L’Art de corriger et de rendre les hommes constants/08

Marie-Anne-Geneviève Ballard Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 161-190).

CHAPITRE VIII.

Le Fat corrigé.


Jai besoin de toute votre indulgence, leur dit la Marquise ; en vous parlant du Chevalier de Villefort, je suis forcée de vous révéler une infinité d’inconséquences, qui peut-être me feront tort. Aucune de nous n’en est exempte, lui repliqua Eudoxie d’ailleurs, une femme n’est gueres aimable sans ces legers défauts, ils font mieux remarquer ses qualités essentielles. — D’après cette assurance, ma chere amie, je vous parlerai sans détours.

L’empressement des hommes à nous plaire, fait naître en nous le défaut que nous blâmons dans leur sexe sous le nom de fatuité, & qu’on distingue dans le nôtre sous celui de coquetterie. Réciproquement auteur d’un défaut si méprisable, en le condamnant tout bas, nous ne négligeons aucun moyen pour l’encourager. J’en étois atteinte plus qu’aucune autre femme, & ne m’imaginai pas qu’un fat m’en eût corrigé.

Un peu de figure, de la gaieté, un grand usage du monde, & beaucoup de vivacité, m’attirerent en toutes occasions une préférence marquée. Ma vanité nourrie de l’encens qu’on me prodiguoit, ne trouvoit d’autre plaisir dans ces hommages que l’orgueil de subjuguer. Mon cœur, jusqu’alors insensible, ignoroit le pouvoir de l’amour. Satisfaite de plaire, je ne cherchai pas à m’assurer long-temps mes conquêtes.

Le Chevalier de Villefort faisoit alors du bruit dans le monde. Toutes les femmes se l’arrachoient, il comptoit ses jours par ses triomphes, & jamais homme n’eût à se vanter d’autant de victoires.

Villefort avoit toujours marqué une grande réserve avec moi ; soit qu’il craignît de compromettre sa réputation avec une femme qui avoit autant de prétentions que lui, ou qu’il espérât qu’en piquant mon amour-propre, il réussiroit mieux à me faire donner dans le piege, il affecta de négliger ma conquête.

Cependant au travers de tous ces détours, je découvris que cette grande réserve cachoit un projet. Je profitai de toutes les occasions pour bien l’étudier, & quand je me crus assez sûre de son dessein, je me déterminai à combattre ce fier ennemi avec ses propres armes. Je n’eus d’autre intention en le subjuguant, que la satisfaction d’humilier son orgueil, & de triompher de mes rivales. La sienne, je crois, en m’offrant ses hommages, fut d’attendrir un cœur, jusqu’alors inaccessible à toutes les impressions de la tendresse.

Avec de tels projets, dit Euphrosine, le plus rusé devoit l’emporter. Dès qu’il s’agit de finesse, repliqua Eudoxie, les hommes doivent nous céder. Mais nous interrompons la Marquise.

Villefort devint plus assidu, reprit-elle ; il ne négligea rien pour m’engager à apprécier ses mérites, & moi je mis tout en usage pour l’engager à rendre hommage aux miens. Ce manege dura quelque-temps, pendant lequel ni l’un ni l’autre ne parut avoir fait de grands progrès.

II se plaignit un jour de la rigueur de son fort, me dit que les femmes l’obsédoient… qu’il étoit cruel d’avoir une réputation… qu’il la céderoit volontiers à ses amis… qu’il étoit ennuyé d’offrir tant de victimes à la vanité… que dorénavant il ne sacrifiroit qu’à l’amour. Je feignis d’approuver son dessein, & en l’applaudissant, je blâmai ma légéreté passée. Je me recriai beaucoup contre les erreurs de la coquetterie ; je fis une vive peinture des douceurs qu’on goûtoit dans un attachement où le cœur trouvoit seul le bonheur ; je vantai le plaisir de la sensibilité, & regrettai de ne les avoir pas connus plutôt. Il me regardoit, & je vis dans ses yeux la joie de son triomphe.

Son erreur seconda mes projets, il en conçut le plus grand espoir ; il redoubla de foins ; mais dès que je m’apperçus qu’il comptoit sur ma défaite, un propos, un regard l’en fit douter plus que jamais. Je redoublai de coquetterie, donnai l’effort à toute ma légèreté, & n’omis rien pour tromper sa pénétration. Ma conduite parut souvent l’affecter, sa vanité en fut blessée ; trop pénétré de son mérite, il souffroit impatiemment qu’un autre fut préféré. Lorsque j’avois bien humilié son orgueil, je le flattois l’instant d’après ; ce manege le tint toujours en suspend, & me réussit comme je le désirois.

Cependant je m’attendois chaque jour à le voir abandonner un projet si contraire à ses principes ; jamais il n’avoit essuyé d’aussi rudes épreuves ; mais il devint plus pressant. Voulant essayer toute l’étendue de mon pouvoir, je lui accordai enfin le rendez-vous qu’il m’avoit demandé plusieurs fois. J’engageai Madame d’Elvile à venir chez moi à l’heure où je l’attendois. On me l’annonce, il arrivoit avec toute l’impatience d’un amant heureux. Voyant que Madame d’Elvile ne s’en alloit pas, cet air conquérant se changea bientôt en morne silence. Il se leva, tira plusieurs fois sa montre, prétexta des visites, & fut sur le point de se retirer ; je le retins, & lui dis tout bas qu’après souper je lui communiquerois la cause de ce contre-temps. Il parut satisfait, reprit sa gaieté ordinaire, & nous passâmes une soirée charmante.

D’accord avec mon amie, vers minuit elle lui dit, que n’ayant pas ordonné sa voiture, elle comptoit qu’il ne la laisseroit pas dans l’embarras. Désespéré, mais n’osant cependant pas la refuser, il lui repliqua froidement : que son cocher étant peu exact, il craignoit de la faire attendre ; tant mieux, lui dit-elle, nous en resterons plus long-temps avec la Marquise. Il me regarda, & je fis semblant d’en être aussi fâchée que lui. La Voiture de Villefort cependant arriva.

Au moment de partir, il me demanda l’heure de mon levé ; à onze heures, lui répondis-je d’un air diftrait ; il me regarda avec tendresse, & partit.

Je m’attendois à le revoir le lendemain matin, & ne me trompai pas ; il vint chez moi à l’heure indiquée. On me l’annonce ; je lui fais dire que des affaires de la plus grande importance m’empêchent de le recevoir. Furieux de ce nouveau contre-temps, il descend précipitamment l’escalier, malheureusement il y rencontre l’Abbé de Polinge.

Dans l’excès de sa rage il heurte violemment l’Abbé ; celui-ci, plus occupé de sa coëffure que du choc, néglige de prendre la rampe, & tombe du haut de plusieurs marches ; Villefort ne s’arrêta pas, & se retira, sans même lui faire des excuses. Il s’imagina que la visite de Polinge, dont l’esprit, les talents & l’amabilité le font rechercher par-tout, m’avoit sans doute fait refuser la sienne. L’Abbé rit le premier de son aventure, qu’il me raconta avec toute la gaieté imaginable.

Villefort resta plusieurs jours sans me voir, je m’apperçus de son absence, & fus piquée qu’il abandonna si facilement ma conquête. Il s’en étoit vanté, & m’avoit dit souvent qu’il auroit un jour la gloire de me subjuguer. Je l’entretins dans cet espoir, mais sa conduite actuelle me prouva qu’il n’attachoit pas autant de valeur à ma défaite, que j’eus lieu de m’en flatter.

Dans le dessein de le ramener, je mis en usage tous les stratagêmes qui nous réussissent ordinairement. Quand je le vis chez mes amies, j'affectai les langueurs, les distractions, j'eus l'air ennuyée de tout le monde ; & ne parus m'occuper que de lui. Dès que je m'apperçus qu'il donnoit dans le panneau, je déclamai contre les hommes, & me récriai, comme par réflexion, « que les plus aimables étoient toujours les plus perfides, & qu'on ne pouvoit être assez en garde contre son cœur ». Puis jettant sur lui un regard expressif, je soupirai & baissai les yeux.

Ces propos le flattoient, mais pourtant il ne revint pas ; cette affectation augmenta le désir que j’eus de l’y engager, sans cependant compromettre ma vanité. Pour mieux y réussir, j’employai un moyen, duquel j’attendois les plus grands succès. J’invitai tout le monde à souper pour le surlendemain : le Chevalier m’approcha, & me dit d’un air malicieux, dois-je me flatter d’être compris dans cette invitation générale ? En doutez-vous, lui repliquai-je en riant ? — J’ai tout lieu de l’appréhender : l’Abbé n’en prendra-t-il pas ombrage ? — Au contraire il aime les gens aimables, & sera très-aise de vous voir, pourvu cependant que vous le traitiez mieux que la derniere fois : vous m’avez joué un tour abominable, il devoit me lire des vers…

— Je conçois, me dit-il, ironiquement que sa chûte a dérangé son emphase, on feroit troublé à moins, &… — N’en dites pas de mal, je ne vous le pardonnerois jamais. — Je respecte trop vos amis, Madame même Madame d’Elvile, quoiqu’elle m’ait joué un tour qui vaut bien celui de l’Abbé ; cependant vous ne me plaignez pas. Ah, Marquise ! vous êtes une femme bien dangereuse : je ne m’attendois pas que vous m’auriez traité avec tant de rigueur : vous m’apprenez à me réconcilier avec les caprices de votre sexe, jusqu’à présent je ne les avois jamais permis avec moi. — Je m’en doute, mon cher Chevalier, on vous a gâté l’esprit ; mais ne vous imaginez pas que toutes les femmes se ressemblent. — Je ne m’imagine rien, je fais seulement qu’il n’en est pas de plus aimable que vous. Nous finirons cette conversation dans un autre moment, lui dis-je en me levant : quand, me dit-il avec tendresse ? — Un de ces jours. — Demain ? — Demain : quelle folie ! craignez-vous de l’oublier, si je la retarde d’une semaine ? — Je ne l’oublierai pas d’un siecle : vous êtes aussi méchante que cruelle. Il prononça ces mots si tendrement, que je crus y appercevoir plus de sensibilité que de galanterie. On annonça mon carrosse, il me donna la main, & lorsque j’entrai en voiture, il me répéta, c’est donc demain à votre toilette que nous reprendrons cette conversation intéressante. Je souris, & ne répondis pas.

Plus je réfléchissois à la conduite de Villefort, & plus tout m’annonçoit qu’il devenoit sensible : sa persévérance, après les épreuves qu’il avoit subies, prouvoit déjà un empire sur un caractere comme le sien, & je ne doutai pas qu’avec un peu plus d’adresse, je n’achevasse ce que j’avois si heureusement commencé. Avec un autre homme, cette persévérance eût été une foible certitude : mais avec le Chevalier dont tous les désirs avoient toujours été prévenus, que les femmes avoient accoutumé à exagérer ses mérites, qui ne s’adressoit jamais à aucune de notre sexe sans être sûr de la vaincre, je ne pouvois gueres douter de ma victoire.

Enchantée de mon pouvoir, je le reçus le lendemain avec un air de plaisir qui l’étonna : j’étois à ma toilette, & voulant éviter toute explication, je la prolongeai au-delà du temps prescrit. Il parut impatient, me dit cependant mille choses galantes, me répéta vingt fois que je n’avois pas besoin de secours de l’art pour plaire, & employa toute son éloquence pour me faire finir une parure qui le désoloit. Je lui répondis en plaisantant qu’il ignoroit toute l’importance de ma toilette, que je dînais chez la Maréchale, & que j’avois les plus grands desseins de plaire. Il se leva, & se retira en murmurant.

À peine fut-il parti que je sentis dans mon cœur une vive impatience de le revoir. J’en fus étonnée ; j’eus même du regret de ne l’avoir pas mieux traité ; je me reprochai ma trop grande rigueur, & me proposai d’être moins sévere à l’avenir. Dans ce dessein, espérant d’y rencontrer le Chevalier, je fus l’après-dîné chez plusieurs de mes amies ; toutes mes démarches devinrent inutiles. À la fin je me rendis chez Madame d’Almane elle attendoit grande compagnie, & m’engagea à souper chez elle, j’y consentis dans l’intention d’y voir Villefort.

À chaque personne qu’on annonça je tournai la tête ; mon inquiétude fut remarquée Madame d’Almane m’en fit des plaisanteries, mon air rêveur l’étonna, elle voulut absolument savoir ce qui m’affectoit si fort. J’éludai ses questions, & lui demandai comme par hazard si Villefort soupoit ce soir chez elle. Il est parti cet après-dîné pour la terre de la petite Comtesse, me repliqua-t-elle. Cela ne se peut pas, lui dis-je, je l’ai vu ce matin, & il ne m’en a pas parlé : — Il n’y a rien d’étonnant, me repliqua-t-elle ironiquement, il a quelquefois des raisons qui le rendent discret. Il ne vous a pas dit aussi, je m’imagine, qu’il en est vivement épris ; un tel aveu ne se fait pas à tout le monde. J’eus peine à cacher mon trouble, & lui repliquai froidement, que jamais je n’avois ambitionné l’honneur d’être sa confidente.

Cependant je sentis dans mon cœur des mouvements inconnus jusqu’alors ; je m’apperçus avec chagrin que j’étois jalouse ; ce fut la premiere fois que cette cruelle passion maitrisoit ma raison. J’envisageai en frémissant les progrès qu’avoit fait Villefort, & craignois d’être sa victime. Je cas chai ma tristesse fous une feinte gaieté, & par ce moyen j’évitai la pénétration de Madame d’Almane. Vous la connoissez, elle est aussi méchante qu’elle est curieuse, personne n’est à l’abri de ses sarcasmes.

Je me couchai le cœur plein de dépit ; je passai une nuit affreuse, & attendis le lendemain avec regret, le souper sur-tout, duquel je m’étois promis tant de succès, me devint insupportable. Je vis arriver ma compagnie avec chagrin, & lorsqu’elle fut toute rassemblée, voulant éviter les importuns, je fis fermer ma porte ; à peine en eus-je donné l’ordre, que j’entendis dans ma seconde anti-chambre une voix qui prononça ces mots : « Cet ordre ne peut me regarder, je suis sûr d’être sur la liste. » J’approche & vois Villefort. Mon étonnement me rendit muette ; attribuant mon silence à un tout autre motif, il se retira sur le champ. Je l’appellai, mais il ne m’entendit pas. J’envoyai mes gens après lui, il étoit déjà loin. Je ne puis vous exprimer ce que je sentis ; je maudis tout bas ma précaution ridicule.

Jamais soirée ne se passa plus désagréablement, je feignis une migraine affreuse, pour mieux cacher la douleur qui m’accabloit.

Dès que je fus seule, j’écrivis au Chevalier ; ma lettre parvint trop tard ; il étoit effectivement parti. J’en fus d’autant plus désespérée que ma conduite de la veille lui donnoit les droits apparents de se plaindre de mes procédés. Je m’abandonnai aux plus cuisans chagrins, & fus plus convaincue que jamais de toute ma foiblesse.

L’absence ne fit qu’accroître ma passion ; je tremblois aux maux qu’elle me préparoit ; il étoit chez ma rivale, & une rivale aimée ; cette certitude me désoloit.

Un jour toute préoccupée de ma malheureuse tendresse, je m’écriai avec dépit : « est-il possible que je fois la victime de mon artifice ! au lieu d’avoir subjugué Villefort, sa vanité triomphera de la mienne ; un fat, qui ne connoît d’autre plaisir que de se vanter de ses conquêtes. Avec quelle indifférence il parle des femmes qui l’ont aimé : consentirois-je jamais qu’il ait ce même avantage sur moi ? Non ; je renonerois plutôt à tous les charmes de mon sexe que de convenir… qu’il est le plus heureux des hommes, s’écria Villefort en se précipitant à mes pieds ». « Pardon chere Marquise, j’ai tout entendu : ne me refusez pas de confirmer mon bonheur.

Interdite & confuse, je n’eus pas la force de lui répondre. Revenue cependant de ma surprise, le croyant à vingt lieues de Paris, je lui demandai par quel hazard il se trouvoit chez moi ? — En êtes-vous étonnée, me dit-il tendrement ? Ah Madame ! vous m’avez appris à connoître mon cœur. Je ne puis vivre loin de vous : je me suis rendu ici dans le dessein de vous faire l’aveu de l’amour le plus sincere ; je me suis présenté à votre porte avec crainte, j’ai pénétré jusqu’ici sans rencontrer vos gens, j’ai entendu prononcer mon nom, j’ai… n’en dites pas davantage, lui dis-je en rougissant, j’ai honte… de quoi ? de m’aimer ? j’ai prévu ce bonheur depuis long-temps.

Je vous avoue qu’un tel propos m’outra, je lui répondis avec un air, qui annonça le plus grand mépris, que la gloire d’une telle conquête ajouteroit foiblement à son mérite. Il voulut s’excuser sur l’excès de sa joie, mais je le raillai si impitoyablement, qu’il fut forcé à se taire : puis sonnant mes femmes, je le priai de se retirer, & lui défendis de me voir davantage. Je m’applaudis de ma victoire, & promis bien de maitriser une passion si blâmable.

Lorsque je le rencontrai chez mes amies, j’affectai la plus parfaite indifférence ; en vain chercha-t-il à s’expliquer, je ne l’écoutai pas, ou si je ne pouvois m’en défendre, ce fut avec tant de distraction qu’il en fût humilié.

Sa conduite changea cependant visiblement ; il devint triste, rêveur ; ce n’étoit plus cet homme léger, aimable, avide de plaire à toutes les femmes ; il évita jusqu’aux occasions qui eussent flatté son orgueil. Tous ses amis le remarquerent, & l’on ne douta plus que Villefort ne fût enfin amoureux.

Un ennui insupportable par-tout où il n’étoit pas, ne me prouvoit que trop que mon cœur pardonnoit une offense qui n’avoit que blessé ma vanité. Je l’excusai tout bas, j’attribuai son propos à un reste d’habitude ; je me flattai quelquefois de l’avoir corrigé ; enfin, je fus ingénieuse à me cacher ses défauts.

J’étois dans cette disposition favorable lorsqu’on me l’annonça. À son aspect une émotion violente manqua de décéler mon secret. J’eus assez de présence d’esprit cependant pour cacher mon trouble, & prenant un ton enjoué, je le plaisantai sur cette visite imprévue. Ah ! me dit-il d’un air pénétré, ne cesserez-vous jamais vos rigueurs ? Vous êtes bien vangée. Si vous saviez tout ce que j’ai souffert, vous me plaindriez. Je ne me reconnois plus : vous m’avez appris à sentir les tourmens de l’amour ; en partageant ma tendresse, laissez-m’en goûter les douceurs. — Osez-vous me tenir un tel langage, lui dis-je en riant ? Ne craignez-vous pas de prononcer le nom d'Amour ? — Vous avez raifon, me répondit-il en soupirant. Hélas ! j’en ai souvent abusé, mais l’amour m’a bien puni. Et qui a-t-il chargé du soin de sa vengeance ? La plus aimable, mais la plus insensible des femmes. Puisqu’il vouloit me soumettre à son empire, pourquoi n’a-t-il pas percé votre cœur d’un même trait ? Notre bonheur eût fait envie.

Plus je désirois qu’il fut sincere, & moins j’osois m’en flatter ; je craignis ses pieges, & fus plus circonspecte que jamais. Vous ne voulez donc pas m’écouter, me dit-il avec chagrin : je ne le vois que trop, vous êtes déterminée à me désesQue faut-il que je fasse pour vous convaincre ? Prononcez : il n’est point d’épreuves auxquelles je ne me soumette. Allez faire votre cour à la petite Comtesse, lui dis-je ironiquement pour vous faire écouter plus favorablement, vous avez peut-être promis de lui présenter l’hommage de ma défaite. Pouvez-vous me tenir un tel langage, me repliqua-t-il : cruelle, vous connoissez toute l’étendue de votre pouvoir. Lorsque j’abjure à vos pieds mes erreurs, que je vous promets de n’aimer que vous, que je vous adore ; vous vous plaisez à me tourmenter. Vous êtes bien injuste ; il y a eu un temps où vous m’eussiez traité avec plus de bontés, mais mon malheureux défaut m’a ravi le bonheur, qui seul dorénavant peut me rendre heureux.

Après un moment de réflexion, je ne disconviens pas, lui repliquai-je, que vous m’aviez rendu sensible ; je vous avoue même en rougissant que je vous… aimai… mais… il ne me laissa point achever, se jetta à mes pieds, me conjura de lui pardonner, de lui rendre toute ma tendresse ; il m’assura qu’il en étoit digne, & me tint des discours si passionnés, qu’il parvint enfin à se faire écouter.

Ne voulant cependant pas me livrer trop tôt au penchant qui m’entraînoit ; j’en retardai l’aveu, jusqu’à que j’eus de plus grandes certitudes de sa sincérité : il continua à m’en donner les preuves les plus convaincantes, & lorsque je n’eus plus lieu d’en douter, je m’abandonnai sans réserve à toute ma tendresse. Depuis ce moment j’ai régné souverainement sur son cœur, & j’ai eu le plaisir de faire du plus grand avantageux, l’homme le plus discret & le plus modeste.

Vous voyez, Mesdames, qu’il m’en a coûté pour amener un si grand changement, & qu’il falloit autant de vanité que d’indifférence, pour hazarder une telle entreprise.

Lorsque le succès la couronne, repliqua Eudoxie, on est trop récompensé.

La réforme des mœurs, continua-t-elle, occupa de tout temps les plus grands philosophes. Mais à mon avis, pour corriger les défauts & les vices qu’on rencontre communément dans la société, on n’a pas besoin de tous ces raisonnemens sublimes. Un grand usage du monde, & un peu de pratique du cœur humain suppléent souvent à la plus profonde théorie. Dès qu’il s’agit de corriger les hommes, les femmes l’emporteront sur tous ces fameux sages. Bien souvent leurs préceptes font trop séveres, ils rebutent au lieu de persuader.

La beauté, fécondée de l’esprit & de la douceur, fait aimer ses leçons. Ses armes cachés sous des fleurs, n’effrayent pas ceux quelle attaque, & ils font déjà à-peu-près vaincu, avant qu’ils s’apperçoivent de son dessein.

La réforme des hommes est donc réservée à notre sexe : c’est à nous qu’on doit céder la gloire de les corriger de leur apprendre à plaire, & à nous offrir dignement leurs hommages : de leur enseigner la voye de la confiance ; c’est à nous aussi à apprécier leurs vertus. Les femmes comme vous voyez, forment également le héros, & l’homme aimable.

Pour parvenir à cette grande réforme, ne pratiquez que les maximes suivantes.

« Etudiez soigneusement le caractere ; tâchez de découvrir le défaut essentiel, & le goût favori. Flattez finement ce dernier, pour corriger le premier. Interressez-y l’amour propre ; lorsqu’on s’en sert avec adresse, on résiste rarement à cette arme puissante.

Ne faites point valoir votre supériorité. Souvenez vous toujours que pour conserver son empire, il ne faut jamais le laisser appercevoir. Ne suivez pas des préceptes, comme ceux prescrits dans l’art de rendre les femmes fidelles. Dès qu’on ennuye, le meilleur précepte ne vaut rien.

Soyez aimable, douce, complaisante, & avec de l’esprit & de l’adresse vous rendrez les hommes constants.

Sacrifiez vos caprices à propos ; & sur-tout ne soyez pas exigeante ».

Avec les maximes d’Eudoxie, dit la Marquise en se levant, vous rendrez l’emporté modéré ; l’obstiné docile, le prodigue économe ; l’orgueilleux moins vain ; l’avantageux modeste, & le petit maître raisonnable rien ne vous résistera, Mesdames, & vous viendrez à bout des plus grandes réformes.

Il vint du monde, & un lotto malbrouk succéda à ces conversations intéressantes.

FIN.