L’Art réaliste et la Critique
Revue des Deux Mondes3e période, tome 116 (p. 100-136).
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L'ART REALISTE ET LA CRITIQUE

II.[1]
J.-A. CASTAGNARY.

Jusqu’à ces derniers temps, l’œuvre de Castagnary était restée éparse dans divers journaux. Recueillie avec soin par MM. Roger Marx et Gustave Isambert, elle vient de paraître au complet[2]. Les deux éditeurs ont ainsi rendu un vrai service à la critique d’art. L’action de Castagnary, en effet, a été jadis assez considérable pour qu’il soit utile aujourd’hui de l’embrasser dans son ensemble, et il y a dans ces deux volumes nombre de pages dignes d’être relues. Il arrive qu’une publication de ce genre soit un grand danger pour ceux que l’on veut honorer et compromette leur mémoire en croyant la servir. Le public acceptait une réputation de confiance et par ouï-dire ; il n’éprouvait pas le besoin d’y regarder de plus près et se contentait d’en faire une estime vague. La réimpression était l’écueil ; tel écrivain mort, dont le nom survivait, a été tué une seconde fois, et définitivement, par la réunion de ses œuvres complètes. Castagnary subit cette épreuve à son avantage et se trouve confirmé dans ses titres.

Une préface de M. Eugène Spuller présente le recueil au public. Nul ne pouvait mieux s’acquitter de cette tâche ; lettré et amateur d’art, M. Spuller connaissait Castagnary par une longue intimité. Attentivement étudié et tracé dans un esprit tout naturel de bienveillance, le portrait qu’il nous donne est ressemblant et sympathique ; il laisse une impression exacte de l’homme, qui était excellent, et de l’écrivain, qui avait sa valeur. C’est là l’essentiel. Cette préface est-elle aussi juste dans l’approbation complète qu’elle donne aux théories du critique ? Je ne le crois pas, mais l’inconvénient n’est pas grave. Le lecteur de la préface lira aussi les deux volumes qu’elle annonce, car M. Spuller donne le désir de les connaître, et il se fera lui-même une opinion. C’est ce que j’ai fait pour ma part, et voici mes principales objections.


I

M. Spuller félicite Castagnary d’avoir « soutenu et propagé des doctrines vraies, sûres et élevées ; » il estime qu’elles « ne passeront pas » et que « l’intérêt principal du livre est tout entier dans les idées générales, dans les théories générales de l’auteur. » Je croirais plutôt que ces idées et ces théories sont la partie la plus contestable et la moins durable du livre. Il est plus facile d’admettre non pas que Castagnary a écrit nombre de « pages impérissables, » car les grands écrivains méritent seuls un pareil adjectif, ni qu’il « a véritablement lutté par la plume avec le pinceau des plus célèbres maîtres de notre école, » ce qui est excessif, et ce qui n’est pas du tout le but de la critique d’art ; mais il est juste de dire que son style « souple et varié » fait un agréable contraste avec l’excès de couleur et la prétention fort à la mode dans le même temps. M. Spuller est, du reste, un esprit trop juste pour ne pas joindre quelques réserves à ses éloges ; s’il ne formule pas expressément ces réserves, il les laisse lire entre les lignes. Il nous donne aussi quelques renseignemens positifs dont nous pouvons faire notre profit.

On se doutait un peu que, si la critique d’art était une vocation pour Castagnary, il l’avait abordée par hasard et avec une préparation insuffisante : il était clerc d’avoué lorsqu’il y débuta en 1857[3]. M. Spuller dit à ce sujet : « On n’aperçoit pas le moment précis où, dans le cours de sa jeunesse, il s’est tourné du côté des beaux-arts pour s’y adonner spécialement. Il n’avait jamais quitté la France avant le premier voyage qu’il fit à Florence en 1865 ; il avait donc peu vu de tableaux et de statues, et ne connaissait guère que les collections du Louvre et les expositions annuelles, quand, à la demande de quelques-uns de ses amis, il publia son premier Salon. » Plus loin, M. Spuller avoue que, de tout temps, Castagnary « aimait assez peu les livres imposans, les gros et lourds traités. » C’est fâcheux, car, dans tout genre d’études, il est indispensable de feuilleter beaucoup de livres, petits et gros. M. Spuller le montre, au début de sa carrière, « ne voulant être d’aucune école, si ce n’est de la sienne. » Cette résolution fait sourire chez un novice : se poser en réformateur avant de savoir d’après quels principes on réformera dénote un excès d’assurance. L’aveu suivant, qui complète les autres, est joliment présenté : « La doctrine de Castagnary ne s’est pas faite en un jour : il en a eu, en quelque sorte, l’intuition spontanée dès les premiers temps où il s’est mis à écrire, mais il l’a incessamment élaborée. » Enfin, voici un trait de caractère qui nous avertit de ne pas nous livrer complètement à l’initiateur de cette « œuvre d’enseignement et d’éducation : » — « Il était fort attaché à ses opinions, surtout quand il y perçait une légère pointe de paradoxe et qu’il sentait tout l’effet qu’il avait produit en les exposant. » Gardons-nous donc de prendre ses outrances plus au sérieux qu’il ne faisait lui-même.

La vérité, c’est que, en débutant, Castagnary ne savait pas très bien ce qu’il voulait démontrer au public. S’improvisant écrivain et critique, il apprît peu à peu ce qu’il enseignait, ne précisa qu’assez tard sa doctrine, et, lorsqu’il l’eut adoptée, s’y tint avec tant de rigueur et d’étroitesse que, de contestable qu’elle était, il la rendit radicalement fausse. Mais, avant d’analyser les élémens de cette doctrine tardive, voyons ce que valait, chez Castagnary, l’écrivain qui la cherchait.

Il y a des gens qui naissent dedans d’eux-mêmes ; Castagnary n’est pas du nombre : il manque essentiellement de modestie. Son moyen d’expression favori est l’affirmation, sans nuances ni réserves, lancée de haut, avec cette conviction, exprimée ou sous-entendue, que penser autrement est le fait d’un sot. Il se trompe souvent, mais toujours avec la même assurance, sans que les démentis de l’expérience diminuent sa confiance en lui-même. Il se décerne des éloges, il entonne de temps en temps des chants de triomphe. L’art l’attendait pour recevoir ses idées inspiratrices ; il note « les idées générales qui, pour n’avoir pas été élucidées à la première heure, sont restées obscures jusqu’à nous et continuent d’entretenir dans les arts la confusion et la dispute. » Il incarne les intérêts de l’art contemporain ; ce qui gêne cet art le gêne lui-même ; il menace donc l’erreur de l’anéantir en provoquant une éruption du volcan dont il dispose ; il s’écrie : « Par momens, il me prend envie de me retourner comme Encelade. » Il constate lui-même le cas que fait le public de son courage et de son bon sens : « On m’a dit : Puisque vous répondez aux questions de façon si nette et si décidée, voulez-vous nous permettre de vous en poser d’autres ? Volontiers. » Aussi ne demande-t-il rien moins à ce public que d’abjurer toute croyance antérieure, de renoncer à toute indépendance d’esprit, et de le suivre docilement vers la vérité enfin révélée : « Les idées que je vais émettre sont à la fois si nouvelles et si inattendues qu’elles pourront paraître à quelques-uns une inconséquence et à beaucoup une énormité. Pourtant, il est indispensable que je les formule et que j’appelle sur leur contenu l’attention de tous ceux qui s’intéressent à la matière. Que ferai-je pour vaincre le premier moment de surprise ? Ce que j’ai déjà fait une fois avec assez de bonheur. Je supplierai le lecteur de laisser de côté des souvenirs, des préventions, des partis-pris d’école ou de système et de me suivre résolument sur le terrain où je désire l’amener. » La cause qu’il défend étant celle de la vérité, il ne fait pas simplement de la critique, il rend des arrêts définitifs, il parle au nom de l’histoire, du progrès, de l’humanité : « J’ai fait le procès à la peinture religieuse et à la peinture historique. J’ai porté contre elles, en me faisant l’organe de la conscience publique, un jugement de condamnation dont il ne sera point interjeté appel… Là est l’impérative mission de la génération présente. En l’accomplissant, elle justifie la logique de l’histoire et garde son rôle dans l’œuvre commune du progrès ; en la désertant, elle s’abdique elle-même et trahit l’humanité. »

Pour juger de si haut le passé, le présent et l’avenir, il manque à Castagnary un élément d’appréciation indispensable, mais dont, il faut l’avouer, les réformateurs de tous les temps se passent assez bien. Peut-être même le mépris qu’ils en font est-il la principale cause de leur confiance en eux-mêmes. Cet élément, c’est la connaissance de l’histoire. Castagnary, en effet, est très ignorant ; il laisse voir à chaque page que, s’il sait en gros et à peu près, sur l’évolution de l’art français, ce dont il a besoin pour accepter ou rejeter tel ou tel legs du passé, il n’a que des notions confuses sur les époques, les noms et les œuvres de l’art étranger. Il dédaigne de parti-pris les historiens de l’art, et, de ses devanciers, il ne connaît que deux, Diderot, dont il reprend, lui aussi, les procédés, et Thoré, qui semble lui avoir appris le peu qu’il sait. Il n’en est pas moins sévère pour tous, devanciers et contemporains ; sauf ces deux exceptions, il ne voit chez eux que bavardage stérile. L’infatuation et l’ignorance conduisent nécessairement à la manie de régenter, surtout lorsqu’elles se compliquent d’exclusivisme politique. Rédacteur du Siècle, Castagnary est bourgeois et anticlérical. Rien de mieux, s’il ne prenait de l’esprit bourgeois que le bon sens et s’il luttait contre le cléricalisme sur le terrain où on le rencontre. Mais, dans l’esprit bourgeois, il a l’imprudence d’incarner toute sa politique, et il rapporte au cléricalisme les formes les plus innocentes que l’idée religieuse peut revêtir dans l’art. Trop souvent cette double erreur le fait parler comme Joseph Prudhomme ou Homais. Voici du Joseph Prudhomme. Il s’agit d’un tableau de M. Hébert, représentant un couple d’amoureux causant au bord d’un puits. Castagnary s’écrie : « Que dit à la jolie créature ce fade ennuyé ? Lui trace-t-il le droit chemin ? Lui parle-t-il devoir, vertu, justice ? Lui montre-t-il que l’amour vrai est au gouffre des voluptés coupables ce que la margelle, sur laquelle ils s’appuient, est au puits profond qui les regarde ? Je ne puis le supposer. Quelle raison pure habiterait ces yeux creux et enténébrés, dont l’architecture indécise a vacillé sous la brosse ? Quel amour robuste, sain, épurateur, tiendrait dans cette poitrine grêle, qu’une croissance précipitée ou d’autres causes moins avouables semblent avoir appauvrie à l’excès ? » Après des phrases dans ce goût, il pousse un soupir de soulagement : « J’ai déchargé ma conscience. » Il s’indigne contre l’artiste romantique « qui taxe d’épiciers indistinctement tous les bourgeois, — les bourgeois, ces glorieux fils de la révolution, qui lisaient Voltaire, chantaient Béranger, applaudissaient Foy et faisaient le coup de feu contre les Suisses à travers la colonnade du Louvre. » Au tour d’Homais à présent. Castagnary admire beaucoup le Christ mort de M. Henner, mais c’est une admiration à contre-cœur, atténuée par cette réserve : « On peut regretter que cet art s’applique à des idées d’église. » Sur le Saint Isidore de M. Olivier Merson : « Un laboureur priant pendant que son ange gardien conduit la charrue, c’est une prime donnée à la paresse. Elle n’a rien qui étonne dans une religion de couvens et de moines, mais elle choquera singulièrement notre démocratie, pour qui le travail est la plus sainte des fonctions. » Voici bien la plus étonnante phrase que la manie politiquante ait inspirée. Il s’agit du Lamartine de M. Falguière : « Pourquoi un Lamartine poète ? De cet homme qui fut des mieux doués, un des plus complets du siècle, pourquoi ne prendre que le petit côté ? Pourquoi ne pas mettre le Lamartine orateur, le Lamartine politique ? »

La politique est une chose, la littérature et l’art en sont une autre. La première est une bataille où il suffit d’être convaincu et courageux ; quelques idées très simples et très pratiques y suffisent. La littérature et l’art sont plus complexes ; on n’y porte jamais trop de mesure et de scrupules, car elles ont pour but la recherche désintéressée du beau et du vrai. Lorsque l’on veut être homme de parti et critique, comme Castagnary, il faut se dédoubler. Un homme politique, s’il fait la guerre au cléricalisme, n’achète pas de peinture religieuse ; un critique ne doit voir dans un tableau que sa valeur propre. En fait, nombre d’hommes politiques ont eu l’esprit assez libre pour opérer ce départ, également capables de goûter la traduction artistique des idées religieuses et de combattre l’intrusion de ces idées dans la politique. Castagnary, moins publiciste que critique, mais esprit tout d’une pièce, n’a pas su pratiquer cette dualité. Concluons de son exemple que l’homme politique qui met de la littérature ou de l’art dans sa politique et le critique qui met de la politique dans son art ou sa littérature compromettent également leur tâche. Que la notion de l’art se rattache à une conception générale de l’organisation sociale, comme chez Thoré et chez Proudhon, si ce peut être un danger, ce peut être aussi une cause d’élévation ; mais la politique de tous les jours, avec l’étroitesse de son champ et ses intérêts immédiats, réduit la critique à sa mesure et à sa durée.

Et pourtant, Castagnary croyait voir les choses de haut, être philosophe. Entre tous les mérites qu’il s’accorde, c’est à celui-là qu’il tient le plus : « Je suis, si l’on veut, dit-il, un observateur doué de quelque philosophie. » Il prend, en effet, ce mot de « philosophie » dans un sens particulier : ce n’est pour lui ni la métaphysique, qu’il méprise, ni l’esthétique, dont il écarte dédaigneusement l’idée, mais un bon sens assez court, la « philosophie » que développait le Siècle de Havin et de Jourdan. Considérant sa doctrine comme un ensemble de dogmes, il a l’orgueil tranquille du prophète ; la majorité des artistes a beau suivre son penchant, à elle, et le public ses préférences, il vaticine toujours. Lorsque l’ouverture du Salon annuel lui montre par trop d’infidèles, il commence par se lâcher, mais il se calme vite par cette réflexion : « Le temps, ce juge impartial, dira qui s’est trompé de mes contradicteurs ou de moi ; notre tâche est de corriger les erreurs de la foule. » Il reprend donc, chaque année, l’exposition de ses théories ; il cherche uniquement dans la revue des œuvres l’application de ses idées et, chaque année, il s’étonne naïvement que l’art ne se soit pas encore transformé d’après sa doctrine. Avec le désir visible de se poser en juge redouté, il distribue l’éloge ou le blâme aux artistes, selon qu’ils sont dociles ou rétifs à cette doctrine ; il prédit la solitude prochaine à qui n’est pas avec lui ; il a des phrases comme celles-ci : « Cette concession à nos idées a porté bonheur au peintre, » ou : « Cet artiste reste sans reproche devant l’esthétique nouvelle. » On qualifie volontiers d’esprit pion la manie de traiter la littérature et l’art comme une classe menée à coups de pensums ou de satisfecit. S’il n’est pas ici, où donc est-il ?

Voilà bien des restrictions. C’est qu’il fallait indiquer d’abord les défauts de Castagnary parce qu’ils sautent aux yeux et qu’ils commencent par indisposer contre lui. Mais il a des qualités, et considérables. D’abord, il aime et sent le beau ; s’il manque du flair qui découvre les œuvres originales, s’il a besoin d’être averti pour admirer à coup sûr, il éprouve devant les belles choses un enthousiasme sincère. Souvent, il est combattu entre le fanatisme de ses théories et l’admiration pour l’œuvre qui ne s’y conforme pas ou même qui en est la négation. En ce cas, il hésite plus ou moins longtemps, mais il finit souvent par louer, en se contentant de sauvegarder les principes par des restrictions amusantes, dans le genre de celles que l’on a vues ; d’autres fois, l’enthousiasme est le plus fort et il admire sans réserves, avec la chaleur et la plénitude que donne seul le vif sentiment du beau. Ainsi, malgré son aversion pour les sujets religieux, il traite le Saint Jean-Baptiste de M. Henner « d’œuvre parfaite » et il développe son sentiment avec un véritable lyrisme. Pour une fois, il admet la force d’un sujet religieux et tout ce qu’une vieille légende peut contenir de vérité durable ; il admire jusqu’à conclure par cette réflexion imprévue : « Ah ! c’est là le chef-d’œuvre et l’objet des méditations éternelles. Quel est celui de nous dont Hérodiade n’a pas demandé la tête ? » Cette qualité est assez rare pour être très méritoire, surtout chez un critique qui veut faire triompher un système et subordonne tout à cette résolution. S’il est de ces critiques, au point d’en fournir l’exemplaire complet, c’est qu’il est parfaitement convaincu. Il croit vraiment défendre une cause sainte et le triomphe de cette cause est pour lui d’une telle conséquence que les sacrifices de détail ne lui laissent aucun regret. C’est pour cela qu’il ne craint pas de désobliger cruellement des artistes dont il sent le mérite. La vérité qu’il croit posséder, il l’exprime donc sans ménagemens, avec une franchise d’honnête homme. Lorsque l’esprit de parti n’altère pas chez lui la justesse du sens, alors, comme il est bon logicien, il l’exprime avec une rare vigueur. S’il aime bien l’art, il n’aime pas moins la nature, qu’il considère comme le modèle éternel et trop négligé de l’art. Il ne l’aime pas tout entière et il ne comprend pas assez qu’elle est infiniment large, mais, ce qu’il en connaît, ce qu’il peut en embrasser, il le sent bien et l’exprime avec une sincérité émouvante. Peu d’hommes ont parlé de la France, de ses campagnes, de son ciel, de sa lumière avec plus d’adoration. Il aime son temps, tel qu’il est, sans regret du passé, sans impatience de l’avenir. Si chacun pensait comme lui, le monde en irait mieux et le bonheur serait moins rare.

Sa façon d’écrire offre le même mélange de bon et de mauvais que sa façon de penser. Il a le don du style ; ample et souple, sa phrase est souvent d’une franche poussée et d’une belle venue ; il conduit avec aisance la tirade pleine et sonore ; il ne sacrifie que rarement au plaisir d’assembler des mots. En art, il lutte contre le romantisme, mais, par une heureuse inconséquence, en littérature il s’y rattache franchement par le goût de la couleur et du relief. Il n’en évite pas toujours les défauts habituels, l’emphase et l’étalage du moi, il est grandiloquent et fortement personnel, mais il a un goût instinctif du naturel et de la vérité qui le ramène au simple et au juste ; il tient à ne pas parler pour ne rien dire et à ne pas employer de mots plus gros que les choses ; la rhétorique ampoulée se rencontre encore trop souvent chez lui, mais à l’état d’exception. Dans ses bonnes pages, la justesse de la pensée, la plénitude de la forme, l’autorité du ton, produisent par leur accord des morceaux excellens.

Castagnary cède facilement aux impatiences et aux boutades. Lorsqu’elles partent d’une idée juste, elles sont vraiment plaisantes et mettent dans sa critique une vivacité qui en double l’effet. Par exemple, cette sortie contre un des poncifs les plus agaçans de l’art conventionnel, le vieillard : « Quel est ce vieillard ? C’est le vieillard des peintres religieux, l’éternel et insipide vieillard, le vieillard à la pose solennellement étudiée, au costume solennellement drapé, à la face solennellement bête. Depuis le temps que je le retrouve, toujours le même, dans les tableaux des professeurs comme dans ceux des élèves, je commence à en être exaspéré. N’allons-nous pas le tuer bientôt et en délivrer à jamais la peinture ? » Il a le goût de l’image et il la rencontre souvent, sans la chercher, juste, neuve et vive ; c’est ainsi qu’il demande à l’artiste « d’éveiller les sensations multiples que la nature réelle a déposées dans nos organes et qui dorment aux avenues de chacun de nos sens, » d’exprimer « le retentissement intérieur de la vie universelle dans l’homme ; » de la sorte, dit-il, « quand nous reviendrons aux champs paisibles, pour y retrouver des senteurs et des brises aimées, pour y suivre de l’œil le pli des terrains et la fuite des arbres, ou pour y rêver en écoutant la sourde germination de la vie latente, nous emporterons avec nous et mêlerons à notre propre sentiment quelque chose de votre émotion même, une vibration de votre être. » Il a beaucoup de formules originales et pleines, qui laissent sa marque sur les idées. Quoique, malheureusement, il se soit mépris sur la nature et les moyens de la critique de l’art, il se tient en garde contre l’abus de la description, qui sévit depuis son maître Diderot et qui, autour de lui, tient lieu de tout à ses confrères. Devant un tableau ou une statue, ce qu’il se propose, ce n’est pas de rivaliser avec le peintre ou le sculpteur dans la traduction du sujet, mais d’exprimer l’impression que l’œuvre éveille chez lui et qu’il veut communiquer à son lecteur. À ce point de vue, il observe une exacte et rare limite entre la description et l’appréciation. C’est qu’ici il reconnaît et constate une des infirmités de la critique d’art, a l’impuissance radicale dont est trappée la parole humaine quand il s’agit de rendre sensibles à l’esprit des beautés faites pour parler seulement aux yeux, » car « on ne peut faire comprendre par des mots l’harmonie d’une ligne, qui est presque toute la beauté de la sculpture, » ou « l’effet d’un ton près d’un ton, qui est presque toute la puissance de la peinture. » Que n’a-t-il eu cette vérité toujours présente à l’esprit et que ne s’est-il efforcé de faire comprendre, dans la mesure du possible, par quels moyens la peinture et la sculpture produisent chacune leur effet propre ! Il a entrevu dans ce passage le véritable but de la critique d’art ; mais, égaré par Diderot, il a vite abandonné ce point de vue pour faire, lui aussi, de la littérature à propos de l’art.

Pas plus que Thoré, en effet, Castagnary n’avait su échapper à l’influence de Diderot, et, chez lui, ce souvenir était devenu une hantise. L’aveu que Thoré nous faisait sur lui-même, M. Spuller le fait sur son ami, avec des restrictions, il est vrai, car il voit bien ce que cette attitude constante de disciple a de fâcheux pour un initiateur : « Très visiblement, dit-il, Castagnary a beaucoup étudié Diderot ; mais il avait à un trop haut degré le sens et le goût des choses littéraires pour ne pas savoir que le grand encyclopédiste était un écrivain inimitable, et, certainement, il ne s’est jamais proposé de l’imiter. » Non, malheureusement, Diderot n’est pas inimitable ; il est difficile à égaler, mais il est peu d’écrivains dont l’imitation soit plus facile. Pour qui le prend comme modèle dans la critique d’art, en lui empruntant sa façon de dire, on lui emprunte aussi sa façon de penser. Voici les procédés extérieurs et jusqu’aux tics du maître. D’abord, l’apostrophe ; ainsi à M. Français, qui, décidément, exerce à ce point de vue une attraction singulière sur les critiques et qui, au surplus, ne mérite pas les sévérités fréquentes de Castagnary : « Ah ! monsieur Français, si la nature vous avait pris pour unique confident, comme nous serions trompés sur son compte et comme nous la connaîtrions mal ! » Même familiarité quelque peu pédante avec M. Lombard : « Mon ami Lombard, si vous voulez devenir un vrai peintre, il faut fermer vos livres. » À l’exemple du maître, Castagnary se lance, dès qu’il y voit jour, dans la littérature et la philosophie, sans autre objet qu’elles-mêmes. Il décrit le printemps, il fait la psychologie du caniche ; il raconte de petites histoires ; il aligne des morceaux de facture. Diderot trouvait qu’un tableau de Greuze « prêchait la population ; » en 1874, dans les Champs au mois de juin, de Daubigny, et après le couplet obligé sur la moisson : « Messidor a jauni la plaine, » etc., Castagnary voit « une apologie de l’agriculture » et une promesse de revanche : « Vanter la fécondité de la terre française, après nos 5 milliards payés, ajoute-t-il, c’est un trait de patriotisme. » J’ai dit que, romantique en littérature, Castagnary prenait souvent le bon du romantisme ; il lui arrive aussi de lui emprunter quelques-uns de ses procédés les plus factices, comme l’apostrophe emphatique : « Passez, têtes étranges et sublimes, que j’ai parfois rencontrées, Tasses mélancoliques, Hamlets mystérieux ; passez, groupes lumineux ou farouches, » etc. Ou bien encore : « Jeunesse ! jeunesse ! ta voix est celle de la sirène… » Ces façons de dire dataient déjà au temps de Castagnary. Ce qui date encore plus, ce sont des métaphores comme celle-ci, délaissée depuis Fontanes : « Puisqu’une couronne se trouve dans mes mains et que des voix me crient : Au plus digne ! pourquoi ne la jetterais-je pas à celui qui la mérite entre tous ? » Par une amusante ironie des mots, il décerne ce laurier classique « au maître » Théodore Rousseau, et il dit après cela : « J’ignore l’art de fleurir de métaphores un simple procès-verbal. »

De là, de pur pathos, surtout lorsque son désir de « bien écrire » se complique de philosophie. Quelques-unes des phrases les moins claires et les plus lourdes qu’ait produites notre temps sont de lui ; là où il y en a le plus, c’est naturellement dans sa Philosophie du Salon de 1857 ; mais comme il n’est jamais parvenu à élucider complètement ses idées esthétiques, comme il en reprend chaque année l’exposition, autant pour les comprendre lui-même, semble-t-il, que pour les faire comprendre au public, ce patois doctrinaire ne cesse d’empâter son style. En pareil cas, abondant et sec, long à se mettre en train, luttant contre l’à-peu-près de sa terminologie, il se répète à l’infini et il réunit trop souvent ce qu’il y a de plus déplaisant en littérature, la banalité du fond et la prétention de la forme, l’incertitude de la pensée et l’assurance du ton.


II

Dans ces théories, flottantes et étroites, indécises et absolues, il y a nécessairement deux parties : l’une d’affirmation, l’autre de négation. En art, Castagnary veut hâter la fin d’un ordre de choses et l’avènement d’un autre.

Il aime, disais-je, la France, sa terre et son ciel ; cependant, il ne va pas jusqu’à l’aimer dans son passé, et nul n’a été aussi sévère que lui pour notre peinture nationale. Sur ce point, il n’a jamais varié. En 1859, il estime que cette peinture « n’est pas faite à l’image de la société française, mais des peuples disparus, » qu’elle ne porte pas « l’empreinte de sa grâce lumineuse, de son esprit lucide, pénétrant et clair. » En 1865, il écrit avec plus d’assurance encore : « Ne craignons pas de l’avouer, nous n’avons jamais eu, en France, de peinture française. » La cause, suivant lui, c’est qu’au moment où une peinture nationale naissait dans notre pays, au XVIe siècle, l’influence italienne vint la « tuer net » et nous imposer « un art de seconde main. » Aussi nos meilleurs peintres ne nous appartiennent-ils qu’à moitié : « Est-ce que Nicolas Poussin, Claude Gelée, sont Français ? Ils ne le sont ni par la tournure de leur esprit, ni par le choix de leur patrie adoptive. » Dans la suite de l’École française, Castagnary ne retient, comme interprètes de l’originalité nationale, que les frères Lenain, Watteau et Chardin. Aussi voudrait-il détourner notre peinture d’une route funeste, et il n’admet la tradition que dans « la période d’apprentissage. » Il a horreur de l’idéal ; il le trouve « particulièrement odieux, » il voudrait en faire « un objet d’exécration permanente pour tous les amis du progrès. » Il ne veut pas de peinture religieuse ou mythologique, car, si elle a eu sa raison d’être, elle l’a perdue. Il le défend donc aux artistes, avec quelque hauteur : « Est-ce que nos artistes se mettraient à recomposer un art religieux au moment où nous prêchons que l’art religieux est mort ? Ce serait curieux. » Il ne veut pas de l’allégorie, parce qu’elle ressuscite vainement a des mythes écoulés et des époques disparues. » Il ne veut pas de la fantaisie, parce que c’est la « substitution arbitraire de la sentimentalité du peintre à la sereine et impartiale objectivité des choses, » et il ajoute : « En quoi nous intéresseraient, je vous prie, les imaginations personnelles d’un homme dont voir est la faculté dominante et dont, par conséquent, la compétence n’est légitime qu’en ce qui touche les phénomènes de la vision ? » Il ne veut pas d’histoire et, sur ce point, à plusieurs reprises, il déduit longuement ses raisons.

C’est en vertu de cette dernière antipathie qu’il a dressé contre le romantisme un réquisitoire sévère. À l’en croire, la révolution qui a remplacé l’école de David par celle de Delacroix aurait imposé à la peinture une des plus graves et des plus humiliantes dégradations qu’elle ait subies. Avant cette révolution, « la peinture avait son domaine, son champ d’observation propre, » qui était la représentation de la vie par ses moyens particuliers ; avec elle, « fait sans précédent, » la peinture a perdu son indépendance pour se faire « la servante de la littérature » et « de souveraine elle est devenue vassale. » Le peintre romantique n’observe plus directement la nature, il lit Shakspeare, Byron, Goethe, Chateaubriand, Hugo, Lamartine, et leur emprunte leurs sujets pour les traduire ; il devient « l’illustrateur universel de la peinture romantique. » D’où « la longue procession des Fausts, des Marguerites, des Mignons, des Hamlets, des don Juans, des Françoises de Rimini, des Roméos. » En 1863, il constate la dissolution de l’école, mais il ajoute : « Si les grands hommes ont disparu ou se sont effacés, leur queue s’agite encore : influence détestable, effroyable queue, — pluie de soufre et de crapauds après l’orage. » Cette influence, il en résume ainsi les effets : « Imitation de toutes les écoles et substitution du cosmopolitisme à la pensée française ; — introduction, dans l’art, du pittoresque qui sert à masquer l’ignorance du dessin ; — recherche de l’archéologie et du bric-à-brac qui frappent par l’inusité des accessoires ; — amour de l’anecdote qui intéresse par elle-même et sans le concours du métier ; — oubli absolu de la société contemporaine, qui, pendant vingt ans, reste non avenue pour l’art ; — par surcroît, culte de l’écu, mépris de la dignité artistique ; — finalement, abaissement général du niveau intellectuel. » Castagnary, médecin de l’art, parle ici comme M. Purgon. Si le malade est toujours vivant, c’est que les maladies qui devaient le tuer sont mortes avant lui. En effet, le médecin écrivait en 1867 : « La religion est morte, l’histoire est morte, la mythologie est morte ; toutes les sources de l’ancienne inspiration, si chères à la paresse ou à la médiocrité, sont taries. »

Sommes-nous au bout de tout ce que condamne Castagnary ? Pas encore. Disons toutefois, avant d’aller plus loin, qu’il admet la peinture historique à une condition. M. Dupain avait pris pour sujet, au Salon de 1878, un ancien usage du port de Bordeaux. Au XVIe siècle, les capitaines de navire, après avoir acquitté un droit de sortie sur les vins, recevaient une branche de cyprès qu’ils attachaient à leur mât. Le tableau de M. Dupain représentait le départ d’un navire muni de cette branche symbolique : « À la bonne heure ! dit Castagnary, voilà de la peinture laïque. » C’est le même critique qui a déclaré sur tous les tons que le peintre ne doit peindre que ce qui « se raconte et s’explique de soi-même, » que le spectateur a le droit d’être ignorant, de ne pas savoir l’histoire et que tout tableau qui exige, pour être compris, le secours d’une explication ou le souvenir d’un livre est un mauvais tableau. « Comment, disait-il, pour avoir l’intelligence d’un tableau, c’est-à-dire d’une chose faite pour parler immédiatement aux yeux et pour rappeler à nos esprits les sensations de formes, de couleurs et de groupemens que la vie nous donne, il faudra que je batte le rappel de mes lectures, que j’évoque en imagination Shakspeare pour celui-ci, la Bible pour celui-là, la mythologie pour cet autre ? Mais si je n’ai pas lu la Bible ? Si je ne connais pas la mythologie ? Si je n’ai jamais entendu parler de Shakspeare ? » Je n’ai pas d’objection personnelle contre le sujet de M. Dupain et j’accorde qu’il est vraiment laïque, mais j’affirme qu’un lecteur, même instruit, ne comprendra la signification de cette branche au sommet d’un mât qu’avec le secours des Chroniques de Bordeaux, livre plus spécial que Shakspeare ou la Bible et qu’il est encore plus permis de n’avoir pas lu.

Castagnary ne veut pas de l’orientalisme. Le genre illustré par Decamps et Fromentin a même le don de l’agacer particulièrement. Il ne laisse échapper aucune occasion de lui dire son fait : « Il y en a, dit-il avec dédain, il y en a qui trouvent vulgaire et mesquin ce qui les entoure et qui vont chercher au loin, dans l’Orient, au fond du désert, une nature tout exceptionnelle et sans analogie avec nos idées et notre tempérament. » Pourquoi y vont-ils ? Parce qu’ils n’aiment pas les paysages français, et ces peintres contestés pourraient bien être de mauvais citoyens : « Pensez-vous que, s’ils avaient une grande confiance dans la beauté de la France, de son ciel et de ses habitans, les orientalistes nous emmèneraient sous une latitude inconnue, devant des effets de lumière dont ni vous ni moi ne saurions contrôler la justesse ? Quand je vois des gens qui seraient incapables de peindre la plaine Saint-Denis, aller chercher un bord du Nil ou une rive du Bosphore, mon premier sentiment est de me défier. » S’il se trouve devant un bon tableau à sujet oriental, il ne peut s’empêcher de dire que c’est de bonne peinture ; mais comme cet éloge a de mal à sortir ! « Au fond, ajoute-t-il, je pense qu’un pré français, bordé d’une haie vive, vaudrait mieux. » Cet amour de l’Orient, selon lui, « n’a jamais été qu’une affaire de mode ou d’engouement, » provoquée par l’expédition de Morée et la conquête de l’Algérie. Heureusement, ajoute-t-il, « le goût change et l’opinion se lasse ; en y réfléchissant, on s’aperçoit que le paysage oriental, avec ses lignes bizarres et son soleil extravagant, étonnait, mais ne charmait pas. » En somme, il repousse, avec l’orientalisme, « l’helvétianisme, l’italianisme, l’algérianisme, et le reste, c’est-à-dire la représentation des lieux qui ne sont pas la France, » pour deux motifs déjà indiqués, « d’abord que le contrôle est impossible et qu’ensuite il n’y a aucun rapport entre ces aspects insolites et les habitudes de notre esprit. »

Il y a des genres qui sont une des principales raisons d’être de la peinture, parce qu’ils satisfont plus que tous les autres le besoin d’où elle est née, ce plaisir que l’homme trouve dans la représentation de lui-même et de son entourage. Ainsi le portrait. Castagnary l’admet, mais à la condition de le restreindre et de ne lui permettre qu’un petit nombre de modèles sévèrement choisis. Parmi les animaux, il accorde au chien et au cheval le droit au portrait. Pour l’homme, il n’admet ni que tous les hommes se fassent peindre ni que le même homme ait recours au peintre plusieurs fois dans sa vie. Un portrait doit exprimer la synthèse de tout un être physique et moral, de toute une existence, et « porter un jugement » sur tout cela. Or, dit-il, il n’y a qu’une heure où chaque homme puisse s’offrir à l’art sous un aspect complet. Cette heure sonne vers la quarantaine, mais la vieillesse vaut mieux. Quant aux hommes exclus du portrait, ce sont tous ceux qui n’ont pas vécu, tous ceux qui ne pensent pas, paysans, prolétaires, « bourgeois ankylosés dans la matière, jeunes gens sans jeunesse voués à la pâle débauche et aux passions mesquines. » — « J’allais oublier la femme, » ajoute-t-il ; et, pour réparer cet oubli, il se lance dans une forte tirade à la Diderot : « La voici venir, celle devant qui les théories les plus rigides se troublent, etc. » La femme demande au critique : « M’excluras-tu du portrait ? » Le critique incorruptible répond : « Femme charmante, je vous en exclus ! » En revanche, il la déclare éminemment propre à la statuaire, parce que, chez elle, « la tête attache peu, » tandis que « sa beauté purement plastique, la mollesse de ses contours, la pureté de ses lignes, l’heureuse harmonie de tout son corps si bien équilibré, relèvent éminemment du ciseau et du marbre. » Suivent des variations étourdissantes sur la régénération de la statuaire et la purification de l’amour, qui se produiront vite si les femmes consentent à ne plus mettre les pieds chez les peintres et à frapper chez les sculpteurs. Le morceau est à lire en entier.

Enfin, Castagnary condamne l’Institut, qui écarte les talens originaux, à plus forte raison les génies, l’École de Rome et l’École des Beaux-Arts, qui donnent un mauvais enseignement et perpétuent une tradition déplorable. Énergiquement jusqu’en 1870, plus mollement jusqu’en 1876, où il soutiendra la thèse contraire, il condamne toute influence de l’État en matière d’art.

C’est à peu près tout ce dont ne veut pas Castagnary. Si l’énumération est longue, ce n’est pas ma faute. Voyons ce que valent toutes ces négations.

La peinture française est le résultat d’une tradition qui prend son point de départ dans la renaissance. Il était inévitable que Castagnary, mécontent de la peinture de son temps, condamnât dans ses origines et sa marche l’évolution qu’elle continuait. J’essaierai de montrer tout à l’heure que rien n’est moins conforme à notre génie national que le genre de peinture qu’il voulait substituer exclusivement à la peinture française. En attendant, il importe de lui répondre, non-seulement que l’école française existe, mais qu’elle a son originalité, ensuite qu’elle est l’image fidèle de notre pays, de notre race et de notre génie. Elle vaut ce que nous valons nous-mêmes et, pour la renier, il faut renier l’âme même de la France. Notre pays est moyen d’étendue et de situation, modéré de climat et de mœurs ; notre race est complexe et équilibrée, d’un tempérament rebelle aux excès et aux extrêmes ; l’originalité de notre génie consiste à tout accueillir, tout concilier et tout comprendre, en donnant au résultat de cette fusion un caractère propre de méthode, de justesse et de clarté. Nous sommes attachés à la tradition et initiateurs, prompts aux nouveautés et lents à changer nos habitudes ; par-dessus tout, nous aimons ce qui est précis, mesuré, élégant, c’est-à-dire choisi. Aussi, en littérature, en art, en politique, en économie sociale, avons-nous été, pour l’Europe et pour le monde, tantôt des disciples, tantôt des maîtres, mais toujours des juges et, en fin de compte, des modèles. Ce que nous prenions à nos voisins, nous le changions en notre substance, puis nous le leur rendions transformé, pour être désormais, avec notre marque, le bien de tous. Ce que l’ancienne Grèce avait fait avec l’Orient et l’Egypte, Rome avec l’ancien monde, nous l’avons fait avec la Grèce, avec Rome et avec l’Europe moderne ; nous avons concentré les efforts épais de la civilisation, ne gardant que ce qui méritait de durer, donnant aux idées littéraires et philosophiques, aux formes d’art et aux théories politiques, une force d’expansion et un caractère pratique qui sont celles de l’expérience et de la raison. Notre littérature, si indigène que l’essence intime n’en est peut-être pleinement sensible que pour nous seuls, est née de la tradition antique jointe à l’esprit gaulois ; aussitôt formée, elle a été durant deux siècles l’école de l’Europe. Elle s’est renouvelée ensuite en empruntant un esprit nouveau à l’Europe entière, Angleterre et Allemagne, Espagne et Italie, et, malgré ces emprunts, elle continue encore aujourd’hui à fournir l’Europe de modèles dans les deux genres les plus féconds de la littérature contemporaine, le théâtre et le roman. En art, les choses ne se sont pas autrement passées. Prenant la renaissance italienne à son point de perfection, dans sa seconde période, avec Raphaël et Michel-Ange, nous en avons tiré l’architecture de notre XVIe siècle, pour remplacer le gothique épuisé ; la peinture de Le Brun pour élargir la facture précise, mais sèche, des Clouet ; la sculpture de Puget et de Coysevox pour détendre et humaniser la statuaire énergique et réaliste, mais gauche et fantastique du moyen âge. Plus tard, nous avons pris aux Vénitiens et aux Espagnols l’amour de la couleur, aux Flamands le sens du clair-obscur. Par-delà tous nous sommes remontés, surtout dans la statuaire, à l’art de la Grèce, source et modèle de toute beauté. À ces divers emprunts, nous avons appliqué d’un côté notre esprit de justesse et de mesure, de l’autre nos facultés de grâce et d’esprit. Il en est résulté l’art français, c’est-à-dire une conception nouvelle de l’art ; conception profondément originale, si l’originalité résulte non des élémens d’un tout, mais de l’essence propre à ce tout, de l’esprit qui l’anime, de la force propre qui l’inspire et le conduit ; art fécond qui, dans ses diverses branches, peut opposer aux plus grands noms des noms qui les égalent ou les rappellent. Que cet art présente quelques insuffisances, il n’y a pas à le nier ; cela prouve qu’il est humain. Mais ce qu’on peut lui reprocher de trop moyen et systématique, de méfiance pour la fantaisie, de docilité trop grande pour les disciplines, sa recherche trop exclusive de la symétrie et de la proportion, sa tendance à confondre les moyens artistiques et les moyens littéraires, cela l’empêche-t-il d’avoir une existence et une excellence propres ?

Quant au procès fait à la renaissance, il n’en est pas de plus injuste. L’art de la renaissance n’a pas tué l’art du moyen âge, car cet art était mort ou se mourait. L’architecture gothique s’était ruinée elle-même par le développement de son principe ; elle était arrivée à détruire les conditions de solidité et de proportion, sans lesquelles il n’y a plus d’art de bâtir. La sculpture renonçait d’elle-même à ce mélange de réalisme trivial et de caprice grotesque, de logique courte et de fantaisie folle que poursuivait le gothique finissant ; elle commençait à chercher spontanément la justesse, l’élégance et la vérité dans le choix. Lorsqu’arrivèrent à Fontainebleau les maîtres italiens, nos sculpteurs n’eurent pas à les imiter, il leur suffit de continuer à côté d’eux leur propre effort. La peinture, fort en retard, en était encore aux tâtonnemens ; elle se cherchait sans se trouver. L’art du moyen âge avait donc accompli son évolution ; ici, il ne pouvait plus tirer de lui-même le renouvellement d’une vitalité épuisée ; là, il cherchait et s’efforçait, mais il lui manquait l’impulsion et la direction. Avec des idées nouvelles, la renaissance lui apporta de nouveaux thèmes d’exécution et d’expression ; à une civilisation épuisée, il substitua une civilisation féconde ; en un mot, avec les élémens de l’évolution ancienne, ravivés par un nouveau ferment, il provoqua une évolution nouvelle. Son action s’exerça partout, dans la religion, la philosophie, la littérature, l’art, la politique. La condamner, c’est condamner la civilisation moderne ; la regretter, c’est sacrifier le présent au passé. La thèse que soutenait Castagnary en art, d’autres l’ont soutenue ou la soutiennent en philosophie, en littérature, en politique ; elle n’est pas plus vraie ici que là. Pour l’accepter, il faut rejeter l’héritage de quatre siècles et condamner l’esprit de la France, au nom d’un progrès qui serait une réaction et d’un patriotisme qui détruirait la patrie.

La tradition que Castagnary voulait interrompre n’est que la synthèse des élémens que je viens d’analyser. C’est elle qui a créé et qui maintient les genres condamnés par lui. Il avait l’horreur de l’idéal. Mais l’idéal, qu’est-ce autre chose, pour l’homme, que l’exercice de la pensée, et, par elle, le pouvoir de s’élever au-dessus de lui-même, de la vie et de la nature, de les comprendre, de les juger et de créer en les imitant ? Sans l’idéal, il n’y a pas plus d’art qu’il n’y a de poésie, car tout artiste choisit, combine et dispose, c’est-à-dire sort de la réalité. Il y a bien des degrés dans l’idéal, mais l’art le plus élémentaire ne commence qu’avec lui ; le peintre qui copie un arbre, une fleur, un animal, une tête humaine fait acte d’idéalisme, car ce qu’il représente, ce n’est qu’une conception de son esprit, un résultat de son observation et de sa faculté de choisir, n’eût-il choisi que la saison, l’heure du jour et la distance. L’idéal, c’est la personnalité, partant l’originalité, sans lesquels il n’y a pas d’artiste. C’est aussi la faculté d’imaginer ce que l’on ne voit pas avec ce que l’on a vu, d’éliminer ce qui est inutile, d’ajouter ce qui manque, de créer ce qui n’existe pas avec ce qui existe, une vérité supérieure avec des élémens inférieurs. Ainsi, la réalité cesse d’exister, dès que l’homme s’en empare, pour devenir de l’idéal ; mais il n’y a pas d’idéal dont tous les élémens ne soient pris à la réalité. Condamner l’idéal, c’est nier aussi bien le point de départ que le but de l’art.

S’il est des choses qui relèvent par excellence de l’idéal, c’est, dans l’art, la religion, la mythologie, l’histoire et l’allégorie ; c’est pour cela que ces genres sont les expressions les plus élevées de l’art. Castagnary les condamne dans leur principe et les déclare morts. Se doute-t-il de ce qu’il nous enlève ? Toute la grande peinture, cette peinture italienne dans laquelle, par un illogisme singulier, il ne peut à plusieurs reprises se défendre de voir la suprême expression de l’art, n’a vécu que d’idées mythologiques ou religieuses, de faits historiques ou de fictions. C’est pour cela qu’elle est si large et si accessible, qu’elle a exercé son action sur tous les peuples et qu’elle reste encore sans égale. L’art, nous dit Castagnary, ne doit être que l’image du présent ; il ne doit représenter que ce que nous voyons, au moment où nous le voyons et tel que nous le voyons ; de la sorte, chaque époque laissant sa fidèle image, la succession des époques artistiques nous donnerait une image complète des divers âges. Pour réaliser cette conception de l’art, il ne faudrait rien moins qu’enlever à l’homme deux des facultés qui font de lui ce qu’il est, l’imagination et la mémoire. Le temps présent et la réalité ne lui ont jamais suffi. Tout en vivant sa vie actuelle, il se souvient et il imagine. Le passé éveille en lui des sentimens d’une douceur profonde ; il songe avec mélancolie à ce qu’ont fait ses pères, avec espoir à ce que feront ses enfans, et ces deux sentimens lui sont une consolation. Bien plus, le passé, c’est sa pensée qui le forme. L’histoire, en effet, n’existe pas encore au moment où elle se produit ; souvent les événemens n’atteignent leur portée que longtemps après qu’ils sont terminés ; ce sont les successeurs de ceux qui ont agi qui déterminent l’importance d’une action. De quel droit interdire à l’art de reproduire l’idée que l’homme se fait de l’héroïsme, de la passion, de l’énergie consacrés par le temps ? De quel droit lui refuser de traduire les aspirations de l’âme vers l’au-delà ? Car, enfin, n’en est-il pas de la religion et de la mythologie comme de l’histoire ? Les inventeurs des fables mythologiques se doutaient ils de la poésie qu’ils y mettaient ? Les premiers chrétiens devinaient-ils la révolution que le christianisme allait produire ? Un tableau d’histoire, dit Castagnary, doit être vrai pour être bon ; mais le souci de la vérité rétrospective paralyse le sens artistique. Nous savons trop que ce mot de vérité historique n’a qu’un sens relatif, que chaque écrivain et chaque artiste ont leur façon propre de raconter et de représenter les mêmes événemens, enfin que l’histoire n’existe que dans l’esprit de l’homme : elle est la forme donnée au souvenir par notre esprit. Telle scène est plus vraie, c’est-à-dire plus vivante, chez un Delacroix ou un Michelet, que dans les tableaux ou les chroniques des contemporains.

Pour ce qui est de l’art romantique, à un moment de l’évolution artistique et littéraire de la France, il s’est produit un renouvellement de l’imagination et du sentiment. Parmi les thèmes habituels de l’art, plusieurs ont été abandonnés pour un temps, d’autres ont été repris ; la littérature a donné une expression nouvelle aux passions de l’homme ; des types d’amour et de haine, d’héroïsme et de bassesse, ont été créés. Et l’art aurait dû se préserver de la fièvre de création qui animait autour de lui l’histoire, la poésie, le théâtre ? Devant le monde enchanté ouvert à l’âme française, il se serait fermé les yeux et se serait astreint à copier la vie de tous les jours ? L’art, dit Castagnary, n’a pas craint d’abdiquer son indépendance pour se mettre au service de la littérature. Est-ce donc servir autrui que de lui prendre ce qu’il possède pour le faire sien ? Traduites par l’art, les images de Juliette, d’Ophélie, de Béatrix, de Françoise de Rimini, n’appartiennent plus uniquement à Shakspeare ou à Dante ; d’idées devenues formes, elles sont créées une seconde fois. Tout ce que l’on peut exiger de l’artiste, c’est qu’en prenant un type ou une action à la littérature, il les exprime non pas avec des moyens littéraires, mais avec les ressources propres de son art. Au demeurant, qu’a fait l’art, en tout temps, dès qu’il a voulu s’élever au-dessus de la réalité journalière ? Il a traduit ce que les religions, les civilisations et les littératures lui offraient ; il a ressuscité les morts, animé l’histoire, figuré les dieux.

Le reste des négations énoncées par Castagnary est une suite de paradoxes qu’il y aurait duperie à réfuter en détail. Ainsi, dit-il, les pays étrangers, surtout l’Orient, ne doivent pas être peints, parce que le contrôle nous est impossible et que les paysages de France valent mieux. Il fallait bien qu’il tînt pour juste ce raisonnement étrange, puisqu’il le répétait chaque année. On s’étonne que personne ne lui ait fait observer dès la première fois que le but de l’art est d’élargir le cercle étroit dans lequel la destinée nous fait vivre. La plupart d’entre nous n’ont jamais vu l’Orient et ne le verront jamais, mais tous savent qu’il existe ; c’est pour cela qu’ils désirent le connaître et demandent au voyageur et à l’artiste de le décrire et de le représenter. Mais le contrôle est impossible ! Il n’importe, si le sens artistique est satisfait chez le spectateur, c’est-à-dire si la peinture est expressive. Les paysages de France valent mieux ! Il est certain que la plaine Saint-Denis a sa beauté ; mais la baie de Naples a aussi la sienne ; beautés différentes dont on sent mieux la seconde après avoir savouré la première. Nous devons à la terre natale des impressions et des souvenirs d’un charme unique, mais l’amour de la nature et de la vie ne s’arrêtent pas à l’horizon de notre village, ni même aux frontières de la patrie. À contester cette vérité, on tombe dans l’absurde. Ainsi le Normand qui n’aura jamais quitté sa Normandie ne devrait pas apprécier en peinture un paysage de Bourgogne. C’est à peu près l’avis de Castagnary. Ne reproche-t-il pas quelque part à un peintre picard de représenter les plages du pays basque ?

Quant à la théorie du portrait, je n’y puis voir qu’une charge d’atelier. Castagnary voudrait qu’un portrait fût la synthèse de toute une existence ; il indique la quarantaine comme le meilleur moment pour se faire peindre, mais il préférerait la vieillesse. À ce compte, mieux vaudrait encore attendre la veille de la mort, car, enfin, une existence n’est complète qu’au moment où elle va finir. La physionomie humaine se modifie à chaque âge, mais dans tous elle a son intérêt ; il y avait, au dernier Salon, le portrait, plein de caractère, d’un bébé de cinq jours. Tant mieux pour le peintre et le modèle, lorsque, portrait de jeunesse, d’âge mûr ou de vieillesse, une physionomie humaine offre un aspect particulièrement expressif ; mais un vrai peintre tirera de tout âge un bon portrait. Castagnary interdit le portrait au paysan qui ne pense pas, au bourgeois enfoncé dans la matière et au viveur. Il existe, pourtant, des têtes de paysans d’une singulière énergie, des têtes de bourgeois d’une laideur réjouissante, et il y a plaisir à voir l’image peinte, je ne dis pas d’un don Juan ou d’un Rolla, mais d’un simple habitué de cercle ou de coulisses. Quant à l’exclusion de la femme, — « Femme charmante, je vous exclus, » — elle équivaut à dire que la beauté, la grâce, le piquant, etc., des physionomies féminines ne valent pas d’arrêter un peintre. Ce sont, en effet, choses de peu de prix et généralement dédaignées.

Pour conclure cet examen des idées négatives de Castagnary, je propose d’imaginer un musée formé d’après ces idées. Il sera riche et surtout varié.


III

En s’efforçant de ruiner dans l’esprit du public et des artistes le goût de la peinture historique et religieuse, de l’imagination et de la fantaisie, Castagnary travaillait au développement d’une partie de l’art, la peinture de genre, à laquelle il prétendait assurer la domination de l’art tout entier. Bien qu’illustré par de très grands artistes, le genre n’avait tenu jusqu’alors qu’un rang secondaire dans l’estime des peintres, tandis que la qualité de « peintre d’histoire » donnait place dans une aristocratie. Castagnary estimait que l’histoire devait désormais céder la place au genre, qu’il définissait « les usages, les costumes, les personnages, les caractères, les mœurs, toutes les réalités visibles du monde présent. » D’après lui, au moment où il écrivait, le genre « se développait, grandissait, sortait de ses anciennes limites, montait à la hauteur de l’histoire, s’attaquait à l’universalité de la nature et de la vie, devenait enfin toute la peinture du présent, comme il sera toute la peinture de l’avenir. » De ce développement, il avait donné la raison théorique, dès son premier Salon, en 1857. C’était, à ses yeux, une victoire du présent sur le passé, du progrès sur la réaction, de l’homme sur ses maîtres. Avec le genre, « le côté humain de l’art se substituait au côté héroïque et divin ; » l’homme triomphait avec lui a parce que la peinture religieuse et la peinture historique ou héroïque se sont graduellement affaiblies, à mesure que s’affaiblissaient, comme organismes sociaux, la théocratie et la monarchie auxquels elles se réfèrent. » Il annonçait donc « un art nouveau, l’art humanitaire, » et il en faisait remonter l’origine à son propre début, l’année 1857. Le Salon de cette année, disait-il, « marque la date glorieuse de l’avènement de l’homme comme objet de l’art ; il inaugure une période définitive et qui doit fournir une carrière sans limite ; le mouvement dont il est le point de départ ne saurait s’arrêter que quand le thème aura été épuisé, c’est-à-dire l’humanité disparue. » Le but de cet art nouveau, c’était « l’apothéose de l’homme. »

Par cette doctrine, Castagnary croyait fermement rattacher l’art à la marche du siècle : « Je trouve, depuis trois siècles, notre peinture égarée et hors de voie ; je m’efforce de la ramener à sa destination véritable, de la jouguer, si je puis dire, au génie particulier de notre époque, et de la faire marcher de front avec tout l’ensemble des forces dont notre société dispose. » Plus tard, précisant cette première idée, il ajoutait : « L’essentiel est de reconnaître le courant d’idées qui entraîne l’art à devenir, comme la littérature, la politique et la science, une des expressions immédiates de la société contemporaine ; c’est de déterminer le chemin précis où la peinture s’engage et de poser sur le sol une lanterne éclairée. » Cette lanterne devenait bien vite le phare prophétique de l’avenir : M C’en est fait, s’écriait-il, la peinture d’imagination et de style cède le pas à la peinture rationnelle, expression directe de la Nature et de la Vie, représentation exacte de la société et des mœurs qui la caractérisent. » Tout l’intérêt de la peinture contemporaine était donc dans la lutte de « l’école naturaliste » contre « les deux écoles réunies, classique et romantique, » mais cette lutte touchait à son terme, la victoire était prochaine, et cette perspective rendait Castagnary lyrique : « La réalité s’avance lentement, mais sûrement. Avant peu d’années, elle aura envahi tout le domaine de l’art, sera à elle seule toute la peinture des peuples renouvelés. » La devise de cette nouvelle peinture devait être : « Peindre ce qui est, au moment où on le voit. »

On aura remarqué que Castagnary se sert tour à tour des deux mots : réalisme et naturalisme, mais le second finit par lui sembler préférable, comme plus expressif et plus exact. Il n’a pas mis moins de onze ans à se décider pour celui-ci, car c’est en 1868 qu’il écrivait : « Le mot naturalisme, dont je me sers pour définir les tendances actuelles, n’est pas nouveau dans l’histoire de l’art, et c’est une des raisons qui me le font préférer au mot réalisme. » S’il en avait d’autres, il ne les disait pas ; peut-être, cependant, ceci en était-il une : « Le naturalisme, qui accepte toutes les réalités du monde visible et en même temps toutes les manières de comprendre ces réalités, est précisément le contraire d’une école. Loin de tracer une limite, il accepte les barrières. » Cette distinction est parfaitement arbitraire ; réalisme et naturalisme, c’est tout un, et Castagnary n’a pas essayé de justifier par d’autres argumens la force libératrice qu’il attribue au second de ces mots.

Grâce au naturalisme, donc, puisque voici désormais le titre officiel de la doctrine, le temps présent pourra laisser son image à l’avenir ; sans lui, rien de nous ne serait resté. « Ainsi, s’écriait le critique en 1857, notre société passera, et nos passions, nos tourmens, et nos fièvres, et notre révolution immortelle, sans avoir même fait luire un rayon sur le front obtus de nos peintres ; et de tout ce que nous voyons, de tout ce que nous savons, de tout ce que nous sentons, il n’en demeurera d’autre trace que quelques bouquets d’arbre au bord d’un ruisseau, ou quelque scène rustique dans un coin de paysage ! » D’après lui, en effet, le paysage est un genre que le naturalisme doit revendiquer comme sien. Si l’on s’est trompé sur ses origines, il n’hésite pas, lui, à reprendre le bien usurpé : « Il est temps d’arracher à l’école romantique ce beau fleuron du paysage moderne, qui nous appartient, et dont elle s’est toujours fait gloire à notre détriment. » Pour établir le droit du réalisme à cette reprise, il retrace, comme il l’entend, les origines de l’école paysagiste : il déclare qu’elle est sortie, comme les romans champêtres de George Sand, d’une réaction contre le romantisme.

Dans cet ensemble d’affirmations, exacte contre-partie des négations énumérées plus haut, une part est à retenir comme vraie ; mais en provoquant le regret de la vérité qu’elle exprime, l’autre est encore moins acceptable que les négations correspondantes.

Que le genre se soit développé au détriment de la peinture religieuse et de la peinture d’histoire, cela est vrai ; mais il s’en faut que ce soit un bien. Cette substitution de la peinture de chevalet à la peinture décorative et murale, du tableau de musée ou d’appartement au tableau compris dans un ensemble architectural, dénoterait plutôt une décadence qu’un progrès. Si le mouvement réaliste avait eu pour résultat principal de rendre désormais impossibles de grandes œuvres, comme les peintures de Delacroix au Luxembourg et à la chambre des députés, il faudrait le déplorer. Heureusement, la victoire du genre n’était pas aussi complète que le disait Castagnary. Il est certain que, délaissant la peinture où la force créatrice est indispensable, surtout la peinture de grande dimension, les peintres s’attachaient aux tableaux petits ou moyens, copiés sur la réalité journalière. Cela ne tenait pas seulement à l’affaiblissement des idées religieuses et monarchiques, car elles ne sont pas les seules qui demandent à l’art leur exaltation : les idées de liberté ne sont pas une inspiration moins favorable pour la représentation artistique. Si donc les peintres ne peignaient plus de grandes toiles, c’est que les transformations de la société, plutôt économiques que politiques, privaient d’acheteurs cette sorte de peinture et ne lui en laissaient plus qu’un trop intermittent, l’État. On ne construisait plus de grands édifices où l’art eût une part prépondérante, plus d’églises ni de palais, mais des gares, des halles, des ponts, et l’on n’admettait pas encore, bien à tort, que, là aussi, l’art pût avoir sa place, à la condition de s’adapter à des conditions nouvelles. Est-ce à dire que le goût de la grande peinture eût disparu chez les peintres ? Alors comme toujours, le premier désir d’un véritable artiste était de couvrir de vastes surfaces. On le vit bien lorsque, en 1873, M. de Chennevières conçut un des trop rares projets d’ensemble qu’ait provoqués de notre temps l’action de l’État en matière d’art, la décoration picturale du Panthéon. Conséquent avec lui-même, Castagnary ne voulait pas de cette décoration et il l’attaquait vivement, mais les peintres briguaient avec empressement l’honneur d’y participer. Un des chefs de l’école réaliste, Millet, était de ceux-là et, si la mort ne lui a pas laissé le temps d’exécuter sa part, il l’avait reçue avec reconnaissance. Les grandes réputations artistiques continuaient à s’établir sur des œuvres de grande décoration ou d’histoire ; ainsi pour Flandrin et Baudry, dont les principaux titres sont à Saint-Germain des Prés et à l’Opéra, pour M. Puvis de Chavannes, qui se vouait presque exclusivement à la peinture murale. Même dans la peinture du chevalet, l’histoire conservait ses privilèges de haute inspiration. Meissonier ne serait qu’un peintre très habile sans 1807 et 1814 ; M. Gustave Moreau renouvelait les fables mythologiques par un sens profond du symbolisme et du mystère, joint à une délicate et forte originalité d’exécution ; Delaunay appliquait aux sujets historiques et religieux son observation précise et sa facture vigoureuse ; M. Jean-Paul Laurens représentait les temps gallo-romains avec une rare puissance d’évocation. Je pourrais poursuivre cette énumération et montrer que presque tous les peintres qui se sont fait des noms durables dans la seconde moitié de notre siècle ne sont pas des peintres de genre, mais des peintres d’histoire, que l’ambition des peintres de genre est toujours de s’élever à l’histoire, qu’ils gagnent beaucoup à y réussir, et que, somme toute, l’ancienne hiérarchie est maintenue. Ainsi, ce dont Castagnary prédisait la disparition prochaine domine toujours le développement de notre peinture ; les artistes et le public s’accordent pour demander les œuvres fortes et les émotions profondes au sens du passé, aux légendes mythologiques et religieuses, à la faculté de généraliser et d’abstraire, c’est-à-dire de s’élever au-dessus de la réalité contemporaine.

C’est dire que la plupart des jugemens de Castagnary sur les artistes de son temps ont été révisés ou cassés par le nôtre. S’il est un peintre, à cette heure, que l’opinion publique mette très haut, c’est M. Puvis de Chavannes. Or, il n’est pas une de ses œuvres que Castagnary n’ait traitée durement. Il le tracasse, le chicane, le tourne en ridicule sur le choix de ses sujets, son dessin, sa couleur, sa facture ; il raille « ses grisailles boueuses, d’un aspect triste et répulsif, ses personnages imaginaires, sans caractères de race, sans type individuel, ses paysages sans heure, sans climat, sans lumière. » S’il consent à reconnaître que telle de ses figures est d’une belle venue, il se rattrape aussitôt en ajoutant : « Quel ton sale et quel art inutile ! » Devant la simple et grandiose ordonnance de ses tableaux, qui est la plus incontestable supériorité du maître lyonnais, il raille encore : « M. Puvis de Chavannes ne dessine ni ne peint : il compose. C’est là sa spécialité. » Cette toile d’une radieuse poésie, Marseille porte de l’Orient, lui fournit des pages de lourde plaisanterie. Il qualifie le Saint Jean-Baptiste de « grotesque vignette. » Il en vient, enfin, non pas à comprendre le peintre, mais à lui témoigner une pitié indulgente, parce qu’il a devant lui « sinon un talent supérieur, du moins une conviction peu commune. » Il s’acharne avec la même brutalité et la même inintelligence contre M. Gustave Moreau. Cette page éclatante et tragique, Œdipe et le Sphinx, où, devant l’éternel mystère proposé à l’homme, l’âme de notre siècle exprime son angoisse avec une sincérité digne de la renaissance florentine, lui est un thème préféré de gouaillerie plate, dans ce goût, par exemple : « M. Gustave Moreau, artiste peintre, âgé de deux Salons, fit un Œdipe, et ne sut pas rester à l’état de sphinx. » Devant Salomé et Hercule et l’Hydre de Lerne, il passe dédaigneusement : « Idées d’illuminé, exécution d’illuminé : ces choses échappent à des compréhensions aussi vulgaires que les nôtres. » Grâce à la réputation grandissante du peintre, il en vient à faire cet aveu, peu digne d’un critique, et négation de son premier devoir, qui est, non pas de subordonner les œuvres à ses théories, mais de tirer ses théories des œuvres : « M. Gustave Moreau est un peintre intéressant pour tous ceux qui admettent qu’en art la fantaisie, libre et sans frein, peut primer impunément la réalité objective ; mais ceux qui pensent au contraire que le monde extérieur est tout et que la vie seule a des charmes attachent peu d’importance aux élucubrations de M. Gustave Moreau. »

Je cite ces jugemens de Castagnary, parce que les deux maîtres ainsi traités sont également adoptés aujourd’hui par la critique et l’opinion, par les délicats et le grand public. Ce qu’il dit de Meissonier nous fournit un exemple du même genre : « Voilà longtemps que son art funeste pèse sur la conscience publique, qu’il dégrade le goût français. » Il y a deux pages de ce style, pour arriver à cette conclusion : « Grand Meissonier, dit la réclame ; petit, très petit Meissonier, dira l’histoire. » Sur la peinture de M. Gérôme, il est amusant. Au fond, il ne peut se défendre de quelque estime pour cet art où la précision de la facture fait ressortir la conception neuve des sujets ; il le nie, cependant, et tout entier, avec une insistance rageuse. C’est que M. Gérôme fait de l’histoire. La tranquille conviction du peintre, peut-être aussi ses boutades connues, jettent le critique dans une fureur bavarde. « C’est un homme fini, » disait-il en 1872 ; mais l’artiste survit à cette sentence, et, en 1876, Castagnary, le voyant toujours debout, trouve à son sujet cette formule : « M. Gérôme n’avait pas osé reparaître au Salon, depuis que la fantaisie du jury avait infligé à son talent soigneux et propret la disproportion énorme d’une grande médaille d’honneur. Cette année, il se risque, croyant la chose oubliée et les rires terminés. » Il s’acharne après M. Hébert, parce qu’il prend ses modèles à Rome, après Cabanel, parce qu’il choisit dans la réalité élégante, après Delaunay et M. Bonnat, parce qu’ils sont romains, après Fromentin, parce qu’il aime l’Orient. Le seul M. Henner trouve grâce devant lui, mais, les sujets qu’il accepte chez lui, il les condamne chez les autres.

Ainsi l’histoire et les peintres d’histoire n’ont pas justifié la prédiction de Castagnary. Tout ce qu’il avait condamné à mort vit encore. Pourtant il avait raison, en constatant que le genre provoquait beaucoup plus de tableaux. De ces tableaux, quelques-uns étaient peints par de vrais maîtres ; nous verrons tout à l’heure comment ceux-ci s’appelaient et si leurs œuvres justifient, au moins en partie, la doctrine de Castagnary. Mais beaucoup n’étaient-ils pas simplement de la banalité courante, faite à l’image et selon le goût du gros public ? Anecdotes bourgeoises, poésie de romance ou comique de vaudeville, n’étaient-ce point les thèmes que préféraient les nouveaux acheteurs et ceux que traitaient pour eux une bonne part des peintres de genre, de ceux mêmes que louait Castagnary ? Je n’aurai pas la cruauté de relever les noms de quelques peintres, dont l’éloge revenait fréquemment sous sa plume ; mais n’est-ce pas cette catégorie d’artistes habiles ou médiocres, qui justifieraient ces reproches de lâche flatterie envers la foule ignorante, d’abaissement de l’art et de la dignité artistique, d’amour du gain, adressés trop légèrement par Castagnary à l’art romantique, qui ne les méritait pas ?

En revanche, les romantiques auraient pu réclamer leur part de cette « apothéose de l’homme, » de cet avènement de « l’art humanitaire, » dont Castagnary faisait le privilège de l’art naturaliste. S’il est une vérité aujourd’hui démontrée, c’est que le principe dominant du romantisme dans la littérature et dans l’art, ce fut l’exaltation de l’homme, objet exclusif de l’art nouveau, et de l’artiste, qui prétendait se mettre tout entier dans son œuvre. Tandis que la littérature et l’art classiques plaçaient beaucoup de choses au-dessus de l’homme, — sentiment du divin, de l’institution sociale, de l’autorité, etc., — tandis que le poète et l’artiste classiques prétendaient ne mettre dans leur œuvre que leur talent et auraient cru pécher par excès d’orgueil en y laissant deviner leur personne, la littérature et l’art romantiques exaltaient l’homme au lieu de le juger, l’admiraient dans toutes ses actions, même criminelles, pourvu qu’elles fussent dramatiques. Resterait à savoir si la littérature et l’art doivent se proposer pour but « l’apothéose de l’homme, » et si les classiques ne le servaient pas mieux en lui proposant d’autres motifs d’admiration que lui-même ; mais il s’agit simplement, à cette heure, de marquer une différence. Quant au réalisme, son principal effort, réagissant contre celui du romantisme, ç’a été d’abaisser l’homme, de lui témoigner plus de mépris que de pitié, de le montrer plus misérable encore qu’il ne l’est. Étude de la vie réelle et de la nature telle qu’elle est, ces deux choses ne seront jamais qu’une moitié de la littérature et de l’art. L’homme ne remplit sa destinée qu’en ajoutant son activité libre aux forces aveugles de la nature ; il la modifie, il la transforme par des facultés qui n’appartiennent qu’à lui. Certes, il s’appuie toujours sur elle, il ne peut s’en détacher, ni surtout en sortir ; mais, le plus sûr moyen pour lui de la rendre encore plus étroite, plus cruelle, plus ennemie qu’elle ne l’est, c’est de se subordonner à elle et de lui obéir aveuglément. Voilà pourquoi le réalisme, copiste de la nature, ne saurait élargir l’art ; lorsqu’il prétend le borner à ses propres limites, il l’enferme dans une geôle. L’art ne se laisse pas longtemps emprisonner de la sorte, et, aussitôt captif, il n’a d’autre but que de briser ses liens. Toujours une période de réalisme ou de naturalisme a été suivie d’une réaction idéaliste. Voilà pourquoi, dans le moment présent, artistes et public exaltent ce que condamnait Castagnary ; pourquoi M. Puvis de Chavannes exerce une grande action ; pourquoi M. Gustave Moreau, moins accessible et plus rare, est tenu pour un peintre de premier ordre par quiconque aime l’art.

Cela revient à dire que, incomplet dans son programme et insuffisant dans ses moyens, le réalisme ne saurait avoir la prétention exclusive de donner cette image du temps présent que réclame Castagnary. On pourrait lui objecter d’abord que l’art, comme la littérature, est toujours l’image du temps qui le produit. Ce sont toujours les idées de leurs contemporains qu’exprime un poète ou un artiste, élevées ou bas, dignes d’exaltation ou de dédain. Même dans une peinture mythologique ou religieuse, historique ou fantaisiste, il est impossible à un Le Brun ou à un Watteau de mettre autre chose que leur temps et leur modèle. Aussi, la définition de Castagnary : « Peindre ce que l’on voit, au moment où on le voit, » est-elle vraie de toute sorte de peintures en tout temps et dans toutes les écoles, avec cette réserve expresse que le peintre ne voit pas seulement la réalité : il voit aussi dans son imagination et, pourvu qu’il traduise son rêve par les moyens propres de l’art, il est absurde et impossible de lui interdire le rêve. Les formes et les couleurs, il les recueille forcément avec son œil, mais il les combine, leur donne un sens que ses modèles ne contiennent pas. Ce qu’on lui demande aussi, c’est que le spectateur croie voir réellement ce que lui, peintre, a imaginé ; s’il atteint ce but, il est vraiment peintre. Voilà pourquoi Delacroix est un grand peintre ; voilà pourquoi Castagnary ne peut se tenir d’admirer ce Boissy d’Anglas, que Delacroix n’avait pas vu, mais qu’il fait voir, et qu’un peintre selon le cœur de Castagnary n’aurait pas eu le droit de peindre. La scène représentée par Delacroix n’existait pas pour ses acteurs telle qu’il l’a créée ; pour la plupart d’entre eux, elle ne fut qu’une horrible mêlée, d’où ils n’emportèrent que des impressions confuses. Il en a vu, lui, la grandeur, il en fait sentir l’impression ; son tableau n’est pas réel, il est vrai. C’est pour les mêmes motifs que le réalisme commet une usurpation en réclamant à son profit la gloire de l’école paysagiste. S’il est un genre romantique par excellence, c’est celui-là. Le sentiment de la nature est né en même temps que cet élargissement de la personnalité humaine et ce désir de l’homme de se mettre dans tout, qui sont le propre du romantisme. Tant que l’esprit classique a prédominé, que l’homme a subi docilement ces hiérarchies dont parlait Castagnary et qu’il s’est trouvé heureux sous leur tutelle, la vie sociale lui suffisait ; il ne songeait pas à regarder la nature pour se consoler de lui-même et lui confier ses souffrances. L’amour de la nature s’est épanché dans ses œuvres le jour où, mécontent de la vie sociale, il a cherché le calme et l’oubli dans la permanence tranquille des spectacles naturels. C’est avec la poésie lyrique, c’est-à-dire personnelle, des premiers romantiques, c’est dans leurs cris de douleur et de colère que les premiers recours à la nature ont été formulés. Plus la littérature exprime de mécontentemens, plus elle donne de place à la nature. Ainsi George Sand, romantique et socialiste, dont les Indiana, les Valentine, les Lelia, victimes de l’organisation sociale, demandent à la nature d’entendre leurs protestations et de soulager leurs souffrances. Si, vers le même temps, des peintres ont eu recours à la nature, ç’a été pour y mettre, eux aussi, leur personnalité, et ils ont été d’autant plus originaux, qu’ils nous montraient des images de la nature plus différentes entre elles et plus semblables à eux-mêmes : calmes, rêveuses, baignées d’une lumière d’argent et peuplées de nymphes idylliques avec Corot, violentes avec Jules Dupré, tragiques avec Théodore Rousseau. Le paysage est l’honneur du romantisme et, pour l’en dépouiller, il ne suffit pas d’une affirmation.


IV

Castagnary est-il le père de Courbet ou Courbet celui de Castagnary ? Cette question inévitable a longtemps souffert des réponses opposées. D’une part, il semblait admis, au temps où Castagnary et Courbet marchaient du même pas, l’un portant sa plume et l’autre son pinceau, que Courbet peignait ce que Castagnary écrivait, en attendant que la plume de Castagnary démontrât au public ce qu’avait peint le pinceau de Courbet. De l’autre, on objectait que Courbet avait exposé son premier tableau en 1844 et que Castagnary n’avait publié son premier article qu’en 1857, date à laquelle le peintre d’Ornans avait déjà marqué nettement la direction d’où il n’a plus dévié, avec l’Après-dîner à Ornans, l’Enterrement à Ornans, les Paysans revenant de la foire, les Casseurs de pierre, les Demoiselles de village, les Baigneuses. Il était donc peu vraisemblable que Castagnary eût influé sur la doctrine du peintre, encore moins qu’il la lui eût inspirée tout entière. Un biographe de Courbet pense néanmoins que la profession de foi insérée par Courbet en tête du catalogue de son exposition en 1855 était due à la plume de Castagnary, aussi bien que la lettre bruyante par laquelle, en 1870, l’artiste refusait la décoration de la Légion d’honneur. Il suffit de parcourir par ordre chronologique les Salons de Castagnary, pour y trouver la preuve que cette supposition est inadmissible. Quoique peut-être le critique laissât dire et ressentît quelque vanité de l’influence créatrice qui lui était attribuée, il ne fut pour rien dans la genèse primitive des idées du peintre. Il contribua beaucoup à l’y enfoncer, il lui en rédigea la formule, de plus en plus absolue ; mais, loin de jeter le premier germe dans cette terre grasse, il ne fit que cultiver une plante déjà robuste.

Dès son premier Salon, Castagnary s’arrête devant les tableaux de Courbet, mais pour exprimer à leur sujet de fortes réserves. Son premier mot est pour regretter que quelques-unes de ses toiles affichent la prétention d’être des « harangues politiques ou des thèses sociales. » Il ajoute : « Courbet est un sceptique en matière d’art, un profond sceptique ; et c’est dommage, car il a de très belles et très fortes qualités. Mais il ne croit pas à la peinture. » Il regrette que le peintre se soit attaché aveuglément aux idées de Proudhon, sans les bien comprendre ; il réclame contre « le but de moralisation immédiate » que Proudhon assigne à l’art et que Courbet s’efforce d’atteindre ; il fait observer avec raison que l’art, en se mettant ainsi au service d’une théorie morale, « abandonne son objet et trahit sa véritable mission. » Les tentatives de Courbet, à ce point de vue, lui paraissent « presque toutes avortées ; » elles n’ont produit qu’un « scandale » sans résultat. Il va jusqu’à dire : « On ne s’occupe plus guère du réalisme ; ces toiles, faites pour la foule, n’ont jamais eu de prise sur elle. » Il conclut : « En résumé, Courbet est un brave ouvrier peintre, qui, faute de comprendre l’esthétique de son art, gaspille sans profit de rares et belles qualités. » Ce n’est point-là le langage d’un admirateur exclusif.

Mais l’enthousiasme arrive très vite. Dès 1863, Castagnary chante une complète palinodie. Il est certain que, dans l’intervalle, les deux hommes se sont rencontrés et liés. Je dirai tout à l’heure ce qu’était Courbet ; Castagnary, lui, n’était pas un sot. Il a médité sur ses idées, encore bien confuses en 1857 ; il vient d’affirmer comme siennes les théories réalistes ; il commence à formuler sa double théorie du « naturalisme » et de « l’indigénat. » Tandis que, d’habitude, littérateurs et artistes se mettent en quête d’un critique docile qui leur serve de héraut et démontre leurs mérites, c’est ici le critique qui cherche un artiste dont il puisse faire la preuve de ses théories. Castagnary a donc compris de quel secours lui peut être Courbet ; je me hâte d’ajouter que, plus familier avec la peinture, qu’il s’est mis à étudier avec suite, il a senti mieux qu’au premier jour le grand talent d’exécution de Courbet. Dès ce jour, il l’adopte, et si, désormais, ils vont former un couple inséparable, des deux, c’est le critique qui sera le guide et le chef. Aussi n’hésité-je pas à regarder comme imaginée à plaisir cette anecdote, amusante d’ailleurs. Castagnary avait écrit sur Courbet un de ces articles dans lesquels il faisait de son ami le centre de la peinture. Il va le voir et attend un remercîment ; mais le peintre ne souffle mot de l’article. Le critique se décide alors à en parler : « Oui, oui, dit Courbet en continuant à peindre ; ça te fera du bien, mon garçon. » Je croirais plutôt qu’à chaque article de ce genre, Courbet, qui dissertait volontiers, aura développé avec suite chaque éloge de Castagnary.

Voici donc la partie essentielle de la palinodie. Le peintre sceptique, le traducteur de paradoxes qu’il ne comprend pas, est devenu « l’homme qui résume les seules forces subsistantes de la peinture française, celui qui, réagissant avec le plus d’énergie contre les tendances romantiques, a véritablement décidé le mouvement nouveau, le premier des peintres socialistes. » Il n’est pas seulement cela : « Il est peintre dans le sens exact du mot, PICTOR, pittore : il voit clair et rend juste. Rien de ce qui compose le monde visible ne lui est étranger ; il traite tout et avec la même facilité supérieure. Pour sa puissance et sa variété, je le rapprocherais volontiers de Velasquez, le grand naturaliste espagnol ; mais avec une nuance : Velasquez était un courtisan de la cour, Courbet est un Velasquez du peuple. » Quant à la doctrine de Courbet, contre signée par Castagnary, la voici : « La grande prétention de Courbet est de représenter ce qu’il voit. C’est même un de ses axiomes favoris que tout ce qui ne se dessine pas sur la rétine est en dehors du domaine de la peinture. » Il semble difficile d’aller plus loin dans l’éloge ; cependant, Castagnary enchérit à chaque Salon. En 1866, il confirme à Courbet le titre de « maître peintre, » que l’artiste s’était déjà décerné à lui-même. De ses deux tableaux, qui, du reste, sont très bons l’un et l’autre, la Remise de chevreuils et la Femme au perroquet, il fait une description lyrique, avec juste ce qu’il faut de réserves pour augmenter le prix de l’éloge. Conclusion : « Quand a-t-on peint comme cela en France ? À quel art cet art n’est-il point égal ? J’ai tout donné à Courbet, parce que plaider la cause de Courbet, c’est plaider en même temps la cause de toute la jeunesse idéaliste et réaliste. » Ici le lecteur de Castagnary s’étonne, et le critique d’ajouter : « Le naturalisme comporte les deux termes. » Si le lecteur d’alors a compris cette fusion si délibérée de deux mots qui hurlent de se trouver réunis, il y a mis de la bonne volonté. Castagnary n’écrit pas de Salon en 1867 ; mais, en 1870, il incarne en Courbet « la cause de la jeunesse, toutes les virtualités de la nouvelle école, » il en fait « un mandataire. » — « Si Courbet est vaincu, ajoute-t-il, la révolution est dévoyée, le naturalisme ajourné, et la société présente, comme ses deux aînées, la société de Louis-Philippe et la société de la Restauration, reste sans expression en peinture. » Dans le Mendiant faisant l’aumône, il voit une thèse sociale, « la conclusion des grands désastres financiers et industriels. » En 1869, à propos de l’Hallali du cerf, il vante la noblesse, l’élégance et la distinction de Courbet. C’est tout, parce que la guerre arrive et que, lorsque Castagnary reprend la plume, Courbet a sombré dans la Commune et n’expose plus.

Le peintre auquel Castagnary prodiguait ainsi les plus énormes éloges qu’un artiste ait reçus de son vivant était un bon peintre et un sot[4]. Je n’aurais rien à dire de sa rare sottise, s’il ne l’avait mise tout entière dans sa peinture et si Castagnary ne l’avait transformée en génie. Il est, je crois, le seul peintre de valeur qui n’ait pas été en même temps un homme intelligent. Tandis que, pour ne parler que des morts et prendre dans tous les genres, Delacroix, Théodore Rousseau, Millet, Bastien-Le-page, écrivaient ou parlaient sur leur art avec une originalité qui fait de leurs lettres, de leurs notes et de leurs conversations, une forme de la plus haute critique, il est impossible de trouver dans les divagations de Courbet autre chose que des puérilités. Incapable, je ne dis pas de sentir, mais de soupçonner le ridicule, d’une vanité toujours en exercice, s’admirant dans sa personne, qui était énorme, son esprit, qui était nul, et son génie, qui était un talent borné, il passait à se démontrer le temps qu’il ne passait pas à peindre ou à se peindre, car aucun artiste n’a multiplié son image sous autant d’aspects et de noms. Au temps de sa première jeunesse, il avait étudié les maîtres, mais il entrait en fureur si l’on contestait qu’il fût né de lui-même. C’était le phénix de la peinture, et Edmond About disait plaisamment à son sujet : « Le phénix est de tous les oiseaux celui qui s’aime le plus : comme fils, il révère en soi un père vénérable ; comme père, il chérit en soi le plus tendre des fils[5]. » Si le mot réalisme pouvait avoir un sens absolu, le seul réaliste de la peinture, ce serait lui, car il peignait ce qu’il voyait, comme il le voyait, et au moment où il le voyait. Excellent ouvrier plutôt qu’artiste, facile, franc et rapide dans l’exécution, il était incapable de combiner une scène ou même d’indiquer des attitudes à ses modèles. Quant à l’art de peindre, il le prenait au point où ses prédécesseurs l’avaient laissé, c’est-à-dire que ni la combinaison des couleurs, ni les effets de la lumière, ni les moyens pratiques ne provoquaient en lui le moindre désir de changement : à ce point de vue, ce réformateur était le plus tranquille des traditionnels. Le seul procédé qu’il ait non pas imaginé, mais préféré, c’est l’emploi du couteau à palette, c’est-à-dire que, pour peindre largement et obtenir de belles surfaces, il étendait la couleur avec ce couteau, au lieu de procéder par touche avec le pinceau ou la brosse. Pour le choix de ses sujets, c’étaient, outre son portrait et celui de ses amis, les paysages et les mœurs de son pays natal. Rien de mieux, car il les peignait bien ; mais, très désireux de provoquer du scandale pour obtenir de la réclame, il choisissait des scènes grotesques ou triviales, et soutenait que ce sont les seules que l’art ait le droit de représenter, car elles sont toute la nature. Il le disait très haut, dans son atelier à ses visiteurs, et dans les brasseries, où il professait régulièrement son esthétique, devant un auditoire composé en majorité de confrères qui s’y donnaient rendez-vous pour se divertir. L’idéal et les peintres idéalistes, « M. Raphaël » surtout, avaient le privilège de le mettre en gaîté. Franc-Comtois, il avait fait un jour la connaissance de son compatriote Proudhon. Le puissant polémiste parlait lentement, longuement, d’une voix douce, sans hésiter, ni s’arrêter, sans se fâcher et sans rire. Courbet rat étourdi et dompté par cette éloquence ; avec Proudhon, il écoutait bouche bée et ne parlait plus. D’autant que Proudhon exprimait des idées analogues à celles du peintre sur les points où Courbet en avait : il prêchait comme lui que le peintre doit représenter la vie contemporaine. Mais il ajoutait que le peintre doit avoir des idées. Courbet, qui se croyait propre à l’idéologie, sinon à l’idéalisme, adopta celles de Proudhon ; il admit, comme lui, que l’art doit réformer les mœurs et prêcher la justice sociale, exalter les humbles et corriger les abus. Dès lors, Courbet se crut une mission ; il fut socialiste et moraliste, il voulut « peindre des idées. » Cela ne l’empêchait pas, à l’occasion, de peindre tout bonnement des obscénités pour un Turc viveur, Khalil-Bey, mais il croyait fermement mener une guerre salutaire contre la corruption bourgeoise en peignant les Baigneuses ou les Demoiselles de la Seine.

Tels étaient l’homme et l’artiste qui furent adoptés au complet par le galant homme et l’écrivain distingué qu’était Castagnary. La place que Proudhon en exil laissait vide à côté du peintre, il l’occupa avec empressement, et, dès lors, le meilleur de son talent d’écrivain fut mis au service du réalisme tel que l’entendait Courbet. Tandis que, somme toute, Proudhon maintenait devant l’artiste borné la supériorité d’une intelligence d’élite et lui imposait ce qu’il devait penser, Castagnary acceptait en bloc les théories informes de Courbet et revêtait d’une forme littéraire ce que Courbet professait entre deux chopes. Il exaltait la philosophie et les sujets du peintre, qui n’existaient pas, et les mettait bien au-dessus de sa facture qui, seule, avait une valeur. Il adoptait jusqu’aux absurdités de langage par lesquelles Courbet se faisait, dans l’occasion, une terminologie personnelle. Ainsi, Courbet avait imaginé de remplacer le vieux mot de « marine », qui dit bien ce qu’il veut dire, par l’expression « paysage de mer, » qui est absurde, et Castagnary d’imprimer aussitôt, en reportant l’honneur de l’invention à son ami, que « l’expression est meilleure. » Je ne vois d’autre raison acceptable de cette alliance entre un homme intelligent et un sot que la conviction où était Castagnary de servir ainsi ses propres idées. Courbet ne peignait que le temps présent et la France ; il appliquait donc la doctrine du naturalisme et de l’indigénat. Il l’appliquait complète, car, s’il avait commencé par exposer un Guittarero et la Nuit du Walpurgis, il s’était bien promis de ne pas recommencer pareilles débauches d’imagination. Il l’appliquait seul, car ceux que Castagnary aurait bien voulu, comme il disait, « jouguer » à sa doctrine en violaient souvent les principes absolus. Ainsi Corot mettait des nymphes dans les paysages de Ville-d’Avray, Théophile Rousseau prenait des esquisses devant la nature et passait ensuite des années à les transformer de souvenir dans son atelier, Millet peignait Ruth et Booz, Tobie et sa femme attendant leur fils et l’Angélus.

Ce qui est encore plus fâcheux, c’est que, trop occupé à expliquer Courbet et planté devant cette borne, Castagnary n’observait pas assez l’évolution de l’art français, qui dépassait rapidement le dieu Terme de la doctrine. M. Spuller nous dit que nombre de talens nouveaux ont été révélés par Castagnary. Ce n’est guère acceptable. Pas une fois, Castagnary n’a été le premier à signaler l’originalité d’un nouveau-venu. Pour Manet qui, dès le premier jour, soulevait certes beaucoup d’objections, mais qui, du moins, apportait une formule nouvelle, il était très long à reconnaître sa valeur. Voici sa première mention : « On a fait grand bruit autour de ce jeune homme. Soyons sérieux. Le Bain, le Majo, l’Espada, sont de bonnes ébauches, j’en conviens. Il y a une certaine vie dans le ton, une certaine franchise dans la touche qui n’ont rien de vulgaire. Mais après ? Est-ce là dessiner ? Est-ce là peindre ? » Il termine en relevant chez Manet « l’absence de conviction et de sincérité ; » or, l’artiste valait surtout par ces deux qualités. Il lui fallut encore quatre ans pour le prendre au sérieux, et, même alors, il ne cessait pas d’être très dur pour lui. Il écrivait en 1870 : « Je n’ai rien à dire de ce peintre qui, depuis dix ans, semble avoir pris à tâche de nous montrer à chaque Salon qu’il possède une partie des qualités nécessaires pour faire des tableaux. Ces qualités, je ne les nie pas ; mais j’attends les tableaux. » Enfin, en 1875, lorsque l’artiste est devenu chef d’école, qu’il passe pour très avancé et que c’est faire acte de libéralisme que d’en dire du bien, Castagnary, qui n’aime guère cependant les impressionnistes et leur a dit leur fait avec quelque rudesse, adopte dans Manet le peintre de la vie contemporaine, le démontre en plusieurs pages et le sermonne doucement sur les exagérations de la doctrine du plein air. M. Spuller nous dit expressément que Castagnary avait « deviné » Bastien-Lepage. C’est trop s’avancer. Lorsque parut, au Salon de 1874, ce Portrait de mon grand-père, qui est à la fois le début du jeune maître et, certainement, la peinture la plus forte et la plus large qu’il ait laissée, ce fut à qui, parmi les critiques, traduirait une impression aussi vivement ressentie par le public que par les artistes. Castagnary se contenta, en terminant une longue revue, de « consacrer un dernier mot d’éloge à un nouveau-venu » et de l’exprimer ainsi : « C’est une œuvre originale et qui promet un peintre. » Il y avait à dire plus et mieux. L’année suivante, lorsque le peintre est à la mode, et surtout, en 1876, lorsqu’il a exposé le portrait de M. Wallon, Castagnary écrit à son sujet un morceau de facture, mais chacun lui donnait l’exemple : « Le père de la république » était un thème de développement ; mais comme la « page » de Castagnary est terne à côté de celle d’About ! Il n’a guère plus de flair et d’initiative avec les sculpteurs qu’avec les peintres. Il admire fort MM. Cavelier et Guillaume, en quoi il a bien raison, mais ces deux maîtres étaient découverts depuis quelques années déjà. En revanche, il trouve « beaucoup d’ostentation » dans le Vainqueur du combat de coqs, de M. Falguière, et se croit conciliant en « ne soulevant pas de récriminations » sur cette œuvre que le public lui semble goûter à l’excès. Il « mentionne avec éloge » le Portrait de femme envoyé par Carpeaux au Salon de 1868, et trouve « ferme et précis » le Portrait de M. Charles Garnier, par le même ; or, ces deux bustes sont tout simplement des chefs-d’œuvre. Si le rôle du critique consiste surtout à signaler le talent inconnu ou méconnu, à éclairer et guider l’opinion, si sa première qualité est une sûreté de goût qui le conduise d’instinct devant les œuvres originales ou fortes, Castagnary fut-il vraiment un critique ?


V

Critique, non, mais polémiste. Un critique est, par définition, un homme qui juge, c’est-à-dire qui distingue le bon du mauvais. Son premier devoir est l’impartialité ; c’est aussi son premier besoin, car, sans elle, l’exercice de sa fonction lui devient impossible. Où les parties en présence mettent leurs intérêts et leurs passions, il ne doit apporter, lui, que le désir de bien voir et de comprendre. S’il est l’homme des uns ou des autres, il cesse d’être juge et le public le récuse. Cependant, toutes les écoles littéraires et artistiques ont désiré avoir un critique à eux, sentant bien qu’elles ne prenaient corps et n’existaient devant l’opinion que du jour où elles trouvaient quelqu’un pour formuler et défendre leurs théories. De fait, elles l’ont trouvé toutes les fois qu’elles en valaient la peine ; mais, invariablement, après avoir commencé par se livrer à la cause qu’il défendait, le critique, s’il avait vraiment la vocation de son emploi, reprenait sa liberté et jugeait ceux qu’il se contentait d’abord de louer. Le cénacle commençait naturellement par crier à la trahison, mais le public, arbitre de la querelle, donnait vite raison au critique ; il ne lui accordait sa confiance que du jour où avait eu lieu cette affirmation de sa liberté. Les choses se sont passées ainsi pour Sainte-Beuve, par exemple. Il a commencé par être de l’école romantique et l’a défendue, selon l’usage, par l’offensive, c’est-à-dire en attaquant les écoles opposées ; il a fait des réserves dès que les prétentions de mainmise sur son indépendance lui sont apparues ; il a quitté ses amis pour se mettre entre eux et le public, constatant et expliquant leurs échecs aussi bien que leurs succès. Dès lors, il n’a plus eu qu’un but : comprendre et faire comprendre. De son vivant, le critique exerce son office avec plus ou moins d’autorité, de succès et de talent ; en écrivant sur autrui, il atteste plus ou moins d’originalité personnelle ; mais, dès qu’il est mort, il n’y a plus qu’un moyen de le juger lui-même, c’est d’examiner dans quelle mesure le temps lui a donné tort ou raison, quels de ses jugemens ont été confirmés ou cassés, enfin quelle a été sa contribution à cette histoire naturelle des esprits, à cette explication et à cette classification des œuvres qui sont l’utilité suprême de la critique. Un critique est donc un homme qui suit son temps, le comprend et l’explique ; il ne doit avoir d’autre passion que celle du vrai, donner le moins possible à son goût personnel, être très instruit, se tenir toujours au courant, signaler les nouveaux-venus, revenir sans cesse sur ses théories, pour les compléter et les corriger, sur les œuvres de quelque importance, pour marquer leur valeur et leur portée.

Malheureusement, aucun des termes de cette définition ne répond au rôle de Castagnary. Encore plus négatif ou plus affirmatif que les artistes auxquels il prêtait son appui, il a d’autant plus étroitement adopté leur doctrine et servi leurs intérêts de façon plus exclusive qu’il avançait dans sa carrière ; il a enchéri sur leurs exagérations. Il croyait suivre son temps ; en réalité, il allait contre lui, car aujourd’hui, tout ce qu’il voulait détruire, au nom de l’esprit du siècle, dure encore, et ce qu’il exaltait de façon exclusive n’est, aujourd’hui comme autrefois, qu’une partie de l’art et non la plus considérable. Il n’a jugé qu’avec des préférences et, comme on disait autrefois, avec son « sens propre ; » loin de faire effort pour élargir son propre goût, il s’est attaché à le rendre de plus en plus étroit ; il ne s’est jamais repris et corrigé ; très ignorant, il n’a rien emprunté aux enseignemens du passé ; enfermé dans un cercle, il n’a vu, en dehors, que les œuvres imposées à l’attention par la voix publique ; il n’a découvert aucun nouveau-venu. Il a cru à l’action immédiate et à la durée de sa critique ; or, sur son temps, il n’a eu qu’un effet restreint ; l’avenir n’a rien retenu de sa doctrine générale et peu de chose de ses jugemens individuels. Il avait pourtant de grandes ambitions, il prétendait être le Lessing de la peinture, et son premier écrit affectait les allures d’un Laocoon. La peinture a refusé d’entrer dans sa définition.

En revanche, si Castagnary n’est pas critique, il ne lui manque aucune des qualités nécessaires au polémiste : la conviction, le courage, l’esprit d’offensive. Un polémiste est juste le contraire d’un critique, et les mérites de celui-ci, loin de le servir, lui nuiraient. Ouverture d’esprit, désir d’impartialité, modération, autant d’embarras pour celui qui défend une cause. Dans une bataille, il n’y a plus à examiner de quel côté est le bon droit, mais, simplement, à frapper de son mieux. Tout ce qu’on peut demander au polémiste, c’est de ne pas se dire critique ; il n’en a pas plus le droit qu’un combattant de réclamer les droits d’un arbitre. Ce qu’on peut lui demander aussi, c’est de bien choisir sa cause ; s’il se trompe, on est en droit de lui reprocher son erreur. Or, Castagnary se déclarait critique et voulait être accepté comme tel ; il prétendait imposer sa médiation aux parties en présence. Il s’est bien battu, mais au profit d’une mauvaise cause, qu’il incarnait, par surcroît, dans un homme fort au-dessous de cet honneur, et qui n’avait besoin ni d’être imposé, ni d’être défendu. Courbet allait au-devant des refus pour s’en faire une réclame, il recherchait la persécution pour attirer les badauds, qui le suivaient partout où il lui plaisait de les conduire ; quant à ce qu’il y avait d’excellent chez lui, ses qualités de métier et de facture, tout le monde les constatait et les prisait à leur grande valeur. Il eût donc fallu le calmer au lieu de l’exciter. Castagnary fit juste le contraire. Est-ce donc que les artistes plus dignes d’être soutenus manquaient à ce moment ? N’y en avait-il pas, victimes des jurys qui les repoussaient, des critiques qui les méconnaissaient et du public qui les tournait en ridicule ? Il suffit de citer Rousseau et Millet. Pour tous deux, Castagnary, le plus souvent fort élogieux, enthousiaste même, ne leur maintient pas avec assez de constance le rang qu’ils méritaient. Il lui est arrivé d’avertir très durement le premier ; quant au second, dont la simplicité lui avait semblé d’abord très supérieure aux déclamations socialistes de Courbet, il semble que son « idéalisme, » comme aussi sa « raideur byzantine » lui aient souvent déplu. Ainsi, ce chercheur d’originalité la voyait où elle n’était pas et ne la voyait pas assez où elle était.

Je tiens pourtant à conclure sur lui comme j’ai commencé. Si sa doctrine générale a péri et si, parmi ses jugemens individuels, la plupart se trouvent cassés, il a dû à sa franchise, toujours ferme et droite, même lorsque la partialité l’aveuglait, à son amour de la vérité, qu’il n’a pas vue où elle était, mais que, dès le premier jour, il cherchait avec ardeur, à son talent d’écrivain, fait de verve et de couleur, de forcer en son temps l’estime de ceux mêmes qu’il choquait le plus et de mériter encore aujourd’hui les honneurs d’une discussion sérieuse.


GUSTAVE LARROUMET.

  1. Voir la Revue du 15 décembre 1892.
  2. Salons de Castagnary, 1857-79, avec une préface de M. Eugène Spuller et un portrait à l’eau-forte, par Bracquemond, 2 vol. in-12 ; G. Charpentier et E. Fasquelle, 1892.
  3. Jules-Antoine Castagnary, né à Saintes, le 11 avril 1830, est mort à Paris, le 11 mai 1888. Son premier Salon parut, en 1857, dans le recueil le Présent. Les suivans furent publiés, avec des interruptions plus ou moins longues, dans divers journaux, tels que l’Audience, le Nord, de Bruxelles, le Courrier du Dimanche et la Liberté. De 1868 à 1879, ils ont paru régulièrement dans le Siècle.
  4. Voyez, sur Courbet, Théophile Silvestre, Histoire des artistes vivans, études d’après nature, 3e édition, 1878, et comte Henry d’Ideville, Gustave Courbet, sa vie, son œuvre, 1878.
  5. Voyage à travers l’Exposition universelle des Beaux-Arts, 1855.