L’Art de lire/II. Les Livres d’idées

Hachette (p. 4-21).


CHAPITRE II

LES LIVRES D’IDÉES



Il y a des livres d’idées, comme le Discours de la Méthode, l’Esprit des Lois, le Cours de Philosophie positive. Il y a des livres de sentiments, comme les Confessions et les Mémoires d’Outre-tombe. Il y a des poèmes dramatiques. Il y a des poèmes lyriques. Il est évident que, sauf ce précepte général de lire avec attention et réflexion continuelles, l’art de lire ne peut pas être le même pour ces différents genres d’écrits. Il y a un art de lire pour chacun.

L’art de lire les livres d’idées me semble être celui-ci.

C’est un art de comparaison et de rapprochement continuel. Matériellement on lit un livre d’idées autant en tournant les feuillets de gauche à droite qu’en les tournant de droite à gauche, je veux dire autant en revenant à ce qu’on a lu qu’en continuant de lire. L’homme à idées étant, plus encore qu’un autre, un homme qui ne peut pas tout dire à la fois, se complète et s’éclaire en avançant et on ne le possède que quand on l’a lu tout entier. Il faut donc, à mesure qu’il se complète et qu’il s’éclaire, tenir compte sans cesse, pour comprendre ce qu’on en lit aujourd’hui, de ce qu’on en a lu hier, et pour mieux comprendre ce qu’on en a lu hier, de ce qu’on en lit aujourd’hui.

Ainsi se dessinent dans votre esprit les idées les plus générales de votre penseur, celles qu’il a eues avant toutes les autres et dont toutes les autres ont découlé ; — ou celles qu’il a eues tout à la fin, comme conséquences et comme synthèse d’une foule d’idées particulières ; — ou (plus souvent) celles qu’il a eues au milieu de sa carrière intellectuelle et qui étaient le résumé d’un grand nombre d’idées particulières et qui à leur tour ont produit, ont créé des idées particulières en très grand nombre.

Si vous lisez Platon par exemple, vous croyez bien vous apercevoir que la première idée générale qu’il a eue, c’est l’horreur de la démocratie athénienne qui avait tué Socrate. Vous observez que toute sa politique doit venir de là, et vous êtes amené ainsi à comparer tel ou tel texte des Lois à la fameuse prosopopée des Lois dans le Criton. Vous vous dites que Platon est avant tout un aristocrate, mais qu’une sorte de respect stoïque et même chevaleresque de la loi est une chose qu’il doit avoir dans le cœur puisqu’il l’admire si fort dans le cœur des autres. Il serait donc une sorte de républicain aristocrate, républicain c’est-à-dire ne voulant être que sujet de la loi et voulant que la loi soit plus puissante que tous les hommes, aristocrate c’est-à-dire ne voulant pas du commandement de la foule.

Mais n’y a-t-il pas contradiction et n’est-ce point la foule qui fait la loi ? Non, dans une république aristocratique ; non, surtout si vous observez que Platon parle surtout du respect aux lois anciennes, qui ne sont, au moment présent, l’œuvre ni de la foule, ni d’une élite, mais l’œuvre du passé, l’œuvre lente des siècles ; et vous arrivez à cette conclusion que peut-être Platon est un homme qui veut qu’un peuple soit surtout gouverné par son passé, ce qui est l’essence même de l’aristocratisme. — Vous vous trompez peut-être ; mais vous avez comparé, rapproché, contrôlé une idée par l’autre, limité ou rectifié une idée par l’autre, et vous avez goûté le plaisir qui est celui que l’on doit aller chercher chez un penseur, qui est le plaisir de penser.

J’ai parlé d’idées générales dont l’auteur est parti et qui ont fait naître des idées particulières. Vous remarquerez toujours que, quand il s’agit d’une idée générale d’où l’auteur est parti, cette idée est un sentiment. Pour Platon, la haine de la démocratie, c’est le culte de Socrate. Mais j’ai parlé d’idées générales où l’auteur est arrivé, peu à peu en ramassant un grand nombre d’idées ou d’observations de détail. Platon vous paraîtra avoir procédé ainsi pour arriver à sa théorie des idées. Il est monothéiste, comme plusieurs de ses prédécesseurs en philosophie ; il est monothéiste ; que le monde soit susceptible d’être ramené à une seule loi, c’est une idée qui a commencé à envahir l’esprit humain et à s’imposer à lui ; mais, d’autre part, il est trop Grec pour ne pas rester un peu polythéiste, pour ne pas croire que des forces multiples et diverses gouvernent le monde et se le disputent. N’est-ce point pour cela qu’il imagine son monde des Idées, vivant dans le sein de Dieu, substances et âmes intérieures de toutes les choses qui existent ? Qu’est-ce que ceci ? C’est un Olympe spirituel substitué à un Olympe matériel ; c’est un Olympe d’âmes pures substitué à un Olympe de surhommes, à un Olympe anthropomorphique. C’est le livre d’un païen mystique, d’un païen spiritualisé. Vous comparez ; vous rapprochez ; vous vous souvenez que Platon adore les mythes, c’est-à-dire les théories habillées en fables, en manière de poèmes épiques ; et vous vous dites que la rencontre d’un mythologue et d’un spiritualiste a produit cette théorie des idées vivantes, des abstractions qui sont des êtres, des abstractions qui sont des forces, des abstractions qui sont des dieux. Et vous pouvez encore vous tromper ; mais vous ne mécontenteriez pas Platon qui, comme tous les philosophes, écrit moins pour être admiré que pour être compris et même moins pour être compris que pour faire penser. Vous avez pensé ; il a gagné la partie.

Et encore il y a des idées générales qui viennent dans le cerveau du penseur après toutes les autres, ou bien à peu près ; et celles-ci, idées filles d’idées, elles n’ont presque plus aucun rapport avec le sentiment. Distinguez-les comme telles et voyez-les comme aussi téméraires qu’elles sont pures et comme aussi aventureuses qu’elles sont abstraites. Qu’est-ce que Dieu pour Platon ? Non pas un être qu’on adore par mouvement du cœur et élan de l’instinct, mais une doctrine que d’autres doctrines ont amené peu à peu à croire vraie ; Dieu pour Platon est une conclusion ; la foi de Platon est une logique. Ce n’est pas chose à lui reprocher ; mais comme cela nous intéresse de comparer cette religion philosophique aux religions où Dieu est « sensible au cœur » c’est-à-dire à l’intuition immédiate de tout l’être vivant ! Lesquels ont raison ? Eh ! pour le moment, qu’importe ? Pour le moment, je n’apprends qu’à lire.

Lire un philosophe, c’est le comparer sans cesse à lui-même ; c’est voir ce qui en lui est sentiment, idée sentimentale, idée résultant d’un mélange de sentiment et d’idées, idée idéologique enfin, c’est-à-dire résultant d’une lente accumulation, dans l’esprit du penseur, d’idées pures ou presque pures.

Vous lisez Montesquieu. Vous apprenez assez vite que cet homme n’a qu’une passion : c’est la haine du despotisme. Ce qu’on déteste le plus au monde, quand on a l’âme active et non pas seulement passive et soumise, c’est ce que l’on a vu autour de soi à vingt ans. Et je ne dis pas que cela soit très bon ; je dis seulement qu’il en est ainsi. Montesquieu a vu à vingt ans la fin du règne de Louis XIV ; ce qu’il déteste le plus au monde c’est le despotisme. Observons-le encore, en lisant surtout les Lettres persanes : ce qu’il n’aime pas non plus, c’est la religion catholique. Pourquoi ? mais sans doute parce que la religion catholique a été une très bonne alliée de Louis XIV surtout dans la dernière partie de son règne, et un bon soutien de son trône. Or que lisons-nous dans l’Esprit des Lois ? Que la religion est une des meilleures choses d’un État bien réglé. Quelle est cette contradiction ? N’y aurait-il pas là seulement ceci que nous sommes passés d’une idée de sentiment à une idée de raisonnement ? Montesquieu est porté à la haine du despotisme. Il a songé, assez naturellement, à tout ce qui pouvait l’arrêter, le réfréner, l’endiguer, l’entraver et l’amortir. Parmi les différentes forces qui pouvaient avoir cet effet, il a rencontré la religion, comme il a rencontré l’aristocratie militaire, comme il a rencontré la magistrature. Dès lors, la religion lui est apparue sous un autre aspect et je ne dis pas qu’il ait eu pour elle tendresse d’âme ; mais il a eu pour elle tendresse d’esprit. Évolution des idées se dégageant peu à peu des sentiments dont elles sont parties.

Nous rencontrons dans Montesquieu cette grande idée générale : influence des climats sur les tempéraments, et sur les mœurs, et sur les idées, et sur les institutions des peuples. Et nous ne manquons pas d’envisager Montesquieu comme le théoricien matérialiste ou fataliste des législations. Que voyons-nous tout à côté ? Cette idée qu’il faut combattre le climat par les mœurs ; et les mœurs, telles qu’elles sont restées encore sous l’influence du climat, par les lois. Mais cela est-il possible ? À quoi croit-il donc ? Il est à supposer qu’il croit à deux choses : c’est à savoir à l’empire des choses sur nous et au pouvoir de nous sur les choses. Il croit sans doute, comme a dit Montaigne, que la fatalité nous mâche ; il croit sans doute aussi que l’esprit humain peut réagir contre la fatalité. Les climats font nos mœurs, nos mœurs font les lois ; oui, mais aussi nos lois font nos mœurs et nos mœurs peuvent combattre le climat.

Mais avec quoi ferons-nous des lois contre nos mœurs et ensuite des mœurs qui, pénétrées de nos lois, combattront le climat ? Avec, sans doute, la force de notre esprit même. Un fataliste spiritualiste et d’autant plus spiritualiste, car il le faut, qu’il est plus fataliste, tel est donc Montesquieu ? Il paraît bien. Du moins à le supposer tel, par comparaison que nous aurons faite de lui à lui, nous aurons pensé, nous aurons réfléchi sur ces différentes forces, extérieures que nous subissons, intérieures que nous saisissons ou croyons saisir ; extérieures que nous sentons, intérieures dont nous prenons conscience ; et nous aurons, en tout cas, élargi le cercle de notre esprit.

Nous lisons Descartes. Première impression : quel positiviste ! Ne rien croire sur autorité, ne rien croire que sur observation faite par nous et réflexion faite par nous. Et éclairés par quelle lumière ? Assurés par quel critérium ? Par « l’évidence » c’est-à-dire par la nécessité où nous serons de croire à moins de renoncer à notre intellect lui-même, par la nécessité où nous serons de croire sous peine de suicide intellectuel. C’est le positivisme lui-même.

Poursuivez, lisez encore et rapprochez. Mais qui nous assurera que notre évidence n’est pas trompeuse ? Rien ! — Si ! Dieu ! Dieu qui ne peut pas se tromper ni nous tromper, et qui, par conséquent nous a donné une évidence qui n’est pas une illusion d’évidence et par lequel nous sommes donc assurés qu’à croire à notre évidence nous ne serons pas illusionnés. Mais reprenons : Dieu qui ne peut pas se tromper, c’est Dieu-vérité, et Dieu qui ne peut pas nous tromper, c’est Dieu-bonté. Pour croire à notre évidence, c’est donc à Dieu-omniscient et à Dieu-providence qu’il faut croire, et notre condition de connaissance, c’est donc Dieu-vérité et Dieu-providence. Et cette connaissance dépendant de Dieu-providence, ce n’est pas très différent de la vision en Dieu de Malebranche. Ne voir que parce que Dieu permet que nous voyons, c’est voir en Dieu ; voir par Dieu, c’est voir en Dieu. Descartes n’est donc pas un positiviste, c’est un déiste et quel déiste ! C’est un mystique. Par la comparaison des deux idées principales de Descartes, nous avons retourné Descartes et du père du positivisme moderne nous avons fait le tenant le plus radical du déisme et du providentialisme traditionnel.

Est-ce là ce qu’il est ? Je n’en sais rien ; il est très probable, à mon avis, mais je n’en sais rien ; mais ce que je sais, c’est que nous avons pensé. Nous avons pensé, en nous souvenant, à travers les Méditations du Discours de la Méthode et en contrôlant le Discours de la Méthode par les Méditations ; et nous avons fait comme le tour du problème de la connaissance, nous apercevant que notre moyen essentiel de connaître est subordonné à quelque chose que nous ne pouvons pas connaître ; nous apercevant que notre connaissance se résout en foi, soit à elle-même, soit à quelque chose d’inconnaissable. Qu’avons-nous gagné ? De comprendre une intelligence de premier ordre, de comprendre une intelligence supérieure à nous et par conséquent, sans doute, d’avoir développé la nôtre.

Nous lisons un simple moraliste, La Rochefoucauld par exemple. Nous nous apercevons qu’il ne croit à aucune vertu. Cela peut nous révolter. Cela peut aussi nous paraître très facile à réfuter par une donnée immédiate de la conscience, par cette affirmation de notre être intime que, si nous sentons en nous bien des vices, nous nous saisissons aussi à tel moment comme capable d’une vertu et comme dans une sorte d’impuissance de ne pas céder à son appel. Voilà qui est bien ; mais, à nous en tenir là, nous sommes encore loin de notre auteur, nous nous tenons à distance de lui, nous n’entrons pas dans son intimité ; tranchons le mot, nous ne le lisons pas. Approchons-nous, voyons de plus près. Que voyons-nous peu à peu ? Qu’il y a des nuances et que très souvent La Rochefoucauld dit : « toujours », mais qu’assez souvent aussi il dit : « quelquefois » ; qu’il est beaucoup moins tranchant au fond qu’il ne parait l’être au premier regard ; qu’il ne faut pas le voir comme un bloc. Il y a plus ; nous nous apercevrons bientôt, rien qu’en faisant mentalement une petite liste des vertus humaines, qu’il y a des vertus dont il ne parle pas et par conséquent des vertus qu’il ne nie point. Il ne nie point l’amour paternel, l’amour maternel ; et c’est probablement qu’il reconnaît qu’ils existent et à l’état pur. S’il dit : « si l’on croit que c’est par amour pour elle que l’on aime une femme, on est bien trompé », il ne dit point : « si une mère croit que c’est par amour pour lui qu’elle aime son enfant, elle se trompe ». Il n’a pas poussé jusque-là son scepticisme. Son scepticisme a donc des bornes. Eh bien ! traçons-les et, en délimitant la pensée de notre auteur, nous l’aurons mieux compris ; nous l’aurons compris. Lire un philosophe, c’est le relire si attentivement qu’on l’analyse.

Relisons encore celui-ci et apercevons-nous, ce qu’il est impossible que nous ne finissions pas par saisir, de son procédé. Son procédé, par comparaison d’un nombre suffisant de ses maximes entre elles nous le surprendrons, est celui-ci : dissoudre en quelque sorte, diluer une vertu qu’il entreprend, dans tous les défauts qui l’avoisinent ; le courage, par exemple, dans le désir de briller, la générosité dans l’ostentation, la loyauté dans le désir d’inspirer une confiance dont on retirera des bénéfices, etc. Fort bien ; mais dès lors, si l’on peut dissoudre les vertus dans les défauts qui les avoisinent, on peut dissoudre aussi les défauts dans les vertus qui sont proches d’eux et dire : « Tel homme désire briller ; et pour cela se met toujours en avant ; mais au fond de cela, il y a du courage. Tel homme veut qu’on le sache généreux ; mais, pour qu’on le sache, il l’est en effet ; il faut bien qu’il le soit même au fond pour faire tant de sacrifices à vouloir qu’on sache qu’il l’est. C’est en somme un assez bon homme. » Maître du procédé d’un auteur, vous pouvez toujours le retourner contre lui. Et d’abord, c’est un jeu divertissant, donc une jouissance ; mais ce n’est pas seulement un jeu ; c’est posséder son auteur jusqu’en son fond, c’est saisir comme sa racine, comme le germe d’où son œuvre est sortie et d’où elle pouvait sortir la même sans doute, mais dans une autre direction ; et c’est en vérité le bien connaître.

On ne connaît sans doute quelqu’un que quand on sait ce qu’il est et aussi ce qu’il pouvait être.

En revenant encore à M. le duc, que voyons-nous qu’il affirme toujours ? Que l’égoïsme, l’intérêt, l’amour-propre, comme il dit, est le fond de tous nos sentiments et le mobile de toutes nos actions. Vous réfléchissez là-dessus et vous vous dites : « Mais… plût à Dieu ! Dire que nous agissons toujours en vue de notre intérêt, c’est dire que nous n’agissons jamais par bonté, mais c’est dire aussi que nous n’agissons jamais par méchanceté, que l’homme ne fait jamais le mal pour le plaisir de faire le mal, qu’en un mot la méchanceté n’existe pas ! Mais alors, quelle idée favorable La Rochefoucauld se fait de la nature humaine ! Comme il se trompe en sa faveur ! Quel optimiste que ce La Rochefoucauld ! Comme je me trompais sur ce La Rochefoucauld ! » — Il y a du vrai, beaucoup de vrai. La Rochefoucauld a été sévère pour nous, mais aussi il a été charitable. Notre plus grand défaut, il ne l’a pas vu ou il n’a point voulu le voir. De la part d’un homme si sagace, c’est une merveilleuse indulgence.

Soit ; mais qu’est-il donc arrivé ? Il est arrivé qu’à lire et à relire La Rochefoucauld, La Rochefoucauld s’est transformé sous nos yeux. Nous le voyons tout différent de ce qu’il était. Les sentences se transforment sous la lecture comme le rayon à travers le prisme. Est-ce un bien ? Est-ce un mal ? Et dès lors où est la vérité ? Dans la première impression, ou dans la seconde, ou dans la troisième ? Probablement cette vérité, elle aussi, nous fuit d’une fuite éternelle ; probablement les auteurs sont inépuisables en raison de ce qu’ils ont et en raison de ce qu’en les lisant, nous mettons en eux ; mais l’essentiel est de penser, le plaisir que l’on cherche en lisant un philosophe est le plaisir de penser, et ce plaisir nous l’aurons goûté en suivant toute la pensée de l’auteur et la nôtre mêlée à la sienne et la sienne excitant la nôtre et la nôtre interprétant la sienne et peut-être les trahissant ; mais il n’est question ici que de plaisir et il y a des plaisirs d’infidélité et l’infidélité à l’égard d’un auteur est un innocent libertinage.

Encore, en lisant un philosophe, il faut faire attention à ses contradictions. Les contradictions sont les accidents de paysage d’un grand penseur. On serait désolé qu’il n’en eût point et que son paysage fût trop bien composé. Il semblerait alors que son œuvre fût ce tableau dont parlait Musset, « où l’on voit qu’un monsieur bien sage s’est appliqué ». On n’est point fâché que la liberté d’esprit, que la spontanéité, que le jaillissement intellectuel se marque à ceci que le penseur n’a pas toujours pensé la même chose et n’a pas tiré toutes ses idées les unes des autres comme des formules algébriques. La contradiction appelle l’attention, l’excite, la ravive, la transforme en réflexion, la féconde infiniment. Je ne souhaite pas que les auteurs abondent en contradictions ; mais je souhaite que les lecteurs sachent en trouver.

Par exemple, Jean-Jacques Rousseau, dans tous ses ouvrages, maudit l’influence de la société sur l’individu et souhaite passionnément que l’individu sache s’y soustraire ; et dans un seul il sacrifie l’individu à la société et souhaite impérieusement qu’elle l’absorbe. C’est une contradiction, sans doute, et pour mon compte j’en suis persuadé : les grandes idées générales dérivant toujours des sentiments, il est probable que Rousseau, dans la plupart de ses écrits, a tiré ses idées de sa passion pour l’indépendance et pour la solitude, et dans un de ses livres de sa passion, très honorable, pour la République de Genève. Mais en sommes-nous sûrs et sommes-nous certains même qu’il y ait contradiction ? Je sais des hommes de la plus haute intelligence qui n’en voient point ici et qui rattachent très ingénieusement le Contrat Social à l’œuvre tout entière, pour eux très une et très cohérente, de Rousseau. Je ne dis point qu’ils aient tort. En fait de contradiction, le premier plaisir du lecteur est d’en trouver, et le second plaisir du lecteur est de les résoudre. Il aiguise son esprit à les trouver et il l’affine plus encore à les faire disparaître ; il s’exerce à les faire lever ; il s’exerce plus encore à se démontrer à lui-même qu’elles n’existent pas et n’ont jamais existé. Tout cela est bon et tout cela est très agréable.

La suite des états d’esprit à cet égard est celui-ci : on commence par ne pas saisir les contradictions en lisant les penseurs ; puis on en relève beaucoup ; puis on en aperçoit trop, et dès lors, selon la nature d’esprit que l’on a, on les multiplie avec malignité, et l’on en triomphe, ou l’on s’habitue à les résoudre toutes et l’on finit par les multiplier pour les résoudre. Il ne faut pencher vers aucun excès et il faut se tenir dans un certain milieu où le plaisir de comprendre ne soit pas gâté par le plaisir de discuter, ni même par celui de concilier trop ; mais se placer tour à tour aux différents points de vue et dans les différentes attitudes, et tantôt s’abandonner à la force de la pensée et à la rigueur de la logique, tantôt se défendre, ne vouloir pas être dupe, opposer l’auteur à l’auteur pour le battre à l’aide d’un auxiliaire qui est lui-même ; tantôt venir à son secours et démontrer qu’il ne s’est ni trompé ni contredit et que ce sont des apparences qui sont contre lui, si tant est même qu’il y ait des apparences : tout cela est comprendre encore ; tout cela n’est que différentes façons de comprendre et il suffit, pour que toutes soient utiles et fécondes, qu’à toutes ces opérations préside la loyauté et que jamais le sophisme ne s’y mêle.

Pour résumer, la lecture d’un auteur qui est philosophe est une discussion continuelle avec lui, une discussion où se retrouvent tous les charmes et tous les dangers aussi d’une discussion dans la vie privée. Les charmes, il faut savoir les goûter ; il faut savoir écouter longtemps ; il faut savoir suivre le penseur dans tous les détours et même dans toutes les hésitations de sa pensée ; il faut sentir l’objection se lever doucement dans notre esprit, mais la prier de ne pas éclater et d’attendre le moment où peut-être l’auteur se la sera faite lui-même, et le plaisir est très vif alors ; car d’abord nous sommes sûrs d’être bien en commerce intellectuel avec l’auteur, puisque nous l’avons prévenu, c’est-à-dire compris d’avance, et ensuite nous nous disons avec satisfaction que nous ne sommes pas indignement inférieurs à lui, puisque l’objection qu’il s’est faite, nous la lui faisions, c’est-à-dire puisque nous circulions dans sa pensée presque aussi largement, presque aussi aisément que lui-même.

Et les dangers de la discussion, il faut savoir les éviter comme dans une discussion privée. Il ne faut point nous obstiner dans notre sentiment, parce qu’il est notre sentiment ; et, parce que nous avons trouvé contre un raisonnement un peu faible de l’auteur un raisonnement assez fort, croire toujours avoir raison contre lui. Cela nous mènerait assez vite à une étroitesse d’esprit, à une sorte d’irréceptivité, si je puis dire ainsi, en vérité à une inintelligence acquise qui serait certainement la plus fâcheuse des acquisitions.

Certaines préférences à rebours sont à noter. Tel auteur est préféré par un lecteur, non pas parce que ce lecteur lui trouve l’esprit juste, mais parce qu’il lui trouve l’esprit faux, ce qui donne à ce lecteur le plaisir d’avoir toujours raison ou de croire toujours avoir raison contre lui, par suite de quoi c’est à cet auteur que ce lecteur revient constamment. En entrant dans sa bibliothèque, ce lecteur-là va tout droit à cet auteur-là et s’assied en se disant, de façon plus ou moins consciente : « Comme je vais avoir raison ! Comme je vais avoir l’esprit juste ! » Je conseillerais un peu à ce lecteur de changer d’auteur favori.

J’ai connu deux hommes qui ne conversaient jamais que de Proudhon. L’un ne jurait que par lui l’autre allait souvent jusqu’à jurer contre lui. Je n’ai jamais su lequel aimait le plus Proudhon, de celui qui y voyait une source inépuisable de vérités, ou de celui qui y voyait un océan de sophismes. L’un l’aimait comme un père spirituel à qui il devait reconnaissance du don de la vie ; l’autre l’aimait comme un homme à qui il devait de savourer continuellement sa supériorité intellectuelle ; l’un l’aimait avec dévotion, l’autre avec égoïsme ; l’un l’aimait de tout l’amour que l’on a pour l’être d’élection, l’autre de tout l’amour que l’on peut avoir pour soi-même ; et l’un était fier de se dire que, s’il rencontrait Proudhon, il le réfuterait et le confondrait assurément ; et l’autre de se dire que, s’il rencontrait Proudhon, il l’expliquerait à lui-même avec une clarté définitive.

Et ils s’aimaient réciproquement, du reste : l’un étant heureux des occasions que lui donnait l’autre d’exposer la doctrine de son maître et de s’en pénétrer à nouveau ; l’autre étant heureux des occasions que lui donnait le premier de discuter comme avec Proudhon lui-même et de le terrasser par procuration. Fortunati ambo.

Je crois pourtant que c’est à distance égale ou à peu près de ces deux heureux qu’il faut être et tâcher de se maintenir, pour garder cette liberté d’esprit qui est le bonheur intellectuel véritable. En choses intellectuelles, il ne faut ni abdication ni triomphe. L’abdication est toujours un peu déprimante et le triomphe est toujours vain. Se sentir en face d’un penseur, toujours en lutte courtoise et bienveillante, sentir qu’il a raison et n’en convenir qu’à la dernière extrémité, mais en convenir franchement, sentir qu’il a tort et se savoir gré de le sentir, mais à la dernière extrémité encore et en se disant toujours que, s’il était là, il ne nous laisserait pas peut-être en pleine sécurité de victoire et aurait sans doute quelque redoutable retour offensif ; lui prêter, même en les tirant de lui ou de vous, quelque argument de réserve à vous réduire ou à vous embarrasser : voilà l’exercice qui constituera pour vous une bonne hygiène intellectuelle. Avec les philosophes, la lecture est une escrime où, quelques précautions prises, que nous avons indiquées, l’esprit prend incessamment des forces nouvelles qui peuvent être utiles de toutes sortes de façons et qui, par elles-mêmes et pour le seul plaisir de les posséder, valent qu’on les possède.