P. Ollendorff (p. 37-42).


Scène VII


MADAME PÉRARD, JEAN caché, ALFRED.
MADAME PÉRARD, mélancoliquement assise sur le canapé.

Le monde est un étrange pays. On suit machinalement une route battue, une ornière tracée. On rencontre à droite ou à gauche quelques sentiers couverts où l’ombre et la fraîcheur vous appellent. Mais non : l’usage, les convenances, la régularité de l’ordre établi, tout nous défend d’entrer dans ces chemins de traverse. Et cependant le bonheur est peut-être au bout.

JEAN, entr’ouvrant la porte de gauche, premier plan.

Qu’est-ce qu’elle fait donc là toute seule ? Ah ! elle se gratte les yeux avec son mouchoir.

ALFRED, en dehors.

Qu’on nous ferme la porte au nez,
Nous entrerons par la fenêtre !

MADAME PÉRARD.

Qu’est-ce encore ?

JEAN, sortant de sa cachette.

Où diable est-il perché cet oiseau-là ? Bon ! dans le noyer ! (Madame Pérard se lève et se dirige vers la fenêtre ; Jean se cache derrière le canapé et se relève aussitôt que madame Pérard l’a dépassé.) Décidément, c’est pour madame et j’en ai assez vu.

Il rentre dans sa cachette.
MADAME PÉRARD, près de la fenêtre.

Non ! non ! je vous le défends ! vous allez vous tuer.

ALFRED, au dehors.

Donnez-moi la main, alors ?

MADAME PÉRARD.

Y songez-vous, monsieur ?

ALFRED.

Je ne songe même qu’à cela ! En avant, à la grâce de Dieu !

Il entre par la fenêtre. — Coup de feu au dehors.
MADAME PÉRARD, redescendant jusque derrière le canapé, du côté droit.

Ah !

ALFRED, courant à elle.

Pardon, madame ; je vous ai fait peur ?

MADAME PÉRARD.

Vous n’êtes pas blessé ? Quelle folie !

ALFRED.

C’était le seul chemin qui ne fût pas gardé. Il y a des gendarmes dans toutes les plates-bandes.

MADAME PÉRARD, descendant à l’avant-scène à gauche.

Et vous n’avez pas eu peur ?


ALFRED, premier plan au milieu.

Au contraire ! hier, quand j’étais ici tout seul à vous admirer, quand vous vous promeniez en-bas toute seule, quand il n’y avait personne entre nous pour m’empêcher de vous dire : « Je vous aime ! », une absurde timidité m’enchaînait dans mon coin. Maintenant que le monde entier s’efforce de nous séparer, ce déploiement de force armée, ces obstacles, ces ennemis, ces tricornes m’ont donné du courage, et me voici, madame, à vos genoux.

Se mettant à genoux aux pieds de madame Pérard.
MADAME PÉRARD.

Y songez-vous, monsieur ? Mais je vous en prie ! vous me perdez ! On peut venir !

ALFRED.

Qu’ils viennent tous ! que l’univers entier soit témoin de notre amour !

Il se relève.
MADAME PÉRARD.

De notre amour ? En vérité, monsieur, je vous admire ! Vous ne me connaissez pas, je ne vous connais point, vous tombez ici comme un aérolithe, et dès le premier mot, vous parlez de notre amour, comme si nous avions gardé ensemble les moutons de Florian.

ALFRED.

Je ne vous connais pas, dites-vous ? Je ne vous connais pas ? Eh bien ! je vais vous dire ce que vous êtes. Vous êtes l’idéal, c’est-à-dire l’assemblage miraculeux de toutes les perfections que la nature a disséminées dans les êtres, et que l’art s’efforce de réunir. Vous êtes la majesté jointe à la grâce, la beauté plastique animée de tous les pétillements de l’esprit. Vous êtes l’invraisemblable dans la perfection, l’oiseau qui fleurit, la fleur qui chante.

MADAME PÉRARD, passe devant lui et gagne l’avant-scène de droite.

Voilà mon état civil bien établi, comme dirait l’autre. Et vous, monsieur, me ferez-vous l’honneur de me dire qui vous êtes ?…

ALFRED, à l’avant-scène, au milieu.

Moi, madame ? Oh ! pas grand’chose ! Je suis l’imprévu ! C’est moi qu’on attend, lorsqu’on n’attend personne. C’est moi qui entre dans la maison lorsqu’on oublie de fermer la porte ou la fenêtre. On ne me connaît pas, et pourtant on me reconnaît, comme si l’on m’avait déjà rencontré au coin d’un bois, ou d’un rêve. Du reste, trente ans, peu d’argent, énormément d’avenir, médiocrement d’esprit, et du cœur à tout casser. (Montrant la tasse qui est sur le dressoir.) Tenez ! voilà mon ouvrage de ce matin !

MADAME PÉRARD, vient à l’avant-scène au milieu, à droite d’Alfred.

J’espère, monsieur, que vous vous en tiendrez là, et que vous ne ferez pas d’autres ravages. L’accueil que je vous ai fait vous prouve que je ne suis pas trop provinciale pour une femme de province, mais vous vous tromperiez de tout si vous me preniez pour une héroïne de roman. Si je vous disais que vous me faites horreur et que je vous déteste à première vue, je mentirais assurément ; mais si vous supposez qu’il a suffi d’un regard en coulisse et de quelques mots bien dits pour me tourner la tête, je serais la première à rire de votre fatuité… Je ne suis pas libre, monsieur !

ALFRED, avec épouvante.

Mariée !

MADAME PÉRARD

Non, mais engagée assez publiquement pour qu’une rupture soit impossible. Personne n’ignore à dix lieues à la ronde que j’ai promis ma main à un homme de bien, assez riche et fort considéré.

ALFRED.

M. Lecoincheux ?

MADAME PÉRARD.

Vous l’avez dit : M. Lecoincheux. Ce nom-là vous fait sourire, parce que vos oreilles n’y sont pas faites, mais si vous étiez de notre province, vous l’écouteriez avec respect, parce qu’il vous rappellerait dix générations de vertus privées et publiques, d’honneur sans tache et de courage civil. Vous n’avez pas la prétention de croire que je romprai un mariage très honorable et tout fait pour courir les aventures avec un chevalier de l’imprévu !

ALFRED.

En effet, pauvre femme ! vous êtes condamnée pour la vie à patauger mélancoliquement dans le prévu.

MADAME PÉRARD.

Je ne dois songer qu’à ma réputation compromise par votre présence, et perdue si quelqu’un vous trouvait ici…

LECOINCHEUX, dans la coulisse.

Gardez toutes les issues !

MADAME PÉRARD.

Que vous ai-je dit ? Fuyez !

Elle court à la porte de droite et pousse le verrou.
ALFRED.

Par ici ?

Il court à la porte de gauche, pan coupé.
MADAME PÉRARD.

Non ! c’est fermé !

ALFRED, allant à la fenêtre.

Par la fenêtre alors, je connais ce chemin-là.

MADAME PÉRARD.

Vous vous tuerez, malheureux !

ALFRED.

Ma vie pour vous !

MADAME PÉRARD.

Entrez là, je le veux ! (Elle indique la petite porte de gauche premier plan. — Alfred sort.) Merci.

Elle met la clé dans sa poche.