L’Art de corriger et de rendre les hommes constants/07

Marie-Anne-Geneviève Ballard Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 147-160).

CHAPITRE VII.

L’avare puni.


LE Comte de Velville, veuf de deux femmes fort riches, ne les épousa que pour leur fortune. Il lui arriva ce que je souhaite à tous les gens de son humeur ; elles moururent sans enfans, & il fut obligé de rendre leur dot.

Il regretta vivement ces pertes, & chercha toutes les occasions de les réparer.

Un bruit public réveilla son attention. Mademoiselle de Levan, dont l’extrême laideur étoit le moindre de ses défauts, en comparaison de ceux de son caractere, passa tout-à-coup dans le monde pour un parti très-riche. Un oncle, mort aux Indes, lui avoit laissé un legs, &, quoique médiocre, on lui supposa des trésors.

Mademoiselle de Levan, plus rusée qu’aucune de notre sexe, profita de cette circonstance, &, dans l’espoir de faire un mariage avantageux, soutint cette brillante réputation par des dépenses énormes.

Bientôt tous les cadets de famille, les prodigues ruinés, & les Seigneurs de la Garonne, briguerent l’honneur de son alliance. L’avare Comte ne manqua pas de se mettre aussi sur les rangs. Il eut tant d’égards & d’assiduités auprès d’elle, qu’il l’emporta sur tous ses rivaux.

Dans la crainte que des recherches trop scrupuleuses ne découvrissent son caractere sordide, il négligea les précautions nécessaires qui l’auroient instruit de la fortune réelle de cette riche héritière ; avide d’en jouir, il l’épousa.

Le lendemain de ses noces, lorsqu’il comptoit satisfaire son avidité, sa femme lui apprit qu’une grande partie des trésors de son oncle étoit embarquée sur un navire qu’elle attendoit à chaque instant à l’Orient.

Grands sujets d’inquiétudes ; l’avare Velville consultoit toutes les gazetes, tous les journaux, trembloit à chaque nouvelle qui annonçoit des prises (car tout ceci se passa pendant la guerre) maudissoit les Anglois, & déclamoit vivement contre l’ambition des Princes : enfin ses chers trésors n’arriverent pas.

Sa femme lui annonça un jour que tout étoit perdu, qu’une tempête affreuse avoit ruinée leur espérance, & que les flots avoient englouti le navire & sa fortune. Velville, au désespoir, parcourt en frémissant la lettre qu’elle lui donna ; n’en examina point l’authenticité ; les passions étouffent toujours la raison.

Cependant, lorsque le premier excès de douleur fut calmé, il questionna sa femme, & malgré ses détours il s’apperçut qu’il étoit trompé.

Cette découverte le chagrina beaucoup ; ne voulant point être dupe tout-à-fait, il chercha tous les moyens de se dédommager.

La Comtesse avoit une assez grande quantité de bijoux & de diamants ; il s’avisa de s’en emparer à son insçu, & remit l’écrain & la cassette qui contenoient les bijoux entre les mains d’un homme affidé, avec ordre d’en tirer le parti le plus avantageux. Son projet étoit de se procurer avec cet argent une rente viagere, afin de réparer la perte des trésors de l’Inde.

Dès que Madame de Velville s’apperçut du vol, elle courut à l’appartement, de son mari, elle lui raconta en tremblant le nouveau malheur qui venoit de leur arriver, & se plaignit beaucoup de son cruel destin.

Le Comte l’écouta tranquillement, & au lieu de s’emporter, comme elle s’y attendoit, il lui répondit froidement que cet accident ne l’étonnoit point ; que la fortune lui avoit joué un mauvais tour, & qu’il étoit assez juste qu’elle ne l’épargna pas davantage.

Étonnée de ce discours, elle jetta les hauts cris, & jura qu’elle, découvriroit bientôt le voleur. Mais l’opposition qu’il fit à ses démarches auprès de la police lui

donna des soupçons qui se confirmerent, lorsqu’il lui défendit expressément d’en parler à ce Tribunal.

La patiente résignation de son mari, si opposée à sa lézine, le rendit suspect. Décidée à s’éclaircir d’un mystere si singulier, elle opposa la ruse à la ruse, & inventa un stratagême qui lui réussit à merveille.

Elle entre un matin chez lui, & s’écrie avec transport : — ah, mon cher époux ! la fortune vient de me dédommager avec usure de ma perte. Je viens de gagner un terne à la lotterie. — Qu’est-ce que votre terne, lui dit-il avec humeur ? quelque drogue de trois sols. — Ne m’en voulez pas mon cher ami, lui répondit-elle d’un ton pénétré ; l’événement excuse mon imprudence, j’avois risqué… un louis.

À ces mots, les yeux de l’avare s’enflamment, il n’ose croire ce qu’il entend : quoi, lui dit-il, vous gagnez cent trente-deux mille livres : ah, ma chere amie ! pourquoi n’avez-vous pas risqué dix louis ? Mais voyez un peu ce que c’est que le malheur… Voilà les femmes : elles ne savent pas profiter de la fortune. Si vous m’aviez consulté… Vite une plume, de l’encre… il calcule la somme qu’il suppose avoir perdue. Quel trésor, s’écria-t-il ! Ah ! que nous sommes malheureux… Comme votre époux, cet argent m’appartient. — Tout doucement, lui dit-elle, je suis quitte de mes diamants, il est juste que je m’en donne d’autres. — À quoi cela sert-il ? la mode en est passée. — Elle existera toujours pour moi ; j’aime ces ornemens, ils font remarquer une femme. J’en conviens : mais vous… considérez… d’ailleurs quand il n’y auroit d’autre raison que l’argent qu’emporte la façon de ces fantaisies inutiles… Toutes ces raisons font évidentes.

Plus il cherchoit à la persuader, & moins il réussit ; au contraire, elle s’obstinoit davantage. Ne vous pressez pas, lui dit-il en l’embrassant, j’aurai soin de vous en procurer à bon compte… peut-être y aura-t-il moyen de vous en trouver d’hazard ; attendez encore quelques mois, dans cet intervalle nous serons si bien valoir l’argent du terne, qu’il nous rapportera la façon de vos diamants. — Cela ne se peut pas, je veux me satisfaire dans le moment, & vais sortir en conséquence.

Le Comte n’espérant pas l’en empêcher, & craignant que les diamants n’emportassent toute la fortune de la loterie, la prend par la main, la conduit dans son cabinet, ou, après avoir fermé la porte, il lui découvre, au moyen d’un beau discours, où les mots d’économie jouoient les premiers rôles, qu’il étoit l’auteur du vol. Il s’en excuse le mieux qu’il peut, & en demande pardon à sa femme. Dans un discours plus artificieux que le sien, elle applaudit à sa prévoyance, mais le supplie de lui rendre ses bijoux, puisque la fortune a suppléé si amplement aux besoins, pour lesquels il avoir résolu de les vendre. Je vous remettrai mon billet de lotterie, lui dit elle, dès que j’aurai reçu ma cassette & mon écrain.

Velville enchanté, fort, & revient peu d’instants après. Il donne la cassette, & demande le billet ; vous l’aurez, lui dit-elle, & disposerez de l’argent d’abord que mon rêve sera réalisé. Quoi, lui dit-il, cette fortune n’est donc pas plus réelle que celle des Indes ? Non, mon cher époux, lui dit-elle en riant : votre cupidité vous a trompé deux fois, & je ne crois pas que ce soit le dernier exemple, qu’un avare fera la dupe de notre sexe. Puisque ce vice est incorrigible, j’engagerai toutes les femmes à punir ceux qui en font atteints : & pour mieux y réussir, je rendrai mon aventure publique ; il la conjura de lui épargner ce ridicule, & à force de prieres & de supplications, elle lui promit le secret.

Peu de temps après, leurs affaires ne leur permettant plus de vivre à Paris, ils se retirerent à la campagne. Velville s’y livra sans contrainte à son caractere avaricieux. Sa maison ne consistoit qu’en deux domestiques, qui, avec leur maître mourroient la plupart du temps de faim. Pour contrebalancer l’appetit de sa femme, qui ne se refusoit rien, le Comte osoit à peine manger. Son économie lui coûta la vie. Etant un jour invité chez le Curé, il y mangea si copieusement, qu’il en eut une violente indigestion, & en mourut peu de jours après.

Il ne recueillit de cette grande alliance que les plus cuisans chagrins ; tracassé continuellement par l’humeur impérieuse de sa femme, il étoit en butte à tous ses caprices.

Euphrosine & Elvire rirent beaucoup de l’aventure du Comte, & souhaiterent la même punition à tous ceux qui lui ressemblent.

On vint avertir que le dîner étoit servi ; elle s’entretinrent à table de plusieurs choses intéressantes, relatives aux sujets qui leur avoient fourni les conversations précédentes. À peine étoient elles au dessert, qu’on annonça la Marquise de Bouteuil. Elle est aussi rusée que Madame de Velville, dit Eudoxie à Elvire, mais son genre est tout-à-fait différent. Autrefois très-coquette, elle s’est corrigée de ce défaut en réformant les mœurs du plus grand fat de Paris. Je l’engagerai à vous raconter ses aventures, elles vous amuseront.

Après les complimens d’usage, Eudoxie embrassa la Marquise ; — vous êtes plus belle que jamais, lui dit-elle ; vos regards annoncent les conquêtes ; lorsqu’on est aussi sûre de vaincre, on peut se vanter hautement de ses triomphes. Comment se porte le Chevalier de Villefort ? — Mais… je m’imagine qu’il se porte bien : — Comment ? seroit-il possible qu’il soit changé : — Il est plus constant que jamais : Euphrosine & Elvire sourirent. Vous êtes une femme admirable, continua Eudoxie ; vous êtes le modèle de notre sexe, & méritez ses hommages. Puis s’adressant à Elvire : Madame est parvenue à opérer un miracle, lui dit-elle : une telle gloire lui étoit réservée. — Ah ! répliqua la Marquise, si j’ai mieux réussi qu’une autre, ce n’est pas sans peines. — Vous devriez bien nous raconter par quels moyens vous avez opéré une si belle réforme, lui dit Euphrosine, un tel récit nous sera peut-être un jour utile. Volontiers, répondit la Marquise, mais n’ayez jamais la vanité de corriger un fat, c’est une entreprise aussi laborieuse que difficile. Il faut mettre en usage tous les ressorts de notre art, avant de parvenir à le rendre supportable. Cependant, puisque vous l’exigez, je vous communiquerai mon secret. Passons dans votre boudoir, nous y serons plus tranquilles.

Vasse - L'art de corriger et de rendre les hommes constants, 1783 (page 168 crop)
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