L’Art de bien prononcer et de bien parler la langue françoise/Préface


Discours sur le sujet de cette Metode.



Il n’y a rien de si necessaire pour acquerir la perfection d’une Langue, que d’aprendre à la bien prononcer dés le temps qu’on commence à la parler : car comme la prononciation est une chose qui se fortifie par l’exercice à mesure que nous croissons, & que nous parlons, il n’est plus temps quand l’habitude en est prise, & qu’elle est comme enracinée en nous de songer à nous en défaire. C’est pourquoy il faut y penser de bonne heure, & les Maistres qui aprennent à lire aux Enfans, ne sçauroient avoir trop de soin de les faire bien prononcer, de les reprendre quand ils prononcent mal, & de leur donner des Regles de la vraye & naturelle prononciation.

Si on s’étoit avisé d’en user de la sorte depuis vingt ans qu’on s’est plus que jamais appliqué à perfectionner nôtre Langue, on auroit obligé quantité d’honnestes gens qui prononcent trés-mal d’une maniere tout-à-fait désagreable, les uns pour ne pas connoistre leurs propres fautes, & les autres pour ne pouvoir plus s’en corriger.

Combien en voyons nous par exemple à la Cour aussi bien qu’à Paris, qui disent du bouäs, des noüas, troüas, moüas, des poüas, voüar pour dire du bois, des noix, trois, mois, des pois, voir, dont la prononciation ne nous est pas plus difficile que celle de fois, Rois, voix, choix, crois, loix, des droits, pouvoir, devoir & d’autres mots ou la diphthongue oi se prononce comme oüai ; Qui disent il leurs a dit pour dire il leur a dit ; qui pour dire, ils prennent, que je prenne, &c. disent-ils, ils preignent, que je preigne, que tu preignes, &c. qui disent, un houme, pour dire un homme ; qui pour dire, vous m’excuserez, vous verrez, vous prendrez, disent, vous m’excuserais, vous verrais, vous prendrais ; qui est une lourde faute de Grammaire dont on ne s’aperçoit pas quand on y est accoûtumé, & dont la prononciation paroist aussi bizarre aux Etrangers & à ceux qui n’y ont pas l’oreille faite, que si pour dire ; vous avez, vous voyez, vous prenez, ils entendoient prononcer, vous avais, vous voyais, vous prenais. Ces exemples prouvent assez que ce n’est, ni la douceur, ni la facilité de la prononciation qui ont introduit cette faute en nôtre Langue, puisque l’ez final rend un son plus doux que l’ais, & que le prononçant bien à toutes les secondes plurieres des verbes, on peut aussi facilement le prononcer aux secondes personnes des futurs. Si aprés cette raison on m’allegue encore la volonté absoluë de l’usage, je répondrai que c’est à la vérité l’usage qui fait la prononciation d’une Langue ; mais la question est de le connoître & de savoir si cét usage n’est point celuy de tous ceux qui parlent mal ; Combien en voyons nous encore qui pour dire, je laisserai, je laisserois, disent je lairrai, je lairrois ; Qui disent je trouvaisrais, tu trouvaisras, il trouvaisra &c. pour dire, je trouverai, tu trouveras, il trouvera, &c. dont l’e étant féminin ne doit non plus se faire entendre que dans les penultiémes syllabes de ces mots je conserverai, je garderai, je parlerai ; Il y en a d’autres qui prononcent les dernieres syllabes des mots terminés en r, rd en rt d’une maniere longue & traînée, & comme si ces mots étoient au plurier, & qui disent l’Empereurs, ma sœurs, un canards, ma parts, il est morts, pour dire l’Empereur, ma sœur, un canar, ma part, il est mort, ou qui prononçant les r finales, comme si elles étoient suivies d’un e, font entendre bien souvent un mot feminin pour un masculin, comme un homme fiere, un chapeau noire, du vin pure, pour dire un homme fiere, un chapeau noire, du vin pure. Outre que cette prononciation est contraire au bel usage, elle est aussi contre les régles de la Grammaire, puisque joignant un singulier avec un plurier ou un adjectif feminin avec un substantif masculin, elle fait une faute aussi lourde, que si on disoit mon chevaux pour mon cheval, ou un chapeau grise pour un chapeau gris ; D’autres qui prononcent le mot eu en deux syllabes, & qui disent il a é-u pour dire il a û ; D’autres qui font sonner deux ll en prononçant les pronoms le & la quand ils sont mis avec un apostrophe devant des verbes qui commencent par une voyelle, & qui pour dire je l’ai veüe, tu l’auras, nous l’attraperons bien, disent, jellai veüe, tul l’auras, noul l’attraperons bien ; & qui pour dire elle m’a dit, elle n’y est pas, elle s’en va, disent ai m’a dit, ai n’y est pas, ai s’en va ; D’autres qui dans la premiere syllabe du verbe aider font sonner l’a & l’i distinctement, divisant cette diphtongue en deux voyelles separées, & la prononçant comme le mot naïf, disent aïdez-moy ; pour dire aidez moy ; Qui disent, il m’a fait milles honnestetez, cens amitiez, les quatres éléments, pour dire il m’a fait mille honnestetez, cent amitiez, les quatre elemens ; d’autres qui prononcent tous les mots qui commencent par im, ou par in, comme si l’i étoit precedé d’un a ou d’un e & qui pour dire importun, insolens, indiference, infini, indiscret, disent aimportun, einsolens, eindiference, ainfini, eindiscret ; D’autres qui disent, finire, établire, punire, dormire, servire pour dire finir, établir, punir, dormir, servir, dont les r finales ne se font presque pas sentir ; D’autres qui en lisant ou en parlant en public prononcent les mots terminez en er comme s’ils finissoient par air, & qui disent premiair, confirmair, passair pour dire premier, confirmer, passer sans faire sonner l’r, à moins que ce ne soit devant des mots commencés par des voyelles, & encore faut-il que ces mots soient régis par les precedens comme passer une Riviere, voyez ce que j’en dis au traitté des consones finales : D’autres qui pour dire des serviteurs fideles, des modeles, pays infertiles, ouvriers inutiles, ils sont rustiques, ils sont Catholiques disent des serviteurs fidels, des models, pays infertils, ouvriers inutils, ils sont rustics, ils sont Catholics ; & cent autres manieres de prononcer qui sont contre les regles, & contre l’usage. Si nous examinons la petite Bourgeoisie de Paris, nous trouverons beaucoup de gens qui ne font point de difficulté de dire, un pagné, un jardigné, un chevaillé, pour dire un panier, un jardinier, un chevalier, dont on ne doit point faire sonner les r finales ; Qui prononcent le verbe manier, je manie, tu manies, &c. comme magné, je magne, tu magnes, &c. qui disent ils ne se soucissent pas, pour dire ils ne se soucient pas ; au lieur pour dire au lieu ; à main nuit, un soldare, neune pare, pour dire à minuit, un soldat, nulle part ; Qui pour dire bataillon, postillon, bouteille, moüillé, boüillon, & autres mots où il entre des i accompagnez de deux ll moüillées disent batayon, postiyon, boutaiye, boüyon ; qui disent des flumes pour dire des flegmes ; je couseray, tu couseras, &c. pour je coudray, tu coudras, &c. une tabe, un cofe, du vinaigue, un doube, du suque, pour dire une table, un cofre, du vinaigre, un double, du sucre ; Qui disent une chaisrette, un chaisreau, une demaune, madaime, le mailieu, il est meilieur, un gentizome, &c. pour dire une charette, un chariot, une demie-aune, madame, le milieu, il est meilleur, un gentilhomme. Je cite ces dernieres façons de prononcer grossieres & ridicules, contractées par les uns dans l’enfance, & par les autres pour ne pas savoir les regles afin d’obliger ceux qui liront cecy à s’examiner eux-même & à s’en corriger, s’ils y sont sujets.

Si on prend garde à la plus grande partie des gens de Provinces, on connoistra que s’ils ne font pas les mêmes fautes qu’on fait à Paris, ils en font d’autres en plus grand nombre, les uns pour ne pas connoîstre le bon usage & les autres, faute de s’observer. Il y en a par exemple qui pour dire pouvoir, devoir, concevoir, disent pouvoi, devoi, concevoi ; Qui disent animar, fanar, chevar, pour dire animal, fanal, cheval ; j’ai-z-eu, il a-z-eu, elle a-z-eu, pour dire j’ai eu, il a eu, elle a eu : Il ée pour dire il est ; Qui disent murail, versail, pour dire muraille, versailles ; Il y en a d’autres qui faisant une simple voyelle d’une double dipthongue prononcent, je vous envais, je conçais, Bourgeais, dites à Français qu’il vienne-icy, un Explet, pour dire je vous envoye, je conçois, je dois, Bourgeois, dites à François qu’il vienne-icy, un exploit, parce que l’oy ou l’oi de tous ces mots, se doit prononcer comme oüai : D’autres disent il vat à la Meße, il vat aux champs, il vat au Palais, pour dire il va à la Meße, il va aux champs, il va au Palais, faisant sonner un t à la fin du mot va qui n’en eût jamais : Quelques-uns m’ont dit que c’étoit pour éviter la rencontre des deux voyelles, qu’ils prononçoient ainsi, mais l’usage est contraire à cette raison : d’autres qui prononcent tous les u comme nous prononçons la diphthongue, eu dans le mot peu, & qui pour dire volume, plume, prune, brune, fortune, disent voleume, pleume, preune, breune, forteune ; Qui disent aussi fareine, ma cousaine, une medeceine pour dire farine, ma cousine, une medecine ; Un genteillhome, pour un gentil-homme ; Qui pour dire, un regître, disent un regestre en fesant sonner l’s avec l’é ; D’autres qui prononcent les mots où il entre des mm ou des nn doublées, comme si l’une de ces consones se prononçoit avec la voyelle qui la précéde, & l’autre avec la voyelle qui la suit, & qui pour dire gomme, homme, pomme, année, Ianneton, bonne, tonne, disent gom me, hom me, pom me, an née, Ian neton, bon ne, ton ne, prononçant les premières syllabes de ces mots, comme celles de pompe, ange, bonté, au lieu de dire, gome, home, pome, anée, Ianeton, bone, tone, quoi que ces mots s’écrivent avec deux mm & avec deux nn. D’autres qui font brèves toutes les penultiémes syllabes des mots terminez en re ou en res au lieu de les faire longues, & qui mangeant par cette fausse prononciation l’e final de ces mots, les racourcissent d’une syllabe, de sorte que pour dire S. Lazare, une coëfe claire, mon pere, ma mere, des lumieres, navire, instruire, aurore, encore, une chambre obscure, la nature, une robe noire, ils disent S. Lazar, une coëfe clair, mon pér, ma mér, des lumier, navir, instruir, auror, encor, une chambre obscur, la natur, une robe noir, & quantité d’autres manieres de prononcer dont on s’apercevra si on veut bien prendre la peine de lire cét ouvrage. Combien en voit-on qui font rimer sage avec âge, table avec fable, douce avec pouce, manége avec College, troisième avec emblême, maîtreße avec Abbeße, parole avec geole, boule avec moule, leßive avec vive, foison, poison avec oison, & qui prononcent aussi la penultiéme syllabe de poisson sur le même ton, &c. Si ce n’est pas une grande faute dans la poësie, ç’en est une insuportable dans la prononciation où la syllabe longue prononcée pour une bréve, choque extremement l’oreille. Ces prononciations défectueuses, & un nombre infini d’autres que je ne cite point dans cette Preface, ôtent tout l’agrément d’un discours quelque regulier & poli qu’il soit ; & ce n’est pas sans raison que les Etrangers nous reprochent tous les jours le peu de soin que nous avons de bien prononcer nôtre Langue ; comme une chose qui l’empêche d’estre aujourd’hui la plus parfaite de toutes celles de l’Europe.

Il seroit facile d’y remedier en tres-peu de temps, & d’en fixer même la prononciation, si on vouloit prendre la peine de faire inftruire les Enfans des principes de leurs Langues. On leur aprend avec beaucoup de soin le latin et le Grec, et pour ce qui regarde leur Langue naturelle on l’abandonne au hasard de l’usage : J’avoüe que c’est l’usage qui donne le dernier trait à la perfection d’une Langue ; mais il faut demeurer d’accord que si cét usage n’est aidé de preceptes, il nuit plus qu’il ne sert, puisque manque de connoistre le bon & le mauvais, on prend aussitost l’un que l’autre, & on ne peut plus s’en défaire après. L’habitude que nous avons contractée dés l’enfance, nous fait trouver de la douceur & de l’agrément dans nos manieres de prononcer, quelques rudes & défectueuses qu’elles puissent estre. Et comme nous nous appercevons presque aussi peu de nôtre prononciation que de nôtre accent, que nous ne sentons non plus que nous sentons nôtre propre haléne, il ne faut pas s’étonner s’il se trouve si peu de gens qui fassent des reflexions sur les defauts de leur prononciation & qui veuillent se donner la peine de s’en corriger. Je ne vois presque personne qui ne croye être infaillible là dessus, & particulierement ceux qui se piquent un peu de bien parler. Si on fait remarquer des fautes contractées de jeunesse à de certains Sçavans qu’il y a, ils ne manqueront pas de nous citer l’usage & de faire passer ces fautes pour des idiomes de nôtre Langue, ou pour des anomalies[1], sans considerer que pour établir une anomalie il faut qu’elle soit, generalement en usage parmi tous ceux qui parlent bien, & que dés qu’elle est douteuse ou partagée par cét usage, on n’y doit avoir aucun égard. Il y en a d’autres qui n’ayant appris leur Langue que par l’usage, ne sçauroient s’imaginer que parlant bien, à ce qu’ils pensent & à ce qu’ils disent, ils puissent mal prononcer, & que le même Maistre qui leur a appris à parler, n’ait pu leur apprendre à bien prononcer. Voilà comme l’amour propre fait trouver des secrets à se tromper soy-même : Les uns se rangent du parti de l’usage, parce qu’ils croyent être du nombre de ceux qui le font ; & les autres, parce qu’ils le trouvent plus doux, parce qu’ils le croyent aussi seur que les preceptes.

Il est vray que si tout le monde parloit & prononçoit également bien, on n’auroit pas besoin d’autre maistre que de l’usage ; mais comme le nombre de ceux qui parlent mal, est plus grand que celuy de ceux qui parlent bien, il faut indispensablement joindre les preceptes à cét usage, si l’on veut prononcer regulierement sa Langue. Je sçay bien qu’il y a des personnes d’un naturel si heureux & d’un discernement si juste & si fin, qu’ils apprennent la politesse & la pureté de leur Langue par le seul usage de la lecture des bons Livres, & par la conversation des gens sçavans & polis ; mais on doit sçavoir que les manières de s’exprimer estant sujettes à autant de changemens que les pensées de l’homme sont differentes, il s’y trouve souvent une nouveauté qui surprenant & arrestant l’esprit de celuy qui lit & qui entend parler, luy fait faire de justes reflexions sur les fautes qu’il peut faire, & l’oblige à s’en corriger. Mais il n’est est pas de même de la prononciation : elle ne souffre pas des changemens assez considerables pour nous faire trouver cette nouveauté qui fasse le même effet ; & comme nous avons l’oreille accoûtumée à la manière de prononcer de ceux avec qui nous parlons tous les jours, nous ne nous apercevons ni de les fautes ni des nôtres propres. Ainsi nous ne devons pas nous étonner si nous ne nous corrigeons pas des défauts que nous ne connoissons pas. Il n’y a donc que les amis ou les regles qui nous puissent faire découvrir les fautes de prononciation que nous faisons contre nôtre usage même, & qui puissent nous aider à nous en défaire.

Mais qui est-ce qui nous asseurera que ces regles soient bonnes & seures : J’ay à répondre là-dessus que celuy qui les fait, les doit toutes tirer et débroüiller de l’usage des gens qui sont en réputation de bien parler, tels que sont principalement les gens de la Cour, & que travaillant sur ce fondement il ne sauroit manquer. Outre qu’il doit les faire suivre de quantité d’exemples, pour en prouver la justesse, afin que personne n’en puisse douter. C’est de cet usage qu’il faut qu’on tire & qu’on dresse des regles ; autrement si on confond le bon usage avec le mauvais, il suffira de savoir parler, tant bien que mal, pour savoir prononcer nôtre Langue, & on aura raison pour lors de dire, comme on disoit autres fois, qu’importe-il, comme on parle, pourveu qu’on se fasse entendre. Il n’y a pas plus de cent ans qu’on tenoit encore ce langage, & que les gens de la premiere qualité ne faisoient point de difficulté de dire j’avons, je dirons, je ferons, nous aimissions, vous aimissiez, que je vaise, &c. je lairray, j’amerray, que je voulisse, &c. je vousissé, &c. ou voulsissé, &c. pour dire nous avons, nous dirons, nous ferons, nous aimassions, vous aimassiez, que j’aille, je laisseray, j’aménerai, que je voulusse, &c. on savoit pourtant bien dés ce temps-là que le pronom je étant au singulier ne s’accordoit pas avec les pluriers avons, dirons, ferons, & que c’étoit une regle generale & sans exception de faire dériver tous les imparfaits terminez en ßé de la seconde personne du preterit simple en y ajoutant ces lettres se, ses, t, sions, ses, sent, comme de tu aimas, j’aimasse, tu aimasses, il aimast, nous aimassions, vous aimassiez, ils aimassent, de tu écrivis, j’écrivisse, tu écrivisses, il écrivist, nous écrivissions, &c. de tu eus, j’eusse, &c., de tu pris, je prisse, &c. de tu contraignis, je contraignisse, &c. de tu cogneus, je cogneusse, tu cogneusses, &c. Voyez la Grammaire de P. de la Ramée, faite en 1572. Les pages 200 & 201 des Hypomneses de Henry Estienne, imprimées en 1582. & la Grammaire de Charles Maupas, imprimée au commencement de ce Siècle.

On avoit beau leur faire connoistre par ces exemples que ces manieres de parler étoient extremémens irregulieres, on passoit outre & l’usage l’emportoit ; on demeuroit bien d’accord que le pronom nous, suivi de son verbe au plurier, étoit plus selon les regles de la Syntaxe, que le pronom je, mais comme l’usage étoit pour ce dernier, on le preferoit au premier, & on n’aimoit mieux dire je dirons, que nous dirons. On savoit bien aussi qu’il falloit prononcer nous aimassions, vous aimassiez, lors qu’on lisoit & qu’on parloit en public, cependant on ne laissoit pas de dire, dans le discours familier nous aimissions, vous aimissiez, par ce que ces mots paroissoient plus doux à l’oreille. On a reconnu depuis que cet usages n’étoit pas bon, & on s’en est si bien corrigé qu’on ne voit presque personne en France qui ne sache bien que ce seroit mal s’il parloit ainsi.

Toutes ces considerations & l’interest que je prens à l’avancement de nôtre Langue, m’ont fait entreprendre de reduire en Art la manière de la prononcer, & d’en faire une Metode pour la premiere instruction des Enfans.

J’ay divisé la première partie de cette Metode en trois chapîtres ; dont le premier regarde l’articulation des lettres & des syllabes de nos mots ; Le second, la differente prononciation de nos e ; le troisiéme, la prononciation des syllabes longues & breves, auquel j’ai joint un petit traité de la maniere de prononcer nos consones finales.

Toute cette Metode est remplie de quantité d’exemples, afin que la lecture qu’on en fera souvent faire aux Enfans, leur puisse insinuer peu à peu la connoissance des régles, sans les assujettir à les comprendre : L’on ne sçauroit manquer de leur apprendre à bien prononcer, si on veut bien se donner la peine de leur prononcer regulierement les mots de ces exemples en les faisant lire, & de les leur faire prononcer de même après soy, en les reprenant soigneusement quand ils ne prononceront pas bien. Il vaut autant que les Enfans lisent dans ces regles que dans quelqu’autre Livre François, puisqu’ils ne peuvent pas apprendre à lire, sans lire quelque chose, & que les mots les plus difficiles de nostre Langue, sont renfermez dans cette Metode.

Quelqu’un dira peut-estre que cette quantité de régles pourra rebuter les Enfans ; mais il n’y a rien à craindre de ce côté-là, parce qu’on ne leur fait rien apprendre par cœur, & qu’on ne les oblige pas même à concevoir ces régles, ny à en rendre raison, ils en comprendront ce qu’ils pourront, mais je suis seur qu’ils en retiendront toujours beaucoup, & les exemples seuls qu’on leur fera lire pourront les rendre capables de se former eux-mêmes des régles par le raport qu’ils connoistront que les mots de ces exemples ont avec d’autres ; Qu’on ne les presse point, la connoissance leur viendra peu à peu, & il suffira de leur faire lire correctement ces régles, ayant soin comme je vient de dire de leur en faire bien prononcer les mots, & de les reprendre toûjours jusques à qu’ils prononcent comme il faut.

Il sera bon aussi quand les Enfans commenceront à aller en Classe que quelqu’un ait soin tous les jours de leur faire lire quelque page de François, & s’il aperçoit qu’ils prennent connoissance de ces régles, de les interroger dessus, écoutant sur tout avec attention lors qu’ils manqueront pour les reprendre à propos.

Si le Maistre a des Enfans de Province à enseigner, il remarquera exactement les fautes de prononciation ausquelles ils sont le plus sujets & pour les redresser il leur fera lire souvent des mots dont la prononciation ait quelque raport à ceux qu’ils savent prononcer.

À ceux par exemple qui ne peuvent prononcer les diphthongues ai, ei & au sans y faire entendre deux sons dans une même syllabe comme en ces mots faire, maistre, peine, il leur fera prononcer des mots où il entre des e ouverts, ou des o comme chef, mortel, valet, respect, feston, esprit, vertu, &c. & il leur fera bien entendre que ces ai & ces ei se doivent prononcer de même que les e de ces mots ; & que les au qui entrent dans ces mots autant, faute, cause de doivent prononcer comme les o de ces exemples, profit, botte, coste, hôte, prône, qu’ils savent prononcer aussi bien que nous.

À ceux qui ne peuvent prononcer les mm ou les nn doublées sans les faire sonner toutes deux séparément & en deux syllabes differentes comme canne, pomme, bonne qu’ils prononcent comme can-ne, pom-me, bon-ne, il les leur fera épeler & prononcer en la manière qui suit c, a ca deux nn, e ne cane P, o po deux mm e me pome ; B, o, bo, deux nn, e ne bone, parce qu’autrement si on leur fesoit prononcer ces mots en la maniere qui se pratique, aux Ecoles, c’est à dire c, a, n, can, n, e, ne can ne ; P, o, m, pom, m, e, me pom me ; B, o, n, bon n e ne bon ne ils ne changeroient point leur prononciation, & ils ne pourroient jamais comprendre la difference qu’il y a de nôtre prononciation à la leur en ce qui regarde ces sortes de lettres doublées.

A ceux qui ne peuvent prononcer nos rr doubles sans faire entendre leurs deux sons distinctement comme on fait en Gascogne, ou comme on les prononce en Latin il leur fera comprendre que les deux rr ne sonnent que comme s’il n’y en avoit qu’une, & leur fera épeler ces exemples carreau, guerre, guitarre, en la maniere qui suit c, a, ca, deux rr, e, a, u, ro, caro ; g, u, e, gue, deux rr, e, re, guerre ; g, u, i, gui, t, a, ta, guita, deux rr, e, re, guitare.

À ceux qui ne peuvent épeler nos deux ll moüillées precedées d’un i, comme bataille, corneille, citroüille, & qui disent bataye, cornayye, citrouye, il leur fera souvent prononcer les syllabes illa, ille, illi, illo, illu, & il leur fera bien entendre qu’elles ne se prononcent pas comme en Latin, où les deux ll, ont un son sec & qui n’a aucun rapport à celuy que nous lui donnons en nôtre Langue, il leur fera lire tous les exemples qu’il trouvera marqués, & pour leur donner une parfaite connoissance du son de ces ll moüillées, il en fera une syllabe tout à fait separée de la voyelle qui la precede, & leur fera épeler le mot bataille, ainsi b, a, ba, t, a, ta, bata, i, deux ll, e ille, bataille.

A ceux qui ne peuvent prononcer nôtre gna, gne, gni, gno, gnu, & qui disent nia, nie, nio, &c. il leur fera lire & prononcer souvent tous les exemples qui se trouvent en la page 24.

A ceux qui grassayent & qui ont de la peine à prononcer nos r, il leur fera lire tout autant qu’il pourra les mots où il entre des r, je les ai tous marqués d’une étoille à costé.

A ceux enfin qui sont acoûtumez à dire du boüas, des noüas, un moüas, voüar, troüas pour dire du bois, des noix, un mois, voir, trois, &c. qu’on leur fasse prononcer ces mots fois, lois, choix, des droits, pouvoir, &c. qu’ils prononcent aussi bien que nous, & que le Maistre leur fasse bien comprendre que ces mots bois, noix, mois, voir, trois, &c. se doivent prononcer, comme fois, lois, choix, &c. & non comme boüas, &c. on les désacoûtumera avec le temps & avec les Regles de ces manieres de prononcer défectueuses & désagreables, & on les mettra tout doucement & sans peine dans le train de la bonne & naturelle prononciation de nôtre Langue.

On me dira peut estre que c’est beaucoup entreprendre, que de faire perdre l’accent à des gens de Province. Veritablement si l’on confond l’accent avec la prononciation, comme plusieurs font, & si l’on pretend que la prononciation dépende de l’accent, on a raison de croire que l’entreprise seroit difficile ; mais il y a bien de la difference entre l’un & l’autre ; L’accent est un certain ton de voix qui tient un peu du chant, qui est inutile dans la prononciation, & qui ne sçauroit estre corrigé par preceptes ; au lieu que la prononciation est une articulation distincte des mots dont on se sert pour exprimer ses pensées, & qui s’apprend par des Regles & de vive voix. On ne pretend donc pas toucher à l’accent, puisque c’est une chose qui ne se peut corriger que par hazard & avec le temps, & que la prononciation n’en dépend pas. Ce n’est pas, par exemple, l’accent d’un Gascon qui lui fait prononcer un v consone pour un b, ni un b pour un v consone, & qui luy fait dire un havit pour un habit, & bous pour vous, puisqu’il prononce ces consones aussi bien que nous ; Ni qui lui fait donner un son de double diphthongue à nos syllabes ai & au, puisque prononçant bien les e ouverts & les o qui sont dans les mots Iupiter, amer ; coq, nôtre, botte, il peut aussi bien que nous prononcer fere, cose pour dire faire & cause sans faire sonner l’i & l’u de ces mots s’il veut bien y prendre garde ; & il pourroit aisément se corriger de ces fautes sans estre obligé pour cela de se défaire de son accent. Ainsi la difficulté qui paroît à corriger l’accent d’une Nation, ne prouve pas qu’il y en ait autant à luy apprendre à bien prononcer. Mais outre qu’il n’est pas impossible de faire perdre aux Enfans plus de la moitié de leur accent, & quelquefois de le leur faire perdre tout entier, ce n’est pas encore une necessité de n’en avoir point du tout pour bien parler ; car qu’un homme ait une prononciation bien reguliere, & qu’il ne fasse point de fautes contre la pureté du langage, son accent (s’il en a) ne l’empêchera pas d’estre estimé par tout pour un homme qui parle bien. Voilà ce qui regarde la prononciation ; disons maintenant un mot de la pureté de nôtre Langue.

Comme il est difficile de parler & d’écrire correctement, sans sçavoir quelques principes de sa Langue, j’ay fait un abregé de la Grammaire Françoise, dont je renferme la plûpart des preceptes dans la seconde Partie de cette Metode. Je les ai disposez d’une maniere assez particuliere, mais si aisée à comprendre, que les Enfans de cinq ans les apprendront aussi facilement que ceux de sept ou huit aprennent à lire. Ces preceptes seront bons pour toutes sortes d’Enfans, soit qu’on les fasse étudier, ou non ; mais ils sont absolument necessaires pour ceux qu’on destine à l’étude ; car comme il faut indispensablement qu’ils sçachent la Grammaire pour apprendre les Langues, & les autres Sciences qu’on veut leur enseigner, il est plus utile & plus aisé de la leur enseigner en leur Langue naturelle, qu’en une Langue étrangere qu’ils n’entendent pas encore ; Outre cela ils en aprennent le Latin et le Grec avec plus de connoissance & de facilité, parce qu’ayant l’esprit débarassé des soins & des fatigues d’aprendre la Grammaire & tous les termes, & ayant par consequent l’aplication moins partagée, ils conçoivent & retiennent bien mieux les Leçons que le Precepteur leur donne, lors qu’il leur enseigne ces Langues.



  1. Anomalie est un terme de Grammaire qui signifie une chose qui n’est pas conforme aux regles, & qui est pourtant si bien établie par l’usage que c’est une faute d’y manquer, comme si par exemple quelqu’un s’opiniastrant à suivre les regles generales vouloit dire j’alleray pour j’iray, & ma amie pour mon amie