L’Art français à Rome
Revue des Deux Mondes5e période, tome 19 (p. 354-388).
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L’ART FRANÇAIS A ROME

I
DE LOUIS XIV A LA RÉVOLUTION

Lorsque Colbert, en 1666, envoya à Rome le peintre Charles Errard pour y fonder l’Académie royale de peinture, sculpture et architecture, il y avait près de deux siècles que l’influence artistique de l’Italie était prépondérante en France. Le monument érigé à Milan, non loin du Dôme, à la mémoire de Léonard de Vinci, mort à Vernou, près Amboise, alors qu’il était l’hôte de François Ier, suffirait à évoquer le souvenir de ce lien étroit entre la Renaissance italienne et la Renaissance française, que symbolise, presque à un égal degré, dans l’histoire de chacune des deux grandes nations latines, le nom des Médicis inscrit au fronton de tant d’édifices et sur le socle de tant de chefs-d’œuvre, à Florence et à Rome, à Blois et à Paris, sur les bords de l’Arno et du Tibre comme sur les rives de la Loire et de la Seine.

Pendant cette longue période, peintres, sculpteurs, hommes de lettres furent sans cesse sur les chemins de l’Italie. Rome était, autant et plus qu’elle le fut jamais, la capitale intellectuelle et artistique du monde, laissant alors, comme en tous temps d’ailleurs, les plus fortes, les plus persistantes impressions à tous ceux qui sont capables d’en comprendre la grandeur. N’est-ce point l’Italie, dont Rome ne cessa jamais d’être la tête et l’âme, qui rendit à la civilisation l’inoubliable service de lui conserver les vestiges et le culte, qu’elle devait ranimer d’une vie nouvelle, des arts, des lettres, de toutes les belles et nobles choses qui ornent et qui réjouissent la pensée humaine ? Même pendant les plus sombres siècles du moyen âge, elles ne furent pas bannies de la terre sacrée. A elle seule, la page où Dante, s’adressant à Virgile, le salue, avec une confiance attendrie, comme un guide et un maître, montrerait le prestige inhérent au souvenir de la prépondérance romaine resté vivant, à toutes les époques, au delà des Alpes. Pénétrer « dans ce lieu ouvert, lumineux et élevé, d’où l’on peut voir ces personnages aux yeux lents et graves, de grande autorité dans leur aspect, qui parlent rarement et d’une voix suave, » se trouver en face de ces rares esprits que rappelait le divin poète, des princes de la poésie, de l’éloquence, de la science, de l’art, ce ne fut pas seulement le rêve de Dante ; ce fut celui d’une foule de ses compatriotes, pour lesquels ces hauts et puissans génies d’autrefois demeuraient, en quelque sorte, des Di patrii indigetes, qu’ils continuaient, malgré les siècles écoulés, à aimer, presque comme des contemporains, de toute la ferveur de l’amour du sol natal.

L’influence de l’Italie en France, si forte sous les Valois, depuis l’expédition de Charles VIII, ne le fut guère moins dans la première moitié du XVIIe siècle, avec Marie de Médicis, Concini, Mazarin. Aujourd’hui même, les noms des résidences affectées à deux de nos plus puissantes et plus durables institutions artistiques se rattachent à l’Italie : à Paris, c’est le Palais Mazarin ; à Rome, la Villa Médicis.

Au grand ministre, auquel les Parisiens, au temps de la Fronde, firent un si bruyant grief de son origine étrangère, mais qui, par les traités de Westphalie, prouva combien il avait « le cœur plus français que le langage, » on ne saurait contester, non plus que les fines et souples qualités dont il fit bénéficier la politique de son pays d’adoption, ce goût des arts et des lettres qu’il semble avoir légué, en même temps que ses collections de livres et d’objets précieux, au gouvernement de Louis XIV.

Colbert, après Fouquet, prit quelque chose de cet esprit de Mazarin, ne fût-ce que la pensée, dont il ne cessa de s’inspirer et qu’il exprime souvent, de faire largement contribuer les beaux-arts à la gloire du Roi. Aussi, lorsque à toutes ses autres charges Colbert eut joint la surintendance des bâtimens il la dirigea avec cette supériorité dont furent empreints tous ses actes. Sans négliger de s’éclairer des conseils d’artistes éminens, entre autres de Lebrun et de Perrault, il se réserva en toutes choses la décision. Il en fut ainsi pour l’Académie de France à Rome.

Charles Errard, peintre du Roi, dont Colbert fit choix pour l’organiser, était un administrateur habile, capable de seconder ses projets, mais surtout de se conformer entièrement à ses instructions et de lui rendre un compte exact de leur exécution.

Plus d’une fois, même avant cette époque, il avait été question de la création, à Rome, d’une École française de peinture, de sculpture et d’architecture ; récemment, on avait parlé de l’illustre Poussin pour la diriger et, sous Richelieu, le surintendant des bâti mens, Sublet des Noyers, avait envoyé en Italie Fréart de Chanteloup, son premier commis, et le frère de ce dernier, Fréart, abbé de Chambray, ami de Poussin, non seulement pour ramener en France d’habiles artistes, mais pour recueillir « les plus excellens antiques d’architecture et de sculpture. » Gratifié d’une pension du roi, Charles Errard, à la fois peintre et architecte, comme l’avait été son père, avait, au temps de sa jeunesse, résidé à Rome pendant seize années consécutives. Il s’y était pénétré, pour les monumens et les chefs-d’œuvre de la Ville Eternelle, d’une admiration profonde. Dès ce moment, il avait estimé que, nulle part plus qu’à Rome, un artiste ne peut trouver le complément d’éducation de l’esprit et du goût qui lui est indispensable, s’il aspire à se rapprocher des maîtres. C’est ce sentiment persistant dont, bien des années après, on retrouve l’expression dans une lettre adressée par Errard à Colbert, à l’occasion du voyage en Italie du sculpteur Girardon, le futur auteur de l’Enlèvement de Proserpine : « Je crois, écrivait Errard, qu’il aura beaucoup profité, ayant vu et examiné les belles choses avec plaisir et étonnement ; ces grands et magnifiques restes de l’antique Rome lui auront assurément inspiré de haultes pensées. Le voïant dans la passion, si Votre Excellence lui commande de mettre la main à l’œuvre et de s’efforcer d’en produire quelqu’une, je lui ai conseillé de remarquer, dans ces fragmens an- tiques, que le tout et les parties sont grandes et simples, et que ces beaux esprits ont fui la confusion des choses petites et tristes, tant dans leurs ouvrages d’architecture que de sculpture, ce qui leur donne la grandeur, netteté et harmonie, avec la résistance aux injures du temps, et qui diminue beaucoup la dépense, ces grands génies n’ayant mis les ornemens que dans les lieux propres à les recevoir, ne s’estant servi de cette délicatesse que pour faire paraître leurs ouvrages plus grands et magnifiques. « Taine, avec plus de concision, exprimait une pensée analogue lorsqu’il disait : « Tandis qu’avec de petits moyens l’antique fait de grands effets, le moderne fait de petits effets avec de grands moyens. »

Ce fut en avril 1666 qu’Errard partit pour Rome, accompagné de plusieurs jeunes gens, — Du Vivier, architecte, Bonnemaire et Corneille, peintres, Nicolas Rahon, Lespingola et Clérion, sculpteurs, — qui furent les premiers pensionnaires de l’Académie. D’autres devaient bientôt les rejoindre ou les remplacer. Avant leur départ, Colbert avait arrêté, suivant les pouvoirs « à lui donnés par Sa Majesté, » les « statuts et règlement de l’Académie de peinture, sculpture et architecture, que le Roi avait résolu d’établir dans la ville de Rome. »

Cette Académie devait être composée de douze jeunes hommes « françois, de religion catholique, apostolique et romaine, sçavoir six peintres, quatre sculpteurs et deux architectes, sous la direction d’un peintre du Roy, qui sera establi recteur de ladite Académie, auquel ils seront obligez d’obéir avec toute sorte de soumissions et de respects. »

Pour quelque raison que ce fût, ce chiffre de douze pensionnaires ne pourrait être augmenté, mais, disait l’article 6 des statuts, « lorsqu’il viendra à vacquer quelque place, le surintendant des Bastimens, Arts et Manufactures de France, à qui il appartient d’y pourvoir, en sera averti par le peintre de Sa Majesté ayant la direction de ladite Académie et sera très humblement supplié de préférer ceux qui auront remporté les prix de l’Académie, en conformité de ses statuts. »

Les autres clauses, d’accord avec les idées et les usages du temps, édictaient des prescriptions très minutieuses concernant la discipline intérieure de l’Académie, les mœurs, les pratiques religieuses, les cours que les élèves auraient à suivre, et au nombre desquels il y en avait un d’anatomie et un autre de mathématiques.

L’article suivant mérite une mention particulière, car il précise nettement le but de l’Académie de France dont il ne cessa de rester une des règles essentielles : « Sa Majesté défend absolument à tous ceux qui auront l’honneur d’être entretenus dans ladite Académie de travailler pour qui que ce soit que pour Sa Majesté, voulant que les peintres fassent des copies de tous les beaux tableaux qui seront à Rome, les sculpteurs des statues d’après l’Antique, les architectes les plans et élévations de tous les beaux palais et édifices, tant de Rome que des environs, le tout suivant les ordres du Recteur de ladite Académie. »

Pendant toute la direction d’Errard, les règles, établies par Colbert, furent exactement observées. Le surintendant, d’ailleurs, n’eût pas souffert qu’on s’en écartât. Très vite, l’activité des pensionnaires de l’Académie devint aussi laborieuse que féconde. Dès le mois d’avril 1667, Errard envoyait en France des travaux exécutés par ses élèves, dont Colbert ne cessait de l’inviter à stimuler le zèle.

De toutes parts, alors, s’élevaient des palais, des monumens. On finissait le Louvre ; on créait Versailles ; on construisait quantité de châteaux, tout aussitôt décorés et meublés avec magnificence. A défaut de statues et de tableaux originaux que les agens du Roi recherchaient activement à Rome, à Venise, à Milan, à Naples, dans toute l’Italie, on commandait des copies des plus célèbres ouvrages de peinture et de sculpture que renfermait la Ville Éternelle. Louis XIV n’aimait pas attendre. Aussi combien d’efforts pour lui donner une satisfaction immédiate !

Sans cesse des navires arrivaient à Civita-Vecchia pour transporter à Marseille ou au Havre ces tableaux, ces statues, ces copies des principaux chefs-d’œuvre du Vatican ou des villas romaines, destinées à orner les résidences royales ou à servir de modèles pour les admirables tapisseries qui sont restées, — une exposition récente a mis en pleine lumière la vérité de cette assertion, — au premier rang des richesses artistiques de la France. « Envoyez-les sitôt qu’ils seront achevez... Faites exécuter promptement... Préparez le plus d’ouvrages que vous pourrez... » Ces phrases reviennent, à tout instant, sous la plume de Colbert, dur aux autres comme à lui-même, dans son incessant souci de plaire au maître, pour qui rien ne valait autant que d’avoir été obéi avant même qu’il n’eût commandé.

Colbert, d’ailleurs, pourvoit largement aux besoins de l’Académie, mais il tient toujours à ce que la dépense soit raisonnable et les prix bien faits. A ses yeux, aucun détail n’est insignifiant. « Il sera nécessaire, écrit-il à Errai d, que vous preniez le soin vous-mesme de faire emballer et encaisser tout ce que vous enverrez. » Il ne souffre aucun retard dans l’exécution de ses ordres. « Je m’étonne, remarque-t-il plus d’une fois, que vous ne m’écriviez rien des vases que je vous ay ordonné de faire. » Mais sa principale préoccupation, c’est que l’on n’envoie à Rome que des artistes habiles et bien doués, afin qu’il n’y ait à l’Académie que d’excellens sujets ; toujours prêt à récompenser ceux qui travaillent et qui réussissent, il est impitoyable pour les autres. « Prenez garde, dit-il, de me faire connaître le caractère des esprits des élèves que je vous envoyé pour oster entièrement les factieux et incapables d’en profiter. » Enjoignant de mettre hors de l’Académie un sculpteur dont la conduite avait causé quelque scandale, il ajoute : « Faites en sorte que ces exemples d’autorité que je vous donne obligent les élèves d’estre obéissans, sages, modestes et appliquez à leur travail. »

Dans l’art comme en toutes choses, Colbert n’admet pas le caprice ; il veut l’exactitude, la correction : « Prenez garde, mande-t-il à Errard, que les sculpteurs copient purement l’Antiquité sans y rien adjouter. »

Colbert estimait que, même pour les hommes bien doués, de bonnes écoles sont nécessaires. Il n’avait nullement l’illusion de croire que, pour susciter de grands artistes, il suffit d’institutions bien administrées ou d’encouragemens aux arts.

Malgré les guerres, de plus en plus onéreuses, qui marquèrent la période de 1670 à 1680, Colbert, jusqu’à la fin de sa surintendance, réussit à accroître la prospérité et l’éclat de l’Académie ; il s’en préoccupait sans cesse : « Il me semble, écrivait-il à Errard, le 23 juillet 1672, que le nombre des académistes diminue ; j’auray soin de vous en envoyer de nouveaux. Vous voyez bien par là que le Roy n’est pas résolu de discontinuer le soin des arts, nonobstant les grandes guerres auxquelles Sa Majesté est à présent appliquée. Et pouvez estre assuré que Sa Majesté, aimant autant les Beaux-Arts qu’elle fait, les cultivera avec d’autant plus de soin qu’ils pourront servir à éterniser ses grandes et glorieuses actions... En un mot, redoublez vostre chaleur et vostre application plus que jamais et entreprenez hardiment de faire copier tout ce qu’il y a de beau. Surtout pensez à conserver votre santé parce qu’elle est nécessaire pour bien establir cette Académie qui sera éternelle dans Rome, si Dieu donne aux Roys, successeurs de Sa Majesté, le mesme amour qu’elle a pour les Beaux-Arts. »

C’est presque au lendemain de cette lettre, qui fait allusion à l’état de santé d’Errard, que celui-ci demanda à Colbert l’autorisation de rentrer en France. Il quitta Rome, comblé de témoignages d’estime et de sympathie, et fut remplacé à la tête de l’Académie par Noël Coypel, peintre du Roi, l’un des principaux élèves et amis de Lebrun. Coypel partit pour Rome avec son fils, Antoine Coypel, qui devait lui-même être un peintre distingué, et dix autres jeunes artistes, au nombre desquels il faut noter Jouvenet, qui peignit le plafond de la chapelle de Versailles, et Charles Poërson, qui devint plus tard directeur de l’Académie de France. Mais, à vrai dire, le directorat de Coypel ne fut qu’un intérim. Sous Coypel comme sous Errard, la pensée directrice de l’Académie ne varia pas. Les instructions envoyées à Coypel, pendant les deux années de son séjour à Rome, sont de la même plume et de la même inspiration que celles qu’avait reçues Errard.

« Il importe, écrit Colbert à Coypel, dès l’arrivée de celui-ci à Rome (14 avril 1673), de vous bien appliquer à l’instruction des jeunes peintres, sculpteurs et architectes que Sa Majesté entretient dans cette Académie. Outre cette application que vous devez avoir comme la principale et la plus importante, vous devez encore rechercher avec soin tout ce que vous pourrez trouver de beau en bustes, figures, bas-reliefs et autres beaux ouvrages de l’ancienne Rome et, en cas que vous en trouviez à bon marché, les acheter ; mais prenez bien garde de ne vous en déclarer à personne et d’exécuter avec adresse et secret l’ordre que je vous donne en cela, n’estant pas à propos d’en faire aucun éclat et ne voulant pas mesme y mettre beaucoup d’argent... Mais surtout ayez soin de me rendre compte, tous les mois, de ce qui se fera dans l’Académie et envoyez-moi un mémoire de ce que vous y avez à présent. » Tout Colbert est dans cette lettre.

Ce fut pendant le passage de Coypel à Rome, que l’Académie quitta une installation, qui avait été toute provisoire, pour s’établir au palais Capranica ; ce fut sa seconde étape ; la troisième devrait être le palais Mancini, dans le Corso ; la quatrième, la Villa Médicis.

En mai 1675, Errard, qui, plus que sexagénaire, venait d’épouser en secondes noces, une jeune fille de dix-huit ans, Marguerite-Catherine Goy, fille de Claude Goy, peintre ordinaire du Roi, revint reprendre la direction de l’Académie. Il la conserva jusqu’après la mort de Colbert, en 1683.

Il semble toutefois qu’à son retour à Rome, Errard ait trouvé un certain relâchement au palais Capranica. Les notes qu’il donne aux nouveaux pensionnaires sont rigoureuses. Il n’accorde d’éloges qu’au jeune peintre Louis de Boullongne, qui devait justifier ses favorables appréciations. C’est alors que cet artiste fit les copies de l’École d’Athènes et de la Dispute du Saint-Sacrement de Raphaël, d’après lesquelles furent exécutées deux des chefs-d’œuvre de la Manufacture des Gobelins.

Peu à peu, à l’Académie, pendant ce second directorat d’Errard, les choses reprirent leur ancien cours. Prévoyant les difficultés politiques par lesquelles son œuvre pourrait être entravée, Colbert presse de plus en plus les travaux qui s’exécutent pour le compte du Roi ; il congédie les pensionnaires signalés comme médiocres ou peu disciplinés ; il continue à faire relever non seulement à Rome, mais dans toute l’Italie, les plans ou documens qui doivent concourir à la construction ou à l’embellissement de Versailles : « Faites-moi savoir, écrit-il, à ce propos, si Davillers travaille à ce que je lui ai ordonné et tenez la main à ce qu’il ayt visité généralement toutes les conduites des eaux et fontaines d’Italie et qu’il m’en envoyé les mémoires auparavant que de revenir. »

C’est vers ce moment qu’ayant envoyé Le Nostre à Rome pour le même objet, Colbert lui écrivait de Saint-Germain, le 2 août 1679 : « Je suis bien ayse d’apprendre, par la lettre que j’ay reçue de vous, que vous voyez à Rome des beautés qui pourront vous servir à l’ornement et embellissement des maisons du Roy. Appliquez-vous aussy à bien connoistre tout ce qui regarde nostre Académie, pour me donner, à vostre retour, vos avis sur tout ce qu’il y aura à faire pour la faire réussir. »

Ainsi, jusqu’au bout, Colbert s’occupa avec le même zèle, la même intelligente ardeur, de notre Ecole de Rome, écrivant à Errard, presque à la veille de sa mort : « Excitez les élèves à bien faire et travaillez à leur donner toutes les assistances et toutes les instructions dont ils pourront avoir besoin pour leur avancement. Envoyez-moy la liste des peintres qui sont présens à l’Académie, afin que je puisse vous en envoyer de nouveaux, au cas qu’il en manque, et faites travailler continuellement ceux qui y sont à copier toujours ce qu’il y aura de beau à Rome en peinture et en sculpture. »

On le voit par cet aperçu de son œuvre, par ces extraits de ses lettres, Colbert ne fut pas seulement en nom, il fut en fait le véritable créateur de notre Académie de Rome ; il l’anima de son esprit et, dès l’origine, lui marqua dans l’avenir le but qu’elle eut la gloire d’atteindre.

Ce fut Louvois qui, à la surintendance des Bâtimens, qu’il avait dès longtemps ambitionnée, succéda à Colbert. À Rome, comme ailleurs, il tint à être le maître. À peine nommé, il remplaça Errard par un homme à lui, La Teulière (11 septembre 1683). Errard resta à Rome. Il y mourut six ans après et fut enterré dans le cloître de Saint-Louis-des-Français. Contrairement aux statuts de 1666, La Teulière n’était pas un peintre du Roi : c’était un simple amateur doublé d’un homme de lettres ; aujourd’hui on l’appellerait un critique d’art. Les artistes le voyaient d’un mauvais œil parce qu’il n’était pas un d’eux. Il prit cependant leurs intérêts fort à cœur.

À ce moment, la situation des représentans et des agens français à l’étranger était devenue délicate. Les difficultés qui surgissaient n’étaient plus aplanies par la toute-puissance de Louis XIV. Les ennemis du Grand Roi, si profondément humiliés, reprenaient courage et formaient une redoutable coalition. À Rome, la Déclaration de 1682, relative aux libertés ou aux privilèges de l’Église gallicane, avait fort irrité le Saint-Siège, dès lors assez enclin à faire cause commune avec Guillaume d’Orange et ses alliés. Jusque dans les tableaux qu’on fait copier au Vatican, on cherche, à cette heure-là, des argumens favorables à la suprématie du Roi : « Le Serment de Léon III, lit-on dans un mémoire adressé à Villacerf, en septembre 1691, n’est pas moins important que le Couronnement de Charlemagne, parce qu’il fait voir que les rois de France estaient souverains dans Rome et que ce Pape, estant accusé par les seigneurs et barons romains, fut obligé de se purger par serment public devant Charlemagne, qu’il nomme son souverain Seigneur. On a fait copier tant de tableaux indifférens et même inutiles ; il est donc à souhaiter que l’on copie ces deux-là au plus tôt et que l’on exécute la pensée que Mgr de Louvois en avait conçue, après en avoir connu l’importance. »

De septembre 1683 jusqu’à sa mort, en juillet 1691, Louvois conserva la surintendance des Bâtimens. Si absorbé qu’il fût par l’écrasante besogne que lui imposaient les opérations militaires engagées sur toutes nos frontières, il ne se désintéressa, à aucun instant, de l’embellissement des maisons du Roi et de la prospérité de l’Académie de Rome.

Louvois ne manquait ni de goût, ni de connaissances artistiques. C’est ainsi que, dans une lettre à La Teulière, du 2 août 1688, il critique d’une manière très judicieuse le tableau d’un élève de l’Académie : « La Cléopâtre, dit-il, ne m’a pas semblé bien dessignée, particulièrement le col, qui est plus long qu’il ne devrait être. La teste de la suivante n’est point d’aplomb sur son col, ni sa gorge sur ses jambes... Son visage a un mauvais coloris. »

Assez fréquemment Louvois invite La Teulière à le renseigner sur les acquisitions qu’il est possible de faire en Italie et il en ordonne d’importantes, bien que le Trésor royal soit très obéré par les dépenses de guerre. A l’exemple de Colbert, qu’il imite en cela, Louvois s’informe souvent des travaux exécutés par les pensionnaires, de l’assiduité de ceux-ci, de leurs qualités artistiques. Donnent-ils prise à son mécontentement, il l’exprime en termes impérieux, conformes à son caractère. « Si cela ne les corrige pas et qu’ils ne s’appliquent pas uniquement à travailler, je vous ordonne de les renvoyer tous, les uns après les autres, sans rien leur donner pour leur voyage, et ils peuvent être assurés qu’en arrivant, je les ferai mettre à Saint-Lazare pour un an. « 


II

La période qui suivit la surintendance de Louvois, auquel succéda Edouard Colbert, marquis de Villacerf (juillet 1691- octobre 1699). — qui eut lui-même comme successeur Jules Hardouin Mansart (janvier 1699 à mai 1708), — fut moins brillante que la précédente. Les difficultés pécuniaires allaient croissant et les nouvelles de l’Académie n’offraient plus qu’un intérêt très secondaire pour ceux que rendait anxieux l’issue de la lutte engagée contre la coalition européenne.

Déjà vieux, n’ayant plus Louvois pour le diriger, en butte à l’hostilité des peintres et des sculpteurs qui ne lui pardonnaient point de n’être pas des leurs, allant même jusqu’à s’imaginer qu’un des anciens élèves de l’Académie, Théodose, avait voulu l’empoisonner, La Teulière, qui sentait sa faveur faiblir, envoya à Paris un projet de médaille destinée à célébrer les victoires du Roi, mais l’inscription de cette médaille, maladroitement conçue, déplut fort et acheva sa disgrâce.

Il faut ajouter que, sur les questions d’art elles-mêmes, La Teulière n’était point d’accord avec Villacerf non plus qu’avec Mignard, le conseiller et l’inspirateur du surintendant. Partisan des traditions classiques, dissertant volontiers et longuement sur la beauté des œuvres d’art que nous a léguées l’antiquité, La Teulière se montrait fort sévère pour les Italiens de son époque, Bernin, Pietro de Cortone, Borromini, « qui, dit-il, négligeaient fort l’anatomie jusqu’à la mépriser et la blâmer même indirectement parce qu’ils l’ignoraient et étaient naturellement fort paresseux. » Il les accusait encore « d’avoir ruiné les beaux-arts par les libertés qu’ils avaient prises tous trois de donner beaucoup à leur goût particulier ou, pour mieux dire à leur caprice, chacun dans leur art. » Mignard, au contraire, était beaucoup plus indulgent pour les maîtres italiens d’alors, dont il se rapprochait à plusieurs égards. Tandis que La Teulière demandait, conformément à la tradition de Colbert, que, pour les travaux destinés au Roi, l’on n’employât que des artistes français, Mignard préférait « qu’à Rome, on se servît d’autres peintres que les Français, qui sont des jeunes gens qui ne s’attachent pas à des ouvrages de longue haleine. » Quant à Villacerf, il n’était pas l’ennemi des interprétations de l’Antique, que réprouvait La Teulière, mais qui étaient alors si fort à la mode chez la plupart des peintres et des sculpteurs. « Il ne faut pas, écrivait Villacerf, le il mai 1693, vous arrêter autant à l’Antique que vous faites, c’est-à-dire le copier de point en point, parce qu’autrefois on pouvait faillir, comme on le fait à présent ; et, quand vous trouvez quelque chose qui n’est pas bien dans une figure antique, il le faut corriger avec connoissance de cause, estant une méchante excuse à l’ouvrier de dire qu’il a suivi l’Antique. »

A diverses reprises, dès cette époque, on fit courir à Rome le bruit de la suppression de l’Académie de France. Ce qui y donnait lieu, c’étaient les retranchemens successifs qui avaient été opérés sur le nombre des élèves et sur le personnel auxiliaire, la suppression des professeurs d’anatomie et de mathématiques, la réduction de l’allocation accordée aux pensionnaires. Ces mesures étaient fort commentées, mais, comme l’écrivait Villacerf, qui, lui-même, dans une lettre du 3 mai 1694, parle de l’éventualité de la fermeture de l’Académie, « tous les raisonnemens ne tiennent rien contre le manque d’argent. »

La Teulière cependant nu cessait d’en présenter de fort beaux, et même de très justes en faveur du maintien de l’Académie : « Il est à considérer, répondait-il à Villacerf, le 24 mai 1694, que Rome est un théâtre exposé à la veue de tout l’univers, où l’on ne saurait rien faire qui ne devienne public en moins de vingt-quatre heures, parce qu’il n’y a point de lieu où les espions soient en plus grand nombre... Le Roy a icy très peu de partisans en comparaison de ses ennemis, par une fatalité difficile à comprendre. De manière qu’on y est plus disposé qu’ailleurs à porter un jugement peu favorable sur tout ce qui regarde la France, pour ce qui peut souffrir une mauvaise interprétation, et tous les jugemens que l’on se forme icy, bien ou mal fondés, se respandent ensuite dans tout l’Univers en moins de temps qu’ailleurs parce que cette ville a commerce avec tout le reste du monde... »

Tout cela était vrai, mais une phrase de Villacerf montre à quel point la situation de l’Académie avait changé depuis la surintendance de Colbert : « J’ay assez d’amitié, écrit Villacerf, pour le sieur Lepaultre, pour luy conseiller moi-même de venir à Paris, s’il y avait du travail pour l’occuper et s’il pouvait y gagner sa vie ; mais l’on n’y fait rien présentement et tous les sculpteurs sont inutiles. »

Malgré les obstacles de plus en plus nombreux auxquels il se heurtait, La Teulière continua à diriger l’Académie jusqu’au moment où Villacerf fut remplacé à la surintendance par Jules Hardouin Mansart. Quoique La Teulière, en apprenant le choix de Mansart, lui eût adressé les lettres les plus obséquieuses, ces protestations « de docilité, de soumission et de zèle » ne touchèrent apparemment pas beaucoup le nouveau surintendant, qui, quelques jours après, l’informait, par une lettre du 4 mars 1699, qu’il était « très fasché et bien mortifié d’être dans la nécessité de lui apprendre que le Roy avait disposé de sa place en faveur de M. Houasse, Sa Majesté désirant que ce soit un habile peintre qui ayt la direction de l’Académie. » Dans cette lettre, Mansart faisait allusion à d’autres raisons que La Teulière pourrait apprendre après son retour et qui semblent avoir trait à sa gestion financière. Cette brusque disgrâce mit le pauvre La Teulière, comme il l’écrit lui-même, dans un pitoyable état. Il mourut à Rome peu de temps après.

Houasse, qui remplaça La Teulière, informe Mansart, dans ses premières lettres, non sans quelque malicieuse intention à l’égard de son prédécesseur, qu’un très grand désarroi régnait, lors de son arrivée, parmi les élèves de l’Académie. De son côté, Mansart lui adresse, pour que tout rentre dans l’ordre, de sévères instructions, à l’observation desquelles il ne paraît pas, d’ailleurs, avoir beaucoup tenu la main, si l’on en juge par ce fait qu’il envoya, comme pensionnaire à l’Académie, un de ses neveux, jeune abbé, qui n’était ni peintre, ni sculpteur. Ces infractions au règlement n’empêchaient pas Mansart de recommander de ne dépenser que le strict nécessaire et de ne pas augmenter le nombre des pensionnaires, déjà très restreint. C’est ainsi que, trois places étant devenues vacantes, Mansart ne désigna d’abord, pour ces vacances, qu’un seul titulaire ; pour celui-ci, il eut la main heureuse : ce pensionnaire n’était autre que Jean-Baptiste de Troy, qui devait se distinguer par un réel talent et devenir ultérieurement directeur de l’Académie de France.

Ce fut à partir du directorat de Houasse que les directeurs, tout au moins pendant la première partie du XVIIIe siècle, prirent l’habitude d’adresser au surintendant des informations nombreuses sur tout ce qui se passait à Rome et sur les nouvelles qui y parvenaient des divers points du monde. Ces renseignements offraient, à cette heure-là, d’autant plus d’intérêt qu’on était à la veille de l’ouverture de la succession d’Espagne ; plus que jamais s’accentuait la lutte d’influences qui se poursuivait depuis si longtemps entre la maison d’Autriche et la maison de France. Conformément aux instructions qu’il avait reçues, Houasse se croit obligé d’envoyer à Versailles de nombreux détails sur l’état de santé du Pape, les nominations ou les décès des cardinaux, les voyages princiers, les intrigues de l’ambassadeur d’Allemagne, la mort d’Innocent XII, le conclave, l’insulte faite au prince de Monaco, ambassadeur de France, par les soldats de la garde du Pape et les sbires, l’élection de Clément XI, bref une vraie chronique de Rome durant toute cette période, qui fut particulièrement agitée.

Entre temps, Houasse demande à Mansart d’autoriser quelques achats de livres ou d’objets mobiliers tout à fait indispensables. Mansart y consent, mais c’est en recommandant, toujours et sans cesse, « l’économie nécessitée par les circonstances. » La misère de la dernière partie du règne de Louis XIV, naguère si magnifique, apparaît jusque dans les moindres choses. C’est à peine si l’on constate une légère détente entre la paix de Ryswick et le début de la guerre de la succession d’Espagne, et si, à ce moment, l’Académie put profiter de la venue à Civita-Vecchia de deux ou trois bâtimens marchands pour faire en France quelques-uns de ces envois d’objets d’art ou de travaux de ses pensionnaires, naguère si nombreux et désormais si rares.

Durant quelque temps, sous le nouveau pape Clément XI, après la proclamation du Duc d’Anjou comme roi d’Espagne, le crédit de la France parut se raffermir à Rome. De nouveaux élèves arrivent à l’Académie et les dépenses sont moins irrégulièrement payées. En août 1702, on voit même Mansart, ce qui n’était pas arrivé depuis longtemps, réclamer à Houasse un mémoire exact « des ouvrages que chacun des pensionnaires ont faits depuis qu’ils sont à l’Académie, afin qu’il puisse rendre compte au Roy et prendre les ordres de Sa Majesté pour les transporter en France. « Le rapport envoyé par Houasse à Mansart ne donne qu’une idée assez peu satisfaisante de ces travaux. En marge de ce rapport, Mansart écrit : « Je suis surpris que les Escoliez aient fait si peu d’ouvrage. J’espère qu’à l’avenir vous tiendrez la main à ce que cela aille mieux. »

Il n’en fut pas ainsi. Une nouvelle crise ayant éclaté à l’Académie, Houasse s’en plaint à Mansart, qui répond : « Tenez la main que chacun fasse mieux son devoir et soyez sévère à leur Conduite. S’ils continuent, je les chasseray honteusement de l’Académie et ils seront notez pour toute la vie comme indignes d’exercer un art à la perfection duquel on ne parvient que par un grand amour de l’estude, dont ils ne sont point capables quand ils ont un esprit si dérangé. » Houasse se lassa-t-il d’un tel état de choses ? Toujours est-il que, le poste de garde des tableaux du Roi et trésorier de l’Académie de peinture, qu’il occupait avant son départ pour l’Italie, étant devenu vacant, il fit demander par son gendre, le sculpteur Coustou, d’en venir reprendre possession. Mansart déféra à ce désir et, pour remplacer Houasse à Rome, désigna le peintre Charles Poërson, qui, nous l’avons vu, avait été, au temps de Colbert et d’Errard, l’un des premiers pensionnaires de l’Académie.

Lorsque Poërson arriva à Rome, en décembre 1704, Houasse lui apprit « qu’il y avait six semaines qu’il manquait d’argent et qu’il fallait payer dans trois semaines le loyer. » Le mobilier de l’Académie était alors dans un si piteux état, aucun achat n’ayant été fait depuis nombre d’années, que Poërson écrit : « C’est une pitié de voir ce qu’on nomme draps, serviettes, nappes et autres ustancils. » Loin de prendre fin, comme l’espérait Poërson, cette gêne ne fit qu’empirer. Sans argent, presque sans élèves, contraint de quitter la résidence habituelle de l’Académie oïl il n’était plus en sûreté, forcé de « louer des lits aux Juifs » pour ses derniers pensionnaires et pour lui-même, isolé au milieu d’une population hostile, Poërson, tout autour de lui, ne cessait de voir se déchaîner contre le Roi, dont il avait le culte, des haines furieuses auxquelles la défaite des armées françaises enlevait toute retenue.

« On n’oserait, écrit-il en juin 1706, après la levée du siège de Barcelone, quasi se montrer. Les Allemands, les Anglais et presque tous les Italiens en témoignent une joie insultante à laquelle on ne peut résister. » Cette animosité s’accentue encore après la déroute « de l’armée commandée par M. de Villeroy, avec tout le canon, le bagage, les villes de Louvain et de Bruxelles, et la descouverte que l’on a faite des intelligences que M. de Bavière avait avec les ennemis. » À ce moment, Poërson est désespéré : « Pardonnez-moi, écrit-il au surintendant, le grand nombre de lettres dont je vous importune ; mais c’est une triste situation que d’estre à quatre cents lieues de chez soy, sans argent et sans nouvelles des personnes que l’on honore et que l’on chérit le plus. » L’Académie et son directeur ne vivent plus que d’expédiens et d’emprunts singulièrement difficiles « parmi des gens qui nous haïssaient et qui se réjouissaient de nos malheurs. » Poërson ne sait plus à quel saint se vouer pour se tirer d’intrigue. « A tout instant, nous apprend-il effrayé, l’on parlait de l’entrée de l’armée allemande et la canaille n’attendait que ce moment pour saccager Rome. » Dégoûté, harassé de préoccupations et d’angoisses, l’infortuné directeur se résolut alors à prendre un parti extrême. Lui, le défenseur attitré de l’école de Rome, l’un de ses premiers élèves, il écrit au surintendant Mansart une lettre dans laquelle il réclame la suppression de l’Académie. Il y donne contre son maintien de prétendus argumens, depuis lors souvent réédités, qu’on pourrait, sous une forme à peine rajeunie, trouver reproduits dans nombre d’articles de journaux, et même dans quelques documens parlementaires. Poërson, dans cette lettre, déclare sans détour que Sa Majesté pourrait s’épargner la dépense d’une Académie qui ne peut répondre à l’idée que l’on avait eue « de former d’habiles gens et d’en tirer de belles copies tant d’architectures que de peintures et sculptures. » Pour l’architecture, « excepté le Panthéon ou Rotonde, le Colysée et quelques colonnes (sic), » il ne voit « rien de considérable de l’Antiquité qui puisse instruire les estudians » et, parmi les monumens modernes, à peine est-il d’avis que « la grande église Saint-Pierre et peu d’autres peuvent fournir à nos voyageurs prévenus de quoy se récrier. »

Toujours courtisan, Poërson, qui, plus que jamais, a besoin des bonnes grâces du surintendant, ne néglige pas d’ajouter que « les excélans et admirables ouvrages dont Mansart a orné la France sont des moyens plus sures pour faire de bons architectes que tout ce que l’on voit dans Rome. » Quant aux chefs-d’œuvre de la peinture et de la sculpture, que renferme la Ville Eternelle, Poërson affecte de ne leur attribuer guère plus d’importance qu’à ceux de l’architecture. « A l’égard de la peinture, dit-il, les lieux où sont les belles choses qui ont acquis tant de réputation à cette Ville sont quazi toutes ruinées et de plus fermées aux estudians, de manière qu’il y a peu de fruit à en espérer et beaucoup à craindre de l’oisiveté que les jeunes gens contractent aisément en ce païs. Et, quant à la sculpture, ce qui est moderne donne assez générallement dans un goût faux et bizarre. Pour les antiques, ayant les figures mouliez en France, il n’est pas absolument nécessaire de venir icy. La preuve est que, depuis que je suis à Rome, je n’ay veu ni Italiens ni aucun estranger copier les marbres. L’on se contente de dessiner ou modeler d’après les piastres, dans lesquelles on trouve plus de facilitez. Toutes ces considérations, jointes à ce que vous pourriez, monseigneur, employer ces sommes plus utilement en France, me forcent de prendre la liberté de vous remontrer très respectueusement que le Roy pourrait esviter cette dépense. »

On en était là ; et Poërson semblait sur le point de quitter Rome et de fermer l’Académie, lorsque, Mansart étant mort subitement le 11 mai 1708, le marquis d’Antin brigua sa succession et l’obtint, encore qu’il y parût peu préparé par le métier des armes qu’il avait longtemps suivi, sans grand bonheur.


III

Quoiqu’il se piquât « de s’être toujours mêlé de jardinage et d’avoir du goût pour les maisons, » il est probable que tel n’était point, pour le nouveau titulaire, le principal attrait de la Direction générale des bâtimens, qu’il conserva pendant près de trente ans, c’est-à-dire jusqu’à sa mort, en 1736. L’avantage que d’Antin voyait dans cette charge était apparemment la facilité qu’elle lui assurait d’approcher plus souvent le Roi, dont la froideur, voire la disgrâce, avait été pour lui le pire des supplices. Avec quelle amertume rappelle-t-il dans ses Mémoires que « c’est un état trop douloureux de ne jamais plaire à quelqu’un à qui vous êtes uniquement attaché, que vous servez avec dévouement, auprès duquel vous passez votre vie dans un abandon total de vous-même ! »

Seul fils légitime de Mme de Montespan et ne dissimulant point son regret du hasard d’une légitimité qui le privait des honneurs quasi royaux accordés à ses demi-frères, le duc du Maine et le comte de Toulouse, Louis-Antoine Pardailhan de Gondrin, marquis, puis duc d’Antin, n’était pas seulement le parfait courtisan qui a dit de lui-même « qu’il avait cru voir les cieux s’ouvrir, lorsqu’il s’était vu à la Cour. » Dans l’exercice des fonctions qui lui furent confiées, il se révéla un administrateur remarquable : ses actes, comme ses lettres, témoignent de son esprit d’ordre et de régularité, de la sûreté de son goût, de la supériorité de son jugement. Ennemi de l’emphase, il ne dit que ce qu’il faut, d’une plume sobre et prompte, sachant d’un mot rectifier une erreur ou refréner la flatterie, dont il connaît à la fois la puissance et la vanité. S’il se préoccupe, avant tout, de la gloire du Roi, laquelle, dans le langage du temps, équivaut presque toujours au bon renom de la France, il ne cesse de montrer un constant souci du bon emploi des deniers de l’Etat Joignez à cela une sorte de sérénité, imperturbable et superbe, dont, comme Louis XIV, son maître et son modèle, il ne se départit jamais. Dans sa vie, tant publique que privée, d’Antin avait connu des heures pénibles ; mais, quels que fussent les événemens, il les vit toujours « comme dans un tableau, » conservant immuable son attachement « pour les mêmes choses, pour la Cour et pour tous les objets qui l’avaient enivré dans son enfance et dont rien n’avait pu le guérir. »

À cette Cour, dont il avait la passion, les bâtimens du Roi, alors si nombreux et si importans, se rattachaient comme le cadre même du tableau cher à d’Antin. Lorsqu’il prit possession de la charge que s’étaient disputée Colbert et Louvois, la période des fastueuses dépenses était passée ; on touchait aux heures les plus sombres, les plus cruelles, de la guerre de la succession d’Espagne ; aux yeux de l’Europe, presque tout entière coalisée contre le monarque dont elle avait si longtemps et si impatiemment subi l’omnipotence, il s’agissait de voiler le plus possible l’étendue de notre défaite et l’épuisement de nos ressources. D’Antin, avec une habileté extrême, s’acquitta de cette tâche difficile.

A Rome plus qu’ailleurs, comme le mandait Torcy à l’abbé de Polignac, notre-chargé d’affaires, « il estait de la gloire et de l’intérest du Roy de soutenir l’Académie dans un pays où l’on croirait la France absolument ruinée, si l’on négligeait la dépense d’un aussi modique entretien. » Pour cela, d’Antin fit l’impossible. Dans la lettre même par laquelle il avisa Poërson de sa nomination, le nouveau directeur général déclarait que « son premier soin avait été de songer à l’Académie royale de Rome, « désirant fort qu’elle soit dans Testât qui convient. » En même temps qu’il prescrivait « de ne rien négliger pour soutenir et relever cette Académie, » d’Antin faisait parvenir à Poërson des lettres de change impatiemment attendues. Ainsi réconforté, Poërson ne par la plus de sa démission, ni de l’inutilité de l’Académie. Peu de jours après, Polignac pouvait écrire à Torcy : « Je suis fort aise que M. le marquis d’Antin prenne un peu à cœur notre Académie de Rome ; il a très bien commencé pour la remettre en Europe. Poërson gémissait depuis longtemps de Testât où ce bel établissement tombait malgré tous ses efforts. Il ne songe plus à quitter son emploi ; au contraire, il est plus que jamais animé à le remplir dignement... Je ne crois pas que M. Mansart fût si touché de la raison qui fait souhaiter que l’Académie se maintienne. » Mais on avait beau faire, la misère persistait. C’est ainsi que, d’Antin l’invitant à préciser « ce que Ton pourrait tenter pour rétablir l’Académie dans son ancien lustre, » Poërson raconte qu’on en était venu à ne plus pouvoir fournir, pour leurs travaux, aux pensionnaires peintres des toiles el des couleurs, aux sculpteurs du marbre et des outils.

Au cours de cette même lettre, après avoir tracé du parfait directeur de l’Académie de France à Rome un portrait qui ressemble beaucoup au sien et quelque peu daubé sur son prédécesseur, La Teulière, « qui, n’était ni peintre, ni sculpteur, et dont le choix avait été cause du dérangement de l’Académie, » Poërson se plaint, non sans vivacité, du relâchement des règles précédemment fixées, la plupart des pensionnaires entrant par faveur et sans beaucoup de choix. Tout naturellement aussi, il profite de l’occasion pour faire, dans le style adulateur et pompeux qui lui était habituel, l’apologie de d’Antin. Ce n’est pas, cependant, sans quelque vérité qu’il écrit : « Ce bel établissement, si glorieux au Roy et si utile à la nation, serait tombé si le Ciel, qui veut que le règne de notre grand Monarque ne souffre aucune diminution, ne lui avait inspiré, Monseigneur, de vous choisir pour être l’illustre restaurateur des Beaux-Arts. »

Poërson propose ensuite diverses modifications à apporter dans le fonctionnement de l’Académie. Il demande que les maîtres d’anatomie et de mathématiques, qui avaient été supprimés, soient rétablis, et que les élèves travaillent de nouveau pour le Roi, « parce qu’il est constant qu’ils en sont plus apliquez » et que « la pluspart des belles peintures qui se font en France, aux Gobelins, viennent d’après les copies que nous avons faites icy. » Avec plus d’insistance encore, Poërson souhaite que les jeunes peintres, sculpteurs, architectes et graveurs soient recrutés avec soin en raison de leur capacité et de leurs mœurs. « Outre, dit-il, que l’air de ce pays et les fréquentations y sont très dangereux, l’honneur de notre nation y est fort intéressé,... les égaremens de ces jeunes Français de tous rangs qui viennent à Rome étant en partie cause du mépris et de la haine que ces peuples, en général, ont contre nous et qu’ils ont fait paraître depuis sept années environ. » Poërson n’exagérait-il pas quelque peu l’importance de ces incartades déjà signalées par Houasse, son prédécesseur, et qui avaient provoqué l’irritation de Mansart qui, dans une de ses lettres, allait jusqu’à dire « qu’on serait bien heureux si l’on pouvait espérer une saison où ils puissent mourir ? » À cette heure-là, ces turbulens étaient en très petit nombre à l’Académie. On n’y comptait plus, lorsque d’Antin fut appelé à la direction des bâtimens, que deux peintres, un sculpteur et un neveu du feu surintendant Mansart, « le sieur abbé Hardouin, qui ne dessinait, ni ne peignait, et qui, outre la pension ordinaire, touchait 500 livres par année. »

Poërson se plaint également des refus auxquels il se heurte pour faire travailler ses élèves au Vatican et dans les palais des princes et cardinaux. Il est vrai que cette difficulté lui paraît devoir être passagère, étant persuadé, dit-il, « que, si le bon Dieu bénit les armes de notre grand monarque et que Philippe cinquième soit maître de l’Espagne, nous serons receus à bras ouverts, car j’ai remarqué que les difficultés sont devenues insurmontables depuis les disgrâces de Barcelone et de Turin. »

Dans sa réponse, sans s’occuper autrement des digressions de son correspondant, d’Antin, après avoir rappelé qu’il est, comme feu M. Colbert, persuadé que, « pour achever de rendre un règne illustre, il faut faire fleurir les arts et les sciences et qu’il lui semble que le Roy n’a rien oublié pour cela, » prescrit ce qu’il veut qu’on fasse « afin de réparer ce qui a été négligé. » Le nouveau directeur général confirme les pouvoirs de Poërson, en l’assurant que le directeur de l’Académie recevra désormais de l’ambassadeur de France toute la protection et tous les secours dont il aura besoin. Le maître de mathématiques sera rétabli et l’on aura soin de prendre le meilleur. On choisira les futurs élèves parmi ceux qui auront le plus de talens. Il appartiendra au directeur de régler leurs mœurs et de les tenir dans une exacte discipline. « On est toujours le maître quand on veut, » dit d’Antin, qui se peint tout entier par ce mot. « Envoyez-moi le nom de vos élèves, leurs talens, qui ils sont, d’où ils viennent, car je veux que dorénavant tout soit comme il doit être. Envoyez-moi au bout de l’année un état en détail de toutes vos dépenses pour que je puisse en être informé au juste et pour voir si elles sont conformes au fonds que Sa Majesté y destine. Je vous prie, en attendant, de m’écrire tous les ordinaires ; nous ne saurions avoir trop de commerce ensemble. »

Ayant tracé ces règles, sages et précises, d’Antin, pendant sa longue surintendance, ne s’en écarta jamais. Quelques jours après, il adressait à Poërson le règlement qui assurait de nouveau, dans les conditions les meilleures, le fonctionnement de l’Académie. Même aux temps les plus durs, au lendemain des plus cruelles défaites, jusqu’au jour où la victoire de Denain libéra la France, et alors que c’était déjà beaucoup de vivre ou d’avoir l’air de vivre, d’Antin ne négligea jamais de pourvoir exactement aux besoins de l’Académie. Il ne cesse de se renseigner sur les travaux des élèves, de rappeler à Poërson qu’il ne prise guère les louanges exagérées ou ridicules ; de mettre fin par des ordres précis à ses tergiversations incessantes ; de lui répéter que, « quand on est chargé des affaires des autres, l’épargne est une vertu. »

Avec un zèle et une constance qui ne se démentent point, d’Antin s’occupe aussi de chercher des pensionnaires dignes d’être envoyés à Rome, ne ménageant pas les éloges et les encouragemens à ceux qu’il en croit dignes, ne détestant rien tant que la médiocrité et le mauvais goût : « Ne souffrez jamais, écrit-il, pour quelque considération que ce soit, que les travaux mauvais de vos élèves paraissent en public. »

A dire vrai, pendant toute la durée de sa surintendance, le duc d’Antin fut, comme l’avait été Colbert, le véritable directeur de l’Académie de Rome. Poërson était pour lui un médiocre collaborateur dont la principale occupation, à cette heure de crise, et même plus tard, était d’écrire d’interminables lettres, bien moins sur l’Académie, sauf pour ce qui concernait ses besoins d’argent, à l’endroit desquels il est toujours très loquace, que sur les incidens, quels qu’ils fussent, qui se succédaient à Rome. Nouvelles ou rumeurs de tout ordre mises en circulation dans les couloirs du Vatican ou des ambassades, maladies, décès, fêtes, repas, mariages, entrées solennelles de personnages étrangers, aventures plus ou moins romanesques, affaires ecclésiastiques, rixes fréquentes des sbires de la police romaine avec le personnel des légations, propos de cours ou de boudoirs, variations atmosphériques, — tout est noté pêle-mêle dans cette correspondance de Poërson, qui rapporte tout ce qu’on lui raconte. Parfois tout ce verbiage lasse d’Antin, qui ne peut s’empêcher d’écrire : « Je suis fort aise de savoir des nouvelles du Pape et des cardinaux ; mais je suis bien plus curieux d’en savoir de votre Académie dont vous ne me dites jamais un mot. Je vous ay déjà mandé de me faire sçavoir si vos élèves promettent ou s’ils font usage de leur temps et si l’argent qu’ils coûtent est bien employé. »

Il y eut une heure toutefois où la situation de la France devint si grave que, même sous d’Antin, l’Académie de Rome en subit le contre-coup à un point jusqu’alors inconnu. Les communications par mer sont coupées ; les postes sont interrompues ; plus d’une fois les lettres, y compris les lettres de change, sont perdues ou volées ; lorsqu’elles arrivent à leur adresse, elles n’y apportent que de lugubres nouvelles. « Que j’aurais de plaisir, monseigneur, écrit Poërson, le 11 mai 1709, de recevoir de votre part ces douces paroles : la paix est faite ! » Longtemps encore les plus douloureux événemens, ausfi4 bien que les pires exigences de l’ennemi, « ses extravagances, » comme l’écrivait d’Antin, devaient se succéder avant que ce vœu, qui était celui de la France entière, fût exaucé. Villars, enfin, le réalisa à Denain.

Jusqu’au moment où la fortune redevint plus favorable aux armes de Louis XIV, la correspondance de d’Antin avec le directeur de l’Académie n’a guère trait qu’à des échanges de vues ou à des encouragemens accordés à Poërson, nommé, à sa grande joie, chevalier de l’ordre de Saint-Lazare. Comme Poërson, fidèle à son habitude, se confond, à ce sujet, en remerciemens interminables, d’Antin lui fait cette brève et caractéristique réponse : « J’avais bien compté que la grâce que le Roy vous a faite ferait bon effet à Rome. Il n’y a rien qui fasse plus d’honneur que de recevoir les récompenses de son maître. » Quant aux innombrables rumeurs dont Poërson lui transmet l’écho, le duc s’en soucie peu : « Laissez dire vos politiques romains. Vous saurez avant peu à quoi vous en tenir. »

Ce qui préoccupe d’Antin, ce sont les malheurs de la France, les revers de nos armées, les deuils qui, coup sur coup, frappent la famille royale. Aussi se fait-il envoyer des détails très précis sur les services célébrés à Rome après la mort du Grand Dauphin, du Duc et de la Duchesse de Bourgogne et de leurs enfans, et que le représentant de la France, le cardinal de la Trémouille, avec le concours de l’Académie, s’appliqua à rendre aussi solennels que possible.

Même sur ce terrain funéraire, il s’agissait de dissimuler une détresse qui réjouissait nos ennemis. « La peste peut venir en Italie, écrit d’Antin ; ils ont mérité pis, par la manière dont on s’est gouverné dans ce pays-là depuis 1701. » A Poërson qui relate com plaisamment les fêtes dont il est témoin, il réplique : « Nous ne sommes point comme à Rome, où tout paraît en gayeté ; nous sommes pénétrés de la plus vive douleur que l’on puisse ressentir de toutes les pertes que nous venons de faire, et nous avons bien raison. »

Après le traité d’Utrecht, la situation changea. La période de paix qui s’ouvrit alors pour la France fut très propice à l’Académie. Poërson, toutefois, a pris un tel goût à son rôle de chroniqueur que sa correspondance continue à être une gazette. Il ne tarit point sur les victoires du prince Eugène, sur la défaite des Ottomans, sur la levée du siège de Corfou, « qu’on tient pour un vrai miracle, » et à l’occasion de laquelle, le peuple de Rome ne cesse de faire des feux d’artifice et de courir, toutes les nuits, avec des vizirs en carton, auxquels ils disent force injure, les brûlant et criant : « Vive l’Empereur ! »

Entre temps, d’Antin, fidèle à son habitude, rappelle son Subordonné au principal devoir de sa charge : « Une chose dont vous ne me parlez jamais, lui écrit-il le 23 juin 1717, et qui m’est moins indifférente (que toutes vos nouvelles), c’est de vos élèves. Votre silence me fait craindre que vous n’ayez rien de bon à en dire ; mais, quoi qu’il en soit, je vous prie de me marquer ceux qui font bien ou qui l’ont mal, les différens talens où ils s’adonnent et les succès qu’ils y font. Il faut au moins que la dépense qu’ils coûtent au Roy ne soit pas inutile, et vous devez vous faire honneur de nous envoyer de bons sujets. »

Il est des cas, pourtant, où d’Antin ne se montre pas aussi dédaigneux des nouvelles que lui envoie Poërson. S’il est excellent administrateur, il est aussi homme de cour. Au moment, par exemple, où les intrigues d’Alberoni prennent à Rome de l’importance, d’Antin, sachant combien le Régent s’en préoccupe, mande à Poërson : « Continuez à me faire part de tout ce qui vient à votre connaissance. Ce n’est pas à vous de garantir la vérité de ce qu’on débite. Il suffit que vous rendiez les choses comme on vous les donne. » Le reportage, on le voit, ne date pas d’hier. L’observation suivante suffirait, elle aussi, à en témoigner : « Si j’étais mieux en argent comptant, je pourrais encore mieux servir Votre Grandeur, parce qu’avec cette clef on entre dans bien des cabinets. » Mais d’Antin n’entend pas payer trop cher ce que lui envoie son correspondant : « Continuez toujours de même, il ne m’en faut pas pour plus d’argent. »

Entre toutes autres, les informations relatives aux conclaves, qui se succédèrent assez fréquemment à cette époque, eurent le don d’intéresser d’Antin. Il s’en avoue curieux ; mais ce qu’il veut, ce sont de vraies nouvelles, et non pas des récits de cérémonies, si communs, dit-il, qu’il fait savoir à Poërson qu’il l’en dispense. Le conclave de 1724, qui dura plus de deux mois (Benoît XIII ne remplaça que le 27 mai Innocent XIII décédé le 7 mars), donna notamment à la plume de Poërson tout loisir de s’exercer. Il ne s’en fit pas faute. Il semble que, pour lui, le conclave n’ait guère de secrets. Il va jusqu’à raconter par le menu les altercations qui se seraient élevées entre les chefs de « factions, » leurs négociations, leurs rapprochemens, le nombre des voix dont disposent les candidats, celui des nemini. Il se demande si les cardinaux allemands ou espagnols débarqueront à temps ; — à quelles manœuvres se livre le comte de Kaunitz, ambassadeur de l’Empereur ; — quels sont ceux des cardinaux qu’atteindra l’exclusive de l’Empereur ou celle du roi d’Espagne. On parle beaucoup de Paulucci, de Piazza, « qu’on dit élu, » de Ruffo, d’autres encore. Mais, finalement, tous ces papabili échouent, et c’est la sainteté qui paraît à Poërson avoir triomphé dans la personne d’un dominicain (qui était, en réalité, un jacobin), Pietro-Francesco Orsini. « Chauvin, écrit-il le 6 juin 1724, dit que le Pape est un saint homme envoyé de Dieu pour gouverner pieusement son Église. En effet, cette élection s’est faite par inspiration et non par cabales des hommes, ce qui apparut bien évidemment, puisque, le dimanche matin, vingt-cinq cardinaux furent dans la cellule du cardinal Albano et dirent, tous d’une voix, qu’ils voulaient faire le Pape. Les ministres des couronnes y ayant consenti, ils élurent le cardinal des Ursins, lequel refusa et versa des larmes pendant du temps, mais, pressé par les cardinaux, et inspiré du ciel, il se rendit avec beaucoup de modestie, en se disant indigne de cet honneur. » Apparemment, d’Antin dut être satisfait de cette nouvelle, lui qui souhaitait, avant tout, que « le futur pape eût la douceur et le caractère d’esprit qu’il faut pour maintenir la chrétienté en tranquillité et paix. » Il est vrai qu’en bon Français, il désirait aussi que l’élu du Sacré Collège « fût de nos amis. »

Les fonds, à ce moment, ne manquent pas à l’Académie de France, car d’Antin, plus que tout autre, accorde une aveugle confiance à la banque de Law, qui a « plus de crédit que celle de l’Europe entière. » Puisant largement dans les flots du Pactole ou du Mississipi, le Régent multiplie ses commandes de statues, de médailles, de tableaux ; il acquiert la fameuse Vierge, de Raphaël, qui devint la gloire de la galerie de la maison d’Orléans. Poërson passe son temps à faire encaisser et emballer des objets d’art. Le duc d’Antin Ty stimule de son mieux, « Mgr le Régent estant notre maître à tous. »

Mais, bientôt, survient la banqueroute de Law et sa répercussion est des plus pénibles : « Le dernier édit qui retranche les trois quarts des billets, écrit Poërson le 17 octobre 1720, met plus que jamais dans l’impossibilité de trouver à Rome de l’argent pour subsister ; l’on y croit la France fort dérangée et les Italiens ne veulent pas faire de crédit. » Poërson en est d’autant plus affecté que sa femme est très malade et que les médecins, chirurgiens et autres lui réclament leur dû avec insistance. D’Antin, lui, qui a traversé bien d’autres épreuves, ne se trouble pas, « Je vous prie d’être persuadé, répond-il, que je suis plus occupé que vous ne sauriez l’être de tout ce qui regarde l’Académie et de ses besoins. Ainsi employez toute votre industrie à passer ce temps fâcheux, et vous verrez que vous n’y perdrez rien et, dès que le change sera revenu, vous serez des premiers servis. » Dans une autre lettre du 5 juillet 1721, il dit encore : « Je ne suis occupé qu’à chercher de l’argent pour votre Académie et j’espère vous en envoyer assez incessamment pour vous mettre en état de rendre votre compte de l’année dernière et remettre toutes choses dans la décence où elles doivent être, car on me mande que l’Académie dépérit, ce qui me fâcherait fort, à tous les soins que j’en prends. »

Cette « décence, » chère à d’Antin, lui tient d’autant plus à cœur que la France est alors somptueusement représentée auprès du Saint-Siège par le cardinal de Rohan, qui éblouit de son luxe les Romains s’exclamant sur son passage : « Vive le beau cardinal ! Que ses jours soient longs et bénis ! » et qui comble aussi de ses présens la cour pontificale, envoyant « une berline superbe au cardinal Ottobon, un carrosse et six chevaux au cardinal Conti, frère du pape ; deux chevaux gris pommeliez au cardinal camerlingue ; deux au gouverneur de Rome ; et à plusieurs autres des tabatières d’or et autres galanteries. »

Toutes ces descriptions de cérémonies, toutes ces nouvelles dont d’Antin estime « que l’Italie fertilise beaucoup, » non plus que les interminables complimens qu’il reçoit de Poërson sur le mariage de son petit-fils, le duc d’Epernon, avec Mlle de Montmorency, n’empêchent pas le surintendant de continuer à se plaindre que le directeur de l’Académie « ne lui parle jamais de ses élèves. » Aussi, le 7 juin 1722, l’invite-t-il de nouveau à lui adresser tous les mois, à Paris, un état l’informant de la conduite qu’ils tiennent, de leurs talens différens et du progrès qu’ils y font. « Vous ne sçauriez, ajoute-t-il, être trop attentif à piquer d’émulation des jeunes gens destinez à devenir illustres dans les arts et à employer utilement pour la gloire du royaume une dépense qui n’a d’autre objet. »

Peu satisfait des pensionnaires arrivés à Rome « par la dernière voiture, » d’Antin se promet de faire examiner avec beaucoup d’attention ceux qu’il y enverra dorénavant : « Outre, écrit-il, que c’est une dépense perdue, ils tiennent la place de bons sujets qui parviendraient, s’ils avaient les mêmes secours qu’eux... Je vous ordonne donc de me mander, vers la fin de l’année, votre avis sur lesdits élèves, pour que je prenne le parti de faire revenir ceux qui ne donnent aucune espérance de leur talent. » Ailleurs, d’Antindit encore : « Il ne faut pas augmenter le nombre des sujets médiocres qui ne sçauraient faire honneur à notre Académie. »

À ce propos, Poërson, dans sa réponse, qui parle, une fois par hasard, de ses pensionnaires, fait, non sans raison, remarquer que la faiblesse de plusieurs d’entre eux « vient de ce qu’ils n’estoient pas assez avancez dans leurs études lorsqu’on les a envoyez à l’Académie, ce qui doit se connaître par les épreuves qu’on leur fait faire, lorsqu’ils concourent aux prix de l’Académie ; mais quelqu’uns n’avoient pas seulement fait choix du party entre la peinture, la sculpture ou architecture. « D’Antin fut loin de négliger cette indication : « J’ai pris, écrit-il, toutes les précautions pour que vous trouviez vos nouveaux élèves tels qu’il les faut pour faire honneur à vostre Académie. »

Ce soin ne fut pas superflu ; au nombre des élèves expédiés à Rome par « la nouvelle voiture, » comme disait d’Antin, on comptait les peintres Natoire, Lobel, Bailly, le sculpteur Bouchardon, le futur auteur de l’Amour, et Adam, qui devait se distinguer dans la construction de l’escalier de la Trinité des Monts. Aussi d’Antin se reprend-il, pour notre Ecole de Rome, qui recommence à participer, dans une large mesure, à la décoration de Versailles où est revenu Louis XV et des autres châteaux royaux, d’un surcroît de goût et de zèle. « Une fois pour toutes, écrit-il le 8 août 1723, qu’il ne manque rien à notre Académie, tant pour ceux qui y sont que pour le décorum des étrangers. »

Dès lors Poërson, tout zélé qu’il soit, paraît à d’Antin insuffisant pour la tâche qui incombe au directeur de l’Académie. Avec tous les ménagemens convenables, car il n’est pas ingrat, il désigne, à la date du 18 avril 1724, le sieur Nicolas Wleughels, peintre ordinaire du Roy et professeur honoraire de son Académie royale de peinture et sculpture à Paris, « pour adjoint-directeur, tant que ledit sieur Poërson exercera son employ et pour le remplacer en qualité de directeur de l’Académie royale établie à Rome, dès le moment même que ledit sieur Poërson n’exercera plus, soit par démission, soit par mort. » C’était un mandataire jouissant de toute sa confiance que d’Antin envoyait à Rome. Il le marque assez en écrivant à Wleughels, aussitôt après sa nomination : « Ecrivez-moy librement tant sur les élèves que sur toutes autres choses qui peuvent être à l’Académie que j’ai toujours eu au cœur ; vous pouvez le faire hardiment, car je ne commets jamais personne. »

Wleughels se conforma fidèlement à ces instructions. Les renseignemens qu’il adresse à son chef sur les travaux des élèves, sur leurs aptitudes, sur les conseils qu’il leur donne, sont aussi nombreux que précis : « Je croirais, écrit-il le 8 août 1724, — reprenant ainsi la tradition d’Errard, fondateur de l’Académie, au temps de Colbert, — qu’on devrait donner à copier, surtout aux peintres, les plus beaux tableaux de ce pays et puis, après, leur laisser faire quelque chose d’invention, car ce n’est pas pour en faire des copistes qu’on les a envoyés icy, mais bien pour en faire des grands hommes qui remplissent à leur tour la place des habiles gens. »

Wleughels s’appliqua sincèrement à ménager l’amour-propre de Poërson, « lui faisant mille civilités qu’il aime. » Il n’y avait cependant qu’assez peu réussi, lorsque Poërson mourut le 2 septembre 1725. Bien que ce dernier eût été, pendant vingt et un ans, directeur de l’Académie, d’Antin, tout en assurant à sa veuve, à laquelle il laissa son logement au palais Mancini, une pension suffisante, fit au défunt cette oraison funèbre dénuée d’émotion : « Je suis fâché, écrit-il à Wleughels, que le sieur Poërson soit mort ; mais je suis bien aise que son employ soit vacant, car le bonhomme ne faisait que radoter depuis du temps. »

Désormais, seul directeur, Wleughels s’appliqua, comme il le dit lui-même, à remettre l’Académie dans tout son lustre : « On travaille toujours chez nous, écrit-il le 25 octobre 1725, même les festes et dimanches ; on se délasse en étudiant, soit en allant voir les belles choses dont le pais abonde, soit en dessinant quelques veuës, quelqu’idée de tableau ou quelque antique qu’on rapporte à la maison ; ainsi les campagnes, les églises, les palais, tout concourt à notre éducation ; et le soir on fait reveuë de ce que l’on a fait, où chacun est libre de dire sa pensée et de proposer ses idées pour parvenir à la perfection. » N’est-ce pas là un judicieux aperçu de ce qu’était, de ce que doit être l’Académie de France ?

Aussi d’Antin se montre satisfait. « On ne peut, écrit-il à Wleughels, être plus content que je le suis de tout ce que vous dites de vos élèves et de la manière dont vous leur faites employer leur temps... » Un peu plus tard, il ajoute : « Je suis éloigné de penser à faire revenir de Rome les élèves qui se distinguent par leurs travaux et leur talent à devenir des illustres ; le temps n’est limité que pour ceux qui, par la médiocrité de leur génie et leur peu d’émulation, ne font qu’occuper des places que d’autres emploieraient mieux ; aussi c’est à vous de juger du temps qu’il faut laisser à Rome les uns et les autres... » Une telle règle, même aujourd’hui, ne serait-elle pas excellente ?

Ayant un collaborateur tel qu’il l’avait désiré, à peu près délivré des soucis pécuniaires qui longtemps avaient été une entrave, à la fois plus puissant et plus libre, d’Antin entreprend résolument de remettre l’Académie sur un pied digne de la France. S’étant fait envoyer un plan exact du palais Mancini où elle vient de s’installer, il décide d’en orner les appartemens de réception de meubles de prix et de tapisseries des Gobelins choisies parmi les plus belles. Avec autant de goût que de compétence, d’Antin discute tous les détails de cet aménagement : « Il ne faut pas, écrit-il par exemple, le 19 mai 1726, s’imaginer de mettre des tableaux sur des tapisseries ; rien ne fait plus mal ; il faut un beau blanc... ou du damas cramoisy qui rejette parfaitement bien les tableaux comme vous avez pu voir chez moi à Paris. Suivant le plan, il me paraît qu’on pourrait boucher les portes qui entrent dans le double et interrompent les tapisseries... Je vous envoie tout ce qu’il faut pour meubler le grand appartement et j’ose dire qu’il y a longtemps qu’on a fait un si bel envoi à Rome. » L’état joint à cette lettre, du 2 août 1726, montre l’exactitude de cette assertion ; l’on y voit notamment la tenture de l’Histoire du Roy, en basse lice, faite aux Gobelins, composée de huit pièces, la tenture des Animaux des Indes de basse lice, de trois aunes et demie de haut, faite de même aux Gobelins et composée de huit pièces, nombre d’autres tapisseries, des portières, des banquettes, des sièges de la manufacture de la Savonnerie, de grands portraits du Roy et de la Reine[1].

De leur côté, Wleughels et ses élèves travaillent sans relâche à la décoration de leur résidence qui, de tous points, justifie les éloges des nombreux visiteurs qu’elle reçoit, notamment à l’époque du Carnaval, où tout ce qu’il y a de marquant à Rome vient, des fenêtres du palais Mancini, assister aux réjouissances du Corso. D’Antin s’en félicite : « Je suis fort aise que votre maison, écrit-il le 21 juin 1727, ait acquis assez de réputation pour piquer de curiosité les dames et les Anglais, qui ne sont ordinairement pas de grands admirateurs des choses qui leur sont étrangères. » Il n’oublie pas, au surplus, le côté pratique que peut avoir ce succès : « Si, dit-il, dans les admirations qu’on fait de nos ouvrages, il y a quelque grand seigneur qui désire quelque chose de nos manufactures des Gobelins ou de la Savonnerie, soit canapés, chaises, portières ou tapis, offrés-leur de ma part. Je les feray bien servir et vous envoyerais les desseins auparavant pour qu’ils choisissent à leur fantaisie. »

Quel que soit le penchant de d’Antin pour la magnificence, il aime l’ordre ; il ne veut pas qu’on prête à personne, même à l’ambassadeur, les tapisseries de l’Académie, dans la crainte qu’on ne les détériore ; ses lettres à Wleughels abondent de recommandations telles que celle-ci, qui serait encore d’actualité dans bon no)nbre de nos administrations publiques : « Voyez à vous contenir dans vos fonds. Après la fidélité, l’économie est la chose la plus désirable dans ceux qui sont chargés de la dépense. »

La vogue obtenue par l’installation de l’Académie devient si grande, les visites y sont si fréquentes, que d’Antin, tout en se réjouissant d’apprendre que les cardinaux et les grands seigneurs demandent des travaux à ses élèves et que l’un d’eux, Bouchardon a reçu la commande du tombeau de Clément XI, — les Italiens, jaloux, l’empêchèrent de l’exécuter, — mande à Wleughels qu’il ne voudrait pas « que l’Académie dégénérât en hôtel garni, »

Jusqu’à la fin, d’Antin tint fermement la main à l’observation des règles qu’il avait établies. Dans sa dernière lettre, datée du 21 octobre 1736, — il devait succomber à un érysipèle le 3 novembre suivant, — il dit encore : « Puisque le sieur Franque est aussi médiocre que vous me le marquez, je suis bien aise qu’il ne soit plus à l’Académie, et il fera mieux de s’établir en province qu’à Paris ; la recommandation, dont vous me parlez, d’un évêque qui vous écrivit à son sujet doit vous faire connaître que pour l’ordinaire les recommandations servent à couvrir l’incapacité. » Et d’Antin, désireux de tenir Wleughels en haleine, ajoute, dans un post-scriptum quelque peu sévère : « Je ne peux pas prendre confiance en ce que vous me mandez, puisque vous ne me dites la vérité que lorsque les élèves sont partis. Qu’avez-vous à ménager ou de qui avez-vous peur avec un homme tel que moy ? » D’Antin ne se trompait pas. Non seulement pour Poërson et pour Wleughels, mais aussi pour l’Académie, qui longtemps devait s’en ressentir, ce fut une rare fortune d’avoir pour chef pendant vingt-huit ans, surtout au moment critique où elle était menacée de disparaître, un homme tel que d’Antin, indépendant, grand seigneur, jugeant de haut toutes choses, d’un goût éclairé, pénétrant jusque dans le moindre détail des affaires qui lui étaient confiées, ne craignant personne, si ce n’est le Roi, dont il s’appliquait sans cesse à justifier la faveur.

Aussi, lorsque l’on compare l’Académie, telle que d’Antin l’avait recueillie des mains de Mansart, à ce qu’elle était redevenue à la fin de son directorat, il n’est guère possible de ne pas rendre hommage à l’excellence de son œuvre. Brillamment installée, richement meublée, objet d’admiration pour ses visiteurs et d’envie pour les Puissances rivales, l’Académie de France à Rome comptait alors des élèves tels que G. Coustou, Pigalle, Natoire, Slodtz, Soufflot, dont Wleughels venait d’écrire que, « tout jeune, il a beaucoup de mérite et qu’il y a lieu de croire qu’il ne fera pas déshonneur à l’Académie. » Ils devaient jusqu’à la Révolution, pour ne parler que de cette période, être suivis de beaucoup d’autres, — les plus célèbres furent Louis David et Houdon, — qui allaient répandre sur l’Ecole française le plus vif éclat. A la mort de d’Antin, la direction des Bâtimens tut confiée à Orry, contrôleur général des finances, bon administrateur, plus fait pour les chiffres que pour les arts. Si Orry fut loin d’attacher à la gestion de l’Académie de France la même importance que son prédécesseur, il eut du moins le mérite d’exécuter fidèlement ses dernières volontés. C’est ainsi que l’instruction pour l’Académie de Rome, au mois d’août 1737, est l’exact résumé des vues exprimées dans la correspondance de d’Antin. Ce fut aussi sous l’administration d’Orry que fut signé l’acte de vente au Roi du palais Mancini, loué à la France depuis 1725. D’Antin, qui attachait grand prix à ce que l’Académie oût une installation définitive, en avait préparé l’acquisition, après avoir pendant un moment songé soit au Palais Farnèse, soit à la Villa Médicis. Wleughels eut la satisfaction de mener à bien cette négociation. À peine venait-il de la terminer qu’il fut emporté par une attaque d’apoplexie, suivant ainsi de très près dans la tombe celui dont il avait été le collaborateur.

L’ambassadeur de France, qui était alors le duc de Saint-Aignan, confia provisoirement la direction de l’Académie au sculpteur Lestache. Cet intérim fut de courte durée. De Troy, peintre ordinaire du Roy, professeur à l’Académie royale de peinture et sculpture à Paris, fut, dès le 22 janvier 1738, désigné comme directeur de l’Académie de France, dont il avait été, au temps de Poërson, un des pensionnaires.

C’est à Rome que de Troy, qui avait à un haut degré le sentiment de l’art décoratif et qu’on alla jusqu’à appeler le Tiepolo français, termina pour les Gobelins la belle suite de l’Histoire d’Esther, naguère encore si justement admirée au Grand Palais des Champs-Elysées, et qu’il entreprit celle de Médée et Jason.

Très bien accueilli à Rome où, peu de temps après son arrivée, il perdit sa femme, qui s’y était fait beaucoup aimer, et son dernier fils, de Troy resta pendant quatorze ans à la tête de l’Académie. Son directorat fut brillant ; sa correspondance, toutefois, n’offre pas un très vif intérêt ; il y est beaucoup question de ces minces incidens dont le récit se reproduit fort souvent dans les lettres des directeurs de l’Académie : démêlés avec les sbires pontificaux, incartades des pensionnaires, difficultés de divers genres avec les autorités romaines. De Troy signale de temps en temps les œuvres de ses élèves, parmi lesquels figurent Fragonard et Vien, qui plus tard devint directeur de l’Ecole de Rome.

Comme pensionnaire de l’Académie, Vien ne se distingua pas seulement par des travaux qui témoignent d’une sérieuse tendance vers l’étude de la nature, alors abandonnée ; il fit beaucoup parler de lui par l’organisation d’une mascarade qui obtint auprès des Romains un si vif succès que le pape Benoît XIV lui-même aurait voulu, dit-on, en être un des spectateurs et, pour la voir, se serait caché derrière une tapisserie. C’est aussi sous le directorat de Troy que le président de Brosses visita l’Académie de France ; il en a laissé une intéressante description.

Une période nouvelle s’ouvrit avec le règne de Mme de Pompadour, qui, en décembre 1745, fit donner à son oncle Lenormant de Tournehem la charge de directeur des Bâtimens, en remplacement d’Orry, en attendant qu’elle pût en assurer la possession à son jeune frère Abel-François Poisson, marquis de Vandières en 1746, de Marigny en 1755, et de Ménars en 1764.

De Troy, à la suite de divers mécomptes, s’étant démis de ses fonctions de directeur de l’Académie, Charles Natoire fut appelé en septembre 1751 à lui succéder. A peine venait-il d’arriver à Rome, que son prédécesseur de Troy y mourut d’une fluxion de poitrine, le 26 décembre 1752. Peu de jours auparavant, le 19 novembre 1751, Tournehem était décédé et Vandières lui avait succédé.

La nomination du nouveau directeur coïncidait avec celle du nouveau surintendant. Tout les rapprochait. Natoire était un des peintres favoris de Mme de Pompadour, qui goûtait fort le talent de l’auteur de Vénus demandant à Vulcain des armes pour Enée. Quant à Vandières, bientôt Marigny, qui, pendant un récent voyage en Italie, très profitable à son éducation d’homme de goût et d’amateur distingué, venait de visiter Rome, — où, étant l’hôte de l’Académie, il avait eu avec de Troy un démêlé à l’occasion d’une rivalité galante, — il arrivait à la direction des Bâtimens avec des idées personnelles, nettes et judicieuses, concernant l’Ecole du palais Mancini.

« Je vous avouerai confidemment, écrit-il à Natoire le 30 janvier 1752, presque aussitôt après avoir pris possession de sa charge, que j’ai vu pendant mon séjour à l’Académie de Rome une infinité d’abus en gardant néanmoins un profond silence ; mais j’en informay mon prédécesseur en arrivant à Paris. Il était sur le point d’y remédier par des ordres qui étaient prêts à partir lorsque la mort nous l’a enlevé et, comme ils avaient été délibérés avec moy, les voicy :

« Vous aurez agréable, je vous prie, de marquer à chacun des élèves, suivant le genre auquel il se destine et pour lequel vous luy trouverez le plus de disposition, l’étude qu’il doit faire. Vous luy prescrirés les lieux où il doit aller étudier et travailler ; vous l’obligerés tous les huit jours de vous présenter les études qu’il aura faites, que vous corrigerés avec bonté en leur disant votre sentiment, et comme les talens arrivés à un certain genre de perfection mettent infailliblement à portée de la bonne compagnie ceux qui y atteignent, je désirerais un air d’éducation dans les élèves, qu’ils prendront nécessairement avec vous et mademoiselle votre sœur, au souvenir de laquelle je suis très sensible... Le ton, le maintien, les propos seront très différens lorsque vous les y aurez sous vos yeux ; par là, vous leur donnerés non seulement le moyen de réussir dans la partie qu’ils ont embrassée, vous les mettrez même à portée de montrer que le pinceau, le cizeau et le crayon savent les lois de l’urbanité et de la politesse et, en cela, vous remplirés les vues de l’établissement auguste de l’Académie dont Louis XIV a jette les fondemens et dont le Roy fait un des objets de son attention. »

Marigny fut, comme on le sait, un remarquable surintendant des Beaux-Arts, de tous points attaché aux devoirs d’une charge qu’il devait remplir, pendant vingt ans, jusqu’à la fin du règne de Louis XV. A maints égards, le frère de Mme de Pompadour offre donc avec le fils de Mme de Montespan, qui avait si longtemps été directeur des Bâtimens, plus d’un trait d’heureuse ressemblance. Comme d’Antin, qu’il prit pour modèle, Marigny, dans ses instructions, se montre très précis en même temps que très libéral en matière d’art.

A Natoire, qui fut un directeur à l’esprit quelque peu étroit, plus préoccupé de ses commandes et de ses succès personnels que de l’intérêt et des progrès de ses pensionnaires, avec lesquels il est souvent aux prises, Marigny donne sans cesse des conseils discrets, mais fort justes, « pour ne pas les gesner, écrit-il par exemple, le 30 mai 1762, dans des idées heureuses et qui pourroient devenir ingrates, s’ils n’avoient la liberté de s’y livrer. » Il va jusqu’à exprimer le vœu que « nos jeunes architectes s’occupent plus des choses relatives à nos mœurs que des temples de la Grèce. »

Marigny, cependant, n’en tenait pas moins strictement la main à l’observation des règlemens de l’Académie, ne négligeant jamais de se faire périodiquement envoyer des études et des croquis des élèves, sur chacun desquels il porte un jugement motivé, où l’on sent plus d’une fois l’inspiration de Charles-Nicolas Cochin, qui, pendant trente-cinq ans, resta secrétaire de l’Académie des Beaux-Arts.

Avec l’avènement de Louis XVI prirent fin la surintendance de Marigny et la direction de Natoire. Après un court intérim fait par Noël Halle en qualité de commissaire du Roi, le nouveau surintendant, Charles-Claude de Flahaut de la Billarderie, comte d’Angivilliers, désigna, en septembre 1775, comme directeur de l’Académie de France, Joseph-Marie Vien, qui, vingt-sept ans auparavant, sous le directorat de Troy, en avait été un des élèves les plus distingués. En commençant à rompre avec la manière des Boucher et des Watteau, qui avait son très grand charme, mais qui entraînait la peinture française vers une décadence de plus en plus accentuée ; en revenant à l’étude de la nature ; en restituant au dessin l’importance qu’il ne devrait jamais perdre, Vien, malgré ses hésitations, avait acquis la réputation d’un réformateur. Il la mérita surtout par son principal élève, Louis David, qui, après s’être vu trois fois refuser le premier grand prix de l’Académie, venait enfin de l’obtenir.

L’arrivée de Vien et de David au palais Mancini marqua une date décisive. Lorsque David quitta Rome, après y avoir résidé pendant six ans, s’y livrant à un acharné labeur, la révolution qui allait changer la face du monde politique et social était déjà dans les arts un fait accompli. Si l’éloquence des tribuns de la Constituante et de la Convention fut fille de la Grèce et de Rome, tant ils usèrent, tant ils abusèrent de l’évocation des souvenirs antiques, combien davantage encore cela est-il vrai pour la peinture et la sculpture ! Entre l’ancien régime et le nouveau, la différence, certes, ne fut pas plus profonde qu’entre l’époque des de Troy et des Natoire et l’ère de David et de son école.

Ce fut à Rome, au contact des chefs-d’œuvre de l’Antiquité et de la Renaissance, dans leur contemplation, dans leur admiration fervente, que l’esprit ardent et enthousiaste de David sentit croître en lui, en même temps que le culte de la forme humaine ramenée à ses lignes et à ses proportions vraies, l’énergie d’accomplir la réforme artistique dont il fut le promoteur avec son Bélisaire, ce tableau, romain entre tous, qui rendit éclatante la réputation de son auteur. Ce fut à Rome que David, en 1784, revint composer, sur le vieux sol latin, le Serment des Horaces, qui mit le sceau à sa réputation, à la veille de 1789, dont il salua l’aurore, de cet éclair fameux qui traverse un ciel gros d’orages, dans l’immortelle ébauche d’un autre Serment, celui du Jeu de Paume.

Chez David, durant toute sa carrière, le souvenir de Rome persista toujours, et dans les toiles de combat que peignit le montagnard de la Convention, et dans le portrait de Bonaparte franchissant les Alpes sur un cheval fougueux se dressant sur le roc où sont inscrits les noms rivaux d’Annibal et de César, et même dans cet admirable tableau du Sacre dont la religieuse grandeur éveille, sous les voûtes de Notre-Dame, le souvenir des solennités de Saint-Pierre.

A la veille de la Révolution, avec laquelle finit, lors du pillage du palais Mancini et du meurtre de Basseville, assassiné dans le Corso par la populace, le 13 janvier 1793, la première période de l’histoire de l’Académie de France, l’influence de Rome était donc plus grande, plus puissante qu’elle ne l’avait été depuis Colbert et avant lui. Dans l’art antique, alors plus honoré, plus imité, plus admiré qu’il ne le fut jamais, l’art moderne pouvait saluer le précurseur auquel il devait sa transformation, sinon sa résurrection, après en avoir reçu la naissance et la vie. Empruntant à Lucrèce, un des poètes qu’il aimait, une invocation célèbre, Louis David, à la pensée de Rome, eût pu répéter en regardant son œuvre :


per te quoniam genus omne animantum
Concipitur, visitque, exortum, lumina solis.


Et s’il nous fallait, en la résumant, caractériser l’évolution qui, dans l’histoire de notre Académie, au cours des cent cinquante années écoulées, sépare Poussin de David, nous serions tenté de dire que, parti des temples et des ruines de Rome pour aboutir aux appartemens et aux jardins de Versailles, l’art français quitta, dès avant des journées de tragique mémoire, les boudoirs de Louis XV, pour retourner se rajeunir et se revivifier dans l’étude des chefs-d’œuvre de la Ville Éternelle.


ALPHONSE BERTRAND.

  1. Plusieurs des tapisseries envoyées à l’Académie par d’Antin décorent aujourd’hui encore les appartemens et la bibliothèque de la Villa Médicis, si bien restaurée par M. Eugène Guillaume.