L’Art de lire/I. Lire lentement

Hachette (p. 1-3).


CHAPITRE I

LIRE LENTEMENT




Pour apprendre à lire, il faut d’abord lire très lentement et ensuite il faut lire très lentement et, toujours, jusqu’au dernier livre qui aura l’honneur d’être lu par vous, il faudra lire très lentement. Il faut lire aussi lentement un livre pour en jouir que pour s’instruire par lui ou le critiquer. Flaubert disait : « Ah ! ces hommes du XVIIe siècle ! Comme ils savaient le latin ! Comme ils lisaient lentement ! » Même sans dessein d’écrire soi-même, il faut lire avec lenteur, quoi que ce soit, en se demandant toujours si l’on a bien compris et si l’idée que vous venez de recevoir est bien celle de l’auteur et non la vôtre. « Est-ce bien cela ? » doit être la question continuelle que le lecteur se fait à lui-même.

Il y a une manie des philologues qui est un peu divertissante, mais qui part du meilleur sentiment du monde et dont nous devons avoir et conserver comme le principe, comme la racine. Ils se demandent toujours : « Est-ce bien le texte ? N’y a-t-il pas ergo au lieu de ego, et ex templo au lieu de extemplo. Cela ferait une différence. » Cette manie leur est venue d’une excellente habitude, qui est de lire lentement, qui est de se défier du premier sens qu’ils voient aux choses, qui est de pas s’abandonner, qui est de ne pas être paresseux en lisant. On dit que, dans le texte de Pascal sur le ciron, voyant le manuscrit, Cousin lisait : « …dans l’enceinte de ce raccourci d’abîme. » Et il admirait ! Il admirait ! Il y avait : « dans l’enceinte de ce raccourci d’atome », ce qui a un sens. Cousin, entraîné par son enthousiasme romantique, ne s’était pas demandé si « raccourci d’abîme » en avait un. Il ne faut pas avoir de paresse en lisant, même lyrique.

Ni de précipitation. La précipitation n’est d’ailleurs qu’une autre forme de la paresse. Nos pères disaient : « lire des doigts ». Cela voulait dire feuilleter, de telle sorte que, tout compte fait, les doigts aient plus de travail que les yeux. « M. Beyle lisait beaucoup des doigts, c’est-à-dire qu’il parcourait beaucoup plus qu’il ne lisait et qu’il tombait toujours sur l’endroit essentiel et curieux du livre. » Il ne faut pas penser trop de mal de cette méthode qui est celle des hommes qui sont, comme Beyle, des collectionneurs d’idées. Seulement cette méthode ôte tout le plaisir de la lecture et y substitue celui de la chasse. Si vous voulez être un lecteur dilettante et non un chasseur, c’est le contraire même de cette méthode qui doit être la vôtre. Il ne faut pas du tout lire des doigts, ni lire en diagonale, comme on a dit aussi d’une manière très pittoresque. Il faut lire avec un esprit très attentif et très défiant de la première impression.

Vous me direz qu’il y a des livres qui ne peuvent pas être lus lentement, qui ne supportent pas la lecture lente. Il y en a, en effet ; mais ce sont ceux-là qu’il ne faut pas lire du tout. Premier bienfait de la lecture lente : elle fait le départ, du premier coup, entre le livre à lire et le livre qui n’est fait que pour n’être pas lu.

Lire lentement, c’est le premier principe et qui s’applique absolument à toute lecture. C’est l’art de lire comme en essence.

Y en a-t-il d’autres ? Oui ; mais dont aucun ne s’applique à tous les livres indistinctement. En dehors de « lire lentement », il n’y a pas un art de lire ; il y a des arts de lire et très différents selon les différents ouvrages. Ce sont ces arts de lire que nous allons successivement essayer de démêler.