L’Art de corriger et de rendre les hommes constants/03

Marie-Anne-Geneviève Ballard Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 45-57).

CHAPITRE III.

Le danger des soupçons.


APRÈS qu’Elvire eut achevé de parler, vous nous avez promis confidence pour confidence, dit Euphrosine à Eudoxie, j’espere que vous nous tiendrez parole ? Volontiers, répondit-elle : mais je date de loin ; l’époque de mon récit commence au printemps de ma vie, & me voici fort avancée dans mon hiver. Cependant, pour distraire vos chagrins, je vais rapprocher ces deux saisons si opposées l’une à l’autre. En vous communiquant les erreurs de ma jeunesse, vous me ferez encore, par leur souvenir, jouir un instant de mes beaux jours, & c’est quelque chose à mon âge.

Histoire d’Eudoxie.

On me maria fort jeune, mais les principes de l’éducation d’alors étoient bien différens de ceux d’aujourd’hui. Les jeunes femmes étoient plus modestes, plus fières de leurs devoirs ; si elles recevoient des hommages, leurs Amants couvroient du voile du mystère la préférence qu’on leur accordoit. La décence guidoit toutes leurs démarches, & l’indiscrétion étoit punie comme un crime. L’amour gagnoit doublement à cette délicatesse.

À peine fus-je mariée, que mon cœur, tout entier à mon époux, ne s’occupa qu’à lui plaire. Les égards réciproques resserroient chaque jour les liens de l’hymen, & rendoient sa chaîne plus légère. Nous passâmes six ans dans cet heureux état, la douce confiance faisant le charme de notre union.

Il prend fantaisie à M. le Président de… de publier son traité sur l'Art de rendre les femmes fidelles. Les maximes qu’il y prescrit réveillèrent l’attention de tous les époux. Ceux qui jusqu’alors avoient regardé les défauts de notre sexe comme des foiblesses inséparables de l’humanité, devinrent inquiets & jaloux ; ne se fiant plus aux affections de leurs femmes, ni aux sentimens vertueux qu’inspire l’attachement à nos devoirs, ils les insultèrent en prenant des précautions pour les rendre fidelles, & les engagèrent à leur manquer de foi.

Lorsqu’on raffine trop sur le bonheur, on l’ennuie, & bientôt il fuit ».

Les jeunes gens de mon temps. étoient aussi sensibles que ceux d’aujourd’hui ; les charmes d’une belle femme ou d’une femme aimable, étoient autant remarquées alors qu’ils le sont à présent. J’avois, comme bien d’autres, mes admirateurs ; mais jamais mon mari ne s’allarma de leurs soins ; il regardoit leur empressement comme un applaudissement à son choix, & je recevois leurs hommages comme le tribut qu’on doit à notre sexe.

M. de Sainfond s’avisa de lire ce livre funeste ; il m’en parla d’abord avec indifférence ; plusieurs de ses amis en firent l’éloge ; Sainfond le relut avec plus de soin ; insensiblement il en adopta les maximes, & cet époux, si aimable pendant six ans, devint bientôt insupportable.

Rien n'échappoit à ses soupçons jaloux ; il traitoit ma gaieté de coquetterie, & mon silence de mystère. En voulant me rendre systématiquement fidelle, il parvint à m’ennuyer & à se faire détester.

Dès qu’on cesse d’être aimable, on cesse de plaire : c’est ouvrir la carrière à l’inconstance & souvent à la galanterie.

Je ne trouvai plus le même plaisir dans la société de mon époux, & n’observai mes devoirs qu’avec contrainte ; nos entretiens, autrefois remplis de mille charmes, étoient à présent mêlés de reproches & d’aigreur, & nous nous séparâmes toujours avec humeur. Je ne trouvai plus dans mon époux l’homme aimable, mais un censeur rigide, dont le pédantisme me donnoit des vapeurs.

Combien de fois n’ai-je pas désiré que les hommes eussent restés dans la plus grande ignorance. À quoi sert me disois-je en soupirant, l’art séducteur de se communiquer nos pensées les plus secrètes, si ce même art s’emploie à troubler notre repos. Pourquoi l’écriture & l’imprimerie prêtent-elles également leur secours au mensonge, à la calomnie, & à tous les vices qui affligent l’humanité, comme elles le prêtent aux doux épanchemens de l’amitié, aux ardens désirs de l’amour, aux regrets de l’absence, à l’encouragement de la vertu, à l’instruction des Arts & des Sciences, & à tout ce qui distingue la dignité de notre Etre. Mais les hommes abusent des plus

La mésintelligence s'introduisit si rapidement dans notre maison, que bientôt nous n'y vivions plus qu’en étrangers. Je saisissois toutes les occasions de m’en éloigner, & n’y rentrois jamais que le cœur oppressé de douleur. En vain je cherchai dans le tumulte du grand monde un remède contre mes chagrins, je ne l’y trouvois jamais : tant il est vrai que le bonheur n’habite que dans l’intérieur d’un bon ménage.

Lorsque mon époux me reprochoit un changement si extraordinaire dans ma conduite je lui répliquois avec aigreur qu’il en étoit l’Auteur, & nos querelles nous séparoient l’instant d’après.

Une femme jeune & jolie trouve aisément dans la société, des amis officieux qui l’entretiennent dans son erreur : prompts à lui donner des conseils, elle en est souvent la victime.

J’avois la plus grande confiance dans un de ces amis officieux. Il étoit le dépositaire de toutes mes peines ; mais au lieu d’adoucir mon humeur envers mon mari, ses conseils l’enflammerent davantage.

Il me dit un jour, « puisque M. de Sainfond, par une méfiance outrangeante, insulte à votre vertu ; pourquoi n’autorisez-vous pas ses soupçons ? Tout dépend du choix ; ménagez seulement la censure publique ; le reste est peu de chose. »

Un reste d’attachement à mes devoirs me garantît d’un piège si adroit ; je me méfiai dans la suite de ses conseils, mais je n’en fus pas plus soumise à mon mari ; au contraire. M. de Sainfond exigeant que je défendisse à cet homme dangereux l’entrée de ma maison (ses assiduités sans doute l’inquiétoient) ; je lui refusai positivement cette satisfaction, dans le seul dessein de le contrarier. Dès que je connus la morale méprisable de mon ami confident, mon intention fût de l’éviter ; mais le désir de M. de Sainfond me fit changer d’avis. Ce refus acheva de nous brouiller ensemble, & nous ne vécûmes plus dans le même hôtel que comme deux locataires.

Après avoir passé deux années dans cette triste indifférence, je rentrai un soir fort tard ; on m’apprend que M. de Sainfond est malade, qu’il y a même du danger. N’écoutant que ma tendresse, qui, dans cet instant, se réveilla, je vole à son appartement. J’approche de son lit avec crainte ; il me regarde languissament. Quoi ! c’est vous, me dit-il d’une voix pénétrée : cette attention m’étonne. Me pardonnez-vous, lui dis-je, en le prenant par la main !… Ah, mon ami ! nous étions si heureux. Ne m’accablez pas par des reproches, je sens tous mes torts : ah ! mon cher époux, pourquoi n’avez-vous pas continué à vous conduire d’après vos propres lumières ? Nous avions si bien commencé notre carrière. — Je connois, hélas ! mon erreur trop tard, répliqua-t-il. J’ai blessé votre délicatesse par une méfiance injurieuse. Malheureuses maximes ! vous n’êtes pas faites pour toutes les femmes : je ne le vois que trop ; les moyens dont je me suis servi pour vous rendre fidelle pouvoient seuls vous engager à me manquer de foi. Mon état vous prouve mes regrets. Ah ! ma chère femme, si le ciel m’accorde la vie, consentez-vous à retourner sur nos pas ? Je confirmai mon aveu par un baiser, & il parut plus tranquille.

Dès ce moment je ne quittai plus le chevet de son lit ; la tranquillité ammena bientôt la convalescence. Le bonheur habita de nouveau dans notre ménage, & la paix succéda aux querelles & au mécontentement.

Depuis ce temps nous avons continué à être heureux ; l’estime nourrissoit la confiance : si M. de Sainfond fut quelquefois infidele il ne cessa cependant jamais d’être constant.

N’est-on pas inconstant dès qu’on est infidele, demanda Elvire avec empressement ? — Bon pour nous, répondit Eudoxie : vous n’ignorez pas que les hommes ont fait les loix, & qu'ils ont établis la valeur comme la vertu principale de leur sexe ; la modestie, celle du nôtre. Ils ont exigés que nous observassions aussi rigidement cette vertu, qu’ils se sont obligés d’exercer scrupuleusement les devoirs de l’autre. Je m’imagine, que pour se dédommager de cette grande sévérité, ils se sont réservé le privilège de se livrer à tous leurs penchants, sans cependant blesser la confiance : je ne vous assure pas qu’en nous refusant le même droit, ils n’ayent pas été injustes ; mais, à mon avis, je crois qu’ils n’ont jamais fait un plus bel éloge de notre délicatesse.

L’art difficile de corriger les hommes, varie autant que les caractères. Il faut employer, avec les vices, d’autres moyens que ceux qu’on employe avec les défauts : les principes de ceux-ci ne sont souvent que la suite d’une mauvaise organisation, ou d’un faux jugement ; au lieu que les premiers prenent leur source dans le cœur.

Le libertin, le joueur, l’homme abruti par le vin, demandent une étude différente. Une femme ne s’apperçoit souvent d’un tel vice, dans sib mari, qu’après qu’il est déjà profondément enraciné dans le cœur. Elle ne commence, à en être la victime, que lorsqu’il y a commis des ravages dangereux.

Cependant, on peut quelquefois parvenir à en corriger son époux ; mais il faut alors qu’un événement heureux seconde ses efforts ; & ce bonheur n’est pas commun : j’en ai connu cependant un exemple. Monsieur de Verdillac fut guéri de la dangereuse passion du jeu, par la conduite prudente de sa femme.

Madame de Verdillac, aussi vertueuse qu’aimable, fut sur le point de passer de la plus grande opulence à l’extrême misère ; heureusement ses charmes, & ses qualités estimables, empêcherent la ruine de son mari. S’il n’étoit pas si tard, je vous raconterois leur histoire. Elvire & Euphrosine la prierent de ne pas les en priver ; elle céda à leurs instances.