L’Art français à Rome
Revue des Deux Mondes5e période, tome 19 (p. 597-623).
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L’ART FRANÇAIS A ROME

II[1]
DE LA RÉVOLUTION A NOS JOURS
LA VILLA MÉDICIS


ï

Jusqu’en 1789, l’Académie de France à Rome n’avait pas été seulement une brillante institution d’arts, réalisant toutes les espérances de ceux qui l’avaient fondée. Par surcroît, elle avait apporté à notre diplomatie un concours précieux. Ses directeurs avaient souvent renseigné les ministres du Roi sur les choses romaines, et les somptueux salons du palais Mancini étaient peu à peu devenus une annexe de l’ambassade de France près le Saint-Siège, ajoutant encore au prestige de notre représentation dans une ville que le cardinal de Bernis, qui y résida longtemps, appelait la principale auberge de l’Europe.

Les événemens qui se précipitèrent après la réunion des Etats-Généraux, surtout la sécularisation des biens ecclésiastiques et la constitution civile du clergé, produisirent à Rome une émotion qui atteignit son paroxysme, lorsqu’on apprit que le monarque, si longtemps appelé le fils aîné de l’Eglise et le Roi très chrétien, était emprisonné, mis en jugement, condamné à mort. Jeunes, passionnés, les pensionnaires de l’Académie de France ne furent pas sans se mêler à cette agitation, qui suscitait, naturellement, toutes les méfiances du gouvernement pontifical. Dès le 21 juillet 1790, le directeur Ménageot traduisait ainsi ses appréhensions : « Depuis quelque temps, on refuse ici les passeports à tout le monde sans distinction. Nous sommes observés plus que jamais. Malheureusement, il y a beaucoup d’imprudens, pour ne pas dire plus, qui parlent et se conduisent avec bien peu de mesure... Que je félicite mes prédécesseurs d’avoir vécu en un autre temps !... »

Ménageot les en eût encore félicités davantage, si, le 13 janvier 1793, il se fût trouvé à Rome, qu’il avait quittée dès la fin de 1792. Ce jour-là, une semaine avant l’exécution de Louis XVI, le chargé d’affaires de France, Hugon de Basseville, fut assassiné, dans le Corso, par la populace, et le palais de l’Académie envahi et mis à sac. Les pensionnaires durent quitter Rome. Ils se réfugièrent à Naples, à Florence, ou ailleurs. Tant que cela leur fut possible, ils poursuivirent leurs études dans ces diverses villes, où vinrent les rejoindre d’autres artistes que, même alors, les difficultés et les périls ne réussirent pas à détourner de l’Italie et de ses enseignemens. De ce nombre fut Gros, l’élève préféré de David. Celui-ci, en déclarant qu’il n’avait plus rien à lui apprendre, avait demandé à la Convention, pour son brillant disciple, les moyens de faire le voyage d’Italie. A Gênes, le futur peintre de la Bataille d’Eylau fut présenté à Mme Bonaparte, qui l’emmena à Milan, et ce fut là que, dans une mémorable esquisse, il fixa les traits du vainqueur d’Arcole.

En dépit de l’émeute qui avait dispersé ses hôtes, l’Académie de France, en droit, sinon en fait, n’avait pas cessé d’exister. Jamais, à l’esprit des hommes de la Révolution, qui sans cesse évoquaient les noms et les exemples des héros de la Grèce et de Rome, il ne vint la pensée de supprimer une institution aussi étroitement rattachée à leur idéal. On ne saurait donc s’étonner, s’ils firent de l’École française de peinture, de sculpture et d’architecture de Rome un des complémens essentiels, ou même une partie intégrante du haut enseignement organisé par la Convention, lorsque cette toute-puissante assemblée eut, par le décret du 27 juillet 1793, fondé le Musée des Arts, tant avec les statues et tableaux du Cabinet du Roi, qui étaient déjà au Louvre, qu’avec ceux qu’on y apporta du dehors, notamment du château de Versailles, dont Barrère, en cela le précurseur du roi Louis-Philippe, avait proposé de faire ce qu’il appelait « un asile du patriotisme et des arts. » Voulant accentuer encore sa résolution de maintenir notre Ecole de Rome, la Convention ne s’en tint pas à son décret ; elle ouvrit au Louvre, en 1795, une exposition spécialement réservée aux ouvrages des pensionnaires de cette école ; les meilleurs de ces ouvrages reçurent des médailles portant les dates des années 1793, 1794, 1795, ou plutôt, pour parler exactement, des trois premières années du calendrier révolutionnaire. Au nombre des titulaires des grands prix de cette période, on en pourrait citer qui ne résidèrent jamais à Rome en qualité de pensionnaires. Tel Thévenin, qui obtint, en 1791, le premier prix et devint sous la Restauration directeur de l’Académie de France.

Pour satisfaire à un ressentiment rétrospectif de David, son inspirateur et son guide en matière d’art, la Convention supprima les fonctions de directeur, sur un rapport de Romme ; véritable réquisitoire conforme à l’esprit d’un temps où il fallait toujours qu’il y eût un tyran et des victimes : « Par suite d’un régime barbare, disait-il, que vous devez vous empresser de détruire, les jeunes artistes sont mal logés, mal nourris, impitoyablement délaissés, pendant que le directeur vit somptueusement au milieu des attributs de la royauté, qu’une cour orgueilleuse a fait placer dans le palais qu’il habite, et déploie le faste insolent d’un représentant de l’ancienne diplomatie. » Ce même rapport concluait ainsi : « La place de directeur est actuellement vacante, et nous la croyons inutile, nuisible même à l’esprit de l’institution : ce n’est pas au milieu des productions des Raphaël et des Michel-Ange, que des artistes, dans la vigueur de l’âge, pourront être dirigés avec fruit par un homme inférieur à ces grands maîtres, déjà glacé par l’âge... Une surveillance trop rigoureuse ne convient pas aux élèves artistes qui sont appelés par la nature de leur art à exercer librement leur génie. Ce qu’il leur faut, c’est une surveillance morale, fraternelle et de confiance ; c’est un puissant appui contre les vexations auxquelles les amis de la liberté sont exposés dans un pays où l’on s’honore encore de la servitude. »

Mais, si la Convention abolit les fonctions de directeur, elle se garda de toucher à l’institution elle-même, dont les élèves, qu’elle proclamait « dignes des regards et de l’appui de la nation, sont envoyés à Rome exercer leur crayon et dérober le secret du génie en copiant les chefs-d’œuvre échappés à la faux du temps. » La Convention substitua seulement au vocable d’Académie, entaché de monarchisme, celui d’École de Rome jugé plus républicain et plaça cette école sous la surveillance de l’agent diplomatique de la République française. A vrai dire, cette innovation n’en était pas une, les ambassadeurs du Roi s’étant précédemment, depuis la fondation de l’Académie, appliqués à être pour elle d’attentifs et dévoués protecteurs, conformément aux constantes instructions des secrétaires d’Etat aux Affaires étrangères.

Un autre décret, du 1er juillet 1793, décida que le traitement annuel des pensionnaires, pendant leur séjour à Rome, serait de 2 400 francs. Bien que la valeur de l’argent ait depuis lors beaucoup baissé, le chiffre de cette indemnité a été très peu augmenté. En vain a-t-on, à diverses reprises, démontré son insuffisance ; c’est avec ces trop faibles moyens que les pensionnaires doivent pourvoir non seulement à leur entretien, mais aussi aux frais de tout ordre qu’exigent leurs études et le juste souci du rang qu’ils tiennent de leur qualité même.

La suppression des fonctions de directeur fut de courte durée. Le gouvernement du Directoire reconnut qu’il n’était guère possible au ministre de France de s’occuper lui-même des détails administratifs d’une aussi importante institution. Aussi la loi du 4 brumaire an IV décida-t-elle que « le palais de Rome, destiné jusqu’ici aux élèves de peinture, sculpture et architecture, conserverait sa destination et que cet établissement serait dirigé par un peintre français ayant déjà séjourné en Italie. » C’était revenir à l’ancien état de choses. Peu après, un arrêté du 11 nivôse an IV appela à ces fonctions le citoyen Suvée, professeur de peinture à l’école spéciale du Muséum central des arts. Déjà, en 1792, on avait parlé de lui pour succéder à Ménageot, quand ce dernier avait quitté Rome. Depuis lors, Suvée, qui avait dû à sa qualité d’ancien peintre du Roi d’être classé parmi les suspects, avait connu de dures épreuves. Enfermé à Sainte-Pélagie avec André Chénier, dont il a laissé un très intéressant portrait, peint dans cette prison même, Suvée, plus favorisé que l’illustre poète, avait échappé « au noir messager des ombres ; » quelques heures avant le moment où il devait monter à l’échafaud, il avait été délivré par le 9 thermidor.

Comme Wleughels, l’un de ses prédécesseurs à l’Académie, comme les Coypel, les Van Loo, les Caffieri, comme beaucoup d’autres qui ont attaché leurs noms à l’histoire de l’art français, le nouveau directeur et futur réorganisateur de notre Ecole de Rome était d’origine étrangère. En matière de naturalisation. l’ancienne monarchie était avec raison libérale. Jugeant profitable d’accroître le nombre des Français de distinction, elle favorisait l’attrait qu’exerça de tout temps notre pays sur tant d’hommes, qui devinrent pour lui d’excellens serviteurs.

Suvée, comme François Fourbus, était né à Bruges, la patrie d’adoption du Flamand Jean van Eyck, du Mayençais Hans Memling, illustrée par leurs chefs-d’œuvre, une de ces vieilles cités qui inspirent à leurs enfans le goût des arts, de même qu’il en est d’autres qui font aimer l’histoire, en semblant rendre par leur cadre même une vie rétrospective aux événemens dont elles furent jadis le retentissant théâtre. A vingt ans, le jeune artiste vint à Paris poursuivre, dans l’atelier de Bachelier, peintre du Roi, les études qu’il avait commencées en Flandre. Au concours de 1771, dont le sujet était la Lutte de Minerve et de Mars pendant la guerre de Troie, il obtint le premier grand prix de Rome, l’emportant, — les concours ont de ces hasards, — sur Louis David, le futur chef de l’école française. Ce triomphe causa aux compatriotes de Suvée une grande fierté. Ayant voulu revoir sa ville natale avant son départ pour l’Italie, le jeune lauréat y fit son entrée dans un carrosse attelé de six chevaux, que suivaient vingt-sept voitures prêtées par la noblesse brugeoise : « Une troupe de musiciens et une statue de la Renommée, debout sur un char, la trompette en main, ouvrait la marche. »

Malgré l’éclat de ce début, Suvée ne dépassa pas un talent honnête et froid. De ses ouvrages on a pu dire sans injustice que, « s’ils n’offrent pas une grande beauté, du moins ils n’offensent pas le goût[2]. » Le professeur était supérieur au peintre. A une connaissance approfondie du dessin, de l’anatomie, de la perspective, à une précieuse rectitude de jugement, il joignait la passion du beau et de l’antique. Née en lui pendant les huit années qu’il avait passées à Rome sous le directorat de Vien, cette passion n’avait fait que grandir, lorsqu’il fut appelé à relever de ses ruines l’œuvre d’Errard, le premier des directeurs de l’Académie de France, avec lequel il offre plus d’un trait commun. Animés du même esprit, fidèles aux mêmes traditions, tous deux, à près d’un siècle et demi d’intervalle, professèrent les mêmes doctrines et tinrent le même langage.

Renseignant Colbert sur le voyage du sculpteur Girardon en Italie, Errard écrivait : « Ces grands et magnifiques restes de Rome lui auront assurément inspiré de hautes pensées. Le voïant dans la passion, si Vostre Excellence lui commande de mettre la main à l’œuvre et de s’efforcer d’en produire quelqu’une, je lui ai conseillé de remarquer, dans ces fragmens antiques, que le tout et les parties sont grands et simples et que ces beaux esprits ont fui la confusion des choses petites et tristes, tant dans leurs ouvrages d’architecture que de sculpture, ce qui leur donne la grandeur, netteté, harmonie, avec la résistance aux injures du temps... » C’est en des termes presque identiques, avec le même enthousiasme, que Suvée parle « de ces grands modèles » dont la réunion « est une instruction continuelle pour ceux qui ont appris à les bien voir » et célèbre, à son tour, « ce foyer commun d’études où l’imagination s’échauffe et s’embrase, et qui est tel que, nulle part ailleurs, on ne peut trouver autant de moyens d’instruction, autant d’exemples à suivre. »

Avant que le nouveau directeur pût rejoindre son poste, plusieurs années s’écoulèrent. Il ne se découragea pas, toujours fidèle à lui-même, toujours prêt à servir ses convictions artistiques. C’est ainsi qu’estimant que « c’était une folie de s’imaginer qu’on pût jamais suppléer à l’enseignement de Rome et de l’Italie par des échantillons, réunis dans un magasin, de toutes les écoles, » il n’hésita pas à signer la lettre par laquelle Quatremère de Quincy, Vien, Girodet, Lethière, Denon, Fontaine, Percier, Lesueur, Pajou, Espercieux, Soufflot et plusieurs autres écrivains et artistes éminens protestèrent « contre le préjudice qu’occasionnerait à la science le déplacement des monumens de l’art de l’Italie. » Après la triomphale campagne de Bonaparte et la paix de Campo-Formio, un second arrêté du Directoire, confirmant la nomination de Suvée, lui prescrivit de se rendre sans délai à Rome. Ce fut seulement sous le Consulat qu’enfin il put se mettre en route.

Une lettre signée de Charles-Maurice Talleyrand, ministre des Affaires étrangères, et adressée, le 18 fructidor an IX, au citoyen Dejean, ministre de la République à Gênes, montre quel intérêt le gouvernement attachait à la mission de Suvée : « Les directeurs de l’Académie, écrit Talleyrand, étaient dans l’usage d’envoyer quelques-uns de leurs élèves dans différentes parties de l’Italie pour leur procurer les moyens de perfectionner leurs talens, de connaître tous les ouvrages des grands maîtres et tous les chefs-d’œuvre de l’antiquité. Vous voudrez bien procurer à ceux que leurs études appelleront dans l’Etat où vous êtes placé, toutes les facilités dont ils pourront avoir besoin pour remplir l’objet de leurs voyages. Le citoyen Suvée, directeur de l’Ecole des Arts, à laquelle ces élèves sont attachés, mérite en particulier tout l’intérêt des agens de la République par ses qualités personnelles, par ses talens distingués et par l’importance de la place qu’il va remplir... »

Dans une lettre, du 6 vendémiaire an X, le président de l’Institut exprimait, lui aussi, à Suvée, en faisant l’éloge « de ses lumières, de ses travaux, de son expérience, » les vœux les plus sympathiques, les plus chaleureux, pour l’entier succès de sa mission. Suvée avait prévu que celle-ci serait laborieuse et délicate ; il n’avait pu en mesurer toutes les difficultés. Lorsqu’il se mit à l’œuvre, il avait dépassé la soixantaine. A l’accomplissement de la tâche qu’il avait ambitionnée et qu’il réussit à mener à bien, il usa ce qui lui restait de force et de vie.

Ce n’était pas une mince affaire que de réorganiser l’Académie de France. Pour avoir une idée de l’état lamentable du palais Mancini, depuis qu’il avait été pillé par la populace, il suffirait de consulter l’inventaire dressé à Rome même, en 1797, par l’architecte Sublayras ; il montre combien y subsistait peu de chose des richesses d’art qu’on y admirait naguère. On ne saurait donc s’étonner que les représentans de la France, après les victoires de l’armée commandée par Bonaparte, aient pris à cœur de doter notre école de Rome d’une résidence mieux appropriée au séjour et aux travaux de ses pensionnaires. Il en était une à laquelle, pour y installer soit l’ambassade près le Saint-Siège, soit l’Académie de France, on avait pensé dès le temps de Louis XV ; c’était la Villa Médicis. Pour l’acquérir, les circonstances étaient favorables.

Située sur le Pincio, cette belle demeure, dont on a parfois assez mal indiqué les origines, avait été bâtie, en 1540, aux frais du cardinal Ricci, par l’un des plus célèbres architectes de la Renaissance, Annibale Lippi. Les bas-reliefs et autres fragmens antiques, qui décorent l’une de ses façades, proviennent de fouilles faites à Rome et dans la campagne romaine. En 1576, elle fut achetée par le cardinal Ferdinand de Médicis, neveu de Léon XI, dont, aujourd’hui encore, on peut voir l’écusson, en même temps que celui des deux autres papes de la maison de Médicis, dans la remarquable décoration des appartemens du second étage. Agrandi, orné d’incomparables objets d’art, le palais du Pincio, après être resté pendant cent soixante ans la propriété des Médicis, passa, après leur extinction en 1737, à la maison de Lorraine, qui s’y intéressa fort peu et chercha à s’en défaire. Quand le traité de Lunéville eut érigé l’ancien grand-duché de Toscane en royaume d’Etrurie au profit d’un Bourbon de Parme, que devait, d’ailleurs, à courte échéance, remplacer Élisa Bonaparte, cet éphémère souverain consentit volontiers à l’échange de la Villa Médicis contre le palais Mancini, jusque-là occupé par l’Académie de France. La convention relative à cet échange fut signée, le 25 brumaire an XI, par le général Clarke, ministre de la République française à Florence (plus tard ministre de la Guerre et duc de Feltre) et par le chevalier Mozzi, ministre des Affaires étrangères du royaume d’Etrurie.

Il y avait longtemps, lorsque la France en prit possession, que la Villa Médicis était dépouillée des chefs-d’œuvre qui avaient été son illustre parure et qui, pour la plupart, sont maintenant à Florence, aux Uffizi. Dès 1685, dom Michel Germain écrivait à dom Placide Porcheron : « Les gens du Grand-Duc ont surpris le Pape, lui demandant d’emporter de la Villa Médicis quelques restes de figures anciennes gâtées. Ils ont emporté tout d’un coup ce qu’il y avait de plus beau, ce dont les Romains ne sont pas contens. » C’est même à la suite de cet enlèvement qu’un bando pontifical, plusieurs fois renouvelé et qui a pris place dans la législation italienne, « défendit à qui que ce fût de vendre sans la permission du Pape, de transporter, d’emballer, d’encaisser ou disposer d’autres vaisseaux pour y mettre des statues, peintures, marbres anciens, médailles, joyaux, etc. »

Toute dépouillée qu’elle fût de son ancienne splendeur, la Villa Médicis, avec ses sobres et harmonieuses façades, ses campaniles qui dominent la Ville Éternelle, ses vastes appartemens, ses fontaines aux eaux sans cesse jaillissantes, ses jardins aux allées ombragées et charmantes, évocateurs des bois sacrés chers aux Muses, restait encore une des plus belles résidences de Rome, autrement propice pour ses nouveaux habitans au recueillement de la pensée et aux longues séances laborieuses que le palais du Corso où, si longtemps et si souvent, les échos du dehors étaient venus distraire les jeunes pensionnaires de leurs études. Parmi ceux qui ont connu « ce séjour incomparable de la Villa Médicis, » qui en ont goûté l’attrait et ressenti l’intime apaisement, il en est bien peu qui n’aiment à se rappeler l’impression dont ils furent pénétrés, quand, pour la première fois, de sa terrasse aux arbres séculaires, il leur fut donné de contempler, dans la poussière d’or du soleil couchant, comme à travers un voile transparent de lumière, l’éternelle majesté de Rome.

Ayant fait plus que tout autre pour doter l’Académie de cette nouvelle installation, et parvenu au terme de sa longue carrière, Suvée avait le droit de se déclarer fier d’avoir joint à tous ses autres titres celui « du sacrifice de dix ans entiers emploie à combattre les ennemis de notre Ecole de Rome. » Avec non moins de raison, il se félicitait d’être parvenu, à force de peine et de constance, à la relever de ses ruines » et aussi, rien n’égalant, ajoutait-il, la situation du nouveau palais de France, « d’avoir, en la réorganisant, procuré à la jeunesse qui se voue aux arts tous les moyens de perfectionner ses talens, et aussi tout cet agrément que peuvent désirer des hommes studieux pour la récréation de l’esprit[3]. » Si important, toutefois, qu’il fût d’avoir assuré une aussi enviable résidence à l’Académie, ce n’était là qu’une partie de l’œuvre qu’il s’agissait de mener à bien pour rendre à notre école de Rome son ancienne supériorité. A cet égard, la tâche de Suvée fut autrement difficile que celle d’Errard, qu’avait sans cesse soutenu et encouragé la toute-puissante protection de Colbert. Suvée, au contraire, restait le plus souvent isolé, livré à lui-même, sans appui, presque délaissé. L’attention publique était loin de la Villa Médicis, à une heure où le monde entier n’avait d’yeux que pour celui


Qui, plus grand que César, plus grand même que Rome,
Absorbait dans son sort le sort du genre humain.


Plus s’élevait l’astre de cette gloire, plus il semblait que ce fût exclusivement à Paris que monumens, arcs de triomphe, tableaux, statues, médailles dussent la célébrer. Le Passage des Alpes, le Sacre de Notre-Dame, la Distribution des aigles à l’armée, toutes ces apologies du jeune empire, auxquelles David consacrait sans relâche le pinceau qui avait peint Brutus, les Horaces, le Serment du Jeu de Paume, et même Marat assassiné, eussent suffi à prouver que Rome, qui bientôt allait être réduite au rang de simple chef-lieu d’un département français, n’était déjà plus dans Rome, mais tout entière où résidait Napoléon,

Pour Suvée, il n’en était pas ainsi : Rome restait Rome, et rien ne la pouvait faire déchoir. Quoique aujourd’hui encore les liasses jaunies de la correspondance de l’ancien directeur soient, à la Villa Médicis, enveloppées dans des traductions italiennes des bulletins de la Grande Armée, il est facile de voir combien peu sa pensée s’éloignait des calmes et purs horizons du Pincio, demeurés pour lui, au milieu de l’universelle tourmente, le temple élevé et immuable de l’art.

A Paris, hormis son ami Joachim Le Breton, secrétaire perpétuel de la classe des Beaux-Arts de l’Institut de France, dont les avis et les conseils, aussi éclairés qu’affectueux, furent pour Suvée infiniment précieux, on ne rendait pas toujours justice à ce serviteur si dévoué du pays. On l’oubliait, on ne lui accordait pas la croix de la Légion d’honneur qu’il ambitionnait, on négligeait même de lui payer son traitement. Pour lui faire rembourser des avances, assez considérables eu égard à ses médiocres ressources, il ne fallut rien moins que l’intervention du cardinal Fesch, oncle de l’Empereur et protecteur officiel de notre école de Rome.

Malgré cette gêne et ces déboires, dont Suvée gémit parfois en des termes qui rappellent les lamentations que son prédécesseur Poërson adressait au surintendant Mansart, son zèle redevenait inlassable, dès qu’il s’agissait de la prospérité et de l’avenir de sa chère Académie. Il n’y aimait pas les innovations. Lorsque aux peintres, aux sculpteurs, aux architectes, on décida d’adjoindre des compositeurs de musique, à titre de grands prix, comme hôtes de la Villa Médicis, Suvée regretta cette mesure. Il appréciait très peu la musique italienne et ne voyait guère de quelle utilité le séjour de Rome pourrait être à nos musiciens. Depuis lors, cette question a été souvent posée. A consulter, cependant, la liste des compositeurs qui sont passés par l’Académie de France, où l’on relève les noms d’Hérold, d’Halévy, de Berlioz, de Gounod, de Bizet, de Massenet, de Saint-Saëns, de Théodore Dubois et de tant d’autres, on peut croire que ce séjour, tout au moins, ne leur a pas nui. L’un d’eux, et non des moindres, Gounod, attribuait à ses années de Rome le plus bienfaisant effet : « Elles ont plus fait pour moi, disait-il, que toutes les études, les luttes, les succès, les expériences de l’avenir. Dans le calme et l’apaisement des campagnes romaines, dans le recueillement où les souvenirs du passé s’évoquaient à mon esprit, je crois que l’inspiration me visita vraiment. Et jamais, dans le milieu tourmenté des villes, parmi les ambitions et les intrigues, je ne la trouvai si pénétrante. »

Quelle que fût la manière de voir de Suvée sur tel ou tel point spécial, une pensée, toujours la même, domina jusqu’à la fin son esprit : restituer à l’Académie tout son ancien éclat. La lettre que, le 8 août 1806, peu de jours avant sa mort, il adressa à Le Breton suffirait à prouver à quel point, même entre Austerlitz et Iéna, les événemens extérieurs le détournaient peu de l’objet de sa mission. Avec quelle conviction il y insiste pour que l’Institut maintienne l’exposition spéciale de notre école de Rome, « afin que le public conserve à celle-ci tout l’intérêt particulier dont elle est digne ! « Dans cette même épître, Suvée se plaint du retard que certains pensionnaires mettent à arriver à Rome ; il demande « qu’on les arrache au gouffre de Paris pour les rendre à leur devoir ; » il revient une fois de plus sur la nécessité des fortes études indispensables aux mieux doués ; il s’élève contre les petits prodiges pour lesquels « un succès éphémère fait crier au miracle » et qui « au bout de dix ans, n’ont pas fait un pas, parce qu’ils se sont dispensés de nouveaux efforts. » Peu après cette lettre dans laquelle il avait développé toutes ces idées en un style souvent plus flamand que français, mais avec un rare bon sens, Suvée mourait d’apoplexie comme Poërson, comme Wleughels, comme de Troy, ses prédécesseurs.

Entre tous les directeurs de l’Académie de France, Suvée, trop longtemps oublié, sinon méconnu, mérite une place d’honneur. En fixant le siège de notre école de Rome dans une résidence digne de son passé et de son avenir, en apportant la plus méritoire ardeur à rétablir non pas seulement ses salles de modèle et ses ateliers, mais sa tradition et son enseignement, il rendit à l’art français un service que rappelle, avec raison et avec justice, dès le seuil de la Villa Médicis, depuis la célébration du centenaire, en avril 1903, un très beau buste dû à j’un des pensionnaires de l’Académie, le sculpteur Alaphilippe. Nul hommage ne fut plus légitime. Sans les opiniâtres efforts de Suvée, en un temps où l’esprit public était absorbé par tant de préoccupations contraires, eût-on vu, au lendemain de la Révolution, se rouvrir les portes de i Académie de France, se rallumer un foyer auquel sont liés tant de glorieux souvenirs et aussi tant de chères espérances ?


II

Les successeurs de Suvée eurent la sagesse de respecter son œuvre et de comprendre qu’il fallait non pas l’affaiblir, mais la fortifier. Le premier d’entre eux fut Guillon, dit Lethière, comme Suvée, ancien grand prix de Rome, chaleureux partisan des traditions classiques, remarquable professeur. Ce fut sous son directorat que David d’Angers fut pensionnaire de l’Académie, où il arriva en 1811, presque à l’heure où naissait le roi de Rome. Les cinq années que David d’Angers passa à la villa Médicis furent des plus laborieuses, et il les considérait comme ayant largement concouru au développement de son talent. Il s’en souvint lorsqu’en 1848, devenu représentant à l’Assemblée constituante, il défendit l’Ecole de Rome contre les attaques dont elle était l’objet et se prononça énergiquement pour son maintien. A Lethière succéda Thévenin, élève de Vincent, dont l’atelier eut une grande vogue. C’était Thévenin qui, ayant en 1791, comme nous l’avons dit, obtenu le premier grand prix de peinture, avait dû, comme plusieurs autres, par suite des événemens qui amenèrent la fermeture du palais Mancini, renoncer à la jouissance de sa pension. Après avoir peint, en 1793, la Prise de la Bastille, Thévenin, dont beaucoup de toiles se retrouvent au musée de Versailles, devint un des artistes officiels de l’Empire et de la Restauration. Il mourut, en 1838, conservateur du Cabinet des estampes, laissant le souvenir d’un peintre médiocre, doué de moins de talent que de savoir-faire.

Thévenin fut remplacé par un artiste d’un réel mérite, Louis Guérin, qui avait eu un retentissant début avec un tableau qu’on célébra comme un chef-d’œuvre. Rappelant la vive impression qu’il en avait ressentie, David d’Angers, bien des années après, écrivait : « Le moral de l’art prit, ce jour-là, possession de mon esprit. » Ce tableau de Guérin représentant le Retour de Marcus Sextus, on se plut à y voir une allégorie de la rentrée des émigrés, auxquels la France commençait à rouvrir ses portes. Dans une lettre adressée à Suvée, alors directeur de l’Académie, Le Breton disait : « Le citoyen Guérin a recueilli des applaudissemens universels ; il est chéri et estimé. » Guérin ne justifia qu’une partie des espérances qu’il avait fait naître. Sa santé, qui toujours fut chétive, força le jeune pensionnaire à abréger son séjour à Rome. Il passa quelque temps à Naples, puis revint en France. Les tableaux qu’il exposa alors, notamment Phèdre et Hippolyte, n’eurent guère moins de succès que Marcus Sextus. En 1817, Guérin, dont l’atelier était très suivi, fut désigné comme directeur de l’Académie de France. La maladie l’ayant empêché de se rendre en Italie, Thévenin fut nommé ; mais, en 1822, la mission de celui-ci ayant pris fin, Guérin redemanda la place qu’il n’avait pu occuper et partit enfin pour Rome, où il compta au nombre de ses pensionnaires Pradier, Cogniet, Drölling, Alaux. Alors, cependant, comme en tous temps, même parmi les grands prix, il y avait plus d’appelés que d’élus, et Guérin pouvait écrire à Gros : « Tous les artistes semblent venir chercher à Rome leur brevet de capacité, fort étonnés, à leur retour en France, qu’on ne veuille pas toujours légaliser le certificat qu’ils sont allés chercher si loin. Ils ont peine à se persuader qu’ici, où les arts n’existent plus et n’ont laissé que leur dépouille, on ne peut recevoir que des leçons muettes qu’il faut savoir interpréter pour en recueillir le fruit. » Après avoir quitté Rome, Guérin, comme beaucoup d’autres, fut hanté de la pensée d’y retourner une fois encore. Il y revint en 1833 ; ce fut pour y mourir. Son tombeau est, à quelques pas de la Villa Médicis, dans l’église de la Trinité-des-Monts.

Lorsqu’en 1828 Horace Vernet succéda à Guérin, il venait, jeune encore, d’entrer à l’Institut, et sa popularité qui, pendant plus de vingt-cinq ans encore, ne devait que s’accroître, était déjà grande. Son directorat eut un rare caractère d’originalité. Après la Révolution de 1830, les troubles qui agitèrent Rome parurent un moment menacer l’Académie et ses pensionnaires ; Vernet, en se déclarant prêt au combat, montra cette sorte de crânerie militaire qui était un des traits de sa physionomie. À Rome comme ailleurs, il fut très aimé. Jamais la Villa Médicis ne fut plus fréquentée qu’alors. Le compositeur Mendelssohn, qui fut son hôte, nous en a laissé une curieuse esquisse : « Dans les allées d’arbres toujours verts qui, en ce temps de floraison, répandent des parfums par trop doux, en plein fourré du jardin, se trouve une petite maison qui se révèle toujours de loin par un bruit quelconque ; on y crie, on s’y chamaille, on y sonne de la trompette ou bien les chiens y aboient : c’est l’atelier. Il y règne le plus beau désordre ; on y voit pêle-mêle des fusils, un cor de chasse, un singe, des palettes, deux ou trois lièvres tués à la chasse ou quelques lapins morts ; partout sont accrochés aux murs des tableaux achevés ou à moitié faits. L’Inauguration de la cocarde nationale (tableau bizarre qui ne me plaît pas du tout), les portraits commencés de Thorwaldsen, Aynard, La Tour-Maubourg, quelques chevaux, l’esquisse de la Judith, des études qui s’y rapportent, le portrait du Saint-Père, des têtes de nègres, des pifferari, des soldats du Pape, votre très humble serviteur, Caïn et Abel, enfin l’Atelier lui-même, sont suspendus dans l’atelier. Lorsqu’on voit avec quel entrain Vernet travaille, comme il se promène sur la toile, on est tenté de lui porter envie. Aussi tout le monde vient-il le voir travailler. A ma première séance, il vint au moins vingt personnes l’une après l’autre... »

Horace Vernet est tout entier dans ce croquis. Pour les pensionnaires, il fut un camarade plus qu’un directeur. C’était avec une incomparable bonne grâce qu’il faisait les honneurs de la Villa Médicis. Il y était aidé par son père, Carle Vernet, par sa femme, et aussi par la jeune fille charmante qui devint Mme Paul Delaroche et qui laissa à tous ceux qui la connurent un ineffaçable souvenir.

Entre Horace Vernet et Ingres, qui venait de peindre l’Apothéose d’Homère et le Portrait de Bertin l’aîné, et qui devint directeur de l’Académie de France en 1834, le contraste fut saisissant. Autant Vernet, enfant gâté des foules, se montrait fantaisiste, prime-sautier, cordialement accessible à tous, autant M. Ingres apparaissait comme le représentant solennel d’un dogme artistique immuable, dédaigneux du profane vulgaire, voyant presque dans la popularité le contraire de la gloire. Il était pénétré « de la haute ambition de continuer l’art au point où les peintres de la Renaissance l’avaient laissé. » Il proclamait Raphaël « un être vraiment divin descendu chez les hommes. » Il inspirait à ses élèves une vénération filiale et quasi religieuse. « Que ne lui dois-je pas ? écrivait Hippolyte Flandrin... Hier, il m’a embrassé comme un père embrasse son fils. Je ne sais plus comment le remercier, mais je pleure en pensant à lui, et c’est de la reconnaissance. »

Le sentiment qu’exprimait Flandrin avec une touchante sincérité ne s’atténua jamais chez la plupart de ceux qui furent les élèves d’Ingres. L’un d’eux[4], devenu célèbre et qui, presque nonagénaire, garde de ces lointaines années de toujours jeunes souvenirs, racontait naguère qu’à peine débarqué à Rome et « malgré ses résolutions de jeune idiot, sûr de sa voie, et malgré le post-scriptum de son cousin Beyle (Stendhal), qui ne lui écrivait jamais sans ajouter : « Prenez garde à la couleur chocolat, » il se sentit peu à peu enveloppé par le charme de cet homme austère, de cet homme si grand par le talent, si simple dans sa vie privée. » Tous les étrangers qui venaient à Rome sollicitaient l’honneur d’aller saluer Ingres, — dévot à l’antique et à Raphaël, et qui trépigne à ce seul nom, écrivait Sainte-Beuve, en 1839, — dans ce salon sérieux et simple où, pour complaire au maître, Gounod, alors pensionnaire de l’Académie, interprétait, presque chaque soir, Haydn, Beethoven, Mozart, Gluck, pour lequel ne vieillit jamais son enthousiaste admiration.

Lorsque le directorat d’Ingres prit fin, les pensionnaires reconduisirent l’illustre peintre jusqu’à Ponte-Molle : « Le pauvre homme pleurait en nous disant adieu, rapporte M. Hébert. Il jeta les yeux une dernière fois sur le dôme de Saint-Pierre et remonta en voiture. Nous autres, nous reprîmes en silence le chemin de l’Académie. En rentrant, après une heure de marche, dans notre Villa Médicis, admirable ce soir-là, un sentiment bizarre s’était emparé de nous ; nous respirions plus à l’aise ; nous sentions un air de liberté flotter autour de nous ; il nous semblait qu’un fardeau invincible ne pesait plus sur nos pensées ni sur nos actes ; nous pouvions nous jeter dans l’infini de l’avenir, à la poursuite de mirages étincelans de fraîcheur et de beauté ; nous étions libres, affranchis de toute autorité... Nous avions perdu notre guide. »

Le respect va rarement sans gêne, et, en l’absence du maître, même dans les rangs de ses élèves, on n’était point, comme on le voit, sans murmurer parfois contre l’absolutisme d’une conviction si assurée de posséder la vérité que toute velléité de transaction lui apparaissait aussi monstrueuse qu’inacceptable. Comment, de la part de jeunes et ardentes imaginations, promptes à la controverse, des axiomes tels que ceux-ci, n’eussent-ils pas soulevé quelque résistance ? « Le dessin est tout ; c’est l’art entier ; les procédés matériels de la peinture sont très faciles et peuvent être appris en huit jours. Par l’étude du dessin, par les lignes, on apprend la proportion, le caractère de toutes les natures humaines, de tous les âges, leurs types, leurs formes et le modelé qui achève la beauté de l’œuvre. » Lui citait-on Rubens, Ingres répliquait : « Si ses premiers maîtres s’étaient effectivement attachés à châtier l’incorrection de son dessin et la vulgarité de ses types, ils seraient sans doute parvenus à rendre ce grand artiste plus complet par la forme sans détruire ses qualités éminentes. »

Pour Ingres, de son propre aveu, c’était le pire dans le mauvais que de sembler dire à des élèves : « Usez de votre liberté, faites ce que vous voulez, foulez aux pieds ces liens ennuyeux de sérieuses études. » Qu’était-ce donc là autre chose, remarquait-il, que « le langage destructeur du romantisme qui, sans travail, veut tout savoir et trompe la foule ignorante des belles et utiles choses, ce qui a fait que le romantisme a perdu l’art ? » A ceux qui estimaient que la résidence des pensionnaires à Rome était trop prolongée et que le lieu de séjour des jeunes artistes devait varier selon le caractère de leurs talens, Ingres répondait : « Je combats cette opinion ; Rome réunit tous les caractères possibles et représente l’art dans tout son apogée, son beau ciel, la beauté de ses sites, son beau climat même, tout y est riche de poésie. Je voudrais donc que les pensionnaires y fussent comme attachés. D’ailleurs, dans le cours de leur séjour, ils font, avec l’agrément du directeur, des voyages de quelques mois en Toscane, à Venise et autres lieux, mais toutes leurs obligations sont à l’Académie de Rome... Et puis, tous les musées de l’Europe ne sont-ils pas représentés à Rome, dans les nombreuses galeries des princes romains ? Et les seules peintures du Vatican par Raphaël et Michel-Ange ne sont-elles pas le sublime apogée de l’art ? Tout ce que cette ville renferme de richesses et de monumens d’architecture en fait comme le vestibule de la Grèce...[5] »

Ces paroles du maître, qui jusqu’à la fin de sa vie professa ces invariables doctrines, disent assez quel fut le caractère de son directorat. Administrateur scrupuleux, Ingres apporta à l’accomplissement de tout ce qu’il considérait comme son devoir un zèle incessant. Il maintint la règle de l’Académie avec une rigueur que tempérait, le cas échéant, une très grande bonté personnelle. C’est ainsi qu’on le vit solliciter l’indulgence ministérielle en faveur de pensionnaires qui, contrairement au règlement, s’étaient mariés pendant leur séjour à Rome, ou pour d’autres, qui avaient commis quelques incartades.

Pendant son directorat, Ingres eut à aplanir diverses difficultés d’un autre ordre. Le gouvernement de Louis-Philippe étant, à son début, injustement d’ailleurs, soupçonné d’affinités révolutionnaires, les rapports de l’Académie de France avec les autorités pontificales furent, à certains momens, assez tendus. Tantôt la police cherchait noise aux pensionnaires au sujet de leurs cartes d’identité dont elle se refusait à reconnaître la validité pour la durée de leur séjour. Tantôt il fallait composer avec le fisc au sujet de la culture de quelques tiges de tabac que s’était permise le concierge de la Villa Médicis. Une autre fois, incident plus grave, il s’agissait de l’arrestation illégale d’un pensionnaire de l’Académie. Le 30 octobre 1836, le comte de La Tour-Maubourg, ambassadeur de France près le Saint-Siège, écrivait à Ingres[6] : « Monsieur, le sieur Moscini, gouverneur d’Anagni, celui qui avait osé attenter à la liberté de l’un de MM. les pensionnaires de l’Académie royale de France, — ainsi que Son Eminence le cardinal secrétaire d’Etat de Sa Sainteté était venu me l’annoncer chez moi, le jour même où je demandai satisfaction de cet outrage, et me porter, en même temps, l’expression de son indignation et de ses regrets, — a été, sur ma demande, saisi et emprisonné au fort Saint-Ange, et je fus informé alors par une note officielle qu’il y était tenu à ma disposition.

« Après une détention qui m’a paru suffisante, le sieur Moscini a été destitué de son emploi ; une seconde note officielle du secrétaire d’Etat m’apprend que mes vœux ont été satisfaits en ce point comme à l’égard de l’emprisonnement et m’annonce, de plus, que le gouvernement va donner connaissance du fait aux délégats de Sa Sainteté dans les provinces et aux gouverneurs des villes. Je l’avais demandé ainsi, afin que tous les agens de l’administration pontificale, informés de l’attentat et du châtiment, comprissent comment ils devaient se comporter envers nos compatriotes. »

A Rome, Ingres eut à s’occuper d’autres questions moins fastidieuses que de semblables démêlés. Ainsi lui fut-il donné de témoigner, à diverses reprises, non sans éclat, toute la ferveur de son culte pour Raphaël, dont il a laissé quelques copies d’une telle pureté qu’on pourrait presque les comparer aux originaux eux-mêmes, tant il s’en est approprié le charme pénétrant. Ce fut grâce à l’initiative d’Ingres, qui, pour ce travail, obtint l’ouverture d’un crédit de 100 000 francs, que les frères Balze, deux de ses plus fidèles disciples, entreprirent la copie des Stanze, de Raphaël. S’étant porté garant de leur talent et du zèle qu’ils apporteraient « à cette tâche honorable et difficile, » Ingres se fit un devoir, pour lui particulièrement doux, d’en surveiller l’exécution, réalisant ainsi le vœu de M. de Montalivet, qui, dans une lettre du 31 janvier 1839, l’invitait à suivre et à examiner de près cette importante reproduction destinée à l’Ecole des Beaux-Arts.

La correspondance d’Ingres avec les ministres de l’Intérieur[7], qui, pendant la période antérieure au cabinet Guizot, se succédèrent, nombreux, fut très active. Thiers, notamment, s’occupa beaucoup des affaires relatives à l’Académie de France. C’est ainsi qu’on le voit, sur la demande d’Ingres, accorder à un jeune compositeur destiné à devenir célèbre, Ambroise Thomas, « une prolongation de six mois pour exécuter en Italie un travail qui lui est demandé par ce pays[8]. » Cette autorisation, toutefois, était subordonnée à la condition que M. Ambroise Thomas passerait six autres mois en Allemagne. Cette circonstance ne fut vraisemblablement pas sans quelque influence sur l’avenir musical du futur auteur de Mignon.

Dans une autre lettre, Thiers prescrit « l’exécution d’un moulage du groupe de la Pietà, de Michel-Ange, par un habile praticien autrefois employé par Canova. » Très attaché aux prérogatives de l’Institut comme aux droits de l’Etat, Thiers, plus que personne, tint la main à la stricte exécution des règlemens de l’Académie. Le 11 décembre 1834, pour ne citer que cet exemple, sur l’avis de la section des Beaux-Arts, il décide « que les pensionnaires logés hors du palais de l’Académie de Rome y seraient rentrés avant le 31 décembre, époque où toutes les dispositions contraires aux règlemens devraient avoir cessé d’être tolérées. »

Déjà, faisant allusion au laisser aller qui s’était produit sous le directorat d’Horace Vernet, Thiers avait écrit à Ingres : « J’ai lieu de croire qu’au moment où votre prédécesseur vous remettra l’administration de l’Académie, l’ordre le plus parfait régnera dans ce bel établissement, et j’ai la confiance que vous ne négligerez rien pour empêcher qu’il soit troublé à l’avenir... Je crois inutile de vous rappeler que, les deux établissemens académiques de Paris et de Rome étant unis par les liens d’un règlement commun, puisque les études des pensionnaires sont la continuation de celles de Paris et qu’elles doivent être soumises à la surveillance de l’Académie, il est à désirer que les relations que vous devez entretenir avec l’Institut ne soient jamais interrompues[9]. »

Il n’y avait guère de risque qu’Ingres manquât à une telle recommandation. Si jamais s’incarnèrent en un maître l’esprit et les traditions de l’Institut, c’était en celui qui, lors du très vif débat soulevé en 1863[10] par les restrictions apportées par le maréchal Vaillant aux prérogatives de l’Académie des Beaux-Arts, retrouvait, malgré son grand âge, toute sa juvénile ardeur pour écrire au ministre de Napoléon III : « Quant à l’enseignement, je ne reconnais à personne la prétention de se connaître assez en art pour se croire plus artiste que les artistes eux-mêmes, lorsque surtout ces artistes sont des membres de l’Institut. »

En toutes circonstances, Ingres ne cessa de protester contre toute atteinte aux traditions de l’Académie de France. C’est ainsi qu’avec une vivacité très grande, excessive peut-être, il s’éleva contre l’étendue donnée par certains pensionnaires à des projets de restauration de monumens antiques. Il leur reprochait de s’écarter des prescriptions du programme en laissant trop libre cours à leur imagination. L’Académie des Beaux-Arts intervint et chargea une commission spéciale d’étudier la question. Composée de Thévenin, Huyot, Petitot, Vaudoyer, A. Lellère, Guénepin et Lebas, rapporteur, cette commission se rangea à l’avis d’Ingres. Son rapport concluait ainsi : « Effectivement, les articles (du règlement), en imposant au pensionnaire, pour le travail de sa quatrième année, les dessins géométraux d’un monument antique de l’Italie, à son choix et avec l’approbation du directeur, plus le détail des parties les plus intéressantes au quart de l’exécution, explique clairement que c’est d’un seul monument qu’il s’agit et non de la réunion dans un même cadre d’un certain nombre de monumens d’époque et de style différens... L’esprit du règlement, en limitant la restauration à un monument, a été sans contredit qu’il fût présenté sur une assez grande échelle pour que l’étude en fût profitable sous tous les rapports et particulièrement sous ceux de l’art et de la construction. Il ne faudrait pas que les pensionnaires architectes perdissent de vue que le but de leur séjour en Italie est l’étude de l’architecture proprement dite, et c’est pour le cas où ils seraient tentés de s’écarter de ce principe que le règlement a sagement exigé l’approbation du directeur dans le choix du monument que le pensionnaire se propose de restituer. »

Depuis lors, malgré des réclamations réitérées, tendant à accorder aux pensionnaires architectes plus de latitude et à leur permettre de s’inspirer davantage, même dans leurs travaux de Rome, des tendances et des besoins de la vie moderne, l’Institut n’a cessé de maintenir l’application d’un principe que, plus récemment encore, il rappelait en disant « qu’il appartient et a toujours appartenu à un petit nombre d’ouvrages d’être les modèles des générations successives, parce qu’il s’agit moins pour l’étudiant de la reproduction formelle de ces ouvrages que d’approfondir les sentimens, les raisons et le goût qui les ont jadis produits. » Est-ce à dire toutefois, qu’entre ces deux systèmes, défendus avec une égale ardeur, il n’y ait aucune transaction possible ? Là comme ailleurs, tout est affaire de tact et de mesure. Cette année même, n’a-t-on pu constater à quel point l’étude approfondie de l’antiquité pourrait, jusque dans la construction et la décoration modernes, trouver des applications heureuses ? Mais le point essentiel et dont dépendra toujours tout le reste pour nos pensionnaires de Rome, c’est la conscience, nous dirions volontiers la probité, avec laquelle ils comprendront leur devoir, qui est de demander aux œuvres qu’ils ont sous les yeux le secret de leur force, de leur grandeur, de leur beauté.


III

De tous les directeurs qui, depuis la Révolution, se sont succédé à la Villa Médicis, Ingres, qui si souvent se proclama fidèle au goût de l’art antique, « que notre grand et célèbre maître David, disait-il, avait fait renaître dans ses admirables ouvrages et que depuis on a tant outragé, » Ingres fut certainement celui qui exerça sur les pensionnaires de l’Académie de France l’action la plus marquée. C’est que nul, plus que lui, ne fut un chef d’école, un maître, et que nul, non plus, n’apporta dans l’accomplissement de sa mission des idées plus personnelles, plus arrêtées. Ses successeurs ne prétendirent ni à la même autorité, ni à la même influence. Tous ou presque tous, cependant, furent des artistes d’une rare valeur : Schnetz, Alaux, Robert-Fleury, Hébert, Lenepveu, Cabat, Eugène Guillaume, qui, depuis 1891, dirige la glorieuse maison, où il vint pour la première fois, il y a près de soixante ans, en qualité de grand prix de Rome, y trouvant des maîtres dont il parle aujourd’hui encore avec tant d’aimable gratitude.

Une place spéciale appartient à Schnetz, « au bon M. Schnetz, » comme on se plaisait à l’appeler. A un talent trop oublié, à de rares qualités d’homme et d’artiste, Schnetz, moins fantaisiste que Vernet, moins olympien que M. Ingres, joignait un véritable amour de la jeunesse, qui lui rendait sa sympathie, son affection. Très simple, en son particulier, très paternel, il se montrait, dès que surgissait une question où le bon renom de la France lui semblait impliqué, très soucieux de la résoudre à son honneur. C’est là, d’ailleurs, une tradition persistante à la Villa Médicis ; on a pu le constater une fois de plus, lors du récent et solennel centenaire, si brillamment célébré par les représentans de la France et de l’Italie et qui eût en quelque sorte, pi elle en avait eu besoin, donné à notre Ecole de Rome une consécration nouvelle.

Entre les deux directorats de Schnetz, il n’est que juste de rappeler celui d’Alaux, qui notamment a contribué par de fort belles œuvres à la décoration du palais du Luxembourg et auquel, ici même[11], M. Eugène Guillaume a consacré une étude, pleine d’aperçus et de souvenirs, sur l’art de la première moitié du XIXe siècle. Il y a rendu à son prédécesseur ce touchant hommage qu’à l’évocation de sa mémoire, il avait toujours senti se fortifier en lui « deux sentimens profonds : l’amour de ses maîtres, dont la meilleure part lui revient, et l’amour de la jeunesse, qu’Alaux savait inspirer par l’exemple. » Alaux fut directeur de l’Académie de France à la veille et au lendemain de la révolution de 1848, qui, dans toute l’Italie, à Rome surtout, suscita l’agitation la plus vive. En des pages singulièrement vivantes, M. Eugène Guillaume a dit la fermeté, habile et sage, avec laquelle Alaux dirigea l’Académie placée alors entre deux feux, ce qui ici n’est pas une figure, puisque la Villa Médicis se trouvait entre les forces insurrectionnelles de Mazzini et l’armée du général Oudinot.

Le palais de l’Académie, en ces jours troublés, était devenu le refuge de la colonie française : « M. Alaux, qui avait mis toute la maison au service de ses hôtes, veillait activement à ce qu’ils ne devinssent pas un danger pour elle. Il intervenait pour calmer les esprits surexcités et les ramener au sentiment de la situation, à l’exacte appréciation des choses. Sa raison, son patriotisme, son calme, exerçaient une influence qui fut profitable à tous. Il faut ajouter que le dévoûment de Mme Alaux inspirait à tous la confiance et le respect. » Mais bientôt la situation devint intenable. Les imprudens qui s’approchaient de la terrasse de la Villa étaient reçus par des coups de fusil. Directeur et pensionnaires durent aller chercher asile au palais Colonna, où avait résidé notre ambassade, puis réclamer des sauf-conduits pour sortir de Rome. Il ne fut pas facile de les obtenir. A M. Eugène Guillaume, choisi comme négociateur par la confiance du directeur et de ses camarades, et qui se montra, tout jeune qu’il fût, un très habile diplomate, Mazzini répliquait : « Pourquoi quitter Rome ? Vous n’y êtes pas en danger. L’Académie est une institution française, mais elle est aussi romaine, et nous nous en faisons gloire. S’il en était besoin, nous vous protégerions comme des concitoyens. En réalité, nous ne sommes pas en guerre avec la France ; nous nous défendons contre ceux qui la gouvernent. » Grâce à la ténacité de son mandataire, le personnel de l’Académie put gagner Florence. Au nombre des pensionnaires qui prirent part à cet exode étaient Cabanel, Félix Barrias, Achille et Léon Benouville, Charles Garnier, Duprato, Eugène Guillaume.

Dès que les Français furent entrés dans Rome, l’Académie fut réinstallée à la Villa Médicis, que, depuis 1803, elle n’avait jamais quittée et où depuis lors elle n’a cessé de résider. Alaux avait fait tout son devoir. Cependant, a noté M. Guillaume, ni de l’administration, ni de l’Académie, il ne reçut les témoignages publics de satisfaction qu’il avait mérités. Parfois il en est ainsi

Un autre directeur connut à Rome des jours douloureux ; ce fut M. Ernest Hébert, qui, comme Schnetz, fut à deux reprises, à la tête de l’Académie, de 1865 à 1873 et de 1885 à 1891. Il la dirigeait en 1870. Quand la guerre contre l’Allemagne éclata, l’Académie de France, au nombre de ses pensionnaires, comptait encore, — quoiqu’il fût, à ce moment, au Maroc, concevant les plus vastes projets, — cet admirable Henri Regnault, qui a laissé un souvenir attendri à la génération qui s’en va. Son nom a eu la gloire de rester le symbole de cette élite de la jeunesse française qui, lorsque sonna l’heure, sut se rappeler qu’en immortalisant les héros, l’art enseigne le dévoûment, le sacrifice à la patrie.

Il y a, datées de Rome, quelques très intéressantes lettres d’Henri Regnault[12], nous racontant sa vie, ses impressions, à la Villa Médicis : « J’occupe, écrivait-il, une petite chambre au bout du parc ; j’ai une terrasse d’où je respire tous les parfums des bosquets qu’elle domine ; à travers les pins, j’aperçois quelques silhouettes de dômes, puis les jardins du Pincio, et, au delà, le château Saint-Ange et Saint-Pierre. Quelle toile de fond ! À chaque heure, elle revêt des aspects différens et, le soir, la lune vient grandir encore ces grandes lignes. » Souvent Henri Regnault « sanctifiait sa matinée à la chapelle Sixtine, devant le dieu Michel-Ange. » Sortait-il dans Rome ou aux environs, il se sentait « marcher avec un respect religieux dans ces rues, dans ces places où chaque pierre raconte un triomphe ou un meurtre. »

Rome, cependant, n’était, ne pouvait être l’idéal, ni tout à fait l’inspiratrice de Regnault. Pour la comprendre, pour l’admirer comme elle doit être admirée, Regnault poussait un peu trop à l’excès cet amour du colossal, de l’extraordinaire, qui lui faisait se demander « comment le peuple romain, qui commandait à la moitié de la terre, pouvait se contenter de ce petit forum et comment ces conquérans, ces héros géans, passaient sans se heurter la tête sous de pareils arcs de triomphe et sans écraser contre leurs parois les trophées et les troupeaux d’esclaves attachés à leurs chars. » Le jeune maître songeait à un autre soleil que le soleil de Rome, qui, en comparaison de celui des pays africains, lui semblait, d’après son expression même, une veilleuse. « C’est l’Orient que j’appelle, que je demande, que je veux, » écrivait-il, rêvant sans cesse « des murailles de Ninive, sur lesquelles vingt-cinq chars pouvaient marcher de front, et des vieux temples indiens composés d’une quinzaine d’étages dont on n’atteignait le premier qu’après avoir gravi plusieurs terrasses superposées et d’interminables escaliers. »

A vrai dire, c’est par sa mort plus encore que par sa vie qu’Henri Regnault se rattache à Rome, dont les grands souvenirs ne furent pas sans imprimer à son âme élevée l’empreinte de cette vertu antique à laquelle il ne pouvait penser sans émotion et qui au soldat de Buzenval, comme jadis à celui de Marathon, inspira un héroïsme encore plus attachant dans la défaite que dans la victoire. En ses récits, M. Hébert a évoqué la mémoire d’Henri Regnault : « Quand nous apprîmes, à l’Académie, dit-il, la mort de ce jeune homme si généreux, au talent si plein de promesses, nous fûmes tous comme frappés de stupeur, et je donnai l’ordre de ceindre d’un crêpe le drapeau qui flottait sur la Villa. »

Pendant l’année terrible, l’Académie de France, si cruellement éprouvée, partagea le deuil de la patrie, ses douleurs, ses angoisses. Une crainte hantait le directeur, qui naguère nous la rappelait. Vers cette époque se présentaient souvent à l’Académie des visiteurs à l’allure militaire, à l’accent et à la mine tudesques. Dans l’état d’esprit où l’on était, on se demanda si, dans le malheur de nos armes, l’Allemagne, par une clause spéciale du traité de paix, ne réclamerait pas la Villa Médicis. Tout préoccupé de cette crainte, tout anxieux, M. Hébert vint en France et sollicita une audience de M. Thiers, qui le pria à déjeuner à Versailles et le rassura par ces mots : « Dites aux pensionnaires qu’ils n’ont rien à redouter ; que la Villa Médicis restera à la France, et qu’ils ne se préoccupent que de faire honneur à leur pays par leurs travaux. » Parmi ces pensionnaires, il y avait alors MM. Machard, Barrias, Pascal, Luc-Olivier Merson, Antonin Mercié, l’auteur de Gloria victis. On voit à quel point fut réalisé le vœu de celui qu’on a si justement nommé le libérateur du territoire et qui avait, à un si haut degré, en toutes choses, la passion du prestige de la France.

Depuis ces tristes jours, avec des maîtres tels qu’Hébert, Cabat, Lenepveu, Eugène Guillaume, qui, depuis plus de douze ans, consacre à l’Académie de France sa laborieuse vieillesse, la Villa Médicis a repris le cours normal de ses destinées. Ses appartemens ont été restaurés ; ses tapisseries, dont plusieurs proviennent du palais Mancini, ont été remises en lumière ; ses jardins ont recouvré leur ancienne splendeur ; sa bibliothèque, à laquelle le directeur actuel s’est consacré avec son goût de lettré si fin et si sûr, est plus que jamais devenue un cabinet de travail incomparable, où rien ne trouble l’attention, où tout charme l’esprit et les yeux. On est loin du jour où le directeur Lagrenée, peu d’années avant la Révolution, se plaignait qu’il n’y eût pas à l’Académie un seul livre et avait de la peine à obtenir un insignifiant crédit pour acheter quelques vieux volumes que pourraient lire les pensionnaires. C’est que, de notre temps plus qu’autrefois peut-être, les directeurs comprennent l’importance de leur mission et en goûtent, en quelque sorte à plaisir, tout l’attrait, dans cette résidence qu’ils aiment et qu’ils proclament volontiers la plus belle, la plus agréable, qui, pour un artiste, soit au monde. Même lorsqu’ils se sont éloignés de la Villa Médicis, ils rêvent de la revoir et, ainsi que le notaient dans leur Journal les Goncourt à propos de l’un d’eux, quand leur revient le souvenir du temps qui n’est plus, « ils parlent de Rome, de l’Académie, de la campagne de là-bas, avec une voix amoureuse et comme un homme qui aurait là la patrie de son talent, de ses goûts et de ses bonheurs. » S’il en est ainsi, c’est qu’entre ses hôtes, directeurs ou pensionnaires, notre école de Rome, par une commune existence de plusieurs années, crée comme un indissoluble lien qui, sans rien enlever au caractère propre des conceptions de chacun, les unit dans le culte de l’art éternel.

S’adressant au directeur actuel, lors de sa réception à l’Académie française, un aimable écrivain, M. Alfred Mézières, disait : « Rome est la patrie de votre choix, le séjour que votre pensée habite de préférence, le lieu où vous vivez sur les sommets, dans la contemplation de ce que l’art antique et l’art moderne ont produit de plus achevé et de plus grandiose. » Ne croirait-on pas, à quatre siècles de distance, entendre, traduite en un éloquent commentaire, cette parole d’Erasme, qui résume les impressions de tant de visiteurs de Rome, illustres ou humbles : Anima est Romæ ? Pour ceux qui ont habité ou fréquenté la Villa Médicis, c’est bien là le charme persistant de son souvenir : elle demeure « le lieu où ils vécurent sur les sommets, » où ils pensèrent, méditèrent, travaillèrent, en dehors et au-dessus du trouble de leur habituelle existence. Quelques-uns sont descendus de ces cimes élevées, mais, en ces calmes années du printemps de leur vie, beaucoup y ont puisé leurs inspirations les meilleures et les plus fortes.

Tel est le service que la Ville Eternelle a rendu à d’ininterrompues générations d’hommes. C’est en contemplant, en admirant, en étudiant les chefs-d’œuvre dont abonde le sol romain quelles se pénétrèrent du culte de la beauté, à la fleur étincelante et féconde, pour rappeler la belle expression de Leconte de Liste. Comme Poussin, comme Lorrain, comme Houdon, comme David, pour ne citer que ces Français, fils de Rome, c’est à ce contact que presque tous nos maîtres prirent le goût de l’harmonie, des nobles lignes, des proportions heureuses.

Pas plus cependant que toute autre institution, l’Académie de France, dans les polémiques du jour, ne pouvait échapper ni aux attaques violentes, ni aux critiques exagérées ou injustes. A diverses reprises, on est allé jusqu’à demander sa suppression. D’autres fois, on a cru faire envers elle preuve d’une méritoire générosité en préconisant sa transformation dans des conditions telles qu’il ne subsisterait, pour ainsi dire, rien de son passé, de ses traditions, de son enseignement. Dans ce système, la villa Médicis se trouverait réduite au rôle d’une sorte d’auberge ouverte à tout venant et où descendraient, si bon leur semblait, les boursiers de l’Etat ou les amateurs en voyage. Ces fâcheux projets paraissent, tout au moins pour l’instant, avoir fait long feu, et l’on ne saurait trop s’en féliciter. Les fêtes récentes par lesquelles a été célébré le centenaire de l’installation de l’Académie de France à la Villa Médicis ; — l’universel et éclatant hommage rendu à la pléiade d’artistes qui en sont sortis et qui ont porté si haut le renom de l’art français ; — la part importante que, sans sortir de sa sphère, l’Académie de France, dont les directeurs ont su, avec un tact si heureux et une courtoisie si goûtée de la société romaine, maintenir les vieilles traditions hospitalières, a prise au rapprochement de deux nations unies par tant d’ineffaçables souvenirs ; — en un mot, tous ces faits heureux, si honorables pour la grande école française que nous possédons à Rome, semblent avoir triomphé de tendances aussi regrettables et aussi inquiétantes, en lui ramenant, nous ne dirons point la faveur, mais la justice de l’opinion. La pire des erreurs, en effet, ne serait-elle pas de dénaturer, on pourrait dire d’annihiler, l’enseignement si fécond qui pour les pensionnaires de l’Académie résulte de leur séjour dans la Ville Eternelle et des modèles, des chefs-d’œuvre que, sans cesse, il met sous leurs yeux ? A propos d’une récente exposition d’envois de peinture « qui justifiaient peu les espérances qu’on avait pu concevoir du mérite de leurs auteurs, » le rapport présenté à l’Académie des Beaux-Arts conseillait aux jeunes pensionnaires de la Villa Médicis « de renoncer à de trop hautes prétentions, aux recherches d’un art qui veut être subtil et qui n’est que malsain, pour retourner à une étude sincère, à une scrupuleuse observation de la nature... Qu’ils se persuadent bien qu’ils ne doivent pas chercher l’expression de leur pensée en dehors de la réalisation des formes vivantes. Qu’ils méditent enfin, eux qui ne sont encore que des élèves, cette parole du Tintoret : « Je suis heureux de me faire de temps en temps écolier pour rester toujours maître. »

C’est dans cette voie, qui est celle-là même qu’elle a suivie avec tant de fruit depuis plus de deux siècles, que notre Ecole de Rome doit continuer à marcher, s’inspirant de ces sages conseils, qu’on retrouverait presque textuellement, nous venons de le voir, dans les lettres de ses meilleurs guides, qu’ils s’appelassent Errard ou d’Antin, Suvée ou Ingres.

S’adressant à Le Nôtre, envoyé par lui en Italie, Colbert écrivait : « Vous avez raison de dire que le génie et le bon goust viennent de Dieu et qu’il est très difficile de les donner aux hommes... Mais, quoique nous ne tirions pas de grands sujets de ces Académies, ajoutait-il, non sans sévérité, elles ne laissent pas que de servir à perfectionner les ouvriers, et à nous en donner de meilleurs qu’il n’y en ait jamais eu en France. »

Ces paroles du fondateur de l’Académie de France restent vraies comme le bon sens qui les dicta : les meilleures écoles forment le talent, elles ne créent pas le génie, encore bien qu’au génie même, pour qu’il donne ses pleins effets, elles soient indispensables. Beaucoup de ces « ouvriers » dont parlait Colbert, sont devenus, après leur séjour à notre école de Rome, d’illustres artistes, et, parmi ceux-là mêmes qui n’eurent pas l’heureuse fortune d’être ses élèves, combien en est-il dont la dette fut grande envers les maîtres qu’elle leur avait donnés ! Evoquer ces maîtres rappeler leurs œuvres, c’est l’histoire même de l’art français. Où trouver un plus éclatant, un plus sûr témoignage de la part que Rome a prise à sa naissance, à sa durée, à sa gloire ?


ALPHONSE BERTRAND.

  1. Voyez la Revue du 15 janvier.
  2. Paul Landon, Salon de 1808.
  3. Archives de l’Académie de France.
  4. M. Ernest Hébert.
  5. Réponse au rapport sur l’École impériale des Beaux-Arts adressé au maréchal Vaillant, ministre de la maison de l’Empereur et des Beaux-Arts, par M. Ingres, sénateur, membre de l’Institut, Paris, 1863.
  6. Archives de l’Académie de France.
  7. C’était au ministère de l’Intérieur qu’était alors rattachée l’Académie de France.
  8. Archives de l’Académie de France.
  9. Archives de l’Académie de France.
  10. Décret du 15 novembre 1863.
  11. Revue du 15 septembre 1890.
  12. Correspondance d’Henri Regnault.