L’Art de séduire les hommes, suivi de L’Amour et les poisons/L’Art de séduire les hommes/08

CONSEILS À UNE JEUNE FILLE
QUI SE DESTINE AU THÉÂTRE

Jeune fille ! la tradition veut que tu sois née dans la loge d’une concierge. En réalité, tu appartiens à toutes les classes, et il n’est pas vrai, comme on le croit en province, que les gens qui président aux destinées des maisons aient le privilège de donner à leurs enfants la gloire théâtrale.

Il est possible que ta mère lise avec avidité le feuilleton du Petit Journal, aille applaudir les héros et siffler les traîtres à l’Ambigu, soit une femme du peuple, complaisante avec les jeunes gens dont elle fait les ménages, émerveillée par le luxe qui passe et qu’ainsi son imagination la pousse à désirer pour sa fille un sort prestigieux. Mais ce n’est pas une règle absolue et il peut arriver que ta mère ne ressemble pas à Mme Cardinal.

Tes parents, comme ceux de A… S…, peuvent appartenir à une vieille noblesse provinciale déchue. Ton père, comme le sien, place peut-être des vins en Italie ; ta mère, ayant encore gardé la morgue aristocratique de la petite ville où elle a régné, a peut-être été obligée de louer une teinturerie avec l’espoir que les gants et les corsages nettoyés lui permettront à la longue de payer de coûteuses leçons particulières.

Ou bien, comme S…, es-tu fille d’un important fonctionnaire de ministère, ou, comme V… T…, la fille d’un authentique colonel, que, dans ce cas-là, tu seras obligée de montrer souvent, à cause du scepticisme que rencontre toujours l’énoncé d’une telle parenté.

Peut-être même appartiendras-tu à ce monde snob que l’on appelle le Tout-Paris, et tu en tireras alors une immense réclame qui pourra transformer ton néant en génie naissant.

Mais, quelle que soit ton origine, tu es allée un matin, porteuse d’une vague lettre de recommandation, tremblante et anxieuse, sonner à la porte d’un illustre tragédien. Tu es entrée, et tu as attendu fort longtemps, car le tragédien, à l’exception du jour où il a des leçons au Conservatoire, se lève très tard.

Il arrive en robe de chambre. Il n’est pas rasé et il a une mèche sur le front.

— Quelle scène travailles-tu ? dit-il tout de suite.

Et tu accueilles avec un secret frisson d’orgueil ce tutoiement qui a l’air de te situer dans le milieu, qui te fait considérer comme quelqu’un de la partie.

Tu récites. Tu es très émue. Tu récites mal. Mais sans doute le génie qui t’anime est plus grand encore que tu ne le supposes, car, malgré la conscience que tu as de ta gaucherie et de ta médiocrité, le sourcil du tragédien s’est relevé, son œil s’est promené sur ton visage et sur ton corps ; d’un geste noble il a relevé la mèche de cheveux qui tombait sur son front, il a fait faire un pli plus harmonieux à sa robe de chambre.

Il déclare que tu as les plus grandes qualités dramatiques et que tu pourras, grâce à lui, faire une brillante carrière au théâtre. Il te donnera des leçons et il te préparera lui-même au Conservatoire.

Tu es ravie. Un tel bonheur t’empêche d’être choquée de la façon dont il tâte tes bras pour voir si ce sont des bras tragiques, dont il te dit de marcher et de te tourner. Tu n’es même pas trop surprise qu’il te demande de lui montrer ta jambe, car, ajoute-t-il, il convient de savoir si tu pourras jouer les travestis.

Jeune fille, dès la seconde ou la troisième leçon, le tragédien aura besoin de connaître de façon exacte quelle pourra bien être ta ligne en maillot et si ton corps a les proportions de celui d’une déesse antique.

Étant, comme la plupart de tes compagnes, ivre du désir de parvenir, tu céderas à cette exigence sans trop te faire prier et tu apprendras l’amour entre deux tirades d’Andromaque, avec ce vieil homme illustre et éternellement mal rasé.

Tu sauras vite que c’est un titre honorifique aux yeux des hommes que celui de se destiner au théâtre.

Ces simples mots :

« Je me présenterai au mois d’octobre au Conservatoire » te vaudront bien des envois de fleurs, bien des invitations à dîner.

Tout le monde, à Paris, connaît un membre du jury ou a un ami qui est en excellents termes avec le Directeur du Conservatoire ou le Sous-Secrétaire aux Beaux-Arts. Chacun a une relation qui a de l’influence dans les théâtres.

Le monsieur dont tu viendras de faire connaissance t’affirmera que, grâce à cette relation, tu es certaine d’être reçue à ton examen et que, par conséquent, tu devras ton succès à son intervention personnelle. Il organisera un dîner pour te présenter à son puissant ami et il lui fera entendre qu’il tient beaucoup à toi à cause de l’affection qu’il t’inspire. Ou bien il te présentera en ces termes négligents :

— C’est une petite amie à moi qui a beaucoup de talent.

Voulant faire croire, par là, que tu es, non pas sa maîtresse, mais une petite amie de passage, semblable à beaucoup d’autres amies du même genre et dont il veut récompenser la complaisance.

Du reste, il n’est pas d’homme qui ne rende à une femme jeune et un peu jolie un service désintéressé, si minime soit-il.

Pour une simple lettre de recommandation, pour un coup de téléphone à quelqu’un qui doit dîner avec le directeur de l’Odéon, il te sera impitoyablement réclamé le payement qu’on attend de toi, sous la forme de baisers en voiture, de rendez-vous dans des appartements de garçon. Et si ces créanciers te font crédit de quelques jours ou de quelques mois, ils reviendront tôt ou tard t’apporter leur traite d’amour, que tu auras signée avec un simple regard de remerciement.

Que tu sois reçue ou refusée à ton examen, pour les consolations ou pour les félicitations tu seras, à l’heure du résultat, couverte d’un nombre incroyable de baisers sur toutes les parties de ton visage, baisers que tes créanciers ne considéreront que comme un faible intérêt de leur dette.

Comme à toutes les femmes qui vivent sous le soleil, quoique ton horizon soit fait de portants de coulisse et que ton ciel soit de toile peinte, l’amour prendra ton cœur.

Il y aura dans ta classe un tout petit jeune homme élégant, un peu maniéré, avec — comme diront tes camarades — un adorable physique de jeune premier.

Vous aurez répété une scène ensemble et quelque amitié vous aura joints. Il sera gentil avec toi, tendre même. Tu t’étonneras de la préciosité de ses poses, des bagues qu’il affectera de porter, de ses étranges relations avec des auteurs arrivés, des hommes du monde âgés. Mais il te suffira que ce jeune compagnon trop efféminé te donne une petite illusion d’amour.

Les jours passeront, vous travaillerez ensemble, vous irez vous promener au Bois, il t’amènera dans son petit appartement et les privautés qu’il te demandera seront encore insignifiantes. Tu les auras accueillies de suite, espérant des marques plus complètes d’amour.

Ton petit ami continuera obstinément à exiger très peu de toi. Tu attribueras d’abord cela à la timidité, d’autant plus facilement que tu auras en toi une timidité analogue.

Mais tu verras à sa liberté d’allure, à certaines audaces, audaces insuffisantes mais audaces réelles, qu’il n’est pas timide avec toi, que son amour a seulement un grand caractère de réserve.

Peut-être, si tu ignores beaucoup la psychologie des tout jeunes gens qui font du théâtre, tenteras-tu un soir, après avoir répété avec lui ta scène de concours, sur le divan de son appartement, une mise en demeure décisive.

Tu éprouveras alors une déception sans recours. Tu pleureras et tu t’apercevras tardivement que toutes les photographies suspendues aux murs sont des photographies de comédiens, de comédiens réputés, mais non pas de comédiennes. Tu penseras soudain que la chevelure de ton ami est d’un blond trop doré pour être naturel, qu’il a le visage trop maquillé, que son veston le serre trop à la taille, favorisant avec excès un développement de hanches inusité chez un homme.

Tu seras d’autant plus triste que tu seras prise à un piège de la nature, que tu ne sauras contre qui lutter, que tu n’auras aucun visage de rivale à maudire.

Ce sera ta première vraie déception et bien d’autres la suivront si tu t’obstines à espérer et à désirer de l’amour. Car ceux qui prodiguent l’amour simulé, aux clartés de l’électricité, entre neuf heures et minuit, ne gardent rien pour eux-mêmes.

Mais, ô jeune fille, je ne te plains pas trop ; tu te composeras un bonheur singulier et incompréhensible pour d’autres. L’odeur fétide d’un vieux théâtre où tu seras allée prêter ton concours, la glace rayée d’une loge, le visage flétri d’une habilleuse te combleront de joie. Le bruit des trois coups sera une musique délicieuse, tu t’enivreras avec la poussière et, collant pour la première fois ton œil au trou du rideau, tu auras le sentiment d’une immense supériorité.

Tu te mettras peu à peu à l’unisson du milieu où tu es appelée à vivre. L’aventure du petit élève blond du Conservatoire t’autorisera à prendre une revanche sur les hommes et tu le feras à la première occasion.

Une actrice jolie et arrivée t’invitera un soir à dîner avec quelques amis. Ses yeux fixés sur toi le long de la soirée t’auront fait savoir dans quelle grande sympathie elle te tenait. Elle voudra que tu demeures avec elle lorsque tout le monde sera parti, te promettant de te raccompagner elle-même un peu plus tard. Elle ne te raccompagnera pas, car il est logique que, vers deux heures du matin, après une tendre conversation, à cause des dangers de la rue et de l’éloignement de ta maison, elle t’offre de partager son lit, en te faisant remarquer qu’il est fort large et que tu ne seras en rien gênée. Tu accepteras et tu t’apercevras au matin que la largeur n’était pas une qualité pour ce lit et qu’il aurait pu être infiniment plus étroit et te donner le même agrément.

Tu exploreras ainsi peu à peu tous les côtés de l’amour du théâtre. Tu y useras lentement ton cœur, au frottement des baisers que l’on donne en échange d’un rôle, dans les tendresses feintes pour les grands critiques, dans les étreintes stériles. Tu te consoleras de la flamme perdue de l’amour, avec les fleurs, les applaudissements, la satisfaction d’amour-propre de savoir qu’on chuchote ton nom quand tu passes, et qu’il y a ta photographie peinte en couleurs sur les grands boulevards, tu te consoleras avec le luxe que donne la gloire.

Et si tu as une fois quelque nostalgie en entendant parler d’amants passionnés qui mettent leur amour au-dessus de tout, même du succès, songe, jeune fille, que ta part n’est pas la moins belle, que ce n’est pas ta faute si tu n’as plus la spontanéité du cœur, car il était bien difficile de ne pas la perdre dans un monde où tout était faux, faux comme la couleur des cheveux de ton premier amoureux.