Ne nous frappons pas/L’Art de s’amuser en chemin de fer

L’ART DE S’AMUSER EN CHEMIN DE FER, PRINCIPALEMENT DANS LES WAGONS-TOILETTE MUNIS D’UN COULOIR LATÉRAL.

Il existe encore un fort lot de personnes âgées pour nous chanter les allégresses des voyages du temps jadis, à l’époque des diligences et des vieilles auberges.

Ah ! les diligences ! Ah ! les vieilles auberges !

N’était l’âge des bons quidam, conteurs de ces sornettes, je leur éclaterais au nez d’un rire incrédule et moqueur.

La vérité, c’est qu’en leurs antiques déplacements, nos pères réunissaient l’interminable au sans-confort, avec, brochant sur le tout, du nauséabond comme s’il en pleuvait (je n’insiste pas).

Voilà, vieilles gens, ce qu’il faut penser de vos vieilles diligences et de vos vieilles auberges ; quant au poète d’entre vous qui dit :

Les voyages en express
Manquent de pittoresque,


c’est lui qui manque à la fois de rime et de raison.

Pas de pittoresque, les express !

Ce n’est pas à mon ami, le jeune vicomte Pierre de la Margelle du Puits qu’il faudrait tenir un tel langage.

Sachez donc que mon noble ami Pierre de la Margelle du Puits ne s’est jamais ennuyé une seule seconde dans un train express, ni même — je vais plus loin — dans un rapide.

Seulement, dame, voilà ! Pierre n’est pas un de ces indolents qui attendent l’occasion de rire. Cette occasion, le vicomte la provoque, il la crée,


Il la détermine,
Comm’ disait Darwin.


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Devant voyager ensemble de Paris au Havre, par le rapide du matin qui ne s’arrête qu’à Rouen, Pierre m’avait annoncé, la veille de notre départ :

— Je crois que nous nous amuserons énormément demain, en route.

— À cause ?…

— Tu verras… Une idée !

À l’heure dite, au moment où j’allais monter en voiture, je fus accosté par une sorte de vieil individu, dont la longue barbe blanche, était touffue et que coiffait un préhistorique gibus.

Ajoutez à cela de grosses bésicles, n’oubliez pas surtout un criard cache-nez en laine, de la plus révoltante polychromie, et vous obtiendrez un bonhomme difficile à passer inaperçu[1].

— Salut, jeune homme, me fit trop aimablement le burlesque vieillard.

— Bonjour, monsieur… mais je ne crois pas avoir l’honneur…

— Détrompe-toi, cher ami. Tu as cet honneur.

J’avais reconnu la voix du vicomte.

— Que signifie cet accoutrement, des mieux réussis, je dois l’avouer ?

— Tais-toi !… Fais celui qui ne me connaît pas et, moyennant un supplément de un franc, montons dans ce wagon-toilette, muni d’un couloir, après quoi tu attendras les circonstances.

Je fus docile à ces indications : un compartiment se trouvait là, presque plein ; ce fut celui où nous nous installâmes, au hargneux accueil des voyageurs.

Un coup de sifflet déchire l’air, le train s’ébranle, nous voilà partis.

… Tout de suite, Pierre de la Margelle se montra parfaitement insupportable : il se levait, se rasseyait, fouillait dans sa valise, de laquelle il extirpait mille objets hétéroclites, toussait, crachait…

Nos compagnons de route ne disaient rien mais on pouvait, sans être connaisseur, lire sur leur mine ce jugement : Ah ! l’odieux vieillard !

Bientôt l’odieux vieillard se leva de nouveau et, cette fois, sortit du compartiment, se dirigeant vers la petite cabine qu’une généreuse Compagnie met à la disposition des voyageurs pour les soins de leur toilette et, excusez ce détail, la satisfaction de certaines urgences matérielles.

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Au bout du temps moral (!) nécessaire à ce genre de visite, il n’était point sorti de son repaire ou, tout au moins, il n’avait pas encore opéré sa réapparition dans le compartiment.

Qu’était-ce à dire ?

Fidèle à la consigne, et, en apparence, indifférent à ce qui se passait, je guettais, sournois, les physionomies de nos compagnons de route.

Ce fut une dame assez forte qui, la première, s’aperçut de l’absence prolongée du pseudo-vieillard :

— Tiens, fit-elle, où est passé le bonhomme qui était à côté de moi ?

— Quel bonhomme ? interrogea un voisin à moitié endormi.

— Le vieux qui était là, avec sa grande barbe blanche, son gibus et son cache-nez de toutes les couleurs.

— Ah ! oui, fit un troisième, le vieux qui remuait tout le temps… Tiens, c’est vrai, où est-il donc passé ?

— Sans doute au W.-C., supposa, pudique, la dame assez forte… Il est peut-être malade, ajouta-t-elle, sensible.

Un courageux citoyen se dévoua.

Dans la petite cabine-toilette, personne.

Personne non plus dans le W.-C.

Une inspection dans les compartiments voisins fut également infructueuse.

L’inquiétude envahissait chacun, car notre train ne s’étant pas arrêté en route (ce train, je le répète, ne s’arrête qu’à Rouen), les plus pessimistes suppositions se trouvaient permises : plus de doutes.

Croyant entrer dans la « toilette », le bonhomme aura ouvert une portière du wagon et puis — infortuné vieillard ! — a été précipité sur la voie.

Une détresse assurément hypocrite se peignit sur la face des voyageurs.

Pour moi, j’avais, sinon toutes, au moins la plupart des peines du monde à tenir mon sérieux.

Dans le couloir, j’apercevais mon ami rendu à son aspect primitif, et semblant prendre part à l’angoisse générale.

En un tour de main, je reconstituai l’histoire. Maintenant, il s’était débarrassé de sa fausse barbe blanche, de son préhistorique gibus (remplacé désormais par une élégante casquette de voyage), de ses bésicles et de son incroyable (où avait-il bien pu dénicher ça ?) cache-nez.

À l’arrêt, le chef de gare de Rouen (ou plutôt un sous-chef, car le chef assistait en ce moment, au mariage d’une de ses cousines, du côté d’Amiens) fut informé de l’accident.

Il leva un bras au ciel, comme pour dégager sa responsabilité, et nous affirma qu’il allait télégraphier à tous les postes de la voie, jusqu’au Havre, afin qu’on avisât au plus tôt.

Puis nous repartîmes.

La conversation, bien entendu, jusqu’à notre arrivée, roula sur la catastrophe.

Pierre de la Margelle du Puits semblait écouter avec intérêt les réflexions de chacun.

— Pauvre bonhomme ! les ponctuait-il parfois.

Puis, au moment où l’on traversait Asnières, il ajouta :

— Dans tous les cas, ce bonhomme était un fier original, car, depuis le temps que je voyage, c’est le premier coup que je vois un monsieur se précipitant sur la voie sans prendre la précaution de refermer sur lui la portière.

Remarque saugrenue sur laquelle mon ami se leva sans affectation et passa dans le couloir.

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On entra bientôt en gare de Paris.

L’effarement alors de nos voyageurs ignora toutes bornes quand ils virent pénétrer, telle la tempête, dans le compartiment… qui ?

Ils n’en croyaient pas leurs yeux !

Le vieux monsieur, avec sa longue et touffue barbe blanche, ses grosses bésicles, son préhistorique gibus, et surtout, son criard cache-nez en laine de la plus révoltante polychromie.

Et, terrible, l’odieux vieillard glapissait :

— Quel est le polisson qui s’est permis de toucher à mes affaires ?

Tous nos compagnons de route se crurent le jouet d’une hallucination.


  1. Quel français, bon Dieu !