L’Art bouddhique/Conclusion

Henri Laurens (p. 155-158).

CONCLUSION


L’
art bouddhique naît et progresse dans l’Inde à mesure que se répand la pensée de l’initiateur et qu’il est favorisé par le pouvoir et par les fondations pieuses. Il crée une architecture qui porte en elle tous les principes de son développement et qui, du reliquaire massif, fera sortir l’aérienne pagode. Il décore les monuments du culte d’une sculpture d’abord emblématique, puis plus libre et plus vivante et sur laquelle vient rayonner enfin une influence gréco-romaine de basse époque. Alors sont fixés les thèmes essentiels de l’iconographie, l’image du Bouddha se dresse, pour la première fois, dans l’attitude du renoncement, de la méditation et de l’enseignement. De l’Inde septentrionale, il passe au Turkestan, où ses débris révèlent des sociétés longtemps prospères, puis en Chine. Dans le nord de ce pays il multiplie les images du Bouddha, conformes au type élaboré dans la vallée de l’Indus. La Chine du sud, plus sensible et plus lyrique que la Chine du nord, positiviste et communautaire, le dote d’une puissance et d’un charme d’expression qu’elle avait déjà mis en lumière dans la poésie, et peut-être dans la peinture de paysage, au cours de la période précédente. Des nuances de la pensée bouddhique, nuances nouvelles ou révélées pour la première fois à la Chine, contribuent à enrichir les arts. Tantôt la secte Thyen-thaï et la secte Tchen-yen font prévaloir une note mystique, recueillie, précieuse, richement décorative. Tantôt la secte Tchhan, ascétique et contemplative, favorise le sentiment de la nature et le culte de la beauté du monde. Les premières triomphent en Chine sous les Thang, au Japon sous les Foudziwara ; la seconde, en Chine sous les Song, au Japon sous les Asikaga. En Chine, l’invasion mongole fait prédominer dans l’art bouddhique une note réaliste qui doit prendre au Japon son accent décisif. Mais les progrès officiels du Confucianisme, sur lequel les conquérants ont besoin de s’appuyer comme élément d’ordre, finissent par endormir la Chine après les Ming.

Le Japon a recueilli l’enseignement de l’art gréco-bouddhique pendant la période Nara. Au cours des âges suivants, tantôt sous la forme Singon, tantôt sous la forme Zèn, tantôt en s’inspirant du réalisme Yuen, et même à l’époque où domine l’éthique purement chinoise, il donne au génie bouddhique une tonalité plus ferme. Toutes les forces de la vie sociale, le sentiment d’une haute mission historique, la discipline, la sensibilité, l’humour concourent à produire une culture dont l’art est l’expression absolue et que l’on peut qualifier de classique. En elle se concilient et trouvent leur pleine synthèse les deux grandes forces antinomiques du génie asiatique, le Dragon de l’éternel changement, qui fait courir dans l’art les puissances galvaniques de la vie, le Bouddha de l’éternel repos, qui lui confère la solennelle gravité du style.

Ainsi se trouve également résolue la contradiction qui existe a priori entre une éthique de renoncement, fondée sur une philosophie du vide, et tout développement possible d’un art. Deux séries de facteurs agirent à cet égard sur le Bouddhisme : et d’abord les forces empruntées aux milieux ou propagées par les échanges, son rayonnement dans l’Inde même, chez un peuple romanesque et imagier, qui inventa et découpa les scènes de la légende ; l’influence de l’art méditerranéen, qui lui enseigna une plastique ; enfin le génie lyrique des riverains du Fleuve Bleu qui lui montrèrent, douées de vie et dignes d’amour, les formes changeantes de l’univers. D’autre part, le succès de certaines écoles modelait peu à peu ses capacités esthétiques : le mysticisme Tchen-yen, en multipliant les formes et les noms des dieux empruntés à d’autres panthéons, en s’attachant aux rites et aux cérémonies ; l’idéalisme naturaliste de la secte Tchhan, en faisant de l’ascétisme une discipline aristocratique, une méthode raffinée de vie, une communion avec la nature.

Grâce à cette souplesse puissante, le Bouddhisme a créé un art complet, je veux dire une manière d’interpréter la nature et l’énigme du monde qui intéresse toute l’humanité. Parti des leçons du paganisme méditerranéen, mais confiant à cette enveloppe le secret de l’Asie, continant parfois par la tendresse, par l’élévation, par la pitié au génie chrétien des grandes époques, cet art exprime, non par la copie des choses naturelles, mais en suggérant les rapports qui les unissent à l’être humain et à la vie de l’univers, une philosophie de la nature que l’art occidental n’a connue qu’au dix-neuvième siècle, et d’une manière imparfaite.

A travers tant de changements et malgré tant de voyages, on peut dire que l’art bouddhique reste fidèle aux principes dont il est sorti. Les notes graphiques des dessinateurs et des peintres, les vaporeux paysages de fleuves et de vallées, la bête qui bondit, l’eau qui court, l’herbe qui plie, la féerie de la neige, de la lune et des fleurs, les feuilles rougies de l’érable sur les rivières d’automne, tout prend corps et prend âme sous nos yeux avec le charme étincelant et rapide de la vie qui passe. Elle glisse, elle s’enfuit, elle n’est plus. Les insectes s’évadent du carnet de croquis. Les héros s’exterminent. Les danseuses et les courtisanes s’épanouissent comme des fleurs qui vont mourir. Cet univers bouge, s’efface et disparaît. Seule demeure, les yeux à demi-clos, le visage resplendissant de lumière intérieure, les mains abandonnées au creux du manteau, plus immobile, plus impénétrable et plus résistante qu’un rocher des montagnes, l’image du détachement souverain et de la suprême pitié.