L’Art réaliste et la Critique
Revue des Deux Mondes3e période, tome 114 (p. 802-842).
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L’ART RÉALISTE ET LA CRITIQUE

I.
THÉOPHILE THORÉ.

Le réalisme a joué un rôle si considérable dans l’art français du XIXe siècle, qu’un moment il a pu s’en croire maître. Nous savons à cette heure qu’il se trompait, et, quoique son action ne soit pas encore épuisée, il se rend compte lui-même qu’il a déjà perdu beaucoup du terrain conquis. Il en a été pour lui, en effet, comme pour toutes les écoles exclusives qui ont prétendu régner sur l’art : à aucun moment de notre siècle, aucune d’elles n’a été ni tout à fait victorieuse ni tout à fait vaincue. Bien plus, elles ont existé de tout temps, apparentes ou cachées, se formulant avec complaisance ou s’ignorant, même celles qui se prétendent les plus originales et les plus modernes. Classique et romantique, idéaliste et réaliste, leur destinée, aujourd’hui comme autrefois, est de durer côte à côte en se combattant ; au temps où nous sommes, elles semblent aboutir par leur mélange à un éclectisme anarchique. Les Salons annuels nous montrent, à quelques pas de distance, M. Bouguereau et M. Detaille, M. Puvis de Chavannes et M. J.-P. Laurens, M. Roll et M. Besnard ; en sculpture, M. Mercié et M. Rodin ont chacun leurs fervens ; en architecture, l’école romaine est au plus fort de son antagonisme avec l’école médiéviste. Bien entendu, la persistance de ces diverses écoles n’a pas empêché chacune d’elles de refuser aux autres le droit d’exister ; mais pour l’esprit de despotisme, aucune n’a égalé l’école réaliste. Elle apportait sa part de vérité, beaucoup moindre qu’elle ne croyait, considérable pourtant et qui a produit son action utile. Nous sommes maintenant assez éloignés des origines du débat pour rechercher avec une impartialité suffisante en quoi elle méritait de réussir, en quoi elle devait échouer et ce qu’il reste, somme toute, de ses efforts. Les Salons de Castagnary viennent de paraître ; c’est une occasion d’étudier à leur sujet le mouvement artistique dont il fut le héraut. En s’appliquant au défenseur le plus franc et le plus hardi du réalisme, cette étude permettra d’apprécier, outre une part importante de l’art dans la seconde moitié du siècle, les procédés de la critique durant la même période. Castagnary était, je crois, le contraire d’un esprit juste, mais c’était un homme de bonne foi et un écrivain de talent ; avec lui, la démonstration sera d’autant plus facile qu’il pensait ce qu’il disait, et qu’il le disait avec agrément.

Toutefois, il n’est pas seul de son espèce, et il faut le replacer dans un groupe, si l’on veut l’apprécier à sa valeur. Thoré et Proudhon ont soutenu la même cause : Thoré, avec un sens artistique plus fin et une instruction plus solide ; Proudhon, avec la supériorité d’une puissante intelligence et cette outrance dans la logique paradoxale, qui, en grossissant tout, rend un grand service au débat. Si, des trois, Castagnary éveille à cette heure le souvenir le plus net comme critique d’art, c’est peut-être parce qu’il est mort le dernier. Il faut considérer aussi que, malgré ses opinions républicaines, la critique de Thoré n’a point profité de sa politique, car il a servi son parti dans une période de défaite et il est mort avant la revanche ; de plus, critique de transition, d’abord romantique, puis réaliste, il finit par combattre ce qu’il avait défendu et affirmer ce qu’il avait nié. Proudhon, lui, fut surtout un économiste et la critique d’art un court épisode dans sa carrière ; il ne s’en inquiéta que par occasion et pour rattacher l’art à un système social. Castagnary, au contraire, publiciste politique comme Thoré, est arrivé au pouvoir avec ses amis ; il a donc recueilli les avantages qui suivent toujours la victoire, même au point de vue de la simple renommée ; réaliste d’instinct, il l’a été du premier jour et jusqu’au bout ; près de Courbet, le chef de l’école, il a rempli le rôle de secrétaire et de conseil ; pour le public actuel, la peinture réaliste, c’est Gourbet ; la critique réaliste, c’est Castagnary. Cependant, comme le rôle de la critique sans épithète n’est pas de suivre les opinions consacrées, mais plutôt de les examiner pour les rectifier, il importe de rendre à Thoré et à Proudhon ce qui leur est dû. Enfin, un des grands esprits du siècle, M. H. Taine, peut être considéré comme le théoricien suprême de l’école réaliste. Il y a quelques années, il réunissait sous le titre de Philosophie de l’art ses divers écrits sur l’esthétique. Non-seulement l’examen de cet ouvrage ne saurait être négligé dans l’enquête dont il s’agit, mais c’est lui qui nous permettra de la pousser le plus avant.


I.

Il y a deux phases distinctes dans la carrière critique de Thoré, comme dans sa vie[1] : il ne pensait pas et n’écrivait pas de la même manière avant et après 1848, c’est-à-dire avant et après son exil. Avant, il soutenait le romantisme à l’apogée ; après, il le trouvait épuisé et découragé. Ce n’était certes pas un courtisan du succès ; s’il changea de camp, c’est qu’il crut sincèrement qu’une cause meilleure remplaçait une cause perdue. L’amertume de l’exil et un long séjour dans un pays peuplé de chefs-d’œuvre par l’art réaliste l’avaient lentement préparé à renier les dieux de sa jeunesse.

Affilié au carbonarisme sur les bancs de l’École de droit, il avait combattu, à vingt-trois ans, aux journées de juillet 1830, et obtenu, pour sa part de victoire, un poste de substitut du procureur du roi, c’est-à-dire qu’il avait reçu mission de défendre une organisation sociale dont l’étiquette avait changé, mais dont les principes essentiels et le fonctionnement restaient ceux-là mêmes qu’il avait combattus. Ainsi, républicain d’opinions et fantaisiste de goûts, il devait requérir au nom d’une monarchie contre toutes les formes de la fantaisie, politique, sociale ou même littéraire. Cette aventure bizarre fut alors celle de beaucoup de ses compagnons de lutte. Un certain nombre s’en accommoda ; Thoré, convaincu et honnête, donnait bientôt sa démission et revenait à Paris se jeter à corps perdu dans la presse politique et la critique d’art. Comme publiciste, son but n’était plus seulement de changer la forme du gouvernement et de remplacer la monarchie par la république : il trouvait la société mal organisée et adoptait à peu près les théories de Pierre Leroux, avec un fort mélange de mysticisme, de panthéisme et de phrénologie. Ses articles l’eurent bientôt mené en cour d’assises et en prison. Il était brave, mais il n’aimait pas à être dupe. Cette dure expérience le fit réfléchir ; sorti de prison, il se demanda si les idées pour lesquelles il avait engagé sa liberté étaient assez précises pour que leur diffusion fût un devoir et assez pratiques pour qu’il pût en espérer l’application prochaine. La réponse fut sans doute négative, car, prenant dans son système du monde et de la vie une part restreinte, celle de l’art et de son action sociale, il résolut de s’y enfermer. C’était alors un personnage singulier, vêtu comme un type de Deveria, qui courait les ateliers et se répandait en discours subversifs contre la peinture de Delaroche et l’influence de l’Institut. Enthousiaste et courageux, muni d’une forte provision de bon sens, malgré ses outrances de langage, avec un grain de folie qu’il tournait en originalité, il prétendait unir le caractère d’un stoïcien et les allures d’un cynique. Il était lié d’une étroite amitié avec le paysagiste Théodore Rousseau et menait avec lui, dans une mansarde de la rue Taitbout, une vie de misère et de travail, soutenant le peintre dans sa lutte pour la vérité contre la toute-puissance de l’art conventionnel. Il avait un autre ami, Ganneau, inventeur et dieu d’une religion nouvelle, fondée sur l’amour de la nature et de l’art. Ganneau se faisait appeler le Mapa, des deux mots maman et papa « vocables suprêmes de la force créatrice, » scellait ses écrits du lingam et de l’œuf synthétique et, pour subvenir aux frais du culte, faisait du bric-à-brac artistique. On voit que M. Joséphin Péladan n’a rien inventé.

Jusqu’en 1848, Thoré écrivit beaucoup sur l’art, mais il se contenta de prêcher entre intimes ses théories humanitaires. Lorsque éclata la révolution de février, l’occasion lui sembla trop belle pour ne pas revenir à la politique ; toutes les utopies caressées pendant vingt ans aspiraient à se réaliser, et c’était une belle foire de vendeurs d’orviétan. Thoré reprit donc sa place au premier rang des écrivains socialistes, obtint un siège à la Constituante, et s’occupa activement de la création d’un ministère spécial des beaux-arts. Décrété d’arrestation au moment des journées de juin, il était forcé dépasser en Belgique. Jusqu’en 1854, il y continua sa propagande ; mais vers cette époque, il eut un nouvel accès de découragement ; une fois encore, il revint à l’art pour ne plus le quitter. Sur la fin de sa vie, repassant avec mélancolie la suite de son existence, il se montrait lui-même, dans sa période politique, « aventurier dans toutes les généreuses excentricités à la recherche d’un nouveau monde, passionné en politique, comme en art et en littérature, » puis, « ayant beaucoup appris et surtout beaucoup oublié, » quelque peu désabusé, mais non repentant, croyant toujours à la liberté et à la justice, guéri du chauvinisme, devenu cosmopolite et n’espérant plus, faute de mieux, que lancer l’art dans des voies nouvelles. Cette dernière illusion persistait en lui, très tenace, lorsque, de retour en France, en 1860, il se remit à faire la revue annuelle des Salons. David d’Angers avait modelé son médaillon en 1847. On y voit une physionomie fine et énergique, avec une expression de douceur sérieuse, de rêverie méditative et d’indécision. Après l’exil, M. Léopold Flameng le gravait à l’eau-forte. C’est le même aspect, avec une fatigue physique plus marquée. Dans les deux images, une barbe superbe, la longue barbe qui, de 1830 à 1850, était une profession de foi, et qui, encore jeune en 1847, était devenue tout à fait, après 18(50, une vieille barbe. Comparaison faite des deux portraits, ils laissent une même impression : on a devant les yeux un rêveur égaré dans la propagande active et un homme d’action intermittente ; la critique d’art, inspirée, si l’on veut, par la philosophie sociale, était sa véritable voie.

Cette inspiration philosophique, Thoré put la modifier avec le temps, il n’y renonça jamais. Pour lui, l’art était à la fois un besoin impérieux de notre nature, et une force que l’organisation sociale doit faire servir, comme toutes les autres, à l’amélioration de l’homme. Le premier terme de cette définition est parfaitement acceptable : à la doctrine étroite de a l’art pour l’art, » Thoré substituait justement la doctrine plus large de «l’art pour l’homme. » Le second l’est aussi, en principe : pour qui ne l’admettrait pas, quitte à discuter ensuite, l’art se réduirait à une simple distraction. Mais il faut se méfier avec Thoré ; il appartient à cette catégorie d’esprits systématiques et confus, qui, ne sachant pas bien ce qu’ils veulent, prétendent l’imposer au complet. Il croyait que l’art doit se subordonner à une philosophie impérative, qui lui serve de point de départ et de but. Pour lui, cette philosophie était celle du progrès. Il n’en est pas de plus consolante et de plus favorable à l’action, mais de quelle manière concilier dans l’art la subordination avec la liberté, puisqu’il s’étiole dès qu’on l’emprisonne dans une hiérarchie, un dogme, ou une simple formule ? C’est ce que Thoré ne dit nulle part avec précision. Il aborde maintes fois le problème et le tourne de toutes manières sans arriver à le résoudre, peut-être parce qu’il est insoluble. Une fois surtout il a essayé de le serrer de près et de le ramener à ses premiers termes, dans un morceau intitulé : Nouvelles tendances de l’art, écrit à Bruxelles en 1857. C’est une dissertation de grand intérêt, dans laquelle, au milieu des erreurs et des pétitions de principes, abondent les idées justes et les vues originales, mais d’où ne se dégage aucune conclusion nette. Nous verrons que Castagnary et Proudhon n’ont pas été plus heureux dans une tentative semblable. Thoré par le même des œuvres d’art avec d’autant plus de justesse qu’il oublie davantage ses préoccupations philosophiques, et ses avis sont d’autant mieux motivés qu’ils s’inspirent moins de considérans abstraits. Ne serait-ce pas que l’art et la philosophie, choses distinctes, ne se rencontrent que lorsqu’ils ne se cherchent pas et que, tendant l’une vers le vrai, l’autre vers le beau, dont l’essence est la même, mais qui ne s’atteignent pas avec les mêmes moyens, ils les manquent tous deux, s’ils les visent en même temps ? Aussi l’indécision naturelle de Thoré, qui lui a nui dans la recherche d’un idéal politique, l’a-t-elle plutôt servi dans sa critique d’art. Se contre-disant en toute tranquillité, homme de sentiment plus que de raisonnement, il peut divaguer en de longues pages sur le but de l’art : devant une belle œuvre, la justesse de son goût le ramène vite à l’unique et simple appréciation de ce qu’il voit. Alors il juge bien et, souvent, en bons termes.

Il y a d’autant plus de mérite qu’il avait commencé par se régler sur un modèle dangereux, Diderot, et par adopter la rhétorique du romantisme. Lorsque les Salons de Diderot avaient paru[2], le romantisme s’était empressé de les adopter, car il y reconnaissait nombre de ses goûts et de ses thèmes favoris. Ainsi, un grand écrivain apportait tout fait à la nouvelle école, avec des principes et une méthode, un genre qu’elle n’aurait pas créé elle même plus conforme à ses besoins. Le romantisme, c’était l’expansion du sentiment personnel, l’amour de la couleur, la prétention à la philosophie. Il y avait tout cela dans Diderot, avec une abondance de formules heureuses, de morceaux brillans, de pointes hardies dans toutes les directions de la pensée. Malheureusement, il y avait aussi une erreur initiale, qui, après avoir égaré Diderot, a dévié pour longtemps la critique d’art dans notre pays. La littérature et l’art diffèrent comme principes et moyen d’expression ; l’un est le domaine des formes, l’autre celui des idées. Tel sujet, éminemment littéraire, n’est pas du tout artistique et réciproquement ; très souvent, d’un beau morceau de poésie ou de prose, un bon peintre ne tirera qu’un mauvais tableau et, d’un beau tableau, un littérateur de talent ne tirera qu’une page médiocre. Pourtant, Diderot appliquait à l’art un genre d’appréciation uniquement littéraire, c’est-à-dire philosophique, morale, sentimentale, etc., mais nullement artistique. Dès que, dans un tableau ou une statue, il ne trouvait pas matière à littérature, il les condamnait. C’était, en outre, un écrivain aussi dangereux que facile à imiter. Expansif, fécond en apostrophes, prompt aux larmes, aux sentences, aux digressions, il traitait la critique d’art comme toutes choses, avec les diverses formes de sa sensibilité. Tout cela peut se tourner en procédés, et l’on cède d’autant plus volontiers à la tentation de s’en servir, que ses meilleures pages semblent le résultat de ces procédés. Ce qui est moins facile, c’est d’y joindre ce qui complétait Diderot, c’est-à-dire ses éclairs de génie et son étonnante faculté d’invention. Par-dessus la rhétorique d’après Diderot, mettez celle du romantisme, avec son emphase, son goût de l’image et ses effusions lyriques, vous aurez le genre littéraire que l’on a pris longtemps en France pour la critique d’art et qui, malheureusement, n’est pas encore épuisé.

Pour guider les artistes et le public, la critique d’art devrait être toute autre chose. Dans un tableau, la seule littérature ne peut juger que deux élémens, qui n’y entrent que pour une part ou qui même peuvent en être absens, les intentions littéraires et le sujet. Les intentions littéraires, c’est ce que le peintre a voulu montrer d’émotion ou d’esprit ; le sujet, c’est la conception intellectuelle d’une scène ou d’un fait, propres peut-être à être traduits en peinture, mais qui, avec le procédé littéraire, naissent dans l’intelligence de l’artiste avant de se présenter devant son œil. Or un sujet n’existe, en peinture ou en sculpture, que lorsqu’il s’impose de manière visible, lorsqu’il appelle nécessairement certains aspects de forme et certaines combinaisons de couleurs. C’est donc la faculté de combiner des couleurs et d’imaginer des formes, qui constitue l’artiste. La touche et le faire sont tellement indispensables à l’exercice de cette faculté qu’un artiste ne mérite son nom que lorsqu’il possède, au point de vue de son métier, une originalité propre, dont l’excellence ou la distinction s’appellent talent ou génie. L’École française a souvent méconnu cette nécessité. Tels de nos peintres et de nos sculpteurs, d’intelligence distinguée, mais de pratique insuffisante, ont pu multiplier tableaux et statues, attirer la foule, arriver à la gloire sans être autre chose que des dramaturges, des historiens ou de simples anecdotiers. C’est ici la rançon de ces qualités nationales qui procuraient par ailleurs à notre littérature de rares mérites : sens dramatique, ordonnance logique de la composition, esprit, agrément, clarté. Aussi sensible à ces qualités que nos artistes, le public ne poussait que trop peintres et sculpteurs dans la voie de la recherche littéraire ; il se pressait aux expositions annuelles devant les tableaux émouvans ou spirituels, mais il demeurait indifférent aux qualités d’exécution, c’est-à-dire aux moyens par lesquels une idée ou un sentiment s’incarnent dans des êtres visibles, ou plutôt, — car ceci tient encore de trop près à la seule mise en scène, — à la manière dont la couleur et la forme traduisent la nature et la vie.

Un critique français avait naturellement les mêmes tendances que les artistes et le public de son pays. S’il était, par surcroît, grand remueur d’idées, grand inventeur de scènes, et capable d’exercer une action puissante, il devait, comme Diderot, égarer le goût des artistes et celui du public. C’est ce qui arriva. L’art, dans notre pays, a suivi dans un exact parallélisme les directions de la littérature. De tout temps, nos artistes ont fait de la peinture et de la sculpture littéraires. Aussi ce qu’il y avait de meilleur et de plus utile dans les tentatives des réformateurs de l’art, a-t-il eu pour résultat, volontaire ou involontaire, de l’éloigner de la littérature et de le ramener à son véritable objet, l’exercice du sens plastique. Quant à nos critiques, c’est exceptionnellement qu’ils ont eu la notion de cette nécessité. La plupart ont fait de la littérature plus ou moins brillante, grands phrasiers et grands descripteurs, rivalisant avec les artistes d’effets littéraires, établissant leur réputation de stylistes ou d’hommes d’esprit, mais égarant le public et les artistes. De la technique de l’art, de ses moyens particuliers d’expression, ils ne savaient rien ou peu de chose ; à force de courir les ateliers, trop occupés d’ailleurs pour regarder longtemps peindre ou sculpter, ils retenaient quelques termes de métier qu’ils employaient pour avoir l’air compétens, mais qui n’apprenaient rien à leurs lecteurs. Quelle différence lorsque les artistes se mettaient à parler de leur art ! On connaît les Conférences de l’ancienne Académie royale ; il y a là quantité d’observations, qui, dans leur simplicité et leur caractère pratique, en apprennent plus sur les mérites ou les insuffisances d’un tableau ou d’une statue que les descriptions les plus brillantes, les éloges vagues et enthousiastes, ou les dénigremens légers et spirituels. Lorsque, pour ne citer que des morts, Delacroix ou Fromentin prennent la plume, il est rare que la moindre de leurs réflexions ne soit pas un trait de lumière pour le simple amateur d’art. Je ne dis pas que les artistes devraient être leurs propres critiques. Outre que raisonner sur l’art et juger quotidiennement ses confrères n’est point la même chose, écrire, même sur l’art, est un métier qu’il faut apprendre longtemps et pratiquer beaucoup. Mais c’est dans la manière dont les plus compétens d’entre les artistes jugent de l’art que les critiques devraient prendre leur méthode et leurs modèles, en y joignant le propre de la littérature, qui est d’exposer, de discuter et, finalement, de juger. Malheureusement, bien peu s’en sont avisés.

Thoré est-il du nombre ? Oui et non. D’abord, il a eu, comme on l’avait autour de lui, le culte de Diderot, surtout dans la première partie de sa carrière. Il l’exprime souvent, et même, en ses jours de satisfaction personnelle, il ne craint pas de se comparer au maître suprême : « Ses amis, dit-il en parlant de lui-même, trouvaient qu’il avait quelque chose de Diderot dans l’indépendance de la pensée et le sans-façon du style. » Pas cela seulement, mais jusqu’aux procédés et aux tics. Thoré est grand faiseur de digressions ; il se met en scène, il expose ses goûts et ses préférences, il apostrophe familièrement l’artiste dont il juge l’œuvre : « Te rappelles-tu, dit-il à Théodore Rousseau, le temps où, dans nos mansardes de la rue Taitbout, assis sur nos fenêtres étroites, les pieds pendans au bord du toit, nous regardions les angles des maisons et les tuyaux des cheminées… » Suivent des pages sur ce ton. M. Français a peint un paysage d’où se dégage une impression sentimentale : « Français, mon ami, lui dit le critique, le diable verrait bien que vous êtes amoureux. » De temps en temps, il enfourche son dada favori, l’hippogriffe du socialisme. Puis viennent les pires défauts de la rhétorique romantique, les grands mots, les épithètes ambitieuses, les métaphores exagérées et longuement continuées, les invocations à la liberté et aux grands principes. Quelques phrases de Thoré sont célèbres par le ridicule ; ainsi sa description souvent citée de la tête de Molière, d’après Houdon.

Heureusement, une justesse d’esprit intermittente, mais qui finissait par le ramener au vrai, un goût très vif de l’art, l’étude constante de ses monumens, le contact permanent avec les artistes atténuaient l’effet de ces défauts. D’abord, malgré le faux goût dont il subit largement l’influence, il a le sens du style et le respect de la forme ; à travers les redondances et la diffusion, il trouve le mot propre et qui reste ; lorsqu’il est bien parti, sur une idée juste, il a d’excellens morceaux. Il est rare qu’il se trompe tout à fait et, même dans le paradoxe, il met une part de vérité. À chacun de ses Salons, la connaissance de ce dont il parle devient plus profonde et ses points de comparaison plus nombreux. Il pratique surtout une des qualités essentielles du critique, la bienveillance. Il a ses préférences et il y abonde, mais, très sensible au talent, il sait louer ce qui s’écarte de ses théories et, d’autre part, très indépendant, il évite de s’inféoder à une école, à un parti, et de leur sacrifier, avec sa liberté, les intérêts de la justice.

Mais sa principale originalité, celle qui le rend très supérieur au reste des critiques, c’est que, sans être lui-même peintre ou sculpteur, il a beaucoup regardé travailler les artistes, qu’il a réfléchi sur ce qu’il voyait et que, par instinct naturel, il distingue vite et bien ce qui est de l’art et ce qui n’en est pas, ce qui appelle la traduction de la forme et ce qui aurait dû rester dans le domaine de la pensée, ce qui relève à la fois de la pensée et de la forme. En dehors des critiques qui ne furent pas aussi des artistes, il est, je crois, le seul qui ait su préciser en quoi tels procédés techniques sont bons ou mauvais et surtout qui ait su donner aux artistes des conseils pratiques. Déjà nombreux au cours de ses premiers Salons ces conseils se multiplient à mesure que s’accroît son instruction. En voici quelques-uns, pris entre beaucoup d’autres.


Sur l’importance du ciel dans le paysage :

La plupart des paysagistes ont le tort de commencer toujours leurs tableaux par la charpente réelle du site qu’ils veulent reproduire, et de chercher ensuite à mettre le ciel d’accord avec les terrains et les arbres. Les habiles restaurateurs de vieille peinture savent combien il est difficile de retoucher un ciel, tandis qu’on rétablit heureusement les autres parties du tableau, si le ciel est intact. De même, dans un paysage composé par l’artiste, quand le ciel est fait, le reste du tableau est sauvé. Il suffit d’avoir le sentiment de l’harmonie et la patience du travail. Car l’effet produit sur la campagne résulte toujours du ciel.

Sur le clair-obscur :

Le noir n’existe dans la nature que pour les mauvais coloristes. Je défie qu’on signale l’emploi du noir dans tout l’œuvre du Corrège, du Titien ou de Rubens. Le noir, s’il existait, serait la négation de la couleur, c’est-à-dire des degrés de valeur de la lumière sur les objets. L’ombre, si vigoureuse qu’elle soit, est toujours la transparence d’un ton plus ou moins déterminé. Il n’y a point de nuit pour les bons yeux. C’est là incontestablement la supériorité de l’école vénitienne et de l’école parmesane, où l’ombre comporte toujours la couleur du dessous. Cette incroyable dégradation de la lumière à l’infini est merveilleuse dans les chairs du Corrège, ou du Titien, ou du Giorgione et de quelques autres maîtres de leur école. L’art du clair-obscur considéré avec raison dans toutes les fortes écoles comme un des trois principaux élémens de la peinture, est tout à fait négligé aujourd’hui, et le mot lui-même, qui exprime assez bien la chose, disparaît presque de la langue des ateliers et des critiques.

Sur l’empâtement :

Si cette sorte de bâtisse opaque et solide va bien aux murs, aux pierres, et quelquefois aux terrains dans le clair, elle est assurément déplacée dans les parties sombres, dans les demi-teintes, dans l’exécution de tous les objets qui exigent de la transparence et de la légèreté. Quelle valeur ont les empâtemens bien ménagés dans les corps solides et lumineux, quand ils s’enlèvent par contraste sur des touches limpides, lestes et capricieuses ! Les maîtres sont bons à consulter sur cette question de pratique. Examinez la variété de la touche chez les Hollandais, qui sont de grands praticiens. Chaque objet est modelé dans un sentiment très particulier. Les draperies ne sont pas peintes avec le même mouvement de la main que les chairs et les têtes. Quant aux fonds, presque toujours ils sont obtenus par des frottis qui recouvrent à peine la toile ou le panneau. Aussi, quelle est la transparence et la profondeur des ombres de Rembrandt, de Cuyp, de Pieter de Hooch et d’Ostade !

Sur la touche :

La touche, ou la manière de poser la couleur et de promener le pinceau, est toujours dans le sens de la forme et contribue à décider le relief. Quand le modelé tourne, la brosse de l’artiste tourne dans le même sens, et la pâte, suivant la direction de la lumière, ne heurte jamais les rayons qui s’épanouissent sur le tableau. Supposez une statue taillée à rebrousse-poil avec le ciseau ; quelle que soit la correction mathématique de la forme, jamais elle ne donnera un aspect juste. En peinture, on ne se préoccupe pas assez de cette logique impérieuse de la pratique ; la plupart des peintres mettent au hasard leur griffe sur la toile, contrariant, sans y songer, la structure nécessaire de tous les objets et la géométrie naturelle.


J’ai cité ces divers passages tout au long parce que, entièrement originaux au temps de leur publication, ils n’ont pas cessé d’être des modèles rares peu suivis. C’est là que Thoré est vraiment bon et utile ; écrivain encore hésitant, il fera toujours des progrès vers la précision et la simplicité, car, chemin faisant, il imite de moins en moins Diderot et laisse à chaque tournant de la route quelque pièce de sa friperie romantique.

Il n’est pas moins juste et moins original lorsqu’il parle des conditions premières de l’art, de celles qui le constituent en le différenciant, c’est-à-dire en lui donnant une raison d’être et des moyens qui n’appartiennent qu’à lui. Il voit avec raison dans le sens de la couleur le fondement de la peinture, le don indispensable au peintre. « On ne saurait être peintre, dit-il, qu’à la condition d’être, premièrement et avant tout, coloriste. Aucune autre qualité ne remplace celle-là. » Et encore : « Faire de la peinture sans la couleur comme procédé fondamental, c’est nier son art lui-même ; car la peinture est une convention qui ne s’explique que par la lumière, c’est-à-dire par la couleur.» Abordant le grand problème de la peinture, celui dont la discussion a rempli la moitié de notre siècle, il écrit une page vraiment magistrale, dans laquelle, avec les préférences naturelles d’un romantique pour la couleur et une négation trop absolue de la ligne, il est bien près de poser la question comme elle doit l’être, si l’on veut la discuter utilement En voici l’essentiel :

Le moyen de la peinture, c’est la couleur, comme le son est le moyen de la musique. En musique, la mesure ou le rythme ne sont que les dépendances du son qu’ils resserrent ou qu’ils précipitent, avec sa variété infinie du haut en bas de la gamme, avec ses dégradations et ses demi-teintes, ses majeurs et ses mineurs, ses dièzes et ses bémols. En peinture, on opère sur la couleur, dont les lignes, ou ce qu’on appelle le dessin, ne sont aussi qu’une dépendance, sans existence propre et distincte de la couleur… Les lignes ou le dessin ne servent qu’à contenir la couleur, à en déterminer les harmonies. On pourrait même dire que la ligne est une abstraction en peinture, qu’elle n’existe pas ; mais on la suppose entre deux couleurs différentes, comme on la suppose entre les corps dans la nature. Est-ce qu’il y a, le long de votre front, de votre nez et de votre menton, une ligne qui arrête votre profil ? Ce qui domine votre profil, c’est la couleur qui différencie de tout l’entourage extérieur votre tête placée dans une certaine attitude et sous une certaine lumière. La preuve qu’il n’y a point de ligne, c’est que votre profil change même de charpente sous des lumières différentes. La préoccupation exclusive de la ligne, substituée à la passion de la ligne et de la couleur, c’est l’anéantissement de toute peinture et de toute poésie.


Tout cela n’est pas également juste. On peut répondre que, si la peinture, comme le reconnaît Thoré, est une convention, la ligne est une hypothèse aussi nécessaire pour le peintre que pour le géomètre. Il a raison de dire que la peinture n’existe qu’avec la couleur ; mais, sans la ligne, la couleur n’est qu’une tache. C’est la ligne qui donne un sens à la couleur. Si l’on nie la ligne dans la nature, on ne peut pas la nier dans le dessin, qui, outre qu’il a son existence propre, sera toujours le soutien intérieur de la peinture, comme le squelette est celui du corps humain. Mais, sous cette réserve, Thoré a raison de dire que, si le dessin, selon le mot fameux, est « la probité de l’art, » la couleur en est la vie.


II.

N’eût-il que ce sentiment vrai de la peinture, ces connaissances techniques et l’aptitude à les traduire en langue intelligible, Thoré serait déjà un critique original. Il a de plus une notion élevée de l’art et de ses lois, le sens des groupemens et des classifications, en un mot, cette aptitude aux idées générales, sans laquelle un critique, comme tout écrivain, n’est qu’un homme de second ordre. Progressiste, il voudrait que, dans les sociétés contemporaines, l’art fût une forme de la civilisation dont tous pussent profiter, et, comme au temps des cités grecques, la parure de la vie journalière, la joie des plus humbles comme des plus grands. Aussi déplore-t-il le caractère aristocratique qu’il a revêtu depuis la renaissance et qui en fait le privilège d’une élite. Il constate avec raison qu’il en est de lui comme de la littérature, dont le peuple ne se soucie pas plus qu’elle ne s’inquiète de lui. Aussi ne professe-t-il pas, je l’ai dit, la théorie inhumaine de « l’art pour l’art. » Mais il se défend aussi d’être pour l’art prêcheur et utilitaire, qui ramènerait, par une voix détournée et abaissée, à l’art littéraire dont il ne veut pas. Il professe donc que « le sujet est absolument indifférent dans les arts, » « qu’un pot de Chardin vaut tous les Romains de l’époque impériale, » que « la beauté suffit et entraîne toujours avec elle sa signification, » c’est-à-dire que l’œuvre d’art a sa valeur indépendante et ses moyens propres d’abord de plaire, puis d’instruire. Malheureusement, il est pour l’action sociale de l’art, et il ne trouvera jamais une formule qui rattache directement l’art au progrès, sans diminuer son indépendance. On confondait avant lui l’art et la poésie ; il les distingue par leur définition même : « La poésie, dit-il, c’est la faculté de sentir intérieurement la vie dans son essence ; et l’art est la faculté de l’exprimer au dehors dans sa forme. » On n’en était pas encore à tourner l’idéal en ridicule et il constate que « l’idéal est le but dont la nature réelle est le moyen. » C’est dire qu’il n’admet ni le réalisme pur, ni même le naturalisme, titre que prend le réalisme lorsqu’il veut s’élever d’un degré, mais qui, au fond, dit la même chose : « Comment pourrait-on dans les arts copier la réalité ? On a vu des écoles dont c’était la prétention ; mais il est arrivé à ces sectaires étroits ce qui était inévitable, que, malgré eux, ils n’ont jamais pu faire abstraction de leur personnalité, et qu’ils ont abouti, comme toujours, à un mélange et à une approximation relative. Laissons donc de côté ce prétendu naturalisme qui contrarie la nature et ne saurait même exister, cette théorie absurde de l’imitation matérielle qui supposerait d’abord le suicide de l’artiste et le néant de toutes choses ; car il faudrait enlever du même coup l’âme du peintre et la vie incessamment mobile de l’être qu’il veut peindre. » On n’a jamais exprimé plus nettement que lui ce qu’il y a d’inadmissible dans les prétentions de l’impressionnisme pur : « Il faut être fou pour s’imaginer qu’on peut copier le paysage. Est-ce que vous avez jamais vu pendant deux heures le même effet dans le ciel ou sur la campagne ? La physionomie de la nature est plus incessamment variable que la physionomie de l’homme. » Comme preuve, il raconte avec esprit l’histoire du paysagiste Delaberge, qui s’était proposé de peindre un buisson scrupuleusement vrai, mais qui, devant les transformations incessantes de son modèle, sous l’effet du vent, du soleil, des heures du jour et des saisons, s’efforça pendant trois ans de transporter sur la toile un aspect insaisissable, et mourut du chagrin de n’y pas réussir. Il dit encore avec une piquante justesse : « On peut accuser le soleil de faire le plus souvent des esquisses, et les effets vagues sont les plus fréquens dans la nature. »

Il admet donc ce souci de la composition qui a souvent égaré l’école française en lui faisant rechercher des mérites de sens, de logique et de méthode, plus intellectuels que plastiques, mais auquel elle ne renoncerait qu’en perdant une qualité de grand prix. Il admet, par d’excellentes raisons, l’allégorie, le symbolisme, les légendes mythologiques et religieuses, l’histoire, les types créés par la poésie. Sur ces points, l’art confine à la littérature ; mais si Thoré veut qu’il s’en distingue, il ne va pas jusqu’à leur interdire tout contact. C’est affaire à chacun d’eux de traduire les sentimens ou les idées par ses moyens propres, à la littérature d’être intellectuelle, à l’art d’être plastique, mais sans qu’aucune loi de nature interdise à l’art de solliciter la pensée par la représentation plastique et à la littérature d’éveiller le sens plastique par l’expression littéraire. Enfin, il croit beaucoup plus, en art, à l’effet du génie ou du talent personnel qu’à la puissance des théories ; il s’attache plus aux œuvres qu’aux systèmes ; surtout, il pense que les grandes directions de l’art sont déterminées par le mouvement général de la civilisation, qu’il appartient à quelques grands artistes de les préciser, mais qu’aucun ne les crée, et que se poser en réformateur de l’art est la plus vaine des prétentions. À Bruxelles, en exil, l’esthéticien politique, le socialiste de 1830 et de 1848, écrivait avec quelque mélancolie : « Changer la forme, c’est pure fantaisie, et chacun peut y contribuer du bout de son pinceau. Mais changer le fond, cela ne se fait pas à plaisir. Il ne dépend pas d’un homme, ni même de plusieurs, de changer un art dans ses racines, pas plus que de changer une société dans sa constitution intime. »

C’est en se guidant lui-même par ces principes fort sages que, de 1830 à 1848, Thoré a suivi l’évolution artistique de son temps, en la conseillant de son mieux, mais sans afficher trop ouvertement la prétention de la diriger. Il est, avant tout, romantique, c’est-à-dire pour l’école de la couleur contre celle de la ligne, pour le moyen âge contre l’antiquité, pour le paysage vrai contre le paysage historique. De là ses enthousiasmes et ses sévérités, l’appui qu’il prête à certains artistes et la guerre qu’il fait à certains autres. Il a un sens assez élevé de l’art pour distinguer le talent même chez ses adversaires, quoiqu’il lui manque cette hauteur d’intelligence qui permet au critique de s’élever au-dessus des écoles et lui fait de l’impartialité une loi. Qualité rare, mais qui, pourtant, devrait être le but suprême de la critique et qui, lorsque la souplesse d’esprit et le don du renouvellement viennent s’y joindre, élève le genre jusqu’au génie. C’est par cet ensemble de mérites qu’un Sainte-Beuve est un grand nom dans l’histoire de la critique ; c’est pour ne s’être pas assez dégagé des écoles que Thoré a pu être un critique distingué, sans être pour cela autre chose qu’un spectateur de l’art, utile à consulter pour ses contemporains et toujours intéressant pour nous, non un juge dont la plupart des arrêts soient définitifs. Il a bien vu et bien défini les principes de l’école romantique ; il a fait à son sujet de justes réserves et ne lui a pas ménagé les bons conseils ; il a eu le courage de constater son échec sur bien des points et de dire, par exemple, qu’elle avait « torturé superficiellement le marbre et le bronze ; » il a maintenu contre ses négations les lois permanentes de l’art. Mais il n’a pas su reconnaître ce que l’école classique maintenait de légitime et de nécessaire ; il a trop cru, malgré de tardives réserves, à la mission civilisatrice que s’attribuait l’art de son temps ; il n’a pas toujours distingué jusqu’à quel point l’art doit se mettre à la portée du plus grand nombre et à quelle hauteur il doit se tenir au-dessus de la foule. Il a donné à ceux qui le lisaient d’excellentes indications sur la nature de l’art et les mérites propres de la plupart des artistes ses contemporains ; il a été trop sévère pour d’autres.

À ce point de vue, il est naturellement l’admirateur convaincu de Delacroix, il caractérise très justement Decamps, il fait les réserves nécessaires sur Delaroche, qu’il avait commencé par nier éperdument, il apprécie à sa valeur Horace Vernet ; mais il méconnaît le noble génie d’Ingres et le pur talent de Flandrin. Là où il voit très juste, c’est lorsqu’il exalte l’originalité et la force de l’école paysagiste. Ami intime de Théodore Rousseau, il l’explique et l’impose au public ; on peut dire qu’il est son critique, comme Castagnary sera celui de Courbet, mais avec autrement d’indépendance et de personnalité.

Si jamais artiste mérita de rencontrer un critique courageux pour le soutenir dans une lutte difficile et le confirmer dans le sentiment de sa valeur, ce fut certainement Théodore Rousseau. Autant que le mot de génie puisse être employé par des contemporains, il est permis de dire à cette heure que Rousseau l’a mérité. Ses premiers tableaux, sincères, respectueux de la nature, d’une facture déjà précise et large, étaient le contraire du paysage classique dégénéré et épuisé. Ce fut donc, contre ce novateur gênant, une guerre sans pitié, menée par ceux qui disposaient alors de l’admission aux Salons et des encouragemens de l’État. Nature fière, passionnée sous des dehors froids, ressentant l’injustice avec une amertume douloureuse et ne disant rien de ses souffrances, Rousseau s’affermissait dans ses convictions avec une résignation stoïque. On lui interdisait le contact avec le public ; il s’enfermait donc, sans essayer d’aucune avance à ses juges ou à la mode, ou se réfugiait au fond des bois, abandonnait ses chefs-d’œuvre pour un morceau de pain et redoublait de labeur pour fixer la beauté simple ou majestueuse qu’il voyait dans la nature. Puis, il parcourait la France en tout sens, se faisait berger, paysan ou montagnard, poursuivait sans relâche des effets nouveaux. Impuissant à se satisfaire, il n’est guère de tableaux qu’il n’ait effacés et repris plusieurs fois, incrédule lorsque ses amis le suppliaient de respecter une œuvre définitive et indifférent aux nécessités de la vie qui l’écrasaient. Le résultat de ces efforts, c’était un art qui réunissait et conciliait les contrastes, la naïveté et la science, la force et la délicatesse, l’émotion et la sérénité. Rousseau peignait, avec le même amour et la même puissance, un arbre isolé, une forêt, une lande, une mare, la mer, le développement des Alpes ou des Pyrénées, surtout les effets de soleil et les tempêtes. À la fois idéaliste et réaliste, tantôt il travaillait devant la nature, tantôt il en reproduisait le souvenir avec une prodigieuse puissance d’évocation. Surtout, dans chacune de ses toiles, il mettait son émotion personnelle. Certaines sont douloureuses comme la confidence de ses tourmens, d’autres calmes comme ses rares journées de bonheur ou radieuses comme des effusions de poésie intime. Dans toutes, l’originalité de la facture est sans égale, même lorsqu’elle est systématique et bizarre, comme il arrive chez tous les novateurs contestés. Solide et vigoureuse jusqu’à la dureté, elle a souvent la douceur estompée de Corot ou la richesse sombre de Jules Dupré ; elle unit la précision attentive du détail et la largeur des ensembles. Elle est assez variée pour mettre dans son œuvre comme la succession de plusieurs manières avec une note partout visible et reconnaissable.

Si Thoré eut le mérite de comprendre Rousseau et de s’attacher à lui avec un dévoûment toujours en éveil, il lui dut beaucoup, car c’est probablement Rousseau qui le détourna de la politique vers l’art et fit son éducation technique. Ils habitaient ensemble, découvraient de compagnie l’Ile-de-France, poussant leurs courses aussi loin que leur permettait la pauvreté ; il faut lire les pages chaleureuses, très sincères, quoique déclamatoires, dans lesquelles le critique a raconté ces années de jeunesse. Quoique l’un des deux fût un fantaisiste, l’existence des deux amis n’était point la vie de bohème ; il y avait, pour cela, trop de travail, de sérieux et de sincérité. De son côté, Thoré encourageait et consolait Rousseau, l’assurait de l’avenir, lui arrachait les peintures qu’il était sur le point d’effacer pour mieux faire ou de gâter en s’acharnant sur elles. À côté de cette nature audacieuse et timide, d’une sensibilité d’autant plus profonde qu’elle était plus contenue, portée à l’exagération par la résistance, sujette aux chutes et ayant besoin d’être relevée, la présence d’un tel soutien était indispensable ; n’eût-il fait que remplir ce rôle, Thoré aurait bien mérité de l’art français.

En même temps que de Rousseau, il parlait excellemment de Paul Huet, le premier en date des paysagistes français, de Jules Dupré, quelque peu hérissé et farouche, mais à qui il rendait boutades pour boutades, de Corot, chez lequel, lorsque le public se fut engoué de lui, il avait le courage de signaler avec persistance quelque monotonie et une facture trop molle. Il encourageait les débuts de Millet, et, d’un mot juste, prédisait son grand avenir. Somme toute, si beaucoup de ses jugemens sont à réviser, la plupart sont maintenus et bien peu sont à casser.


III.

Dès que l’exil d’un écrivain se prolonge, il est rare que son talent n’en reçoive pas une dure atteinte. Les objets d’inspiration et d’étude s’éloignent et changent pour lui ; au lieu de renouveler ses idées, il vit sur ses souvenirs ; il risque de s’égarer par la réflexion solitaire ; il n’a plus de contrôle et d’excitant ; sa génération marche sans lui, et, quand il revient, il paraît arriéré. Aussi le retour lui est-il une épreuve presque aussi dure que le départ. Ce fut le cas pour Thoré.

Son premier sentiment en quittant la France avait été, semble-t-il, une profonde humiliation d’avoir pris pour des vérités absolues les idées qui l’avaient conduit à un pareil résultat : il cessa toutes relations avec ses anciens amis et changea de nom. Pendant les douze années que dura son absence, Rousseau ne reçut de lui aucune lettre, aucune nouvelle directe ou indirecte. Un jour, en lisant des articles d’art signés W. Bürger, sur l’exposition de Manchester, le paysagiste crut reconnaître Thoré sous ce nom à physionomie allemande ; c’était lui, en effet. Il le fit chercher inutilement par un ami qui partait pour l’Angleterre ; Thoré, devenu misanthrope, se cachait. Il étudiait l’art de la Belgique, de la Hollande et de l’Angleterre, non-seulement pour en goûter les œuvres, mais pour en apprendre l’histoire ; il devenait ainsi ce qu’il n’avait pas encore été, un érudit, et publiait, sous son nouveau nom, une série de bons livres sur les maîtres et les musées de ces pays[3]. Lorsque l’amnistie de 1860 lui permit de rentrer en France, il arriva sans prévenir personne. Quelques jours après, il était à Barbizon, chez Rousseau, et causait longuement avec Millet et lui. Les deux amis le trouvèrent bien changé. Il est rare qu’un peintre connaisse en détail l’histoire artistique ; les questions de date et de biographie, à plus forte raison les simples curiosités d’érudition, comme l’orthographe d’un nom ou l’usage d’un monogramme, le laissent fort indifférent. Thoré-Bürger, s’étendant complaisamment sur ses petites trouvailles, fit à Rousseau et à Millet l’effet d’un « archéologue. » Le premier, tout attristé, disait au second : « Il n’y est plus, les savans l’ont gâté. »

Leur étonnement grandit encore et la conversation devint une discussion lorsqu’elle aborda l’art contemporain et ses tendances. Rousseau et Millet étaient profondément originaux, mais, si l’on faisait des théories à leur sujet, eux-mêmes n’en faisaient guère : ils peignaient de leur mieux. Millet ses paysans, Rousseau ses forêts, sans autre but que de fixer avec énergie ce qu’ils voyaient et ce qu’ils sentaient. On avait beau dire de Rousseau qu’il représentait l’âme de la nature et de Millet qu’il exprimait les revendications des paysans ; le premier se défendait de prêcher le panthéisme et le second le socialisme. Tout ce qu’accordait Rousseau, c’est qu’il faisait passer dans ses paysages l’impression qu’ils produisaient sur son âme, et Millet qu’il s’efforçait devant ses modèles de dégager des types. Or, dès ce premier entretien, Thoré leur proposait un programme. Il avait jadis mêlé beaucoup de philosophie politique et sociale à sa critique ; il voulait continuer, faire des prosélytes, prêcher une esthétique qu’ils appliqueraient. Les deux peintres, amoureux de leur indépendance, entendaient peindre à leur façon. Cette opposition d’idées s’accusa d’autant plus, que Rousseau, demeuré romantique, et Millet, profondément idéaliste, croyaient Thoré converti au réalisme sur un point capital, le choix du sujet.

Cette préoccupation du sujet, Thoré s’en défendait avant 1848, et il ne l’avoue pas davantage dans ses écrits postérieurs à 1860. Cependant, dès le début de sa carrière, il avait adopté une des théories les plus contestables de Diderot, celle de l’influence moralisante de l’art, et, depuis son retour, il s’en montra plus préoccupé que jamais. Diderot voulait que l’artiste, pour servir la cause du progrès, se proposât toujours un but pratique et mît partout une leçon, qu’il prêchât la vertu civique, les devoirs de famille, la glorification du travail, etc. Avouée ou secrète, cette théorie de Diderot ne cesse d’être plus ou moins présente à l’esprit de Thoré et, probablement, dans la conversation, il la laissait voir avec moins de scrupule que dans ses écrits. Ce qu’il y a de certain, c’est que, dès sa première conversation avec Millet et Rousseau, il soutient sans détour la thèse de l’importance du sujet. Les deux peintres n’étaient guère habitués à jouer avec les idées, quittes à corriger une exagération par une autre ou même à ne plus songer le lendemain à ce qu’ils avaient dit la veille. C’étaient des esprits simples et nets qui ne se servaient de la parole que pour exprimer des convictions solides. Aussi, fort étonnés des discours de Thoré, ils se refusèrent absolument à se laisser convaincre. Millet a raconté lui-même, dans une lettre à Sensier, la part qu’il prit à la discussion :


Thoré croyait, dit-il, que le sujet était beaucoup dans le plus ou moins d’élévation d’une œuvre… J’ai tâché de montrer à Thoré comme je trouvais que la grandeur était dans la pensée même, et que tout devenait grand employé pour un grand but. — Un prophète vient menacer une population de fléaux, de dégâts horribles, et voici comment Dieu qui l’envoie par le par sa bouche : « Je vous enverrai les hannetons et les sauterelles, ma grande armée, etc. » Et ce prophète fait une telle description de leurs ravages que jamais on n’a imaginé une plus grande désolation sur la terre. Et je lui demandais si la menace lui paraîtrait plus grande, si, au lieu de hannetons, le prophète eût parlé des chariots de guerre d’un roi quelconque ; car ce dégât ici est si grand, si complet, qu’il s’étend à tout. La terre est-elle mise à nu ! Hurlez, laboureurs, car la moisson des champs est périe ! Et les ânes sauvages et toutes les bêtes ont crié, parce qu’il n’y a plus d’herbe ! Voilà donc le but de désolation bien grandement atteint, et l’imagination en est frappée. — Je ne sais s’il a été convaincu qu’il pouvait y avoir du vrai là dedans, mais il a été apaisé[4].


Thoré fut surtout étonné. De retour à Paris, il disait à Sensier : « Savez-vous qu’ils sont terribles. Millet et Rousseau ? Je les ai trouvés comme des rocs ; ils ont des idées inamendables. Ils sont là comme deux fakirs, et rien ne peut modifier une seule de leurs idées. Quels farouches bonshommes ! » M. Paul Mantz réclame contre le langage prêté à Thoré dans cette discussion : « Il n’a jamais dit, écrit-il, que le sujet fût tout, et il a même écrit le contraire[5].» Oui, Thoré avait écrit le contraire, et, moins d’un an après cette conversation, il disait encore : « l’art n’enseigne pas à la façon d’un professeur de rhétorique ou de morale. Il n’explique point ses raisons. Il entraîne tout naturellement, il métamorphose et perfectionne, sans dire pourquoi ni comment. » Il disait aussi : « Je ne sais pas même le sujet de beaucoup de tableaux que j’admire, et je n’ai jamais eu l’idée de m’en informer. « Il déclarait enfin ne voir qu’un but immédiat à l’art, l’expression de la beauté. Pourtant, à la même époque, il tenait aussi fortement que jamais pour la théorie de l’art moralisateur de parti-pris. Il y a là une contradiction, car enfin est-il possible à l’artiste préoccupé par le but moral de ne pas attacher une grande importance au choix du sujet ? Cette contradiction se retrouve dans toute l’esthétique de Thoré ; il voulait concilier deux contraires, l’indépendance de l’art et son alliance avec la morale. Il était inévitable qu’une telle préoccupation l’exposât à mal s’expliquer et à n’être pas compris. C’est ce qui lui arriva dans la conversation dont il s’agit. Pour Millet, qui n’était ni orateur, ni écrivain, et qui même se servait de la plume et de la parole avec quelque gaucherie, sa pensée était juste en elle-même ; mais il restait à côté de la question posée par Thoré.

Elle est fort ancienne, cette question de sujet, et, aujourd’hui encore, elle provoque des avis entièrement opposés. Peut-être est-ce pour l’avoir mal posée, comme il arrivait à Thoré. Il est évident que le sujet a sa valeur propre ; il y a de grands et de petits sujets, il y en a de spirituels et il y en a de bêtes ; il y en a surtout qui appellent la peinture et d’autres qui la repoussent. Mais il est non moins certain que cette valeur peut rester latente, car elle ne produit son effet que grâce à l’exécution. Aussi, entre un tableau bien peint d’après un sujet vulgaire et un tableau médiocrement peint d’après un sujet relevé, le mérite d’art est-il tout entier pour le premier. Dès que l’œuvre est exécutée, le sujet n’a donc plus d’autre valeur que celle de l’œuvre elle-même ; mais, si l’œuvre est belle, il lui rend une valeur égale à celle qu’il en reçoit. Plus le sujet est considérable et l’exécution médiocre, plus l’œuvre doit provoquer de sévérité ; comme aussi, une belle exécution d’après un beau sujet mérite une admiration complète. D’autre part, il est certain qu’un artiste peut mettre beaucoup de force et d’éclat dans un sujet où la pensée n’est pour rien, ainsi Chardin dans ses natures mortes ; ou même beaucoup d’élévation et de poésie dans des sujets empruntés à la vie de tous les jours, ainsi le même dans ses intérieurs. En un mot, le sujet vaut ce que vaut l’artiste. Lorsque Delacroix peint les Croisés à Constantinople, ou la Barque du Dante, il se montre très supérieur à Decamps peignant l’École turque ou le Marchand juif ; en revanche, Millet met plus d’art dans le Berger ou Rousseau dans la Mare qu’Horace Vernet dans la Prise de la Smala, l’exemple opposé par Millet à la doctrine de Thoré s’appliquerait donc plutôt à la conception du sujet qu’au sujet lui-même, car Millet ne suppose pas qu’il y ait à choisir entre un châtiment divin et un fait vulgaire, mais entre les diverses manières d’exprimer ce châtiment. Aussi l’argument passe-t-il à côté de la question. L’artiste, cependant, avait raison de dire que des moyens simples pouvaient aussi bien traduire ce sujet que des moyens nobles ; tout dépend de la manière dont ces moyens seront représentés. Quant à Thoré, il dénaturait sa propre pensée en avançant que la préoccupation du sujet peut donner aux œuvres d’art une valeur plus grande, mais nous verrons qu’il n’a jamais pu se dépêtrer de la contradiction où l’engageait sa théorie de l’art moralisateur.

Après sa visite à Barbizon, Thoré-Bürger essayait de se reprendre à la vie parisienne ; mais, là aussi, il rencontrait assez de contradicteurs pour en éprouver quelque amertume. Il écrivait à Rousseau : « J’ai emporté un bon souvenir de la réception amicale au revenant. Je t’avouerai que je me sens un peu égaré dans le Paris actuel, et pourtant il me semble que ce n’est pas moi qui suis l’ombre dans ce pandémonium de fantômes. Ils n’ont pas déjà tant l’air de vivre — En hommes. » C’est que les Parisiens de 1860 vivaient à leur manière, et Thoré en était toujours à celle de 1848. Entre ces deux dates, une révolution complète avait transformé non-seulement les institutions politiques, mais la littérature et l’art. De 1830 à 1850, le romantisme avait dominé dans tout ce qui n’était pas le gouvernement et, le propre du romantisme, ce n’est pas seulement une façon particulière d’entendre la forme, c’est aussi la tendance à l’idéal, la générosité des sentimens, l’exaltation poétique de la passion. Un tableau de Delacroix, un poème de Victor Hugo, un drame de Dumas père, un roman de George Sand, un discours de Lamartine, se ressemblaient en ceci, que, dans tous, s’affirmaient la croyance dans la bonté de l’homme et de la nature, l’enthousiasme pour la civilisation, la foi au progrès. La dure épreuve que, de 1848 à 1851, la réalité fit subir à ces théories et le régime inauguré par le coup d’État du 2 décembre changèrent brusquement les choses. On avait cru que la révolution de 1848 ramenait l’âge d’or, mais la liberté n’avait pas tenu ses promesses et, sans lui laisser le temps de se corriger par elle-même, le despotisme était venu l’étouffer. Pendant deux ans, rêveurs et utopistes avaient appliqué leur panacée respective aux misères sociales et elles s’étaient exaspérées jusqu’à provoquer une formidable explosion. Il n’y avait plus de tribune ; de rares journaux subissaient les plus dures conditions d’existence ; le pouvoir, l’administration et la police agissaient comme si l’intérêt suprême de la société était non pas d’assurer aux hommes l’exercice des libertés nécessaires, mais de les défendre contre leur malignité naturelle. Il en était résulté une grande défiance des idées, un esprit étroitement positif, une conception brutale et triste de la vie. Tandis que les vertus jadis exaltées, la générosité des sentimens, le désintéressement, la confiance, passaient pour des duperies, que la poursuite de l’argent devenait chaque jour plus âpre et l’égoïsme des intérêts plus féroce, la poésie se taisait, la philosophie était envahie par le positivisme scientifique, l’histoire faisait le procès du passé. Le roman et le théâtre, images plus directes de la vie journalière, traduisaient le réalisme sec et dur dont la société leur montrait l’application. L’art ne pouvait échapper à ce mouvement général des idées et des mœurs. Il renonçait donc, comme la littérature et la politique, aux inspirations élevées et aux grands sujets pour s’appliquer à la copie étroite, non pas de la nature qui comprend tout, même l’idéalisme, mais de la plate réalité ; ceux des artistes qui prétendaient incarner l’art de leur temps se disaient réalistes et, par une étrange illusion, des critiques, comme Castagnary, libéraux en politique, s’efforçaient de démontrer qu’à la cause du réalisme était liée celle du relèvement de l’art.

En constatant ce qui se passait autour de lui, le pauvre Thoré ne pouvait qu’éprouver le sentiment qu’il exprimait tout à l’heure, avec plus d’étonnement encore que de tristesse. Ce n’était guère pour adoucir sa misanthropie. Il avait toujours aimé à demeurer très haut, sous les toits, pour rêver, en dominant l’agitation de la ville. Avant l’exil, il était installé sur la colline de Montmartre ; il s’établit cette fois près de la Bastille, loin des ateliers d’artiste, au dernier étage d’une haute maison, s’entoura d’œuvres des maîtres anciens, transforma son balcon en « belvédère fleuri » et annonça à ses anciens amis la résolution arrêtée de descendre le moins possible dans la rue.

Mais il lui était impossible de se désintéresser de l’art ; dès 1861, il reprenait la plume du salonnier. S’il eût été un de ces hommes de caractère ferme que la contradiction enfonce dans leurs convictions et qui tiennent à honneur d’attendre, sans rien céder, la revanche de leurs idées, il eût affirmé de nouveau les croyances de sa jeunesse devant le réalisme triomphant. Il y avait longtemps déjà que Castagnary et plusieurs autres proclamaient la mort de l’art idéaliste ; en soutenant, au contraire, que cet art devait vivre, en protestant contre un arrêt brutalement injuste, il pouvait se faire une originalité toute neuve. Mais l’indécision était le fond de sa nature ; solitaire à Paris, n’ayant plus d’amis à soutenir et n’étant lui-même soutenu par personne, il était incapable de remonter le courant. Il crut bien faire en suivant la mode. Le réalisme semblait victorieux ; il constata, lui aussi, cette victoire et suivit la cause du vainqueur. Il n’y eut pas abjuration de sa part ; mal présentée, la cause du réalisme semblait être une réaction contre des conventions usées et une forme de l’opposition libérale. En l’embrassant, Thoré pouvait donc se croire toujours un homme d’avant-garde. De plus, en Belgique et en Hollande, il avait beaucoup admiré les réalistes des deux derniers siècles ; en adoptant la cause du réalisme contemporain, il crut favoriser en France l’avènement d’un art qui aurait rappelé celui de Rembrandt et de Ruysdaël. Deux choses, cependant, le gênaient dans cette évolution ; les romantiques avaient laissé des élèves, dont plusieurs avaient du talent, et, souvent, les réalistes exposaient des œuvres qui semblaient faites pour exaspérer les hommes de goût. Thoré subit les conséquences de cette gêne : il ne consentit pas à condamner la peinture romantique et à vanter sans réserve la critique réaliste ; sa critique fut une cote mal taillée. Un troisième parti s’offrait encore à lui, qui eût été à la fois le meilleur, le plus facile et le plus habile. Il n’y avait autour de lui, comme critiques, que des indifférens, se servant de l’art pour faire de la littérature, ou des polémistes, subordonnant l’intérêt de l’art à d’autres passions. Il pouvait, lui, être vraiment critique, se placer au-dessus des écoles rivales et dire la vérité à tous, romantiques ou classiques, idéalistes ou réalistes. L’originalité d’un pareil rôle et son talent d’écrivain lui auraient bien vite procuré l’autorité. Il préféra louvoyer entre les idées d’autrefois et celles d’aujourd’hui.

En modifiant ses idées, il modifiait aussi son style. Avant 1848, il était, comme le voulait la mode, enthousiaste et lyrique. Désormais, il s’exerce à l’ironie et à l’épigramme ; il veut être pratique et sensé. Cependant, Théophile Gautier, imperturbable dans sa fidélité au style de 1830, et Paul de Saint-Victor, — la plus complète incarnation du style noble dont la rhétorique française puisse se glorifier depuis Thomas, — lui montraient que le style à panache avait toujours ses fervens, tandis que Castagnary, réaliste intransigeant, mêlait dans sa façon d’écrire l’imitation de Diderot, le culte littéraire de Victor Hugo et la recherche personnelle de la couleur. Thoré sembla préférer le style alerte, mieux fait, lui semblait-il, pour la littérature au jour le jour, dont Edmond About, auquel, du reste, il ressemble si peu, offrait alors le brillant modèle. Mais, pas plus qu’il ne lui avait été possible d’abandonner complètement le romantisme dans l’art, il ne lui était possible de changer du tout au tout la façon d’écrire contractée à son service. De là, d’amusantes disparates de ton. Il lui arrive, dans la même page, d’écrire à la mode de 1840 et à celle de 1861, de commencer par l’ironie et de continuer par l’enthousiasme ; il le sent, change d’allure, et les vieilles habitudes reviennent au bout de quelques lignes. Pour aggraver encore ce manque d’unité, il laisse voir de l’amertume, le regret du passé, la rancune de l’exil ; il a le sentiment que ses efforts, pour être de son temps, ne l’empêchent pas d’être un homme d’autrefois. Il n’est plus jeune et il s’essouffle à soutenir une allure trop vive ; il fait de l’esprit à côté, tiré et pénible, ou même trivial. Il rappelle trop ses titres ; il se cite lui-même pour prouver qu’il avait jadis de l’initiative et de l’autorité. Malgré tout, son talent lui est resté ; sa mauvaise humeur se dissipe à mesure qu’il reprend pied à Paris et qu’on lui marque des égards ; sa verve revient, moins lyrique et plus mordante ; il a de l’art un sentiment toujours aussi vif ; surtout, il est plus instruit à lui seul que tous ses confrères réunis et, dans l’occasion, il écrit sur les expositions internationales, — celle de Londres en 1862 et celle de Paris en 1867, — des études fortes et pleines dont lui seul était capable à cette date.


IV.

De ses qualités d’autrefois, celle qui reste la plus entière chez Thoré, car elle est le fond de sa nature, c’est la franchise ; il traduit ses impressions, telles qu’il les éprouve, quitte à les corriger plus tard, par d’autres aussi sincères. Lorsqu’une de ses anciennes idées, restée ferme dans l’ébranlement général de sa doctrine, se trouve en cause, il l’expose avec une belle vaillance. À ses confrères surtout il ne ménage pas la vérité, et, en cela, il est courageux, car le public anonyme ne relève pas la contradiction, tandis qu’un confrère peut riposter. Ainsi, il n’a plus au même degré la superstition de Diderot ; l’étude approfondie de l’art et le long exercice de la critique lui ont montré en quoi le philosophe avait dévié le genre. Mais il est seul de cet avis, Diderot est resté un modèle pour la critique française. Cela ne l’empêche pas de dire : « Diderot, qui fut presque le fondateur de la critique d’art en France, et qui en est resté le type le plus charmant et le plus amusant, le plus fantasque et le plus poétique, le plus perspicace et le plus profond, Diderot lui-même, en son temps, s’est laissé aller à quelques hérésies, par suite de sa familiarité avec certains artistes, et aussi par entraînement de théories philosophiques. » Les précautions oratoires et le luxe des épithètes, justes d’ailleurs, n’empêchent pas la réserve essentielle. Seul jusqu’au temps présent, il indique de façon discrète, mais singulièrement juste, le défaut le plus grave transmis par Diderot à notre critique d’art, celui qui consiste à « faire des imaginations originales à propos des images vulgaires qui tapissent le Salon. »

Ce défaut, Thoré le relève en toute occasion. Il ne craint pas l’allusion directe, ainsi à Paul de Saint-Victor ; c’est lui certainement qu’il désigne en parlant du critique, qui, à propos d’un sphinx ou d’un Œdipe, s’épanche en digressions « sur l’Orient et sur la mythologie, sur Sophocle et sur les sculpteurs grecs, sur l’histoire et sur la fable, sur la morale et sur l’esthétique, sur la civilisation d’autrefois et sur celle d’aujourd’hui. » Plus directement encore il vise Castagnary, lorsque, à propos d’un tableau sur l’insurrection de Pologne, il raille doucement ce « terrible plaidoyer contre les répressions violentes, que la critique du Siècle ne manquera pas de traduire en prose. « Il sait aussi rendre justice à ses confrères par la simple mention de leurs défauts et de leurs qualités ; ainsi à Gustave Planche, le théoricien dogmatique, qui « distinguait dans la création d’une œuvre d’art trois élémens essentiels : la nature, la tradition historique, et l’inspiration de l’artiste, » mais dont la tendance était de « sacrifier beaucoup la nature, et un peu le génie, à la tradition ; » ainsi à Théophile Gautier, le littérateur descriptif, qui « tenait purement et instinctivement pour l’imitation de la nature. » Thoré, lui, pense avec raison que « les deux premiers termes de la triade de Gustave Planche, indispensables assurément pour la création d’un chef-d’œuvre, sont néanmoins subordonnés à la virtualité intérieure de l’artiste, » et il n’admet pas, avec Gautier, que l’artiste ne soit « qu’un daguerréotype très clair et très brillant. » En général, il s’efforce surtout de marquer le défaut d’adaptation de la critique aux moyens propres de l’art : « En France, dit-il, le public est et a toujours été très littéraire ; on peut s’en rapporter à lui pour juger une pièce de théâtre. Mais en matière d’art, la foule n’improvise plus ses grands juges du paradis. Aux Salons périodiques, au Louvre, dans les galeries d’art, elle n’est pas à l’aise. S’il y a une spécialité de la connaissance humaine où l’éducation soit nécessaire, c’est l’art, et très particulièrement la peinture. La critique devrait donc s’attacher à faire l’éducation artistique des lecteurs de journaux, au lieu de s’amuser aux tirades à longs adjectifs. » Le désir de faire cette éducation s’accuse toujours chez Thoré ; j’ai déjà signalé, dans la première partie de sa carrière, les nombreux passages qui prouvent, avec sa compétence, le talent de la mettre en termes simples et clairs à la portée du public ; ils ne sont pas moins nombreux dans la seconde.

Il préfère donc l’intérêt de ses lecteurs au désir de plaire à ses confrères ; quant à l’École et aux artistes français, il les traite avec la même sincérité. On ne trouve pas chez lui ces affirmations de la supériorité nationale en toutes choses et notamment en matière d’art, qui expriment souvent une vérité, mais qui, souvent aussi, pure illusion de patriotisme, nous rendent ridicules par l’étalage de notre ignorance et la naïveté de notre infatuation. Il a l’avantage rare chez nous de bien connaître l’étranger et de nous comparer en connaissance de cause ; à ce point de vue, le long éloignement où il a vécu de la France, et qui lui est parfois une gêne, lui devient une supériorité marquée. Il ne faut pas attacher trop d’importance à ses déclarations de cosmopolitisme, qui, à les prendre au pied de la lettre, feraient suspecter son patriotisme : c’est un effet de la rancune trop naturelle chez les proscrits. Il a beau dire : « Il n’y a plus d’étrangers. Nous sommes tous compatriotes. La patrie, c’est l’idée. Ubi veritasy ibi patria. » Il oublie, en parlant de la sorte, que la question a été résolue par une crise autrement sérieuse que la répression des journées de juin : depuis la Révolution française, c’est toujours une faute, souvent un crime, de se séparer volontairement de sa patrie, quels que puissent être ses torts. Ce qui ramène cette déclaration de Thoré à l’importance d’une simple boutade, c’est l’amour persistant qu’il montre en toute circonstance pour l’art français, jusque dans ses plaintes et ses regrets. Il dira tout à l’heure que le romantisme a fini son temps ; il n’en conserve pas moins l’admiration de cette époque généreuse. Au moment où d’autres la rendent responsable d’un abaissement de l’art, il déclare qu’elle a élevé très haut l’École française et que des gloires nouvelles ne l’ont pas encore remplacée. Il écrivait dès les premières lignes de son premier Salon : « la double pléiade, littéraire et artiste, a presque disparu. Et, phénomène bizarre chez un peuple aussi vivace que le peuple français, il ne surgit plus de nouveaux talens, ni dans les lettres, ni dans les arts. » C’était excessif, à cette date de 1861, qui, dans les lettres, avait déjà vu M. Alexandre Dumas fils, M. Taine et Gustave Flaubert, et, dans les arts, tous ceux dont Thoré lui-même commence la revue. Ce qui est plus juste, c’est, malgré les professions de foi très assurées qu’il entend, de constater l’anarchie qui devient de plus en plus une manière d’être pour l’art contemporain : « l’école française, dit-il, n’est plus religieuse ni philosophique, point historique, ni poétique ; elle manque à la fois de vieille tradition et de jeune imagination ; elle n’a pas plus de franche idéalité que de naturalisme sincère. Elle ne représente ni l’humanité de tous les temps, ni la société contemporaine. » Il dirait entièrement vrai, s’il ajoutait que de tout cela, religion et philosophie, histoire et poésie, tradition et invention, idéal et naturalisme, il y avait un peu, dans l’École française, mais que rien ne dominait. En revanche, vers 1865, la constatation suivante était à peu près indéniable, quoique hautement niée : « l’École française actuelle n’a plus aucune cohésion. On ne saurait y signaler de tendances communes, ni même y distinguer de groupemens sympathiques. Il n’y a plus de partis en peinture. » C’était le moment où Castagnary proclamait le règne exclusif du réalisme à la Courbet ; or Courbet constituait l’École nouvelle à lui seul et, déjà, l’impressionniste Manet opposait à la formule réaliste une formule nouvelle.

À cet émiettement de l’École française, Thoré voit plusieurs causes : l’épuisement de l’ancienne École, la perte des fortes convictions et aussi l’avènement de nouvelles formes sociales, que les artistes méconnaissent et dont, par suite, ils ne cherchent pas à fixer l’expression. Il avait cru longtemps que « l’Italie, comme autrefois la Grèce, et, en général, les pays du Sud, avaient le privilège d’une certaine beauté artiste qu’on s’habituait à admirer comme type ; » il estime aujourd’hui que « l’art du Midi n’est plus qu’une tradition, très glorieuse, mais morte, » dont n’a que faire la civilisation moderne. Celle-ci ne lui semble pas avoir encore trouvé sa forme en Europe : elle tâtonne, embarrassée par les liens à moitié rompus du passé ; mais elle est déjà vigoureuse et sûre d’elle-même en Amérique. Il compte donc sur les Américains pour renouveler l’art. Ils n’en ont pas encore, et c’est tant mieux, car ils n’ont pas davantage de traditions et « ils ne sont pas gênés pour faire du neuf. » L’œuvre d’art naît de l’invention humaine appliquée à la nature ; les Américains, étant « un peuple très impressionnable, et très adroit, » ont tout ce qu’il faut pour produire de grands artistes. Thoré oublie, en parlant de la sorte, un des trois termes de la création artistique, telle qu’il la définissait tout à l’heure à propos de Gustave Planche, la tradition. En admettant qu’un art tout nouveau prît naissance en Amérique, la France en profiterait peu : elle est antique d’origine et d’esprit ; longtemps encore toute rupture du lien qui la rattache à la Grèce et à l’Italie ne sera qu’apparente. Que l’Amérique ait un jour son art, cela devient de moins en moins douteux ; mais pas plus en Amérique qu’en France, cet art ne se sépare de la tradition antique, élément nécessaire de la civilisation occidentale, prolongée, mais non transformée, par la civilisation américaine. De fait, l’art américain n’a commencé de naître que le jour où lui aussi a saisi la chaîne de la tradition.

Pourtant, Thoré ne se résigne pas à découronner l’art français, tout affaibli qu’il lui paraisse, de cette collaboration au progrès qui lui semble aussi nécessaire pour l’art que pour l’humanité. L’art a, suivant lui, une grande importance sociale, « parce qu’il est le miroir de la société, et qu’il n’est pas bon qu’elle s’habitue à se contempler par ses mauvais côtés ; parce qu’il lui appartient d’interpréter les idées qu’il traduit, aussi bien que les images qu’il reproduit, parce que, en sa qualité de vulgarisateur, il est l’agent du bien ou du mal, du recul ou du progrès. » Malgré la mention, renouvelée à ce propos, « que le but propre de l’art, c’est l’expression de la beauté, » ces diverses raisons sont insuffisantes, et quelques-unes dangereuses pour l’indépendance de l’art. Thoré ne s’aperçoit pas que, réduit à ne montrer que le bien, qui n’est pas toujours le beau, et réciproquement, l’art serait privé d’une large part de son domaine, qui comprend la nature et la vie au complet ; que beaucoup de belles œuvres seraient dangereuses à vulgariser ; et que la morale condamne expressément, en eux-mêmes et dans leur représentation, nombre de spectacles qui sont la matière constante de l’art. Il restreint donc le champ de l’art à mesure qu’il serre de plus près la définition de son action sociale : « Sans doute, dit-il encore, l’art n’est point directement un réformateur social. Les tableaux prédicateurs sont ridicules. L’art a pour objet la beauté et non l’idée. Mais, par la beauté, il doit faire aimer ce qui est vrai, ce qui est juste, ce qui est fécond pour le développement de l’homme. » N’est-ce pas admettre en même temps l’importance et l’influence du sujet ? Thoré sent l’objection et la devance : « Un portrait, un paysage, une scène familière peuvent avoir ce résultat, aussi bien qu’une image héroïque ou allégorique. Tout ce qui exprime, dans une forme bien sentie, un caractère profond de l’homme ou de la nature renferme de l’idéal, puisqu’il provoque la réflexion sur des points essentiels de la vie. En ce sens-là, on peut dire que le sujet n’importe guère, pourvu qu’il révèle quelque élément significatif et sympathique. » Toute l’histoire de la peinture dément ces principes. Il y a des sujets réalisés par des œuvres maîtresses et qui ne provoquent de réflexions d’aucune sorte ; ils plaisent et frappent par la grâce ou l’énergie avec lesquelles ils expriment la vie, mais la critique la plus ingénieuse serait fort en peine d’y trouver un prétexte à méditation. Pour prendre des œuvres opposées dans deux écoles différentes, la Vénus du Titien ne produira d’autre impression morale que le sentiment du bonheur épicurien, et la Femme hydropique de Gérard Dow, d’autre effet que l’admiration pour la qualité de la peinture. Thoré venait à peine de formuler sa théorie que Proudhon lui en montrait le danger en la précisant avec sa logique outrancière. Le Principe de l’art arrivait à cette définition : « L’art est une représentation idéale de la nature ou de nous-mêmes, en vue du perfectionnement physique et moral de notre espèce. » Formulé avec cette rigueur, ce principe semblait avec raison, aux yeux de Thoré, subordonner l’art à la morale, et il réclamait : « Cette définition trop impérative abîme l’artiste dans le moraliste. C’est le moraliste qui doit avoir en vue le perfectionnement. L’artiste a en vue la beauté, et il se propose de la faire voir aux autres, ce qui est son moyen de produire, par similitude, le vrai et le juste. La morale, la science, l’art, n’ont point le même objet ; mais ils doivent arriver au même résultat, le perfectionnement physique et moral de notre espèce. » Proudhon répondait rudement que toute œuvre d’art dont la morale n’est pas le but direct est immorale, par conséquent antisociale, et, pour qui admettait son point de départ, l’union de l’art et de la morale, il avait raison. Thoré aurait voulu concilier les deux choses, art et morale, en maintenant leur indépendance mutuelle dans une action commune ; théorie généreuse, mais encore plus utopique que celle de Proudhon, car elle prétendait démontrer l’identité des contraires. Ainsi posée, la question était insoluble. Thoré ne peut donc qu’en rapprocher de force les deux termes ; partant d’une contradiction, il n’arrivera jamais à les unir. Cependant, il compte toujours sur ce point de départ illusoire pour arriver à la formule de ce qu’il appelait « l’art humain, en opposition à l’art superstitieux et mystique. »


V.

Pour préparer l’avènement de cet « art humain, » Thoré s’emploie avec ardeur à lui faire place nette. Il n’a pas encore la facilité de destruction théorique à laquelle nous verrons Castagnary travailler sans aucun des scrupules qu’une vaste instruction laissait à Thoré, en lui montrant l’étendue des pertes à consentir. Cependant, il déploie un beau courage dans cette œuvre négative. Il sacrifie une bonne part des anciens genres auxquels la peinture et la sculpture doivent le meilleur de leurs œuvres, et du romantisme, dont il se vante pourtant d’avoir été le champion. Il condamne l’enseignement de l’État, surtout l’École de Rome, couronnement et but de cet enseignement. Pour lui, « la pléiade romaine, étrangère, » est le produit d’une serre chaude où s’étiole l’originalité. « Quand on a été enfermé quinze ans, s’écrie-t-il, à l’École des Beaux-Arts de Paris et à la villa Médicis de Rome, quel caractère, même le plus vivace, saurait conserver l’indépendance, sous la pression continue des vieux professeurs, des vieux exemples, des vieilles routines ? » Il n’y a pas à défendre ici l’enseignement d’alors contre des reproches fort exagérés. Il suffira de dire que son principal mérite, ç’a été de maintenir en France ce qui constitue une école, c’est-à-dire un ensemble de traditions et d’efforts dans le même sens. Cette école a tout embrassé, même les originalités indépendantes, en vue d’un même but, la continuité du grand art, car la chose existe, malgré les railleries inintelligentes dont le mot est l’objet. Mais Thoré ne veut pas du grand art, qu’il définit « la perpétuation des vieilles formes étrangères à la vie. » Ses attaques contre ces vieilles formes sont curieuses à suivre ; elles montrent par quelle série de négations toujours plus étroites, il finit par réduire le domaine de l’art à ce qu’il appelait tout à l’heure « l’art humain, » à ce qu’il va maintenant appeler le naturalisme, comme on le fait autour de lui.

Au début, devant le Faune et la Bacchante de M. Bouguereau, il se contentait de dire qu’il n’aimait pas « ces amours de monstres à longues oreilles et à jambes velues » et qu’il vaudrait mieux « faire tout simplement un homme et une femme qui s’aiment, au lieu de ressusciter toujours les mythes d’une civilisation presque incomprise aujourd’hui. » Cependant, il était en bonne disposition pour accueillir les idées nouvelles, car, en même temps, il raillait les peintres qui, au lieu de regarder fa nature, se demandaient avec angoisse ce que l’on pourrait bien faire « pour résumer ce qu’il y a de mieux, » et, se rappelant que leurs devanciers avaient traduit Homère ou Dante, Shakspeare ou Goethe, reprenaient « l’un Samson, l’autre Alcibiade, l’un une bacchante, l’autre une nymphe, l’un Charlotte Corday, l’autre Marie-Antoinette. » Il concluait : « Celui qui irait tout naïvement se coucher sur un banc du boulevard, et qui ouvrirait l’œil, serait plus sûr que ces chercheurs de quatorze heures en plein midi de remporter dans son atelier un superbe sujet de tableau. » Mais ce n’est encore là qu’une boutade ; somme toute, il n’interdit pas absolument une catégorie de sujets ; il se contente d’en indiquer une autre comme plus accessible et plus facile à traiter. Il se corrigera lui-même tout à l’heure par de notables réserves et s’efforcera de sauver une partie des sujets romantiques ou classiques. En attendant, son aversion particulière pour les faunes se précise et s’étend ; il n’admet pas davantage le centaure, parce que « c’est une bête impossible, contraire à toutes les combinaisons naturelles, avec ses doubles organes soudés bout à bout ; » mais il admet encore la sirène et le sphinx, « harmonieusement compliqués de formes empruntées à diverses espèces. » En an plus tard, il est moins éclectique et s’achemine vers l’intransigeance réaliste : « Il nous semble, dit-il, qu’un naturalisme mêlé d’humanité pourrait désormais remplacer les antiquailles et les mythologiades. Je ne vois plus de naïades dans les ruisseaux, ni d’hamadryades dans les lois ; point de sirènes sur la Seine, sauf les canotières en blouse de flanelle bleu ciel. Bah ! si l’on faisait ce qu’on voit, amoureusement et honnêtement ? »

Il finit donc par sacrifier décidément l’antiquité et la mythologie « à la métempsycose presque complète du monde moderne et aux élémens tout neufs que nous offre la civilisation nouvelle. » Parmi ces élémens, il signale la variété de l’univers, qui ouvre à l’art, par la découverte du globe, l’immensité d’un monde inconnu. À la rigueur, cependant, il admet que l’artiste renouvelle les scènes de la Bible et de l’histoire ancienne en allant peindre sur place les types et les sites qui conservent, au bout de milliers d’années, les mêmes aspects qu’autrefois. Il a déclaré d’abord qu’il fallait conserver les grands sujets historiques, car, pour « exprimer une idée significative, digne de l’histoire, il est convenable qu’on choisisse son temps dans la succession des siècles et qu’on incarne en des images consacrées un sujet immortel, comme le patriotisme ou la vertu ; qu’on ressuscite Socrate ou Léonidas, Caton ou Lucrèce, le Christ ou Jeanne d’Arc. » Mais, pour les sujets tirés de la vie familière, il ne veut pas que le peintre déguise sous des costumes d’autrefois « de petits bonshommes, qui lisent, qui boivent, qui jouent aux cartes ou qui font de la musique, » car les liseurs, les buveurs, les joueurs et les musiciens d’aujourd’hui sont aussi pittoresques et plus vrais que ceux d’autrefois. Réflexion faite, ce n’est plus seulement la mythologie, mais les temps bibliques, la Grèce, Rome et le moyen âge qu’il condamne à disparaître : « Il s’agit de savoir si l’art doit se traîner toujours sur les traces du passé : idées, symboles, images de ce qui n’est plus, pastiches rétrospectifs, étrangers désormais à la conscience, aux mœurs, aux faits d’une société nouvelle. Que l’inspiration de l’artiste n’ait plus sa source dans l’antiquité païenne, ni dans le moyen âge catholique, et la forme serait émancipée en même temps que l’invention. » Il craint cependant de porter une condamnation trop complète ; il a le regret de ce qu’il sacrifie, et il en reprend une part : « Ce n’est pas à dire, ajoute-t-il quelques lignes plus loin, que la tradition soit proscrite ni que la peinture ne puisse représenter l’histoire et l’allégorie, à la condition toutefois d’allégoriser en modernes que nous sommes, et d’interpréter l’histoire avec un sentiment progressif, et, en quelque sorte, par une intromission de l’humanité persistante dans ses épisodes variables et temporaires. » C’est un bon sentiment, quoique exprimé en galimatias. Ce qui suit est plus clair, mais en contradiction complète avec ce qui précède : « Les hommes de Corneille et de Shakspeare sont de tous les temps, et peu importe qu’ils s’appellent le Cid ou Hamlet. Quand Rembrandt fait le Bon Samaritain du Louvre, il glorifie une vertu éternelle, la charité, l’homme qui secourt son semblable, en Judée ou en Hollande, avant-hier ou aujourd’hui. Il n’est pas défendu de symboliser le courage, pourvu qu’on ne répète pas Achille, ni la beauté, pourvu qu’on ne pastiche pas Vénus.» Cet argument, tiré de Corneille, de Shakspeare et de Rembrandt, détruit la thèse à l’appui de laquelle il est invoqué.

Je me contente de jalonner cette marche de Thoré vers le réalisme, en discutant le moins possible ses théories, car il faudrait recommencer la réfutation en arrivant à Castagnary, qui, moins gêné par la connaissance de l’art, amène la logique des mêmes idées à son dernier terme et par cela même permet à la discussion de les serrer de plus près. Il suffit donc, à cette heure, de montrer par quelle gradation Thoré évolue du romantisme vers le réalisme.

La condamnation du romantisme et de ses sujets est implicitement contenue dans les déclarations que l’on vient de lire sur l’école classique. Thoré l’a formulée plus directement, mais avec les mêmes repentirs et les mêmes contradictions. Ici encore il s’efforce de concilier ses anciennes admirations avec ses nouvelles tendances. En revenant de Belgique, il regrettait encore « les dieux aux frontons des temples et les héros sur les places publiques ; » il sacrifiait sans hésiter les peintres contemporains à leurs devanciers ; il rappelait avec une sympathie mélancolique et impénitente la fièvre du romantisme : « La génération actuelle, n’ayant plus ces emportemens, ne paraît pas trop comprendre et pas du tout approuver les tendances et le style dont les artistes étaient alors affolés. Elle a bien raison, mais elle a grand tort. Le romantisme n’avait pas le sens commun mais il avait le sens particulier, la passion, la vie originale. » Et voilà que tout à coup, il abjure complètement ; il embrasse la religion de l’art réaliste. Rien de tel que les néophytes ; Thoré rattrape l’avance du premier coup et prononce la déchéance du romantisme par des raisons de haute philosophie. Il dit, en substance, que le romantisme, neuf en son temps, eut le mérite d’être une réaction contre u l’école inepte du premier empire, » mais qu’il a vieilli, lui aussi, et doit faire place à un nouveau rajeunissement de l’art. Désormais, « un courant scientifique a creusé le lit d’un fleuve irrésistible ; l’art doit suivre la même route que la philosophie, la politique et la poésie, celle de la science positive et du réalisme. » Conclusion : « Avec les superstitions et les despotismes tombera tout seul l’art qui cherche encore aujourd’hui son inspiration et ses formes dans un passé condamné, j’entends effacé de la vie subséquente, mais non pas de l’histoire. »

Pour achever l’explication historique de sa conversion, Thoré disait dans un projet de préface qu’il écrivait peu de temps avant de mourir : u La nouvelle révolution qui se fait sous le nom de naturalisme est la continuation du mouvement romantique. » L’explication est ingénieuse, et j’aurai l’occasion d’y revenir. En attendant, voyons ses raisons présentes. D’abord très justes, puis mêlées d’erreur et de vérité, elles finissent par être inacceptables. La première était empruntée à l’état de la peinture au moment où il écrivait. Les deux artistes qu’il trouvait les plus originaux et les plus forts, Millet et Courbet, représentaient exclusivement des types et des scènes populaires. Il justifiait ainsi leurs préférences : « Puisque le haut et le milieu de la société, s’étant banalisés, n’offrent plus que des traits uniformes et monotones, il est tout simple que l’art s’en aille chercher ailleurs des images neuves, énergiques, vivaces, originales. » Les hautes et les moyennes classes n’étaient ni plus ni moins banales alors qu’en d’autres temps ; mais, distinguées ou prétentieuses, elles avaient toujours le même intérêt pour l’artiste capable de saisir leur genre de pittoresque, le propre de l’art comme de la littérature consistant à faire saillir la part d’originalité qui existe dans la banalité elle-même. L’erreur dans laquelle Thoré ne tombe pas encore tout à fait, mais qui était générale autour de lui, consistait à croire que le pittoresque est seulement dans le peuple. Il dit avec plus de justesse : « Il n’y a point à blâmer en eux-mêmes les sujets populaires qu’adoptent de préférence les peintres réalistes, mais bien leur peinture, quand la trivialité y domine, au lieu de l’originalité. » On peut encore lui accorder, à la condition de ne pas étendre sa remarque, comme il semble le faire, à tous les artistes de son temps, que « la singularité de Millet et de Courbet, au milieu de l’afféterie des artistes contemporains, tient à ce qu’ils se sont mis à regarder la nature, désertée pour des idéalités vagues et fallacieuses.» Il n’y a de même qu’à approuver cette remarque : « C’est toujours par le retour à la vérité naturelle que se sont régénérés les arts à toutes les époques. » D’autant plus qu’il la complète par cette autre, très fine, dans laquelle pourrait bien se trouver la vérité sur le naturalisme : « Le naturalisme reparaît toujours aux momens de transition. » Alors, en effet, a le retour sincère, naïf, un peu sauvage même, presque cynique parfois, et parfois austère, à la nature plus ou moins inculte » est une protestation et un remède « contre le mécanisme et les déréglemens civilisés. » Ainsi, Thoré fait d’expresses réserves sur la peinture brutale, qui était la principale partie, et la moins bonne, du réalisme. Il continue à les marquer en termes très nets et dit des réalistes : « Le malheur est qu’ils n’ont guère d’esprit et qu’ils méprisent le dessin. Ces précurseurs de la transfiguration d’un vieil art épuisé ne sont jusqu’ici, pour la plupart, qu’impuissans ou grotesques. » Il va plus loin et n’admet pas la « division absurde » que l’on veut établir entre le réalisme et l’idéalisme, choses « inséparables » en art. « Il est seulement vrai de dire, ajoute-t-il, que les peintres en général semblent se rapprocher de la nature, que les sujets mystiques et les symboles des vieilles superstitions sont de plus en plus abandonnés, que l’art se tourne plus volontiers vers la représentation des choses humaines, actuelles et même familières. » Au reste, il ne veut pas plus de convention et d’absolutisme dans l’un que dans l’autre ; après avoir sévèrement caractérisé l’idéalisme d’école, il n’est pas plus indulgent pour le naturalisme à la mode : «Le naturalisme, tel qu’il s’affirme dans l’école actuelle, est assez inepte, précisément sur le point où il devrait et pourrait assurer la victoire. Il a de la nature la superstition sauvage, au lieu d’en avoir le culte libre… Les peintres naturalistes sont encore impuissans, et même souvent ridicules, parce qu’ils n’ont pas l’instinct du choix, de la distinction dans les qualités et les formes que la nature offre indéfiniment. » Avec ces réserves, le naturalisme serait de toutes les doctrines artistiques la plus acceptable ou même la plus nécessaire. Bien mieux, il se confondrait avec l’esprit classique, qui consiste justement à choisir, dans la nature, ce qui mérite d’être fixé et à éliminer ce qui est inutile et secondaire. Malheureusement, et bien à tort, Thoré faisait consister l’idéalisme « à n’avoir aucune spontanéité, aucune impression entraînante, aucun contact avec la vie présente, à escamoter le réel et à dénaturer la nature, sous prétexte de se rapprocher d’un type primordial. » Jamais aucun classique digne de ce nom, pas même David, encore moins Ingres, n’a justifié cette définition ; personne n’a étudié la nature avec plus de respect que ces maîtres ; mais ils se réservaient le droit, que Thoré aurait voulu imposer comme un devoir au naturalisme, de choisir et d’éliminer.

Néanmoins, l’indépendance et la justesse d’esprit de Thoré devant le naturalisme de son temps seraient la meilleure partie de sa critique, s’il n’avait en même temps condamné tous les genres opposés au naturalisme pour lui faire place nette, alors qu’il en voyait si bien les dangers et si, finalement, il n’avait nié, avec plus d’étroitesse que jamais, tout ce qui peut nourrir l’idéalisme. Son aversion pour « les croyances et les traditions immobiles » l’enfonce plus que jamais dans la haine de la fiction. Forcé d’admettre que « l’allégorie, la mythologie et la poésie sont essentielles à l’esprit humain, » il demande que l’imagination « se retrempe en pleine nature pour y saisir les formes réelles et les élever ensuite à de nouvelles allégories. » Il veut, par exemple, que, pour figurer « la lubricité, » au lieu d’un satyre on figure a un homme lubrique. » Il ne s’aperçoit pas que, de la sorte, au lieu de renouveler l’art, il le paralyse, en substituant l’abstrait au concret. Outre qu’un homme lubrique n’est pas facile à représenter clairement dans l’exercice de son vice, l’art vit d’imagination plus que de raison. L’expérience de ce que l’on pourrait appeler l’allégorie rationaliste fut faite au XVIIIe siècle, et elle fut déplorable. On vit alors la Science, la Vertu, la Bienfaisance, etc., remplacer les personnages de la fable, de la religion et de l’histoire ; elles étaient si froides et si laides qu’elles compromirent pour longtemps l’allégorie et que, aussitôt revenu de son erreur, l’art s’empressa de redemander l’inspiration à la foi, à la fiction, à la fantaisie, c’est-à-dire à des choses dont beaucoup ne sont pas raisonnables, mais qui, par cela même, sont favorables à l’art, qui vit d’illusion. Ainsi, la contradiction et l’indécision, trop fréquentes dans les idées de Thoré, ont fini par le conduire à l’absurde et lui faire méconnaître l’histoire qu’il connaissait pourtant mieux que la plupart de ses contemporains.

Ses qualités se retrouvent heureusement dans ses jugemens individuels sur les œuvres et les artistes. Ici, il passait de la théorie à la pratique et son penchant à l’utopie ne trouvait plus à s’exercer ; il n’avait qu’à regarder et à sentir. Sauf un certain nombre d’erreurs inévitables, lorsque la question d’auteur impliquait une question de parti, il voit juste ; souvent même, ses partis pris ne tiennent pas devant une belle œuvre.

Il est le seul qui, en parlant de Courbet, se soit tenu à égale distance de l’admiration idolâtre dont Castagnary nous donnera le surprenant spectacle, et du dénigrement systématique que provoquaient, par réaction et par impatience, la vanité du peintre et la réclame de ses amis. Il rend toute justice à ses mérites techniques ; c’était ici particulièrement nécessaire, car Courbet ne vaut guère que par l’exécution. « Courbet, dit-il en commençant, n’a pas commis, cette année, de trop vive excentricité. « Voilà sa note sur le « maître peintre : » liberté de goût et absence de fétichisme. « Ses premiers tableaux, continue-t-il, accusaient une telle énergie qu’on y pouvait pressentir un grand praticien. Sa couleur était alors charbonneuse et contrastée ; depuis, il a trouvé les secrets de la lumière, et il a de rares finesses dans le ton local. C’est d’autant plus étonnant, qu’il ne connaît point les frottis et qu’il peint tout à pleine pâte, même les ombres, étalant ses préparations avec le couteau à palette comme avec une truelle, et finalement sa touche n’en paraît pas plus lourde, grâce à la richesse et à la variété de son coloris. Il a des ficelles toutes particulières, et assurément son exécution est encore plus originale que ses inventions. Il ne lui manque rien des qualités techniques au moyen desquelles on peut représenter dans la perfection les objets extérieurs… Que lui faudrait-il de plus pour être un maître ? Rien, vraiment. Pour plaire, c’est autre chose. Il lui manque… cette indéfinissable qualité qu’on appelle le goût, et qui tient à un certain bonheur d’arrangement, compatible d’ailleurs avec la plus franche originalité. » Il y a autre chose dans le goût, ainsi la finesse, le sens de l’élégance et l’aversion pour toutes les formes de la sottise ; la réserve n’en est pas moins juste et exactement marquée. Deux ans après, Thoré accorde è Courbet « une originalité véritable, » éloge que la secte dut trouver maigre ; il défend le sujet des Casseurs de pierres, en quoi il a raison, car ce sujet, fort simple, est exécuté avec une rare vigueur, et aussi le Retour de la conférence, caricature lourde et brutale ; mais il avait horreur des prêtres.

Cependant « les écarts de maître Courbet épouvantent sa vieille sympathie. » Devant le portrait de Proudhon, il déclare tout net que « c’est très curieux et très précieux, » comme document, mais « très laid et très mal peint. » Les exécuteurs testamentaires de Proudhon venaient de publier un de ses ouvrages posthumes, le Principe de l’art, vaste développement théorique dont la peinture de Courbet était le prétexte. Le peintre ne s’en tenait plus d’orgueil ; il enflait encore ses prétentions déjà énormes et prodigieusement ridicules de penseur et de moraliste. Il exposait cependant la Femme au Perroquet, vigoureuse étude de nu, à laquelle il avait donné volontairement un air de déshabillé, et qui représentait en toute exactitude une personne de profession accueillante. Thoré admire le morceau et sourit : « Courbet est un grand moraliste, à ce que dit Proudhon. » Lorsque paraît l’Aumône du mendiant, nouvelle ironie : « l’ami de Proudhon peint des idées. » Mais il a dit et ne s’en dédit pas que Courbet était « en tête de nos peintres, » et il ajoute, ce qui était presque vrai : « Courbet est aujourd’hui le plus peintre de l’École française. » Il voulait dire par là que Courbet était un maître ouvrier ; mais si le métier est une partie capitale de la peinture, il n’en est qu’une partie. Courbet prouvait que l’on peut être très peintre, et, si l’on veut, grand peintre, en conservant au mot sa stricte signification, sans être pour cela un grand artiste.

Cette justesse de sens et cette indépendance d’esprit qui, dans certains cas, étaient du courage, se retrouvent dans la plupart des jugemens de Thoré sur les artistes contemporains. Elles sont trop souvent diminuées par des sévérités excessives ou des négations de parti-pris ; c’est alors un effet de la position prise par le critique et comme une rançon payée à la mode ; mais telle était l’intolérance des nouveaux amis de Thoré qu’il faut lui savoir gré d’avoir conservé une forte part de sa primitive liberté de parole. Il lui arrive de dire la vérité à des artistes que la consigne, comme pour Courbet, est de louer toujours et quand même ; il lui arrive aussi de dire du bien d’artistes dont la même consigne veut qu’on dise du mal ; il ne peut se tenir de goûter, lorsqu’ils sont bons, des peintres romantiques ou idéalistes, et de blâmer, lorsqu’ils sont mauvais, des peintres plus ou moins réalistes, mais revendiqués comme tels par la secte. Sévère pour Paul Baudry et Cabanel, injurieux à l’égard de Flandrin, il passe, avec d’autres artistes, du dénigrement à l’équité, exprimée avec plus ou moins de bonne grâce, mais, enfin, accordée. Ainsi, pour G. Boulanger, et pour MM. Bouguereau, Gérôme et Gustave Moreau, qu’il réunissait afin de leur témoigner en bloc un mépris mêlé d’horreur, mais dont il arrive peu à peu à reconnaître le talent.

Ce n’est jamais de façon très nette ou très détaillée, il y met de l’ironie et de la mauvaise grâce, mais enfin l’aveu lui échappe. M. Gérôme, surtout, exerce sur lui un effet singulier d’aversion et d’attrait. C’est un prix de Rome, il peint des sujets religieux, il ose même représenter une antiquité familière et spirituelle ; autant de griefs aux yeux de Thoré, mais la force du talent l’emporte, et, après toutes sortes de négations variées, il en vient à dire : « M. Gérôme est pourtant un peintre qui restera. » Devant le Sphinx de M. Gustave Moreau, classé à cette heure parmi les toiles maîtresses de l’école contemporaine, il commence par plaisanter : « Je n’ai jamais vu de sphinx en vie ; mais celui-ci, qui est en carton, m’a attiré. » Le mot, si c’en est un, est facile, car il a été refait par Castagnary. Pourtant, Thoré s’arrête ; il regarde, en bougonnant contre la mythologie, mais il regarde longuement, disserte avec détail et conclut : « Je reconnais volontiers qu’il y a beaucoup de nouveauté et d’originalité dans l’interprétation et la mise en scène de la vieille légende. » Trois ou quatre ans après, il apprend à ses lecteurs, par acquit de conscience, et très vite, comme avec la crainte d’être trop cru, qu’il y a au Salon « deux superbes compositions mystiques par M. G. Moreau, l’auteur du Sphinx ; » mais il ajoute : « La nature n’est de rien pour ces élucubrations chimériques. J’aime mieux une course de chevaux par Géricault ou les Demoiselles de la Seine par Courbet. » Voilà qui s’appelle une comparaison attendue et concluante.

S’il traite ainsi les artistes auxquels, par nécessité de programme, il doit témoigner une sévérité particulière, ceux qui sont moins engagés dans les batailles d’école lui laissent l’esprit plus libre, et il y a toujours profit à le consulter sur eux. Pour lui, non-seulement Meissonier est « un maître, » dans toute la force d’un mot dont on abuse, mais il le met « hors ligne. » Il méconnaît, par esprit d’opposition politique, la grandeur de 1814, il fait au peintre la critique souvent renouvelée de a déguiser » sous des costumes des deux derniers siècles « de petits bonshommes qui lisent, qui boivent, qui jouent aux cartes ou qui font de la musique, » mais il reconnaît que Meissonier « sait donner à ses petits personnages la mimique et la physionomie qui leur conviennent, » ce qui n’est pas assez dire, car il y a chez eux l’intensité d’expression qui crée en ressuscitant. Il constate aussi « dans son exécution certaines qualités rares, la délicatesse du pinceau sans maigreur, la légèreté du ton dans les demi-teintes. « Il pourrait y joindre cette précision énergique et sobre qui est la qualité dominante de Meissonier ; mais il faut songer que, vers le même temps, Castagnary le niait avec fureur et traitait son influence de néfaste. Nous verrons le même Castagnary refuser obstinément tout mérite à M. Puvis de Chavannes ; Thoré constate chez lui « l’heureuse combinaison des tendances idéales et d’une pratique savante ; » il ajoute que « l’alliance de ces deux qualités, trop souvent séparées, fait la valeur de ses superbes peintures, » et, après une discussion attentive des mérites et des imperfections, il conclut : « Si ce talent se développe, il honorera l’école qui entend continuer les grandes traditions. » Il le suit dès lors avec un vif intérêt, il comprend et il dit qu’il y a là une force pour l’école française.

Devant les peintres adoptés par l’école réaliste, il semble, comme pour Courbet, que l’excès des éloges l’impatiente, et cet agacement lui fait dire des choses utiles et vraies. Il aime Corot, mais il lui reproche son « exécution incomplète » et constate que « sa peinture vaporeuse, qui charme les artistes et les poètes, ne prend pas une forme assez matérielle, assez palpable, pour frapper les regards vulgaires. » Il conclut ; « Corot n’a presque jamais fait qu’un seul et unique paysage, mais il est bon. » Avec les nouvelles habitudes de la critique, n’y aurait-il pas danger à écrire aujourd’hui avec cette liberté ? Il ne serait pas moins utile à relire sur Millet, dont le culte est devenu du fétichisme : ce qu’il écrit sur lui est vraiment de la critique, en ce qu’il le comprend et le fait comprendre, mais il évite ce lyrisme convenu, une des pires formes de la rhétorique, que fait jaillir à présent le nom seul de Millet. Il caractérise en toute vérité « sa conscience mâle et pure, son imagination austère, sa forte simplicité, ce je ne sais quel caractère qui élève toujours sa création à la hauteur d’un type ; » et surtout la « sobriété vigoureuse » de ses moyens. Cela ne l’empêche pas de corriger lui-même ce qu’il avait soutenu jadis dans une discussion avec le même Millet et de trouver que, dans sa conception des paysans, il apporte « une certaine prévention philosophique, » car, à la façon dont il les représente, ces paysans semblent parfois se douter qu’ils sont des types, que leur condition est trop rude et qu’ils doivent le prouver au spectateur.

Une pierre de touche à peu près infaillible de la valeur d’un critique, c’est la manière dont il juge les nouveaux-venus. Les débuts de Manet fournirent à Thoré l’occasion de montrer son incurable indépendance d’esprit et son sens inné de la peinture. II signalait, chez ce novateur, l’influence de Velasquez et de Goya, l’habileté brillante des étoffes, le vide des corps, l’absurdité choquante de certaines de ses compositions, comme le Bain, montrant une femme nue, assise sur l’herbe, entre deux hommes habillés, et aussi « des qualités de couleur et de lumière dans le paysage, et même des morceaux très réels de modelé dans le torse de la femme. » C’est à peu près ce que la critique indépendante pourrait dire aujourd’hui des premiers tableaux de Manet. Le bruit augmente autour du père de l’impressionnisme ; Thoré ne s’en émeut pas. Baudelaire lui écrit que Manet ne pastiche pas Velasquez et Goya, « qu’il n’a jamais vus » ; Thoré enregistre la déclaration et sourit. La fameuse Olympia lui paraît être simplement ce qu’elle est, une « drôle de femme. » La dernière fois qu’il s’est occupé de Manet, c’est pour le caractériser complètement en peu de mots : « Je me risque à dire que M. Edouard Manet voit très bien. C’est la première qualité pour être peintre. À la vérité, il faut encore d’autres qualités avec celle-là. Manet voit la couleur et la lumière, après quoi il ne s’inquiète plus du reste. Quand il a fait sur sa toile la tache de couleur que font sur la nature ambiante un personnage ou un objet, il se tient quitte. « Il ajoute : « Il se débrouillera plus tard, quand il songera à donner leur valeur relative aux parties essentielles des êtres. » Cette espérance renfermait un conseil ; malheureusement, elle ne s’est pas réalisée.


VI.

Lorsque l’on vient de constater la justesse des opinions de Thoré sur la plupart des artistes de son temps, on regrette la sévérité avec laquelle on s’est vu obligé d’apprécier ses idées générales. On se demande si, après tout, le premier devoir d’un critique n’est pas de faire exactement la part du bon et du mauvais dans la production artistique et si ses théories sur les partis et les écoles ne sont pas d’une importance moindre que ses appréciations individuelles. Malheureusement, les deux choses ne peuvent pas se séparer. Un artiste ne vaut que par ses œuvres, et ses théories importent peu ; au contraire, la valeur d’un critique se mesure exactement par celle de ses théories. C’est par elles, en effet, que le critique agit, beaucoup plus que par ses jugemens ; c’est par elles qu’il sert l’art ou lui nuit, en guidant les artistes et le public dans une voie bonne ou mauvaise. Pour Thoré, dans la première partie de sa carrière, lorsqu’il soutenait Delacroix et surtout Rousseau, il contribuait activement à une œuvre excellente, parce qu’il savait bien ce qu’il voulait, et, dans la seconde, il eut peu d’action parce que, hésitant entre le présent et le passé, il manquait de doctrine nette. Il avait dit que l’art nouveau, le naturalisme, était un art de transition. C’était la vérité. S’il s’en était tenu à cette définition, s’il avait montré ce qu’il y avait de légitime dans les prétentions des novateurs et de suranné dans les procédés de leurs adversaires, il aurait excité les uns et contenu les autres ; surtout il aurait appris au public à juger chacun selon ses mérites et à décider, en dernier ressort, entre les exaltations et les dénigremens. Cela lui était d’autant plus facile qu’il possédait à un haut degré ce qui faisait souvent défaut à ses adversaires, la connaissance du passé, la sûreté du goût et surtout, par une originalité unique, la ferme notion de ce qui devrait constituer la critique d’art, avec les connaissances techniques nécessaires pour la pratiquer utilement. Au lieu de cela, hanté par des utopies socialistes, sentant que ses contemporains se trompaient et les suivant quand même, n’osant ni maintenir le lien qui unissait l’art nouveau aux anciennes écoles, ni répudier ses vieilles admirations, il essaya, entre l’art idéaliste et l’art réaliste, de faire une place à ce qu’il appelait l’art humanitaire ; peine inutile, car, n’existant que par et pour l’homme, l’art a toujours été et sera toujours humanitaire.

Il eut donc peu d’influence à partir de 1860, car le public, qui voit en gros, ne comprend que les situations nettes. En soutenant cette thèse très juste que l’art doit suivre la nature et viser à la vérité, il servit aussi peu la cause de la vérité que celle de la nature, car il avait beau dire que les réalistes ne représentaient qu’une part de la nature, la plus basse et la plus laide, on le croyait réaliste, et comme il ne l’était qu’à moitié, on préférait ceux qui parlaient de façon plus exclusive, partant plus nette. D’un autre côté, bien qu’il défendît une part de l’idéalisme classique et romantique, ses restrictions étaient de telle sorte et présentées de telle manière qu’elles semblaient condamner le principe même de l’idéalisme. Il ne parvint même pas à dégager la formule de cet art de transition dont il avait pourtant entrevu le vrai caractère : on chercherait vainement dans ses Salons une définition du réalisme qui ait le caractère d’une bonne définition, c’est-à-dire qui soit courte, claire et complète. Il n’est même pas certain que l’on parvînt à la dégager, en réunissant les indications qu’il donne çà et là de ses sentimens sur la nouvelle doctrine. Preuve singulière qu’à aucun moment il ne s’est posé la question à lui-même ; c’était pourtant le seul moyen de savoir ce qu’il faisait et de le bien faire. Le réalisme échoua dans ses prétentions exclusives ; aussi, en ne l’adoptant qu’à moitié, Thoré n’a-t-il pas perdu l’occasion d’associer son nom à une victoire. Cependant, il est regrettable qu’il n’ait pas embrassé résolument la cause des réalistes ; il lui eût certainement donné un caractère qu’elle n’eut pas avec Castagnary, à qui manquaient l’instruction et la justesse d’esprit, ni avec Proudhon, plus logicien qu’esthéticien, et pour qui l’art était d’importance secondaire ; quant à M. Taine, il se tenait trop loin de la bataille et trop au-dessus d’elle pour exercer une action immédiate. Avec Thoré, le réalisme français aurait eu chance d’être rattaché aux causes historiques qui justifièrent plusieurs fois sa venue ; il n’aurait pas été incarné dans le seul Courbet, le plus incapable des peintres de fournir un chef d’école. Au lieu de cela, avec Castagnary pour critique et Courbet pour maître peintre, on verra ce que le réalisme pur représentait d’ignorance et d’erreurs.

Mais il faut prendre Thoré pour ce qu’il est, avec son mélange de bon et de mauvais. Comme ses livres, somme toute, renferment beaucoup de pages excellentes, il ne put manquer d’exercer en son temps une action utile, et, puisqu’il s’adressait aux mêmes lecteurs que Castagnary, il corrigea dans une certaine mesure l’effet de la critique purement naturaliste. Pour nous, outre ce que nous trouvons chez lui d’indications uniques sur les vrais moyens et le but propre de la critique d’art, outre ce qu’il nous offre de bons jugemens sur les artistes et de formules excellentes, il a le mérite de nous montrer les théories naturalistes dans leurs causes et leurs commencemens. Aussi la lecture de ses Salons peut-elle donner matière à une étude historique dont le but n’est pas en elle-même, mais qui, par les secours qu’elle procure pour une recherche plus importante, a son intérêt. Il reste à voir maintenant le réalisme dans l’affirmation confiante de son excellence et la négation de tout ce qui n’est pas lui. Grâce à Thoré, nous avons constaté son point de départ et nous avons démêlé la part de vérité qui légitimait, dans une certaine mesure, ses tentatives de réforme. Nous pourrons maintenant apprécier, outre l’écart qui existe entre les deux termes de la doctrine, les dangers qu’elle dévoilait en se précisant et le bonheur qu’eut l’École française de ne subir sa domination qu’en partie et pour un temps.


GUSTAVE LARROUMET.

  1. Théophile Thoré, né à La Flèche le 23 juin 1807, est mort à Paris le 30 avril 1869. (Voyez à son sujet Alfred Sensier, Souvenirs sur Théodore Rousseau, 1872, notamment IX, XL et LI, Pierre Petroz, un Critique d’art au XIXe siècle, 1884, et la préface mise par Thoré lui-même, sous le nom de W. Bürger, en tête de ses Salons, 3 vol., 1861-1870.)
  2. Voyez, dans la Revue du 15 mai 1880, les Salons de Diderot, par M. F. Brunetière ; c’est la première étude vraiment critique qui ait été faite de ce livre fameux, plus souvent exalté que jugé.
  3. Musées de la Hollande, 2 vol. ; Trésors d’art en Angleterre ; Galerie d’Arenberg ; Galerie Suermond ; Musée d’Anvers ; Van der Mer de Delft ; Frans Hals ; École anglaise, dans l’Histoire des peintres, de Charles Blanc ; traduction de Rembrandt, du docteur Scheltema, et de Velasquez et ses œuvres, de W. Stirling.
  4. Lettre insérée dans la Vie et l’Œuvre de J.-T-Millet, par Alfred Sensier, manuscrit publié par M. Paul Mantz, 1881, ch. XXXII.
  5. Dans l’ouvrage de Sensier, qui vient d’être cité.