sur luy. De ceste sorte nous arrivasmes à la prochaine bourgade, où de fortune nous trouvasmes un mire qu’ils nomment chirurgien, qui pensa la main d’Olimbre ; et parce qu’il n’y avoit rien de dangereux que la perte du sang, il luy ordonna de tenir le lict pour quelque temps.

Quant à moy, je me retiray en un autre logis, estant bien ayse de leur avoir rendu ce bon office, encores que cela fut cause que mon dessein demeura imparfaict, car le jour estoit tant advancé, qu’il n’y avoit pas du temps pour aller voir ces montagnes bruslantes. Ursace fut bien empesché quand il me vid partir, parce qu’il me vouloit accompagner ; et toutesfois son amitié luy deffendoit d’esloigner son amy en cest estat. Je recognus aysément sa peine, et pour l’en oster, je luy dis qu’il devoit demeurer aupres de son amy, et que Dieu luy sçauroit gré de l’assistance qu’il luy rendroit. Si je ne l’en eusse empesché, je croy qu’il se fust jette à mes pieds pour remerciement; mais ne voulant le souffrir, je le luy deffendis, et incontinent je me retiray en un autre logis. Mais Ursace m’ayant suivy de loing, remarqua le lieu où j’estois entré, et ayant sceu que j’avois demandé à loger, s’en retourna vers son amy pour l’advertir qu’encores que je fusse sorty de leur logis, toutesfois je ne m’en estois pas allé, espérant par ce moyen que je le reverrois encores. Car, grande nymphe, ils avoient pris une si grande confiance en moy qu’ils s’asseuroient, avec mon assistance, de r’avoir bien tost Eudoxe.

Mais trouvant qu’il s’estoit endormy, il revint incontinent où j’estois, et voyant que je prenois mon repas, il demeura un peu estonné. Si n’en fit-il point de semblant, tant qu’il vid quelques personnes du logis autour de moy ; mais quand la nappe fut ostée, et que nous demeurasmes seuls, je luy dis qu’il serrast la porte de la chambre sur nous. Et puis le faisant asseoir, quoy qu’avec beaucoup de peine, pour le mettre hors d’erreur, je luy parlay de ceste sorte : Je voy bien, seigneur chevalier, que l’assistance que vous avez eue de moy tant à propos vous a faict croire que j’estois quelque chose plus qu’homme, et n’ay point esté marry que vous ayez eu ceste creance, afin de vous destourner du cruel et furieux dessein que vous aviez. Mais à ceste heure que la raison a repris sa premiere force en vous, je ne veux pas que vous demeuriez plus long temps deceu. Sçachez donc que je suis Celte, que vous appeliez Gaulois, et né dans une contrée dont les habitants sont nommez Segusiens et Foresiens. Quelques occasions qui seroient longues et inutiles à vous desduire, m’ont fait sortir de ma patrie, et me contraignent de demeurer en ceste Italie pour quelque temps. Toutesfois je tiens pour certain que ce ne fut point sans une particuliere pro­vidence du Ciel que je fus conduit si à propos au lieu où vous estiez, qu’il s’en est ensuivy un si bon effect. Je l’en remercie de tout mon cœur, et me semble que vous en devez faire de mesme, puis que vous devez estre tres-asseuré qu’il ne vous eust point retiré de ceste prochaine mort, si ce n’eust esté pour faire de vous quelque chose, ou à sa gloire ou à vostre honneur et contentement.

Je vy à ces paroles qu’Ursace devint pasle, et changea deux ou trois fois de couleur, se voyant deceu de l’assistance divine qu’il avoit esperée; toutesfois, comme homme de courage, apres y avoir pensé quelque temps : J’advoue, me dit-il, que j’ay esté deceu, car vous voyant en quelque sorte vestu d’autre façon que nous ne sommes, le visage si beau, oyant vostre voix plus douce, et vostre parole si grave, et de plus estant arrivé presque invisi-blement et si à propos prés de nous, il faut que j’advoue que je vous prins pour l’un des messagers du grand Dieu. Mais puis que j’entends par vostre bouche mesme, que vous estes mortel comme nous, je ne veux pas laisser de croire pour cela, que vous ne soyez envoyé de luy pour luy conserver la vie de deux fidelles servi­teurs. Et quoy que par la premiere opinion que j’avois eue de vous, je me feusse incontinent figuré des assistances extraordinaires du Ciel, je n’en veux pas pour cela perdre l’esperance entierement, puis que par la rencontre que nous avons faite de vous, il est impossible de nier que ce soit un soin particulier que quelque grand dieu, ou grand demon pour le moins, a de la conservation de nostre vie. – N’en doutez point, luy dis-je, ny que vous ne soyez reservez à quelque meilleure fortune, puis qu’ils vous ont retirez d’un danger si apparent, car ils ne font jamais rien que pour nostre mieux. Et parce que je suis estranger, et du tout ignorant de la fortune que vous regrettez, ce me seroit un grand plaisir de l’ouyr de vostre bouche, à fin que je sceusse pour le moins, pour qui les dieux m’ont faict vivre ceste journée. Alors avec un grand souspir, il me respondit de ceste sorte : Le Ciel me puniroit avec raison, comme un ingrat, si je refusois à celuy qui m’a conservé la vie, de luy raconter quel en a esté le cours et l’entresuitte. Et pour ce, je satisferayà vostre curiosité, avec promesse toutesfois que vous tiendrez secret ce que je vous en diray ; car estant descouvert, il pourroit estre cause de la perte de ceste vie, que nous pouvons dire que vous nous avez conservée. Et luy en ayant donné toute l’asseurance qu’il voulut, il continua de ceste sorte.

Alexis vouloit continuer son discours, et raconter tout au long ce qu’Ursace luy avoit dit. Mais Adamas survenant l’en empescha, car Leonide et elle furent contraintes de se lever, et luy rendre l’honneur qu’elles luy devoient. Et le sage druide, les prenant chacune d’une main, commença de se promener par une allée qui, encores que couverte du soleil, ne laissoit d’avoir une belle veue du costé du bois d’Isoure.

Et cependant qu’ils discouroient de diverses choses, on les vint advertir que Silvle estoit arrivée et qu’elle estoit desja entrée dans la maison. Alexis fit difficulté de se laisser voir à elle de peur d’estre recogneue. Mais en fin se ressouvenant combien ceste nymphe avoit desja contribué du sien, pour le sor­tir de la peine où il estoit au palais d’Isoure, elle creut qu’elle ne seroit pas changée. Toutesfois Adamas ne fut pas d’advis qu’elle se laissast voir, craignant que la jeunesse de la nymphe, et les faveurs qu’il avoit sceu que Galathée luy faisoit, depuis que sa niepce n’estoit plus aupres d’elle, ne la fissent parler plus qu’elle ne debvroit. Et il vouloit de sorte tenir cest affaire secrette, que s’il eust pu, il se la fust cachée à luy-mesme. Il commanda donc à Leonide d’aller trouver sa compagne, et sur tout ne luy parler de Celadon ; que si elle demandoit de voir Alexis, qu’elle luy dist qu’ils estoient empeschez ensemble, pour quelques affaires de leurs charges et offices ; et qu’estant resolue de retourner bien tost vers les Carnutes, et parachever son terme, elle ne se laissoit voir que le moins qu’elle pouvoit.

Leonide s’en alla donc de ceste sorte bien instruitte trouver Silvie, à laquelle elle donna d’abord tant de baisers, et fit tant d’embrassements qu’il sembloit qu’elles ne se fussent veues de plus d’un an. Et apres ces premiers accueils, et que, pour se gratifier l’une l’autre, elles se furent asseurées qu’elle ne s’estoient jamais veues si belles, et que Silvie eust dit à sa compagne que les champs ne luy avoient point gasté son beau teint, et que Leonide luy eust reproché qu’elle ne monstroit pas beaucoup de regret de ne la voir plus, et que le tracas de la Cour ne la travailloit guiere, puis qu’elle avoit un meilleur visage encores que quand elle la laissa, elles s’assirent eslongnées de chacun, et lors, Silvie luy parla de ceste sorte.

==Suitte de l’histoire de Lindamor==

Encores, ma sœur, qu’il ne me faille point de subjet pour me convier de vous venir voir, sinon le seul desir que j’en ay, si vous diray-je qu’à ce coup ce qui m’a conduict icy, n’est pas cette seule volonté, car c’est pour conferer avec vous, et si vous le trouvez bon, avec Adamas aussi, d’une affaire que j’ay jugé estre à propos de vous faire sçavoir, parce que Galathée et nous en pouvons recevoir beaucoup de contentement, ou beaucoup de desplaisir.

Sçachez donc, ma sœur, que Fleurial est revenu du lieu où vous l’aviez envoyé et qu’il a rapporté des lettres de Lindamor. Il fut bien estonné quand il ne vous trouva plus à Marcilly, et voulut venir icy, mais de fortune Galathée se prit garde qu’il parloit à moy, et soupçonnant que vous me l’eussiez envoyé, car elle ne sçavoit le voyage que vous luy aviez commandé, de faire, elle l’appela, et luy demanda d’où il venoit, et que c’est qu’il me vouloit. Luy qui pensoit bien faire, sans desguiser chose du monde, luy fit responce qu’il venoit de trouver Lindamor et en mesme temps luy presenta les lettres qu’il en avoit. Et elle, luy ayant demandé qui luy avoit fait faire ce voyage, il respondit que ç’avoit esté vous, depuis que nous estions au palais d’Isoure. Galathée alors se tournant à moy, en pliant les espaules : Voyez, dit-elle, quelle est l’humeur de vostre compagne ! Et refusant les lettres, luy commanda de me les donner pour vous les envoyer. Et puis se retirant en sa chambre, car de fortune elle venoit de se promener, elle me commanda de la suivre. Cela fut cause que je ne peus dire autre chose à Fleurial, sinon, prenant ses lettres, qu’il m’attendist en ce lieu, jusques à ce que j’eusse parlé à la nymphe. Aussi tost qu’elle fut en son cabinet, et qu’elle vit que j’estois seule : Que vous semble, me dit-elle, de vostre compagne ? N’est-elle pas resolue de me rendre tous les desplaisirs qu’elle pourra ? – Madame, luy respondis-je, je ne sçay que dire sur cela, il faut parler à elle pour sçavoir quel subject elle en a eu, et quel a esté son dessein. – Je le sçay, repliqua-t’elle, mieux qu’elle ne vous le dira, car elle ne vous confessera pas la vérité, et je me doute bien de ce qui en est. Elle a donné advis à Lindamor que j’aymois Celadon. – Seroit-il possible, madame, respondis-je, qu’elle eust pris la peine de luy escrire ces nouvelles de si loin, et ayant à faire un chemin si dangereux ? – Voyons, me dit-elle, les lettres de Lindamor, et vous cognoistrez que je ne mens point. Et lors me les ostant d’entre les mains, elle rompit le cachet et les leut. La premiere qu’elle rencontra fut celle qui s’adressoit à vous, et parce que je les ay apportées, nous les pourrons lire. Et mettant la main dans sa poche, elle en tira le paquet ouvert, et donnant à Leonide la lettre qui s’adressoit à elle, elle vit qu’elle estoit telle.

Lettre de Lindamor à Leonide modifier

Vous croyez que ma presence me sera utile, et je pense qu’aussi sera-t’elle, mais par un moyen bien different de celuy que vous attendez. Elle me profitera sans doute en deux sortes : l’une, en me sortant de la miserable vie où je suis, m’estant impossible de veoir un tel changement en ma dame, sans mourir ; et l’autre, en me faisant prendre vengeance de celuy qui est cause de mon mal. Jurant par tous les dieux que le sang de ce perfide est la seule satisfaction que t je puis recevoir d’une si grande offence. Je seray pour ce subject vers vous dans le temps que ce porteur vous dira. Cependant, si vous le trouvez à propos, faictes voir à ma dame la lettre que je luy escrits, attendant que la fin de ma vie, devancée de la mort de ce meschant, luy rende tesmoignage que je ne pouvois survivre l’amitié qu’elle m’avoit promise, ny mourir aussi sans en tirer vengeance.

Voicy, me dit-elle, continua Silvie, ce que j’ay tousjours le plus redouté : l’imprudence de Leonide, ou plustost sa malice, est si grande qu’elle a declaré à Lindamor l’amitié que je porte à Celadon, et ce rapport est cause qu’il le veut tuer. J’aymerois mieux la mort que si ce berger avoit le moindre mal du monde à mon occasion, et il ne faut point douter que cest outrecuidé ne le fasse pour me desplaire ; et Dieu sçait combien il le pourroit outrager facilement, puis que le pauvre berger n’y pense point, et qu’outre cela il n’a point d’autres armes que sa houlette. Il faut bien dire que c’est une grande malice que la sienne, de pro­curer la mort à celuy qui ne luy fit jamais desplaisir. Je croy que c’est de rage, car elle l’ayme, et voyant qu’il n’a tenu compte d’elle, elle voudroit qu’il fust mort. – Madame, luy respondis-je, je ne croy pas que ma compagne ait fait ceste faute, mais plus­tost une plus grande, car lisant ce que Lindamor luy escrit, je ne pense pas qu’il vueille parler de Celadon, mais de Polemas : car à quelle occasion nommeroit-il Celadon perfide ? – Et pour-quoy, interrompit-elle incontinent, plustost Polemas ? – Parce, madame, luy dis-je, qu’elle luy aura fait sçavoir l’artifice dont il a usé de ce faux druide. – Et quoy ! Silvie, me dit-elle, en se moquant de moy, vous croyez encores q’ue Leonide vous ayt dit vray ? Ne cognoissez-yous pas que ce fut une menterie qu’elle inventa pour me distraire de Celadon afin de le posseder toute seule ? Or je vous apprens, si vous ne le sçavez, qu’elle en estoit tellement amoureuse, qu’elle ne pouvoit presque souffrir que je le regardasse ; et si elle eust eu autant de puissance sur moy, que j’en ay sur elle, ô qu’elle m’eust bien empeschée de n’entrer jamais en lieu où il eust esté ! Et quoy ? m’amie, vous n’avez point pris garde à ses actions, et comme lors qu’elle le voyoit, elle le mangeoit des yeux, s’il faut dire ainsi, ne le pouvant assez regarder, et s’ennuyoit tellement de nous voir aupres de luy, qu’elle en mouroit de jalousie ? Je vous asseure que j’ay quelquesfois passé mon temps à considerer les diverses passions qu’elle ressentoit. Je la voyois maintenant toute en feu, et puis incontinent devenir pasle et sans couleur. Quelquesfois il n’y avoit à parler que pour elle, et puis tout à coup elle se taisoit, de. sorte’qu’il sembloit qu’on luy eust osté la voix, ou là langue. Je l’ay si souvent surprise qu’elle avoit les yeux sur luy, qu’en fin je ne prenois plus la peine de la regarder, mais seulement me moquois d’elle quand je la voyois en cette extase, tel se peut nommer son ravissement. Et pensant de m’en retirer du tout, elle fit cette belle invention dont vous avez ouy parler, mais cela est aussi peu vray que la plus grande fausseté qui fut jamais.

A ce mot, elle prit l’autre lettre qui s’addressoit à elle, que vous pourrez lire, dict Silvie, la presentant à Leonide, qui la prenant trouva qu’elle estoit telle.

Lettre de Lindamor à Galathée modifier

Puisque ce malheureux esloignement, outre l’honneur de vostre presence, me ravit celuy de vos bonnes graces, je proteste que je ne veux plus vivre que pour vous rendre preuve que je merite mieux ce que vous m’avez promis, que le perfide qui est cause de ma disgrace, que s’il faloit obtenir le bien que je regrette, par amour, ou par armes et non par artifice, ne croyez point que ce meschant osast y aspirer, tant que je serois en vie. Il advouera bien tost ce que je dis, ou l’espée qu’il a desjà ressentie, luy ostera à ce coup la vie, que je ne luy laissay que trop malheureusement pour ce miserable et infortuné Lindamor.

Quand Leonide eut leu ceste lettre : Je m’asseure, dict-elle, ma sœur, que Galathée a bien recognu que son tant aymé Celadon n’estoit point en danger de perdre la vie par mon moyen, et que c’est plustost ce traistre Polemas qui est cause de toute nostre peine. Et je prie Hesus qu’il le punisse par les armes, ou Tharamis par le foudre, et qu’en fin par la grace de Teutates, madame cognoisse que je n’ay point menty quand je luy ay raconté la meschanceté de Climanthe, et de ce cauteleux amant ; car tout ce que je luy en ay dit, est aussi veritable que je desire le guy de l’an neuf m’estre salutaire, et si je ments, que je ne puisse jamais assister au sacrifice du pain et du vin, ny baiser la serpe d’or dont le guy ceste année sera abatu. Bref, ma sœur, je le vous jure par tous les serments qui nous sont plus saincts et sacrez ; et quoy que je ne me soucie guiere de retourner à Marcilly, tant qu’elle sera de ceste humeur, si serois-je bien aise qu’à toutes les occasions qui se presenteront, vous fissiez tout ce qui se peut pour l’oster de l’erreur où elle est, non point pour autre subjet que pour ne luy laisser une si mauvaise impression de moy, qui ne veux pas à la verité vivre, ny en druide, ny en vestale, mais ouy bien en fille de ma condition, et sans reproche. – Ma sœur, respondit Silvie, il ne faut point que vous m’asseuriez avec plus de ser­ments de la finesse de Polemas. Je l’ay creue, dés la premiere fois que vous m’en parlastes, tant pour vous croire veritable, que pour ne douter point de l’esprit de Polemas, ny de sa volonté, par la cognoissance des choses qu’il avoit desja faites pour ce subjet. Et devez croire qu’à toutes les occasions qui se presen­teront, je ne failliray point de persuader la verité à la nymphe, comme jusques icy je n’en ay laissé passer une seule, sans m’y estre essayée. Mais il ne faut point que je vous flatte en cela : je n’espere pas que mes paroles ny mes persuasions y puissent beaucoup faire, jusques à ce que son esprit n’y soit préparé d’autre sorte, ce qui peut-estre adviendra trop tard, si Dieu ne nous envoyé quelque moyen inesperé. Car je vois bien que Polemas a un mauvais dessein, et qu’il ne le couvre que pour la crainte qu’il a de Clidaman et de Lindamor, qu’il sçait estre armez, et tant aymez du roy Childeric, qui ayant succedé à ce grand Merouée, a pris une si particuliere amitié à Clidaman, à Lindamor, mais plus encor à Guyemants, qu’il ne peut estre sans eux. Et. Polemas qui est fin et rusé, craint que s’il entreprend quelque nouveauté, ce Franc ne les assiste, et par sa force ne ruine tous ses desseins.

Mais pour laisser ces affaires d’Estat, qui doivent estre demeslées par de plus capables personnes que nous, je vous diray, ma sœur, que quand Galathée eut leu ce que Lindamor luy escrivoit, elle fut si aise de voir que Celadon ne courait point de for­tune, que la moitié de sa cholere fut passée. – Et bien, luy dis-je, madame, n’ay-je pas deviné que Lindamor voûtait parler de Polemas ? – Vous avez raison, me dit-elle, et j’advoue que j’ay à ce coup accusé à tort Leonide, mais la compassion que j’avois de ce pauvre berger, qui à la verité ne peut mais de tout cecy, me faisoit tenir ce langage. – Madame, continuay-je, faites moy l’honneur de croire que Leonide ne vous rendra jamais du des­plaisir à son escient, et que cognoissant bien que vous n’aimez nullement Polemas, elle a quelque raison de desirer que Linda­mor parvienne à l’honneur qu’il recherche en vos bonnes graces, pour le parentage qui est entre elle et luy. Car vous sçavez, madame, que Lindamor est de cest illustre sang de Lavieu, et elle de celuy de Feurs, qui de si long temps ont eu tant d’al­liances ensemble, qu’il semble que ces deux races ne sont qu’une. Et au contraire il y a tousjours eu tant d’inimitié entre celle de Surieu, et celles-cy, que si elle tasche d’esloigner Polemas du bien qu’il pretend, vous devez l’en excuser, puis qu’elle y a un si grand interest. – Je sçavois bien, respondit Galathée, qu’il y avoit eu de grandes inimitiez entre ceux de Lavieu, et de Surieu, et depuis le combat de Lindamor et de Polemas, qu’il n’y avoit eu guere d’amitié entre eux, quoy que Polemas n’en ait rien sceu que par soupçon. Mais je ne sçavois point le sujet que Leonide avoit de favoriser Lindamor, et j’advoue qu’elle a raison, d’autant que chacun doit desirer que le lieu dont il tire son origine soit le plus illustre qu’il se peut. Et si je l’eusse sceu plustost, je n’eusse pas trouvé si mauvais la protection qu’elle a tousjours prise de Lindamor, soit contre celuy dont nous parlons, soit contre Celadon, qui à la verité a esté tant opiniastre quelquefois que j’ay eu sujet de croire qu’il y avoit de l’amour et non pas de la haine. Mais maintenant que je considere ce que vous, dites, je veux croire qu’Adamas a fait eschapper Celadon, afin que Lindamor, qui est son parent comme vous dictes, par ce parvint à ce qu’il desire, et je pense bien que Leonide n’y a pas nuy pour ce mesme subject. Toutesfois je le luy pardonne pour ceste consideration, et mesme n’ayant rien mandé à Lindamor de tout ce qui s’est passé en mon palais d’Isoure. Et faut que nous fassions, continua-t’elle, une contreruze par son moyen et sans qu’elle s’en doute.

A ce-mot, Silvie se teust, et laissant son premier discours, peu apres reprist de cete sorte : Voyez-vous, ma sœur, je ne vous cache rien, parce que nostre amitié me le commande ainsi, mais si vous me descouvriez, je serois ruinée ; c’est pourquoy je vous supplie de n’en faire jamais semblant. – J’aymerois mieux, respondit Leonide, ne parler jamais que si j’avois fait cette faute – Sçachez donc, continua Silvie, que Galathée, apres avoir quelque temps pensé en elle-mesme, me dit en fin : Voyez-vous, Silvie, je suis infiniment empeschée de ces deux hommes, je veux dire de Lindamor et de Polemas, et faut que je vous advoue que celuy qui m’en defferoit, m’obligerait infiniment ; car je sçay bien qu’ils ne laisseront jamais en paix Celadon aupres de moy. C’est pourquoy je voudrais bien essayer de me despecher de l’un par le moyen de l’autre, ce que nous pouvons faire par l’entremise de Leonide, à laquelle il faut que vous conseillez qu’elle doit advertir Lindamor de tout ce qu’elle dict de Climanthe et de luy. Mais qu’elle se garde bien d’y embrouiller Celadon, et vous luy pourrez dire, afin de luy en oster la volonté, que je n’ay plus de memoire de luy, et que la presence de Lindamor qui est chevalier de tant de merites me fera bien oublier ce berger entierement ; parce que ou Lindamor me deffera de Polemas, ou cestuy-cy de l’autre, et par ainsi j’en seray deschargée à moitié, et peut-estre du tout si ma fortune veut qu’en mesme temps l’un me defface de l’autre Je ne voudrois pas que ce fust par leur mort, mais plustost par quelque autre moyen, et toutesfois je me sens si fort importunée d’eux, et j’ayme de sorte Celadon, que s’il ne se peut autrement, j’y consentiray, pourveu que je n’y mette-point la main, et que l’on ne sçache que cela vienne de moy.

J’advoue, ma sœur, qu’oyant ces paroles, je demeuray estonnée, et me resolus de vous en advertir, non pas pour vous don­ner volonté de faire ce qu’elle dict, mais au contraire pour y pour­voir. Je respondis donc à la nymphe, qu’avant que de faire des­sein sur ce qu’elle disoit, il falloit sçavoir de Fleurial en quel temps Lindamor luy avoit dict qu’il viendroit. Ce qu’elle trouva à propos et me commanda de l’appeller, ce que je fis. Mais avant que de le faire parler à elle, je luy dis qu’il se gardast bien de dire à Galathée le temps que Lindamor devoit venir, ny le lieu où il se devoit trouver, et que si elle le luy demandoit, il dict qu’il reviendroit beaucoup plus tard qu’il ne vous mandoit. Encor qu’il soit d’assez peu d’esprit, si est-ce qu’il creut ce que je luy en dis, et lors qu’il fut devant elle, il mentoit si asseurément que Galathée le creut.

Et parce qu’elle a trouvé à propos que je sois venue vers vous pour commencer de vous convier d’escrire à Lindamor, ou pour le moins de luy faire sçavoir ce que Polemas a fait contre luy, j’ay pensé qu’il estoit bon d’amener Fleurial pour vous dire plus au long ce que Lindamor vous mande, et qu’il ne m’a point voulu dire, mais il craint que vous soyez en colere contre luy, pour la faute qu’il a faite de donner ses lettres à Galathée, et de luy avoir dit le subjet de son voyage, si bien qu’il ne s’ose pre­senter devant vous. Il me semble qu’encor qu’il ait failly, il ne le faut pas toutesfois rudoyer, de sorte qu’il perde la volonté de parachever; car devant qu’un autre en sceust autant que luy, nous perdrions beaucoup de temps, et à l’aventure ne feroit-il pas mieux. – Vous avez raison, respondit Leonide, et peut-estre n’a-t’il pas fait tant de mal qu’il semble, puis que Galathée a leu la lettre de Lindamor, que sans doute elle eust faict diffi­culté de voir, et que j’eusse esté bien empeschée de luy presenter, pour estre bannie de sa presence comme je suis. Vous le devez donc asseurer que je n’en suis point marrie, qu’au con­traire il a fort bien fait, mais qu’il n’y retourne plus, car peut-estre une autre fois, il ne seroit pas à propos. Silvie sortant de la salle, fit appeller Fleurial, auquel elle fit entendre tout ce que vous avez sceu, et puis le conduit vers Leonide, qui luy fit un fort bon visage, et l’asseura de ce que sa compagne luy avoit dict, et luy demandant particulierement le succez de son voyage, il commença de ceste sorte.

J’ay eu crainte d’avoir failly, madame, ainsi que vous a peu dire Silvie, que j’avois suppliée de vous faire mes excuses, comme celle qui a veu en quelle sorte le tout s’est passé ; mais puis que, Dieu mercy, il est advenu autrement, j’en suis tres-aise et m’en resjouys comme du plus grand bien qui me puisse arriver, ayant voué tant de services à Lindamor que s’il reconnoit en moy quelque faute d’esprit, je sçay bien pour le moins qu’il n’en trouvera jamais de fidelité ny d’affection. Cela fut cause qu’aussi tost que vous me commandastes de l’aller trouver, je le fis avec toute la plus grande diligence qu’il me fut possible, et arrivay en une ville qui s’appelle Paris, où Merovée demeuroit pour lors, estant de retour du pays des Neustriens. Ceste ville est assise dans une isle si petite que les murailles sont continuellement lavées de la riviere qui l’environne de tous costez, de sorte que l’on n’y sçau-aroit aller que par des ponts. Aussi tost qu’il me vit, je remarquay bien à son visage une grande alteration, mais d’autant qu’il estoit au lict, et qu’il y avoit quantité de personnes aupres de luy, il ne peut parler à moy, ny me demander l’occasion de mon voyage. Mais lors qu’il fut seul, il me fit appeller, et me deman­dant quel subject m’avoit amené, je luy dis qu’il le verrait par vostre lettre. – Et n’y en a-t’il point, dit-il incontinent, de celles de Madame ? – Vous sçaurez tout, luy respondis-je, par ceste lettre. Il changea de couleur quand je luy tins ce langage, croyant bien qu’il y eust du changement, mais quand il eut leu ce que vous luy escriviez, je ne vis jamais un homme si estonné. Je ne sçay quant à moy ce qu’il y avoit dans ce papier, mais il faillit de luy oster la vie. – Je me ressouviendray bien, dit Leonide, des mesines paroles, car il en avoit fort peu, et veus, ma sœur, que vous les oyez, afin, dit-elle, s’approchant de son oreille, que vous puissiez les dire à Galathée, s’il est necessaire. Il n’y avoit que ce que je vay vous dire.

Et lors se reculant, elle dit tout haut.

==Lettre de Leonide a Lindamor==

Si autrefois vous avez deu esperer en moy, je vous dis mainte­nant que vous devez remettre toute vostre esperance en vous-mesme, non pas que j’aye diminué de bonne volonté envers vous, mais parce que les artifices de Polemas ont esté tels qu’ils m’ont osté tout pouvoir de vous servir. Vos affaires sont en si mauvais terme, qu’il n’y a point d’apparence de salut si vous ne revenez promptement. Je ne puis vous en dire d’avantage que ce ne soit de bouche, n’estant pas à propos qu’autre que vous entende ce à quoy tout seul vous pouvez remedier.

– Vous luy donniez, dit Silvie, l’alarme bien chaude, et ne m’estonne plus qu’il ait changé de couleur, car ceste nouvelle estoit bien assez fascheuse pour luy causer de semblables effects. – Que pouvois-je, dit Leonide, luy escrire moins ? n’estoit-il pas vray ? Quant à moy, je ne sceus jamais mentir, mais moins à mes amis, et à ceux qui se fient en moy qu’à tous les autres. – Vos paroles, reprit alors Fleurial, ne demeurerent pas sans effect. De fortune il n’y avoit personne aupres de luy, comme je vous ay dit, sinon un jeune homme qui le servoit en la chambre. Il eut tant de puissance sur sa douleur, qu’il retint les plaintes jusques à ce qu’il eut commandé à ce jeune homme et à moy, de nous reti­rer dans sa garderobbe, attendant qu’il nous appellast. Et faisant tirer le rideau, il se mit à souspirer si haut, que nous l’enten­dions quelquefois, encor que la porte fust fermée.

Je m’enquis alors quel estoit le mal qui le retenoit dans le lict, et je sceus que c’estoient des blesseures qu’il avoit eues en une rencontre, où les Neustriens avoient esté desfaicts par la valeur de Qidaman et de Lindamor. Et parce que j’estois curieux de sçavoir comme le tout s’estoit passé, prenant la parolle, il me parla de ceste sorte : Je croy, Fleurial, me dit-il, (car il sçavoit mon nom, m’ayant veu bien souvent dans les jardins de Montbrison et dans le logis mesme de son maistre, lors que vous m’y envoyez) que tu as ouy dire les batailles qui ont esté gagnées sur les Neustriens par le roy, avec l’assistance toutesfois de Clidaman et de mon maistre. Je m’asseure aussi que tu as ouy parler d’une dame (il me la nomma bien, dit-il, s’addressant à Leonide, mais j’en ay oublié le nom) qui, s’habillant en homme, avoit suivy, d’un pays qui est de là la mer, un Neustrien qu’elle aymoit, et qui ressembloit tant à Ligdamon, qu’estant pris pour luy, il mourut, ne voulant point espouser une femme pour qui celuy-là s’estoit battu, et avoit tué un homme, pour le meurtre duquel estant banny, il s’enfuit en ce pays que je ne sçay nommer, et depuis revenant, fut pris par un parent du mort. Et sans ceste dame dont je te parle, il eust esté entre les mains de la justice, mais elle combatit pour luy, et se mit en prison pour l’en sortir. Ce discours embrouillé de Fleurial fit rire les nymphes, encores que Silvie, pour la mémoire de Ligdamon, en eust peu de volonté ; et Leonide, pour luy aider, luy dit : Tu veux parler, Fleurial, de la belle Melandre... – Il est vray, (interrompit-il) c’est ainsi qu’elle se nomme. – Et de Lydias, continua la nymphe, qui fut retenu à Calais par Lypandas, à cause de la mort d’Aronte. – Ce sont ceux-là mesme, dit Fleurial, en frappant d’une main contre l’autre, mais je ne pouvois me souvenir de leurs noms, et pourveu que vous m’aidiez un peu, j’acheverai bien de vous raconter tout ce qu’il me dit. Or ceste dame, continua-t’il, fut cause que Calais fut pris par les Francs, et Lypandas (je ne sçay si je dis bien son nom) fut mis prisonnier. Quant à Melandre qui estoit dans un cachot, aussi tost qu’elle fut delivrée, elle s’en alla sans parler à Lydias, ayant opinion, selon ce qu’elle en avoit ouy dire, que Ligdamon qui estoit entre les mains des ennemis, fust Lydias, ainsi que chacun luy disoit. Aussi tost que Lydias sceut le despart de ceste dame, il se mit apres, sans redouter la rigueur des ennemis, ny de la justice. Mais Lypandas qui estoit dans une prison, ayant sceu qu’il avoit tenu une. femme prison­niere, et qu’il avoit combattu contre elle, devint tant amoureux de Melandre, qu’il ne cessa de poursuivre sa delivrance, jusques à ce qu’il fut mis en liberté, et soudain prit le chemin de la ville où elle estoit allée, dont j’ay oublié le nom pour estre fort estrange. – N’est-ce point Rothomage ? dit Leonide. – C’est celle-là mesme, dit Fleurial. 0 dieux! que je vous raconterois de belles choses, si j’avois une aussi bonne memoire ! Tant y a que le fils du roy, ayant eu quelque advertissement, s’en alla attendre les ennemis, et les deffit apres un long combat, où Lindamor fut blessé de sorte qu’il ne pouvoit sortir du lict. – Vrayement, respond Leonide, tu es le meilleur raconteur des choses que l’on t’a dictes, qui se puisse trouver en toute ceste contrée. Or dis-nous le reste, et si tu t’en acquittes aussi bien, nous serons fort satisfaictes de ton bien dire. – J’ay une memoire, dit-il, qui ne me sert pas si bien que je voudrois, et ayme mieux ne dire pas plusieurs choses, que de mentir.

Or cependant que ce jeune homme me racontoit ces choses, Lindamor souspiroit et parloit quelquefois, mais il m’estoit im­possible d’ouyr ses paroles parce que la porte estoit fermée. En fin j’ouys qu’il m’appella, et sans ouvrir les rideaux, il me dit: Je veux, Fleurial, que tu partes demain, et je te devancerois si je n’avois les deux cuisses percées qui, m’empeschent de pouvoir souffrir le cheval, mais je te suivray bien tost ; et dis à Leonide que je m’en iray descendre chez Adamas, puis qu’elle m’a acquis son amitié, et que ce sera dans vingt nuicts, si pour le moins mes blessures me le permettent. Et à ce mot, me commandant de m’aller reposer, je fus bien estonné que la nuict mesme on me dit que l’on l’avoit tenu deux ou trois fois pour mort, et que ses playes estoient tellement changées, qu’il estoit en grand danger de sa vie. Je crois que les nouvelles que vous luy aviez escrites, en furent cause ; tant y a qu’il fut longuement en cest estat, et ne peus partir d’une lune apres, que s’estant consolé ou pris quelque resolution, son mal ne fut plus si dangereux. Outre les blesseures, il avoit eu une si fascheuse fievre qu’il resvoit presque ordinairement, et nommoit à tous coups Galathée, Leonide, et Polemas, meslant parmy des propos d’amour, de vengeance et de mort. Il revint en fin en santé, mais encor qu’il fust en cest estat, si ne pouvoit-il sortir du licf, et les mires luy dirent que de quinze nuicts pour le moins il ne sçauroit sortir de la chambre. Cela fut cause qu’il me despescha, et me dit que dans le dixiesme de la lune suivante, il seroit icy ; et me donna les lettres que vous avez veues, me commandant de vous dire beaucoup de belles paroles, qui n’estoient que des remerciements, et desquels je vous advoue, madame, que j’ay perdu entierement la memoire.

Les nymphes ne peurent s’empescher de rire, oyant les discours de Fleurial, et les effets de sa bonne memoire. Et parce qu’elles vouloient parler ensemble, elles luy commanderent de sortir et d’attendre que Silvie s’en retournast, et sur tout qu’il se gardast bien de dire à personne que Lindamor deust revenir. Et estant demeurées seules, elles resolurent de dire tout ouver­tement à Galathée la verité de ce voyage, esperant que peut-estre le merite de Lindamor la feroit revenir à son devoir ; mais de luy cacher en toute façon le temps de son retour, de peur que si elle le sçavoit, elle n’en donnast advis à Polemas, non pas pour amitié qu’elle luy portast, mais seulement afin qu’il se tinst sur ses gardes, et qu’il fist une telle deffence que, Lindamor le voulant tuer, ils y demeurassent tous deux, ou bien que, luy disant le dessein et l’entreprise de Lindamor, il demandast le camp, et qu’ils y mourussent, dequoy les paroles de la nymphe les mettoient en soupçon.

Ayant donc fait ce dessein, Silvie fut d’avis de le communi­quer au sage Adamas, afin d’en sçavoir son opinion ; mais Leonide luy dit, qu’elle luy en parleroit à loisir, et qu’à ceste heure il estoit empesché avec sa fille. – Et ne la verray-je point ? dit Silvie. – II sera bien mal aisé, dit Leonide, pour ce coup, car ils sont infiniment empeschez, à cause qu’il n’y a plus qu’une lune ou environ, d’icy au jour que l’assemblée des druides se fait à Dreux, et je croy que pour ceste année mon oncle s’en veut exempter à cause de sa fille, qu’il seroit contrainct de rame­ner, de la presence de laquelle il veut jouir le plus long temps qu’il luy sera possible. Toutesfois, si vous voulez, je ne laisseray pas de les en faire advertir, car je sçay qu’ils auront un tres-grand plaisir de vous voir. – II ne le faut pas, dit Silvie, je suis bien aise qu’Adamas se resolve de demeurer ceste année, car sa presence nous sera peut-estre plus necessaire que nous ne pensons. Il ne faut point les destourner, et me suffit de sçavoir qu’ils se portent bien.

Et apres quelques autres discours, Silvie print congé, et se Tetira à Marcilly, où Galathée l’attendoit en bonne devotion, pour le desir qu’elle avoit d’entendre les discours que Leonide et elle avoient tenus, et.sur tout pour apprendre des nouvelles de Celadon, s’asseurant bien que Leonide en auroit. Mais quand elle sceut que le berger n’estoit point en son hameau, et que per­sonne ne sçavoit où il estoit, elle demeura fort empeschée, ne sçachant de quoy accuser Leonide, car elle pensoit bien que si le berger se fust sauvé par son advis, elle n’eust pas permis qu’il fust sorty hors de la contrée.

Et apres avoir quelque temps songé en elle-mesme, elle dit : Peut-estre en fin sera-t’il vray que Leonide n’est point coulpable du despart de Celadon, puis qu’il s’en est allé de ceste sorte. – Je croy veritablement, respondit Silvie, qu’elle n’a jamais pensé à le faire sortir du palais d’Isoure, et selon que je luy en ay ouy parler, je respondrois en cela presque autant pour elle que pour moy. – Mais si ce n’est point elle, reprit Galathée, pourquoy n’a-t’elle pas voulu revenir quand vous le luy avez mandé de ma part ? – Madame, dit Silvie, me permettrez-vous de vous dire franchement la responce qu’elle m’a faicte ? – Je ne le vous permets pas seulement, adjousta la nymphe, mais je le vous commande. – Sçachez donc, madame, continua Silvie, qu’apres avoir veu ma lettre, elle me respondit : qu’elle recognoissoit bien l’honneur que ce luy estoit de vous faire service, et plus encores d’estre prés de vostre personne, n’ignorant pas que nous sommes toutes obligées par la nature et par vos merites, à vous donner, et nostre peine, et nostre vie. Mais quand elle considerait les estranges opinions que vous aviez conceues contre elle, et le mauvais traittement que pour ces opinions elle avoit recela de vous, elle aymoit mieux s’esloigner de vostre presence, que d’estre en danger de recevoir, encores un mauvais visage, et un congé avec si peu de subject. Qu’en ceste resolution elle se forçoit infiniment, et .l’inclination qu’elle avoit d’estre tousjours aupres de vostre personne, mais qu’elle aimoit mieux supporter ceste peine en particulier, que d’estre la fable de toute la cour. Qu’une fille n’avoit rien de si cher que la reputation, et que les soupçons que vous aviez d’elle depuis quelques lunes, l’offençoient de sorte qu’elle donnoit à parler à chacun à son desadvantage. Qu’elle rechercherait tousjours l’honneur de vos bonnes graces par tous les services qu’elle vous pourroit rendre, mais elle vous supplioit tres-humblement de trouver bon qu’elle ne revinst plus. Et à ceste fois que je luy en ay parlé, elle m’a fait encores la mesme responce, et a adjousté tant de sermens, que ce qu’elle vous avoit dit de Polemas et de Climanthe estoit veritable, qu’il faut que j’advoue que j’en crois quelque chose. – Pensez-vous, dit Galathée, que cela puisse estre ? – Madame, respondit Silvie, je n’y vois rien d’impossible, car il est bien cer­tain que Polemas vous ayme et qu’il a bien assez de finesse pour inventer cet artifice. Et ce qui me le fait mieux croire, c’est que le jour que vous trouvastes Celadon, Polemas fut veu tout seul au mesme lieu, s’y promenant fort long temps, et monstrant bien qu’il y avoit quelque dessein. – Et comment le sçavez-vous ? dit la nymphe. – Je l’ay appris, dit Silvie, de plusieurs personnes, parce que depuis que ma compagne m’eut raconté ce qu’elle vous en avoit dit, et voyant la doubte en quoy vous en estiez, je fus curieuse d’en descouvrir la verité, et m’enquerant en quel lieu estoit Polemas ce jour-là, je sceus au commencement qu’il n’estoit point à Marcilly. Et depuis, recherchant la verité de plus prés, je descouvris qu’il estoit party de Feurs, n’ayant qu’un homme en sa compagnie que personne ne cognoissoit, auquel il faisoit des caresses extraordinaires. Et en fin j’ay sceu de plu­sieurs que ceux qui recherchoient Celadon, le long de Lignon, trouverent Polemas tout seul, qui se promenoit au mesme lieu où vous trouvastes le berger. – Vrayement, dit Galathée, ce que vous me racontez me met bien en peine, et s’il est vray, il ne faut point douter que j’ay eu tort de traicter Leonide comme, j’ay fait, car j’ay pensé jusques icy que c’estoit une pure menterie. – Madame, respondit Silvie, je vous asseureray bien que c’est la verité que Polemas fut long temps sur le lieu, et que depuis on l’y a veu plusieurs jours suivans, sans compagnie. Jugez ce qu’il y pouvoit attendre ! – II faut advouer, dit Galathée, que veritablement Polemas est meschant, et que si j’en puis des­couvrir la verité, je l’en feray bien repentir ; cependant je veux que vous disposiez Leonide à revenir, et que vous l’asseuriez que je l’aymeray, pourveu qu’elle vive, et avec moy, et avec vous, comme elle doit.

D’autre costé Leonide, aussi tost que sa compagne fut partie, retourna vers Adamas et luy raconta une partie des nouvelles qu’elle luy avoit dites, schant avec finesse ce qu’elle creut qu’il pourroit trouver mauvais. Et parce qu’il estoit heure de disner, le druide, Alexis, et elle se retirerent au petit pas dans le logis.