Contes choisis (Twain)/L’article de M. Bloque

Traduction par Gabriel de Lautrec.
Nelson, Éditeurs (p. 73-77).


L’ARTICLE DE M. BLOQUE


Notre honorable ami, M. John William Bloque, de Virginia City, entra dans le bureau du journal où je suis sous-directeur, à une heure avancée, hier, soir. Son attitude exprimait une souffrance profonde et poignante. En poussant un grand soupir, il posa poliment sur mon bureau l’article suivant et se retira d’un pas discret. Un moment il s’arrêta sur la porte, parut lutter pour se rendre maître de son émotion et pouvoir parler, puis remuant la tête vers son manuscrit, il dit d’une voix entrecoupée : « Mes chers amis, quelle triste chose ! » et fondit en larmes. Nous fûmes si émus de sa détresse que nous ne songeâmes à le rappeler et à essayer de le consoler qu’après qu’il eut disparu. Il était trop tard. Le journal était déjà à l’impression, mais, comprenant l’importance que notre ami devait attacher à la publication de son article, et dans l’espoir que le voir imprimé apporterait quelque mélancolique consolation à son cœur désolé, nous suspendîmes le tirage, et l’insérâmes dans nos colonnes :

« Désastreux accident : Hier soir, vers six heures, comme M. William Schuyler, un vieux et respectable citoyen de South Parle, quittait sa maison pour descendre en ville, suivant sa coutume constante depuis des années, à l’unique exception d’un court intervalle au printemps de 1850, pendant lequel il dut garder le lit à la suite de contusions reçues en essayant d’arrêter un cheval emporté, et se plaçant imprudemment juste dans son sillage, les mains tendues et poussant des cris, ce que faisant il risquait d’accroître l’effroi de l’animal au lieu de modérer sa vitesse, bien que l’événement ait été assez désastreux pour lui, et rendu plus triste et plus désolant par la présence de sa belle-mère, qui était là et vit l’accident, quoiqu’il soit cependant vraisemblable, sinon indispensable, qu’elle eût dû se trouver en reconnaissance dans une autre direction, au moment d’un accident, n’étant pas, en général, très alerte et très à propos, mais tout le contraire, comme fut, dit-on, feu sa mère, morte avec l’espoir confiant d’une glorieuse résurrection, il y a trois ans passés, à l’âge de quatre-vingt-six, femme vraiment chrétienne et sans artifice, comme sans propriétés, par suite de l’incendie de 1849, qui détruisit tout ce qu’elle possédait au monde. Mais c’est la vie. Faisons tous notre profit de cet exemple solennel, nous efforçant d’agir de telle sorte que nous soyons prêts à bien mourir, quand le jour sera venu. Mettons la main sur notre cœur, et engageons-nous, avec une ardeur sincère, à nous abstenir désormais de tout breuvage enivrant. »

(Le Calédonien. 1re  édition.)


Le rédacteur en chef vient d’entrer dans mon bureau, en s’arrachant les cheveux, brisant les meubles et me maltraitant comme un pickpocket. Il dit que chaque fois qu’il me confie le soin du journal pendant seulement une demi-heure, je m’en laisse imposer par le premier enfant ou le premier idiot qui se présente. Et il dit que ce désastreux article de M. Bloque n’est qu’un tissu de désastreuses stupidités, et ne rime à rien, et ne signifie rien, et n’a aucune valeur d’information, et qu’il n’était absolument pas nécessaire de suspendre le tirage pour le publier.

Voilà ce que c’est qu’avoir trop bon cœur. Si j’avais été désobligeant et désagréable, comme certaines gens, j’aurais dit à M. Bloque que je ne pouvais recevoir son article à une heure si tardive ; mais non, ses pleurnichements de détresse touchèrent mon cœur, et je saisis l’occasion de soulager sa peine. Je ne lus pas même son article pour m’assurer qu’il pouvait passer, mais j’écrivis rapidement quelques lignes en tête, et je l’envoyai à l’impression. À quoi m’a servi ma bienveillance ? À rien, qu’à attirer sur moi un orage de malédictions violentes et dithyrambiques.

Je vais lire cet article moi-même, et voir s’il y avait quelque raison de faire tant de tapage. Si oui, l’auteur entendra parler de moi.

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Je l’ai lu et je crois pouvoir dire qu’il paraît un peu embrouillé à première vue. D’ailleurs je vais le relire.

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Je l’ai relu. Et réellement il me semble un peu plus obscur qu’avant.

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Je l’ai lu cinq fois. Mais si j’y comprends un mot, je veux être richement récompensé. Il ne supporte pas l’analyse. Il y a des passages incompréhensibles. Il ne dit pas ce qu’est devenu William Schuyler. Il en dit juste assez sur lui pour intéresser le lecteur à ce personnage, puis le laisse de côté. Qui est-ce, en somme, William Schuyler ? Dans quelle partie de South Park habitait-il ? S’il descendit en ville, à six heures, s’y arrêta-t-il ? Si oui, que lui arriva-t-il ? Est-ce lui, l’individu qui fut victime du désastreux accident ? Considérant le luxe minutieux de détails qu’on observe dans cet article, il me semble qu’il devrait donner plus de renseignements qu’il ne fait. Au contraire, il est obscur. Non pas seulement obscur, tout à fait incompréhensible. La fracture de la jambe de M. Schuyler, quinze ans auparavant, est-ce là le désastreux accident qui plongea M. Bloque dans une affliction indescriptible, et le fit venir ici, à la nuit noire, pour suspendre notre tirage afin de communiquer au monde cet événement ? — Ou bien, le « désastreux accident » est-ce la destruction des propriétés de la belle-mère de M. Schuyler, dans les temps anciens ? — Ou encore la mort de cette dame, qui eut lieu il y a trois ans (bien qu’il ne paraisse pas qu’elle soit morte d’un accident) ? En un mot, en quoi consiste le « désastreux accident » ? Pourquoi cet âne bâté de Schuyler se plaça-t-il dans le sillage d’un cheval emporté, en criant et gesticulant, s’il prétendait l’arrêter ? Et comment diable fit-il pour être renversé par un cheval qui était déjà devant lui ? Et quel est l’exemple dont nous devons faire notre profit ? Et comment cet extraordinaire chapitre d’absurdités peut-il renfermer un enseignement ? Et, par-dessus tout, qu’est-ce que le « breuvage enivrant » vient faire là ? On n’a pas dit que Schuyler buvait, ou sa femme, ou sa belle-mère, ou le cheval. Pourquoi, alors, cette allusion au « breuvage enivrant » ? Il me semble que si M. Bloque avait laissé lui-même tranquille le « breuvage enivrant », il ne se serait jamais tourmenté de la sorte pour cet exaspérant et fantastique accident. J’ai relu et relu cet article absurde en faisant toutes les suppositions qu’il peut permettre, jusqu’à en avoir la tête qui tourne, mais je ne puis lui trouver ni tête ni queue. Il semble certain qu’il y a eu un accident de quelque nature, mais il est impossible de déterminer de quelle nature ou à qui il arriva. Je ne veux de mal à personne, mais je suis décidé à exiger que la prochaine fois qu’il arrivera quelque chose à l’un des amis de M. Bloque il accompagne son récit de notes explicatives qui me permettent de savoir exactement quelle sorte d’accident ce fut, et à qui il arriva. J’aimerais mieux voir mourir tous ses amis, que de me trouver à nouveau devenu aux trois quarts fou, en essayant de déchiffrer le sens de quelque autre semblable production.