L’Art bouddhique/Chapitre 3

Henri Laurens (p. 110-154).

CHAPITRE III

L’ART BOUDDHIQUE ET LE GÉNIE JAPONAIS


I. LE BOUDDHISME AU JAPON. — II. L’ÉVOLUTION DE LA PENSÉE BOUDDHIQUE ET L’ART JAPONAIS. — III. LE DON DE LA VIE ET LE SENS DU STYLE. — LE CLASSICISME BOUDDHIQUE.


I. — LE BOUDDHISME AU JAPON.


L’
âme de l’art japonais, c’est le caractère profond, essentiel et stable de la croyance, sous la forme religieuse ou sous la forme morale. Même chez un peuple actif, assimilateur et réfléchi, elle demeure entière. L’histoire du génie japonais est un long hommage aux dieux de l’Asie et à des formules éthiques qui furent ses éducatrices, en même temps qu’un incessant effort pour traiter d’une manière personnelle ces formules elles-mêmes. Quelque ferme et décisive qu’ait été sa résolution de se mettre à l’école de l’Occident et quelque développement qu’aient pu prendre ses facultés critiques, le Japon moderne, comme le Japon d’autrefois, est maintenu par une armature religieuse faite d’éléments divers associés depuis des siècles. Une certaine conception de l’univers, traduite par des rites d’un grand charme, y lie étroitement l’homme à la nature et l’individu à la communauté. La vie religieuse n’est pas ici l’expression d’une poésie personnelle ou l’affaire d’un parti, mais une tradition unanime, ancienne, solide et vivante comme le cœur même de l’empire. Elle est l’âme du patriotisme, elle est l’inspiratrice des arts. En elle on discerne des degrés, des nuances et des écoles, elle est faite de plusieurs confessions : chacune d’elles s’est toujours appliquée à comprendre les vieilles choses chères au cœur d’un peuple qu’elle ne venait pas évangéliser à neuf, si l’on peut dire, mais auquel elle apportait quelques raisons de plus de doter la vie d’un sens élevé et d’en supporter les vicissitudes et les exigences avec la plus élégante fermeté. Ainsi Sintoïsme, Bouddhisme et Confucianisme ont fini par former une sorte de faisceau très serré et, s’il est vrai qu’ils ne se soient pas confondus, chacun de ces aspects de la foi, bien loin de compromettre la puissante unité du génie japonais, a collaboré à lui donner sa personnalité et sa grandeur. Il y a là, surtout en ce qui concerne le Bouddhisme au Japon, toute une série de voiles qu’il nous faut soulever d’une main légère, un trésor spirituel dont notre vieille logique occidentale ne nous donne pas spontanément la clef. Il est relativement plus facile de comprendre le principe animiste qui est à l’origine de la religion Sintô et qui est l’essence même des formes les plus vénérables de la foi. L’homme est entouré par les dieux, et les dieux, ce sont tous les morts. Cette formule se retrouve au début du XIXe siècle, dans les écrits du théologien Hirata. Comment le culte des ancêtres, principe fondamental des antiques cités méditerranéennes, s’est élargi au Japon jusqu’à embrasser trois formes successives et superposées : la religion domestique (ancêtres de la famille), la religion de la communauté (ancêtres du clan), la religion nationale (ancêtres impériaux), c’est une question sur laquelle il n’y a pas lieu d’insister et qui a été très clairement étudiée par Lafcadio Hearn, entre beaucoup d’autres. L’essentiel, c’est que l’homme chemine dans la vie, surveillé par un cortège de morts. Il était inévitable, d’autre part, que les forces naturelles, déchaînées dans un archipel volcanique assiégé par la mer, incessamment secoué par des convulsions terribles, fussent interprétées comme des forces divines. L’univers n’était pas seulement peuplé de la présence des morts, les esprits des puissances élémentaires y circulaient librement et y régnaient en maîtres. On conçoit quel danger d’écrasement et d’annihilation morale peuvent courir des peuples si étroitement entourés par ces génies hostiles et par ces surveillants funèbres, à quelles pratiques de bas exorcisme, à quelles formules d’imploration confuse leur vie religieuse peut s’arrêter. Seules les élites humaines résistent aux terrifiantes suggestions de l’animisme. Loin d’être opprimé par elles, le génie japonais y a pris des forces pour se développer et pour s’élever. Les redoutables divinités du cataclysme ont reçu les honneurs qu’il fallait pour les apaiser, et l’imagination

Pl. XVII.
Cl. Fenellosa.
Art chinois (VIIIe siècle).
Wou Tao-tseu (Go Dô-si). — Çakya-Mouni.
(Collection Charles Freer, à Detroit.)

Pl. XVIII.

Cl. Bushell.
Art Chinois (XIIe siècle).
Hwei tsong ( ?). — Un Faucon blanc (British Museum).
d’une race exceptionnellement habile à douer de vie la matière, les apparences et leur représentation même, mais gaie, mais familière et bienveillante, fit naître ainsi tout un ordre de dieux qu’elle qualifia de sa propre bonhomie. Ces magnifiques inventeurs de monstres savent admirablement associer le terrible et le comique avec une nuance d’humour respectueux dont l’accent est difficile à bien saisir. De là une luxuriance de divinités qui ne sont pas toutes l’image de l’aveuglement et de la férocité. Dans ces terres chaudes d’Asie, elles fourmillent. Elles se mêlent à l’existence de chaque jour, non pour la terroriser, mais comme un rappel de la vie cachée des choses. Elles sont une poésie majestueuse et familière, tantôt un compagnonnage auguste, tantôt une menace qu’on peut désarmer.

Quant aux morts, ils font rayonner sur les vivants plus de vérités bienfaisantes qu’ils ne les enchaînent par la peur de leur méchanceté. La croyance populaire aime à préciser leur influence sous une forme à la fois concrète et lyrique. Les esprits circulent parmi nous pour accomplir des missions mystérieuses, pour achever des tâches interrompues, pour attester la fidélité aux souvenirs par delà la tombe. La fiancée qui n’a pas connu les noces revient, métamorphosée en papillon, chercher à l’heure suprême le vieux fiancé que les ans n’ont pas consolé. Par la tradition de l’exemple, par le culte des ancêtres héroïques, les morts sont surtout les éducateurs de l’énergie ; ils montent une garde ininterrompue autour de l’empire des vivants ; ils sont la chaîne des générations, la leçon toujours présente, la grande généalogie des devoirs éternels.

Par là, la religion des morts est une source de grâce efficace, un trésor inépuisable de vertus actives. Elle n’est pas seulement un contrôle, elle est un entraînement. D’ailleurs sous ses formes archaïques, le Sintô se présente comme une discipline pleine de rudesses, une religion d’effort et de pureté, qui pratique les ablutions ascétiques et les grandes lustrations solennelles. Sans doute, à cet égard, les ans ont assoupli la rigueur de ses commandements. Mais la communauté éprouve toujours le besoin d’être parfaitement en règle à l’égard de ses obligations, et, il y a peu de temps, subsistait encore dans certaines provinces la coutume de déléguer chaque année et pour une année un ascète temporaire, en général un vieillard connu pour ses vertus, chargé d’aller prier dans la solitude et de remplir scrupuleusement tous les devoirs que la piété relâchée des fidèles ne leur permettait pas à tous d’accomplir avec une égale ferveur. Coutume pleine de la plus fine et de la plus exacte sagesse, grave et spirituelle conciliation des devoirs du groupe et des faiblesses de chacun ! Un peuple qui conserve avec cette intégrité, avec ce tact exquis, ses institutions religieuses, sans asservir rudement sa vie, sa capacité d’évoluer, est assuré de se maintenir toujours sur le plan le plus élevé. Je m’arrête, car je pourrais être soupçonné d’interpréter à l’occidentale l’ascétisme par délégation.

C’est à cet ensemble de croyances et de traditions, presque toutes aussi anciennes que le Japon historique, et qui nous permettent de deviner déjà quelques-unes des vertus les plus solides et les plus délicates du génie japonais, que le Bouddhisme s’est superposé avec douceur, et sans rien détruire de cette armature séculaire à l’intérieur de laquelle il sut insinuer des leçons nouvelles. Remarquons-le une fois encore : un pareil équilibre entre deux formes si différentes de la vie religieuse a quelque chose de rare et de singulier. Il faut sûrement en faire honneur pour une part à l’adresse politique des premiers missionnaires bouddhistes, mais ne doit-on pas admirer d’abord l’esprit de haute et tolérante compréhension d’un peuple qui témoigna toujours la plus active bienveillance aux confessions les plus diverses et d’un gouvernement qui ne fut amené à les persécuter que lorsqu’elles devinrent un danger pour l’intégrité de l’empire ? L’extermination des moines bouddhistes par Nobounaga, à la fin du XVIe siècle, ne doit pas être interprétée autrement.

Deux formes bien opposées de la pensée asiatique avaient également préparé les âmes à accepter le Bouddhisme en Extrême-Orient, la philosophie confucéenne, non sous sa forme sèche, dépouillée, littérale, mais par sa religion de la fraternité, par son bon sens tendre, par son souci de donner à la vie une harmonie pacifique, et surtout l’éthique individualiste de Lao-tseu, par l’amour de la nature et par le culte de la liberté. C’est en 552 que le Bouddhisme est officiellement introduit au Japon. Peu de temps après, le prince Oumayado, régent de l’impératrice Soui-Ko, promulgue les dix-sept articles d’une constitution qui atteste la fusion complète des éléments Sintô, confucianiste et bouddhique : « Ce document, dit Okakura[1] proclame le devoir du dévoûment à l’empereur, inculque l’éthique confucéenne et s’étend sur la grandeur de l’idéal indien qui doit les pénétrer tous, faisant ainsi l’abrégé de la vie nationale du Japon, pendant les treize siècles qui allaient suivre. »

Il est vrai que ces éléments si bien fondus tendirent tardivement à se désunir, et qu’une longue période de discussions théologiques s’ouvrit à la fin du XVIIe siècle. Mais la renaissance de l’érudition chinoise et la propagande anti-bouddhiste ne touchèrent pas le fond de la croyance générale : on doit même les interpréter comme des faits d’ordre politique et comme une nuance caractéristique de l’administration Tokougawa. De même la lutte des yamatisants contre les abus du néo-confucianisme, à la veille de la Restauration, a un sens nationaliste et patriotique. Les efforts des néo-sintoïstes pour conserver Bouddha, en l’annexant au nombre des divinités Sintô, comme le Bouddhisme avait fait jadis pour les vieilles divinités japonaises, témoignent d’un intelligent respect pour la vieille foi chère à tous, pour un passé peuplé de tant de grandeurs. Ce qui est sûr, c’est qu’avant cette ère de disputes, qui n’ébranlaient rien des forces essentielles, le Japon connut une longue période d’équilibre dans sa vie religieuse.

Au Japon, comme ailleurs, le Bouddhisme fut le consolateur des simples. Par la doctrine de la transmigration, il ouvrit des vues à la fois vastes et claires sur l’avenir de l’homme, il enseigna aux humbles à supporter le poids de leur Karma, la loi des mérites et des démérites, et leur promit, dans l’enchaînement des vies successives, une juste rétribution de leurs efforts et de leur patience. Il est légitime de supposer qu’au VIe siècle de notre ère, le Sintô, considéré à la fois comme armature sociale et comme interprétation métaphysique de l’univers, avait encore quelque chose d’aride et de tendu. Le Bouddhisme l’humanisa. Les rites anciens, chers au cœur des pauvres furent conservés, accrus, embellis.

Surtout le Bouddhisme dota l’élite d’une philosophie supérieure. En même temps qu’il amenait avec lui un cortège de lois, d’institutions, de formules hautement civilisatrices et d’arts, il dégageait la pensée profonde de tout l’Orient. La nature n’est pas un plan distinct de notre activité. Elle n’est pas le décor insensible dans lequel nous nous agitons, héros de quelque drame obscur. Le monde et la nature sont étroitement nous-même. Notre volonté, pure ou impure, crée non seulement le bien ou le mal en morale, mais toute réalité concrète. La configuration des paysages n’est pas l’expression, mais le résultat de notre vie intérieure, de nos sentiments, de nos actes. Il n’y a pas sympathie, il n’y a pas réaction, mais identité, mais fusion.

Sans doute, en s’associant aux formes prolixes de l’hindouisme, le Bouddhisme faisait naître de chaque moment de la vie, de nos minutes morales les plus légères une infinité de dieux que la secte Singon accueillit dans son panthéon avec un enthousiaste libéralisme, — mais la philosophie indienne, traitée par l’énergique génie de la race, ne lui fit jamais courir le danger de l’énervement, par la pratique d’une dévotion fade, même aux heures de mysticisme exalté. Elle a certainement enrichi le trésor japonais des vertus actives : on en trouve une lumineuse preuve dans le succès de la philosophie Zèn qui prêcha la maîtrise de soi et le culte de la volonté.

Mais le sentiment de la nature et l’art de contempler sont plus redevables encore au Bouddhisme. On a déjà vu comment le Zénisme les développa en Chine sous les Song. Ils s’épanouissent au Japon, sous les Asikaga. Dans cet immense océan de vies secrètes, confuses, palpitantes, il ne suffit pas de voir et d’être ému, il faut pénétrer, il faut aimer. Pour les romantiques d’Occident, la nature gravite pesamment autour des passions de l’homme. Ils l’invoquent, ils la détestent, ils la chérissent, comme un comédien frappe de la main le décor et les accessoires d’un théâtre. Qu’ils lui prêtent une sympathie pour leurs souffrances ou qu’ils l’accusent d’être insensible, elle est toujours la spectatrice de leurs désordres. Ici la nature n’est ni le prétexte d’une fiction sentimentale ni l’aliment du désespoir ou de la joie. Elle est, et nous sommes en elle. Partout en elle, sous tous ses aspects, vit et frémit l’âme du monde. Sous l’écorce des choses palpite une flamme cachée qui n’atteste pas la présence mystérieuse d’un dieu défini. L’antique génie de l’animisme Shinto, mais une essence plus vaste et plus rayonnante. Loin de changer avec l’état de nos cœurs, sa permanence conserve aux êtres et aux objets leur individualité concrète. Esprit et matière sont un ; tout compte, tout a son intérêt, tout vit dans l’immense univers. L’ardente spiritualité de l’époque Asikaga donne sa formule et son développement à cette philosophie de la nature. La contemplation des choses accroît le génie de la race d’une note émouvante et profonde. Les vivants de la terre, du ciel et des eaux, les formes des fleurs, des nuages, des arbres, les monts, la plaine, l’orage, la lune, la nuit, les saisons envahissent les arts.

De là un admirable équilibre entre l’homme et la nature, une perception solennelle des rapports du moi et du tout, qui engendre une sérénité puissante. La contemplation n’a pas le désenchantement pour point de départ ou pour conséquence. Elle va plus loin que l’intuition bergsonienne, greffée sur le courant des forces obscures, et d’un rythme plus égal. Elle plonge au sein de la vie, mais sans jamais perdre pied, sans devenir une torpeur ou un délire. Du haut de son rocher, au fond des forêts, le solitaire bouddhiste contemple l’univers, non comme le décor de sa fantaisie, non comme la pensée d’un dieu lointain, mais comme la palpitation d’un infini caché. Sa pensée se mêle au paysage, elle participe religieusement à tout ce qui est vie en lui. Le mot de contemplation, avec tout ce qu’il entraîne de souvenirs, le rite latin qui découpe dans le ciel un espace choisi, l’acte de l’homme qui épie et qui suppute, apparaît désormais comme un contre-sens. La rêverie pénétrante du solitaire et du poète ne délimite rien : elle s’étend à toutes les formes de l’être ; elle n’est pas une mélancolie passive : l’âme multipliée sent battre en elle toutes les pulsations de la vie. Dans la retraite du sage japonais, il n’y a rien d’une manie inhumaine, rien d’un érémitisme stérile ou de la vénérable démence du yoghi. Par un bon sens exquis, chaque fois que le génie de la race a été tenté par ces ivresses redoutables, la philosophie contemplative ou, si l’on veut, la méditation de la nature a été ramenée à son vrai sens, à ses proportions justes.

Elle ne fut pas non plus une délectation de raffinés. Les simples, les bonnes gens y eurent part. Si les riches se font bâtir des galeries pour admirer la neige et le clair de lune, les routes de la campagne sont pleines de pauvres qui s’en vont en pèlerinage vers des arbres célèbres et vers des points de vue choisis. Tous sont aptes à traduire leur émotion naturaliste par ces minuscules poèmes appelés haï-kaï qui expriment de la manière la plus nerveuse, sous une forme sentimentale ou humoristique, le brusque contact d’une

Pl. XIX.
Cl. Bushell.
Art Chinois des Song.
Vase Bouddhique, en céladon vert craquelé.

Pl. XX.

Cl. Fenellosa.
Art Chinois (XIVe siècle).
Liano Chi (Riokai) — Un Ermite de la Montagne.
âme avec l’essence des choses. Ils sentent avec profondeur la beauté fugitive d’une fleur ou d’un ciel, et, ce qui est plus difficile à comprendre pour un homme d’Occident, la majesté, la puissance, l’intensité expressive de la nature, fortement accusées dans un caillou ridé par les eaux. Nous pourrions être tentés de croire qu’ils ont une prédilection pour les hasards pittoresques, pour les accidents énigmatiques qui semblent le résultat de quelque obscure fantaisie, ou encore pour les diminutifs de la nature, qui ajoutent à sa poésie une sorte de monstruosité rare. Mais non. Toute apparence est suggestive de vie. La réalité concrète n’est pas une boue grossière, une épaisse et méprisable gangue où sommeille l’esprit captif, comme nous l’ont enseigné les formes les moins élevées du spiritualisme occidental, — elle est esprit. Ses moindres linéaments tressaillent de vie. Le bloc sculpté par les eaux, façonné par des siècles d’usure et d’intempéries, est aussi ample, aussi riche de sens qu’un beau pan de falaise. Un bouquet noblement composé parle au cœur et à la pensée comme un soir sur un vallon. Les jardins ne sont pas les promenoirs de la sensualité ou la projection des géométries de l’intelligence, mais la suggestion des paysages.

Suggestion, c’est à ce choix et à cette ardeur qu’aboutit en dernière analyse le génie bouddhique, quand, de la rêverie des solitaires et de la contemplation des poètes, il fit sortir une expression d’art ; c’est à une suggestion pure qu’il astreignit l’élégance du pinceau. Ne pas montrer, mais suggérer, voilà le secret de l’infinité. L’achèvement, le fini, le fait de tout dire sans rien omettre, c’est la limite et la mort. À des intelligences habituées à penser le tout, une synthèse expressive suffit. Une ligne ample, deux ou trois tons justes, quelques accents nous stimulent excellemment et nous rapprochent de la vie. Une pareille méthode permet de saisir et de dégager avec netteté ce qu’il y a d’individuel et de caractéristique, c’est-à-dire de vivant et de profond, dans chaque aspect de la réalité. Elle n’immobilise pas le passage, le moment des choses, elle les suit du même rythme, elle touche ainsi à leur essence. Fixer, c’est faire mourir ; suggérer, c’est respecter l’élan, le départ, le changement. Dès lors l’intelligence participe à l’activité de l’univers. L’Occident étudie la nature à travers la logique et dans l’état de stabilité : c’est dans la mort qu’il cherche les secrets de l’organisme. Il analyse et il reproduit. Le génie japonais contemple et suggère.

Quelle différence d’autre part entre cette concision exaltante et la terrible loquacité, l’écrasante profusion de l’art hindou ! On sent quelles forces divergentes animent et séparent les deux races, qui spéculent pourtant sur la même pensée. Les grappes de dieux et d’apsaras, sculptées sur les parois des temples, sont pareilles à la floraison fiévreuse qui naît sur un sol mou, un lendemain d’orage. Ici le paysage moral est peuplé d’arbres élégants, durs et droits, les racines plongent au cœur de la terre. Ainsi traité pendant des siècles, l’idéal asiatique, sur un archipel de volcans, a fait un peuple de héros, de sages et d’artistes, un peuple spirituel et grave, délicat et fort, et qui, sans jamais sombrer dans la vanité des digressions abstraites, n’a cessé de respecter et de cultiver ce sens des profondeurs auquel il doit ses vertus les plus rares. Il nous reste à voir comment elles contribuent à l’harmonie des arts.


II. — L’ÉVOLUTION DE LA PENSÉE BOUDDHIQUE ET L’ART JAPONAIS.


La culture japonaise s’étend sur des siècles, qu’elle anime et qu’elle peuple avec une surprenante variété. L’histoire littéraire et l’histoire artistique du Japon ne se limitent pas à quelques générations de poètes et de dessinateurs tardivement issues de la nuit féodale et promptes à la décadence. Le Japon que nous avons la naïveté d’appeler un peuple jeune, parce qu’il nous a pris récemment quelques-unes de nos formules, a, comme la Chine, honoré avant nous l’intelligence. À l’époque où l’Europe occidentale, foulée par les barbares et plongée dans le crépuscule, sans institutions politiques, sans autre langage que de grossiers dialectes nés de la décomposition du latin, balbutie d’une voix mince, d’une haleine courte, la Vie de saint Léger et la Cantilène de sainte Eulalie, ces petites choses tremblantes, le Japon invente de majestueux romans, image d’une civilisation nuancée, fine depuis longtemps. Des adolescents y parlent d’amour avec un sérieux, une profondeur, une sensibilité qui n’ont pas été dépassés ; des mondaines développent et commentent ces futilités délicates qui, plus encore que les édifices et que les armes, attestent l’âge et la qualité d’une civilisation. Ce que j’ai lu de l’illustre Genzi fait paraître terne, morose et sans art le fatras didactique de nos romanciers « psychologues ». D’autres œuvres aussi vastes, aussi riches de sens japonais et de sens humain, poèmes, essais, entretiens philosophiques, théâtre, se succèdent au cours des âges. Un art merveilleux et divers, plus noble et plus profond encore, accompagne les lettres.

Le grand principe de la pensée asiatique, on a déjà pu s’en rendre compte en étudiant les arts de l’Inde et de la Chine, c’est la curiosité de l’absolu et de l’universel, opposée à l’empirisme scientifique de l’Occident. On n’aura pas de peine à en reconnaître l’autorité dans la culture japonaise, si l’on prend garde toutefois que cette pensée n’y prend pas d’une manière exclusive et constante la forme métaphysique, qu’elle ne se renferme pas dans un ordre, qu’elle ne cherche pas au delà du monde le secret du monde. L’art japonais, interprétation, ou mieux intégration de certaines vérités sublimes, est éperdument phénoméniste. Certes l’enchaînement des théologies systématiques exerça une influence profonde sur les mœurs et sur la vie de l’esprit : à cet égard, en tenant compte de ce qu’il y a forcément d’un peu dur et de voulu dans un tableau synthétique et du souci de faire évoluer autour de la stabilité japonaise toutes les oscillations de la pensée asiatique, les esthéticiens japonais modernes disent vrai. Mais la culture japonaise reste infiniment souple ; elle épouse la diversité des temps, des lieux et des apparences ; il y a même en elle de l’accidentel, de l’éparpillement ; bien plus, dans beaucoup de ses manifestations, un don de facilité, une négligence heureuse qui donne le change. M. Aston, dans sa belle Histoire de la littérature japonaise, la juge plus élégante et plus pittoresque que profonde. À première vue, et si nous nous limitions à la période Tokougawa, nous serions tentés de le croire. Mais à toute époque le génie des penseurs et des artistes du Japon produit des œuvres où l’on discerne ces vertus éternelles qui font les grandes civilisations et les monuments durables, ces qualités maîtresses, ces traits dominateurs, en apparence contradictoires, mais heureusement associés, qui, même dans des notes populaires, dans de fugitifs accents, nous donnent la sensation d’une « réussite » humaine absolue.

L’histoire de la pensée bouddhique rythme l’histoire de l’art japonais. D’abord soumis à des influences continentales, il ne devint personnel et national qu’assez tard. Les premières vagues de propagande apportaient avec elles des leçons toutes faites auxquelles on ne changea rien. Du milieu du VIe siècle jusqu’au xe, c’est-à-dire pendant les périodes Asouka, Nara, Heï-an, l’art insulaire n’est qu’un aspect du grand art sino-coréen de l’époque Thang. On a vu plus haut quels chefs-d’œuvre il avait alors produits dans la statuaire, encore toute pénétrée d’enseignement gréco-bouddhique, mais avec une note de spiritualité abstraite qui est l’apport même de l’Asie et du génie religieux de ce temps. À l’entrée de cette magnifique avenue de grandeurs qu’est l’art japonais ancien, les Triades colossales de bronze, les gigantesques Vairochanas dressés par la vénération de tout un peuple, sous l’impulsion personnelle des saints empereurs et des saintes impératrices, s’élèvent comme des génies protecteurs dont l’ombre s’étend au loin. Ombre pacificatrice, ombre pleine de prières et de bienfaits, qui se répand sur la méditation des sages et sur la religion naïve des masses et se prolonge sur des siècles d’invention esthétique. Art, non de primitifs qui cherchent en tâtonnant une formule, mais de générations en pleine maturité morale et technique, dans ce vaste domaine de l’est qui groupe étroitement Chine, Corée et Japon.

La période Hei-an, dernier chapitre de l’art « continental » au Japon, vit croître le nombre des dieux, sous l’influence de la secte Singon. Toute religion étant, aux yeux des maîtres de cette doctrine, un chemin vers la vérité, chacune d’elles mérite d’être étudiée comme méthode. Toute chose renfermant l’absolu, toute chose mérite d’être observée avec minutie. Le vice et la vertu sont d’égales émanations de l’existence, dont chaque remous porte un reflet de la divinité. Chaque dieu, chaque génie, chaque démon peut prendre place sur l’autel d’honneur du panthéon bouddhique. Les divinités brahmaniques, à peine déguisées sous des noms japonais, de nouveau fourmillent. Les prêtres peintres et les prêtres sculpteurs multiplient leurs images, bien différentes des graves divinités de la période Nara. L’exubérante sève du génie de l’Inde décuple la personnalité des dieux. La Kwannon du To-gan-zi, en Omi, a onze têtes. Un grand sentiment concret et une rare vigueur caractérisent l’art de cette période, mais, d’inspiration et d’exécution, il est encore le vassal et le tributaire des formules de l’Asie continentale.

Comment le Japon put-il prendre conscience de lui-même, commencer à élaborer un art national ? Trois faits nous aident à nous l’expliquer, — la rupture avec la Chine, le succès de la secte Djôdo, l’influence de la femme. Le premier est extraordinaire et prouve quelle haute conscience de son avenir historique animait cette nation d’élite. On peut voir ainsi, dans la suite des âges, le Japon s’ouvrir et se fermer alternativement à la pénétration étrangère chaque fois que l’exige son salut moral. Sa position insulaire lui permettait ces sortes de mesures, la clairvoyance exceptionnelle de ses chefs les lui dicta. Au début de l’ère Foudziwara (xe-XIIIe siècle), les communications officielles avec la Chine furent rompues. C’était le temps où chancelait la puissance des Thang et, avec elle, cette force d’expansion qui avait propagé au loin les modèles des arts et des institutions. Dès lors et pour longtemps, le Japon se replie sur lui-même et cherche dans ses traditions les plus anciennes elles plus pures des sources d’inspiration et une doctrine de vie.

Alors s’épanouit le culte d’Amida, la Pitié infinie, l’Être de Bonté et, par réaction contre le monachisme ascétique des périodes précédentes, une renaissance du Tendaïsme mystique, une dévotion exaltée, facile, abondante en prières. Le génie féminin, pleinement le maître du raffinement littéraire et des subtilités mondaines, la favorisait, et aussi, il faut bien le reconnaître, un désintéressement général des affaires publiques, abandonnées à des inférieurs. Un charme et une langueur détendent la face terrible des dieux. L’or du paradis d’Amida se répand en lueurs suaves sur les peintures et sur les images de piété que traverse le vol gracieux des anges… Cette civilisation Foudziwara n’est pas, tant s’en faut, l’apogée du génie japonais, mais elle est de la qualité la plus séduisante et la plus complexe. Romanesque, raffinée, dévote, elle est l’œuvre de la femme. L’exquis de l’art Yamato date peut-être de cette période.


Elle prend fin avec les rivalités féodales des Tahira et des Minamoto, terminées par le Chôgounat de Yoritomo (1168). L’ère de Kamakoura commence. Le samouraï, moine et chevalier, s’installe au premier plan de la vie nationale, et, avec lui, l’idéal bouddhique retrouve sa vigueur et sa fermeté. Au sortir d’une époque de dévotion transcendante et de féminisme, à côté des dames de lettres et des aristocrates décadents,

Pl. XXI.
Cl. Fenellosa.
Art Japonais (XIIIe siècle).
Portrait d’un Prêtre (Musée du Louvre, ancienne collection Gillot).
Pl. XXII.
Cl. Fenellosa.
Art Japonais (XVe siècle).
Sesshou. — Paysage de style rude.
cette figure paraît d’abord assez rude. Elle ne l’est pas. Quelle est la première règle que s’imposent ces farouches guerriers ? « Connaître le ah des choses », c’est-à-dire leur tristesse, leur vie cachée, leur émotion latente, la qualité de douceur ou de douleur que chacune d’elles mêle à l’harmonie universelle. Connaître le ah des choses, c’est être sensible à leur poésie secrète, c’est entendre leur leçon d’unanimité. Il ne faut pas vivre pour soi, il faut vivre pour les autres, il faut vivre pour le tout. Qui comprend le ah des choses accède à l’esprit de sacrifice, à la charité, à la bonté.

Ainsi succède au mysticisme Tendaï, selon un rythme que nous avons déjà étudié en Chine sous les Song, l’ascétisme contemplatif, compréhensif et tendre de l’école Zèn. Au respect de l’homme il superpose le respect de la vie. Partout présente, elle est partout vénérable, même dans ses tressaillements intimes, même dans les sillons légers qu’elle trace au cœur ou sur l’écorce des matières humbles. Elle est plaisante, elle est délicieuse, elle est infiniment digne d’être aimée chez les êtres. Les plantes, les bêtes ont elles-mêmes quelque chose de touchant et de bon. Celles qui entourent ou qui escortent notre existence familière empruntent à la chaleur humaine un peu de son rayonnement ; elles nous font en échange un don gracieux de poésie. En elles palpite une âme indiscernable, qui a son passé, qui est appelée à un avenir. Elle renaîtra, sous des formes multiples, dans les dix mille vies. Subtil échange de caresses morales entre l’homme et les compagnons muets de son activité. Il l’a compris, il l’a connu, le ah des choses, l’artiste qui fixe sur les laques, sans l’immobiliser, le jet élégant des graminées fléchies par le vent ou le brusque arrêt des biches qui, le jarret tendu, la tête dressée, flairent au loin avec une inquiétude attentive quelque péril inconnu. Et mieux encore que le laqueur, sans doute, cet exquis gentleman peint en raccourci dans un haï-kaï publié par Paul-Louis Couchoud et qui se tient consterné, sa cuve de bois dans les mains, n’osant jeter l’eau chaude de son bain du soir dans l’herbe de son jardin, toute bruissante de chants d’insectes. Comment la vie de l’homme serait-elle aride, ainsi associée à toute la vie ? Parmi tant de présences, de sympathies, d’échos légers, comment le cœur pourrait-il rester insensible et dur ?

Ces principes ne portèrent pas immédiatement leur fruit dans l’art de la période Kamakoura. Époque d’aristocratie féodale et de longues guerres de clans, elle favorisa la représentation des exploits célèbres, les scènes de la vie héroïque et romanesque, — celle de Chô-tokou Taï-si (Oumayado) peinte par Takanobou, par exemple. Les maîtres reviennent aux grandeurs du passé japonais, aux paysages japonais, à un style purement « Yamato ». L’école de Tosa traduit avec une préciosité raffinée, avec un charme de couleur tout à fait rare et inattendu, les légendes épiques chères aux petites cours féodales, où elles stimulaient l’esprit de chevalerie. Sur les longs makimonos où chatoient des tons choisis, se déploie la biographie des héros, des grands poètes et des saints fameux. Les portraits sacerdotaux de l’école de Takouma (Pl. XXI), d’un accent individuel si puissant et si grave, montrent quelle erreur on commettrait, en croyant que la pensée bouddhique au Japon n’a inspiré que des images d’une immuable impersonnalité et que le culte de la forme humaine s’est réfugié dans le décor et la caricature[2]. Portraitistes eux aussi, les grands sculpteurs Oun-kei et Tan-kei, à qui nous devons les images des seigneurs de Kamakoura et des six bonzes du Choukondo de Nara, « effigies surprenantes d’individualité, de vie surprise à l’instant fugitif de la plus profonde et intime émotion, avec tous les détails particuliers de structure minutieusement rendus, avec la ferveur d’une interrogation affectueuse[3]... »

La statue colossale d’Amida, dite Bouddha de Kamakoura, est bien représentative elle aussi. Elle n’a pas été dressée sur l’ordre et aux frais de l’empereur, comme les bronzes de Nara, mais la sympathie et le concours de tous ont aidé un obscur moine bouddhiste à réaliser cette grande pensée, à la faire exécuter par un artiste de Kyôto encore inconnu (vers 1252) : réalisme émouvant et large, inspiration populaire[4], où le charme de la tendresse humaine[5] s’allie à une simplicité expressive.

C’est au cours de la même période que Toba Sojo fit intervenir dans le vieil art japonais une note inattendue et nouvelle, — l’accent comique. Rien de plus éloigné des raffinements de Tosa, des puissantes austérités de Takouma. Et pourtant ceci est profondément japonais, en plein accord avec le génie bouddhique. Pour distraire, dit-on, la mélancolie impériale, Toba Sojo inventa de peindre des bêtes comme il eut peint des hommes, avec les mêmes attitudes et dans les mêmes occupations. Un trait lui suffit pour dégager l’humour de son sujet : il n’aurait que faire des délicates recherches de tons des Tosa. Art laïque, mais conçu par un prêtre, comédie symbolique inspirée par le pur Bouddhisme et qui montre avec une sorte de pitié amusée la farce des agitations humaines, le grotesque et le terrible des réincarnations bestiales. Cette satire sacerdotale est, d’ailleurs, exempte de véhémence ou d’aigreur. Elle a quelque chose d’enfantin, de vif et de tendre. C’est que l’humour baigne la vie de ce grand peuple. Il est une expression élevée de sa sensibilité, et non pas, comme ailleurs, une passade de férocité froide, un ton de dédain supérieur. Il ne condescend pas. Il n’est pas non plus une rencontre brillante et légère, l’étincelle d’un feu de paille. Il est constant et profond. Il découle de la conception du monde. Une race qui nie l’inertie de la matière et qui la voit partout animée d’un génie galvanique, une race qui, pour en traduire avec fidélité les frémissements les plus ténus et les mieux cachés, se limite à des raccourcis d’une audace et d’une puissance exceptionnelles, est apte, non seulement à saisir le côté comique des apparences, non seulement à dire beaucoup en peu de mots, mais encore à trouver les précieuses formules qui condensent le plus élégamment sa surprise, sa joie, sa compréhension intime, et surtout sa sympathie. Voilà le terme qu’il faut : l’humour japonais n’est pas une attitude, purement sociale, de la spiritualité indulgente, il est une sympathie qui s’étend à tout.

Les vrais continuateurs de l’art de Toba Sojo sont les artistes Tokougawa, j’entends les maîtres de l’école vulgaire. Nous verrons tout ce qu’ils ont su mettre dans leurs admirables estampes. Dès à présent, je demande que l’on considère avec réflexion quelques-uns des beaux netsoukés du xviie et du XVIIIe siècle, qui, dans le creux de la main, font tenir tant de passion, tant d’ardeur et tant d’esprit. Cessons de les considérer comme l’œuvre du dieu de la myopie, tâchons de comprendre leur vrai sens. Et d’abord n’ont-ils pas le mérite de nous apprendre à ne pas dédaigner ce qui est petit, est-ce qu’ils ne nous font pas des yeux plus intelligents et plus savants, un cœur mieux préparé à sentir et à aimer ? De loin, ils ont l’air de quelque joli caillou, d’un fragment de racine curieusement compliquée. Ils semblent avoir germé dans quelque cachette, par une mystérieuse fantaisie de la nature. De près, ils sont la vie même, une vie de malice et de bonté, enclose tout à coup et miraculeusement dans des proportions infimes. Il est admirable d’avoir compris que ces tout petits devaient être d’abord expressifs et gais. Ils ne nous inspirent jamais le malaise de l’art célinien qui cisèle Dieu le Père, dans sa gloire, sur un bouton de chape, la bataille des titans et des dieux sur un pommeau d’épée, les génies de la terre et des eaux autour d’une salière d’or. Bonhomie et sensibilité, voilà la note qui sied le mieux à ces charmants tours d’adresse. N’avoir que le mérite de réduire à l’extrême, c’est peu. Mais nous sommes ébahis de sentir toute la puissance de la vie comprimée dans l’exiguïté et dans la dureté de la matière ; en elle, l’âme des choses nous sourit, elle nous enrichit de quelques précieux accents. Du fond de ces replis du bois ou de l’ivoire, exacts et généreux à la fois, animés de la flamme la plus ardente et la plus subtile, elle nous exhorte, elle nous envoie un salut plein de cordialité.

L’humour bouddhique au Japon agit parfois par déclanchements brusques. Il se plaît aux effets de contraste et de surprise : il n’est jamais agressif, mais il saisit. Tandis que l’ironie de l’Occident aime les méandres et se laisse aller à graviter avec une lenteur savante autour de la vérité, il est plus que laconique, il se replie pour mieux concentrer sa force et pour en user d’un seul coup. Ainsi les haï-kaï, merveilles égales aux netsoukés, sont de miroitantes petites images de l’univers, leur rayon direct et puissant fait pénétrer sa fine lumière jusqu’au fond de nos cœurs. Et si l’on considère que l’humour est une forme, non un contenu, si nous nous demandons quelle est la nature des précieuses évidences qu’il révèle tout à coup, et comme par magie, à nos yeux, nous voyons que toutes, ou presque, sont des expressions de charme et de bonté ; bien loin de sécréter un élégant venin, une bile froide ou concentrée, il nous apprend à aimer en nous faisant sourire, il nous émerveille et il nous conquiert, il nous associe à ce qu’il y a de bon et de beau dans le monde et dans la vie des hommes. On peut le considérer comme la fleur de ces vertus humaines qui, s’ajoutant à la force de la race, et sans l’énerver, la conduisent où il faut, la policent, la décorent et en font de la civilisation.


Le Zénisme, en pleine vigueur pendant l’ère de Kamakoura, trouva sa forme esthétique parfaite au cours de la période suivante, celle des Asikaga, qui s’étend jusqu’à la fin du XVIe siècle. L’influence de la Chine s’étend de nouveau sur l’art et sur la pensée, mais une influence vigoureuse et salubre. Les artistes de Kamakoura avaient été surtout des portraitistes, des peintres de batailles, des illustrateurs de vieilles légendes héroïques. Les artistes Asikaga, comme les peintres Song du sud, furent d’admirables paysagistes et leurs œuvres traduisent tout le charme de leur spiritualité rêveuse. Les plus célèbres d’entre eux, Sesson, Sesshou, Sotan, voient souvent la nature à travers une perspective de brumes mouillées, sous le rideau léger d’une pluie de printemps, une pluie que l’on n’aperçoit pas, mais que l’on devine, que l’on entend et qui baigne délicieusement toutes choses. Dans ces paysages où les arbres, les eaux, les reliefs du sol n’apparaissent qu’à titre accidentel et comme fortuit, — un mont, au loin, qui se perd dans l’infini du ciel et de l’atmosphère, un rocher suspendu au-dessus d’une cascade dont nous ne connaissons que la poussière étincelante et le bouillonnement d’en bas, — la nature n’est pas un répertoire d’échantillons inertes, mais une suggestion de vie universelle. Parfois l’accent est plus rude[6], la touche plus âpre, et l’audace de la synthèse exalte la puissance d’évocation (Pl. XXII). Effets pleinement d’accord avec le génie du Bouddhisme Zèn, sobriété de moyens conforme à l’ascétisme de la doctrine ; la polychromie est une dispersion : l’encre et l’eau suffisent.

Cet exemple emprunté à la technique de la peinture aide à comprendre de quels bienfaits l’art et la vie morale du Japon furent redevables au Zénisme. D’abord un besoin de pureté simple, je dirai presque d’économie, au sens le plus élevé du mot, que révèlent impérieusement à cette époque le costume, l’habitation, les objets familiers. Dans l’union de la matière et de l’esprit, de la matière et de la vie, c’est l’esprit, c’est la vie qui comptent. Qu’importe l’étoffe, qu’importe le bois, dans une maison, dans un vêtement ? Leur qualité rare et leur éclat mettraient obstacle aux délicates évidences de la spiritualité. C’est par le style que l’un et l’autre valent. De là ces chaumières d’aspect pauvre, fruste et même grossier, mais dessinées avec un goût exquis par des maîtres. De là ces robes, d’apparence rude et terne, mais savamment coupées. Ainsi le Zénisme délivra le Japon des profusions et des luxuriances qui sont naturelles dans l’Inde et qui longtemps avaient séduit l’Asie continentale.

De la pauvreté il fit l’élégance, et l’élégance, il la cacha. Le goût des cachettes et des surprises qui nous déconcerte quelquefois dans l’art japonais a là son origine. Sur l’autel domestique, considérez cette vieille boîte de laque tout unie et qu’aucun ornement ne décore : ouverte, elle révèle le plus précieux travail, une incomparable floraison d’or, soigneusement dérobée à la brutalité d’une exhibition permanente. Dans ce mauvais fourreau repose une lame célèbre. De même on enveloppe d’une pièce de soie le cadeau qu’on fait, pour éviter de l’exhiber. On dissimule dans des sachets coulissés et dans des boîtes les poteries immémoriales. Nous serions tentés d’y voir une malice : c’est une charmante énigme bouddhique, un raffinement de plus.

Des vertus de cet ordre ne sauraient être éphémères. Une fois acquises, elles le sont pour toujours. Elles ne caractérisent pas une génération ou un siècle, mais le génie de toute une race. Une fois parvenue à ces hauteurs, elle s’y maintient. Elle peut s’enrichir de nouvelles nuances morales, être secouée par les agitations les plus profondes : d’une pareille noblesse on ne saurait déroger. Il semble parfois que la nation oublie ces souveraines leçons : mais elles sont mêlées à toute sa vie, on les entend retentir à travers l’histoire comme un écho des âges, et les hommes nouveaux sont encore à cet égard les élèves des hommes anciens.


Il n’en est pas moins vrai que les bandes recrutées par Nobounaga, Hideyosi et Yeyasou pour établir leur pouvoir et pour restaurer l’unité et l’autorité de la politique japonaise, au sortir des désordres dans lesquels sombrèrent les Asikaga, étaient animées par un idéal moins complexe et moins raffiné. Les aventuriers qui installèrent les Tokougawa sur le siège des Chôgouns n’avaient que leur sabre et ne se targuaient pas d’une longue généalogie. La guerre peut être une école d’ascétisme, elle peut également exaspérer, en le comprimant, l’instinct de jouir. Enrichis et honorés, les soudards des nouveaux Chôgouns, — des soudards issus d’une race fine, — firent de l’art le véhicule de joies moins discrètes que les subtils et austères plaisirs des Asikaga. Dans les forteresses de pierre bâties par les princes sur des plans d’Europe, dans les châteaux des provinces établis sur le même modèle pour les daïmios, les peintres allaient bientôt exécuter des décorations immenses, couvrir les murailles, en quelques jours, de colossales forêts de pins, d’oiseaux légendaires, de tigres, de monstres éclatants. À l’intérieur des galeries et des salles, ainsi agrandies par le spectacle d’une nature artificielle, impressionnante, somptueuse, les fêtes, les cortèges déployèrent les richesses mouvantes des beaux costumes et des parures.

Nobounaga avait essayé de sauver l’art Zèn en protégeant les héritiers directs de la tradition Asikaga, les Kano, continuateurs spirituels de Sesshou et de ses émules. Le chef de cette dynastie, Masanobou, était mort en 1490, laissant une œuvre pleine de largeur et de sérénité, très pénétré de l’esprit des maîtres chinois[7]. Son fils Motonobou (1480-1559) résume toutes les acquisitions faites à cette époque par la peinture en Chine et au Japon, avec une force et une plénitude extraordinaires. Il avait immensément copié les maîtres chinois, en se retrempant sans cesse aux sources japonaises. Peintre d’oiseaux, de fleurs, de paysages, peintre religieux, décorateur, tantôt il manie avec sobriété l’encre et le pinceau du pur Zéniste, tantôt (principalement dans ses sujets bouddhiques) il s’abandonne au charme délicat des tons rares et des rehauts d’or. Nobounaga, encore obscur, l’avait connu et admiré. Parvenu au pouvoir, il employa le second fils du vieux maître, Chô-ei, artiste sans originalité, dépositaire d’une tradition d’où toute vitalité peu à peu s’écoule et qui va bientôt se dessécher dans les académies.

Au vieux génie Zèn se substitue alors un art neuf, qui traduit les besoins d’une aristocratie récente, son goût pour le luxe et la prodigalité. Il ne cherche plus ses modèles chez les Song, il remonte plus haut, les splendeurs des Thang l’éblouissent. Il invente une technique nouvelle pour les applications d’or : accompagnées d’une chaleureuse gamme de jaunes, d’orangés, de rouges, elles flamboient avec majesté. Ei-tokou, deuxième fils de Chô-ei, est encore un Kano, mais galvanisé, enrichi, vivifié par la vigueur d’un grand renouveau historique. Sur les murailles des palais d’Hideyosi, se répandent de merveilleux mirages sur fonds d’or, que rehausse encore un savant emploi des glacis. L’étude de la nature aboutit au pur décor, au beau paraphe ornemental, à de grandes symphonies colorées, délicieuses et vides, absolument opposées au pénétrant idéalisme Zèn.

Il restait encore une vieille aristocratie jalouse et fermée, serrée autour de l’empereur, fidèle à ses traditions et à ses peintres. L’école de Tosa n’était pas absolument morte, mais déchue de son antique grandeur et comme reculée dans l’ombre des âges. Des maîtres comme Kô-etsou, Sô-tatsou et Kô-rin ressuscitèrent ses plus captivants prestiges et, dans leur analyse passionnée des peintres anciens, ils furent sensibles aussi à l’émouvante austérité des Asikaga. Suaves et ardents coloristes, ils eurent le don d’une éblouissante technicité, mais ils surent en dépasser les prodiges en parvenant à rester simples. Souvent quelques masses, des effets largement lavés leur permettent d’atteindre à la grande poésie du paysage Asikaga. Un profond respect de l’art les soutient, la puissance continue du souffle idéaliste leur manque, ils ne sont pas baignés par le vent des cimes. Parfois même, en étudiant leurs œuvres, surtout celles de Kô-rin, on a l’impression de se trouver en présence de spirituels archaïsants très habiles. Une profonde étude des choses japonaises, des fleurs, des rochers, des oiseaux, vus et observés avec une fraîche sincérité, les sauve du maniérisme.

Il semble que nous nous éloignions de plus en plus des sources vives du Bouddhisme et des grandes inspirations religieuses et naturalistes. L’académisme Kano, sous les Tokougawa, dessèche l’art à force de copies, de formules et de redites. Une société voluptueuse et riche s’abandonne au plaisir. Le génie japonais court-il le risque de s’énerver et de s’anémier ? La naissance de l’école vulgaire, le succès de l’estampe, ces deux grands faits de l’art du XVIIIe siècle, lui ont-ils rendu un sentiment profond et vrai, garant et preuve de sa vitalité ?

Nous ne sommes pas sur un point quelconque de l’Asie. Ce peuple est extraordinaire par la constance, par la discipline, par la force de renouvellement. Le régime Tokougawa a pu jeter sur ses vertus anciennes un voile un peu lâche et bariolé : mais il conservait au plus profond de son cœur les enseignements des Asikaga et, en même temps, une foi profonde dans l’avenir de la nation et dans l’idéal asiatique. Le samouraï Tokougawa, à force de se modeler sur les ancêtres, est devenu, en quelque sorte, leur authentique descendant. Le peuple le sait, il en conçoit de l’orgueil et de la joie, il applaudit à l’héroïque vengeance des quarante-sept rônins. Aux plus mauvais jours du despotisme des Chôgouns, alors que la nation semblait ensevelie dans les joies physiques, il restait encore, sous la robe du scribe provincial, du médecin et du professeur de chinois, des ascètes à la mode antique, des poètes et des peintres inspirés par un sentiment large. Les maîtres de l’école vulgaire ne sont pas de grossiers décadents et des amuseurs de foules. Ils sont profondément d’accord avec le génie national, avec le génie religieux de leur patrie et de leur race.

Si l’on se limite à une vue superficielle du passé de l’art, on peut croire qu’il n’en est rien. La scission semble profonde entre ces peintres d’acteurs et de courtisanes et les vieux maîtres du paysage et du portrait. Mais peut-on oublier que l’école a ses origines dans la manière de Toba Sojo, inspirée par une pensée profondément bouddhique ? L’estampe ne sort-elle pas de l’imagerie pieuse ? Devenue profane, que conserve-t-elle de ces antiquités vénérables, dans quelle mesure est-elle une œuvre d’art bouddhique ?

Elle l’est par l’exquise spiritualité de sa technique, par sa pureté linéaire, par la poésie d’un espace infini que rien ne limite, où les ombres sont absentes, où les formes, délivrées de la pesanteur, semblent évoluer avec une aisance grave dans l’éternelle lumière. Elle l’est par la grâce toute-puissante du sentiment féminin, par l’impérissable sourire d’Amida qui brille sur les estampes d’Outamaro, comme sur les fresques d’Ajanta. Elle l’est par l’humour tendre et pitoyable qui anime l’artiste penché sur la vie des pauvres et sur la vie des bêtes. Elle l’est par la souveraine puissance d’évocation naturaliste qui donne un tel style et une telle profondeur aux planches des grands paysagistes, Kouniyosi, Hokousaï, Hirosighé.

Le prêtre Nitsi-ren, fondateur de la secte bouddhique Hokka, chemine doucement à travers une tempête de neige (Kouniyosi). Il semble tout petit et comme perdu dans la désolation du paysage. Mais il est si étroitement associé à tout ce qui l’entoure, les flocons l’enveloppent si bien, il avance avec tant de sérénité au milieu de ces blancheurs légères que sa candeur et sa sainteté se mêlent à la terre qui le porte, au ciel qui descend sur lui comme une bénédiction tendre, sa méditation envahit paisiblement la nature et l’hiver. — Les promeneurs d’Hirosighé s’arrêtent devant les points de vue célèbres ; au pied d’un arbre héroïque, contemporain des fameux hommes d’armes et des abbés exemplaires, ils s’assoient en famille pour improviser à l’envi de courts poèmes : l’âme du paysage se mêle à leur âme et la fait chanter. — La pluie tombe avec roideur sur un pont de la Soumida. Les gens se hâtent, sous des parapluies énormes. Au loin, dominant l’immensité du Pacifique, le mont Fouzi s’élève, gris et noir, redoutable par sa masse et par sa solitude, comme l’image des stabilités immuables et des puissances cachées. — Hokousaï enfin appartient au Bouddhisme, non seulement par sa piété, non seulement par ses peintures colossales de Dharma, non seulement par ses planches d’imagerie religieuse, mais par l’inquiétude de surprendre et de capturer la vie dans ses ressorts les plus secrets, par le don prodigieux d’animer la matière, de lui insuffler l’esprit, de la suggérer avec puissance par quelques traits, par quelques points. Son œuvre extraordinaire et multiple, vrai miroir de la nature vivante, dernier terme de l’évolution de l’art japonais, met en relief une des deux grandes vertus qui se dégagent pour nous de l’histoire de cet art et qui nous permettent de le caractériser comme une forme classique et communicable du génie bouddhique, — la suggestion de la vie par des moyens exceptionnellement concis.


III. — LE DON DE LA VIE ET LE SENS DU STYLE. LE CLASSICISME BOUDDHIQUE.


Il était naturel qu’un peuple aux yeux duquel l’univers est dans l’atome, pour lequel l’esprit est partout et qui se refuse à voir dans la matière la pesante image de l’inertie et de la mort, se révélât dans les arts comme un exceptionnel animateur. Il y a quelques années tout au plus que nous savons faire la différence entre la masse et la matière, que nous reconnaissons dans cette dernière toute sorte de puissances

Pl. XXIII.
Cl. Sylvestre.
Art Japonais (XVIe siècle).
Le Nirvana du Bouddha, broderie.
(Musée Guimet de Lyon, ancienne collection Sichel.)
Pl. XXIV.
Cl. Sylvestre.
Art Japonais (XVIIIe-XIXe siècle).
Kuniyosi. — Le Nirvana de l’Acteur Dandjourô, esquisse pour une estampe satirique.
(Musée Guimet de Lyon.)
agissantes et d’énergies concentrées. Depuis des siècles, la pensée bouddhique en connaît et en observe les tressaillements. Et quand elle s’applique à l’étude des formes organiques, le pinceau n’en trace pas de froides copies ou de pâles simulacres, mais des raccourcis d’une intensité presque obsédante. Même aux époques de grand classicisme, alors qu’un merveilleux équilibre règle les rapports de l’esprit et de la matière dans les arts, une flamme cachée circule, une force toute-puissante qui se contient, infiniment plus riche et plus active qu’un sous-entendu idéologique. Plus tard, elle éclate, elle se fait jour avec une sorte de fièvre. Je ne dirai pourtant pas qu’elle se déploie et qu’elle déborde. Rien de semblable en elle à l’opulence vénitienne, à la générosité flamande. Ce que nous appelons la vie chez Rubens ou chez Tintoret n’est peut-être qu’un abus de mots : on entend sans doute désigner par là une brillante profusion de dons, une pathétique largeur, de la richesse, de l’exubérance. Mais c’est de la vie que je parle, de la force secrète qui meut, qui anime et qui galvanise les êtres. Elle est sensible dans des repos, dans des nonchalances, dans des immobilités. Elle est présente, elle est inscrite avec autorité dans les nervures d’une graminée comme dans la musculature d’un athlète endormi. Elle ne dépend pas du moment ou de l’ambiance, elle n’est pas le contre-coup de la pensée humaine, mais, définie, locale, parfois comprimée, réduite à un rien perdu dans la lumière, à un remous de l’onde, à un frisson de la chair, elle est la vie tout entière. Chez les maîtres de l’Oukiyo-é, l’école de la vie qui passe, chez les sculpteurs de netsoukés, elle est charmante, — et parfois terrible — de vérité expressive. Leurs yeux inquisiteurs la poursuivent et la discernent partout ; encore chaude et animée, elle palpite dans leurs albums fourmillants et concis.

Accrochée au fruit du kaki, dont elle pompe le suc, la sauterelle ploie délicatement ses longs membres bien articulés, pareils aux ais savants d’une machine de guerre ; sur la plage, à marée basse, les bêtes de la mer rampent ou sommeillent, et tous les prolongements de leur être, tentacules, cils, dards épineux, dessinés d’un trait sobre, pur et ténu, semblent bouger, vibrer, se contracter, se détendre, palper, avec l’hésitation molle et adroite d’un toucher aveugle. Les singes touffus sont des boules de poils, où brille tout à coup la sagesse ironique d’un visage rose et glabre de vieillard heureux. Tous les regards expriment une pensée mystérieuse, inquiète et vive ; tous les aspects, tous les hasards, jusqu’au bouquet de feuilles hirsutes brassées par le vent, nous communiquent l’ardeur secrète de leur âme.

Quant aux humains, ils se démènent dans la bataille et dans l’action. Les héros et les ouvriers, noueusement construits, tuent ou créent, mènent besogner pour le bien ou pour le mal leurs corps trépidants. La femme se pare avec des artifices nobles et savants pour la volupté qui bientôt la renverse et la tord tout entière. Et, tandis que les belles réparent leur désordre et se contemplent dans des miroirs de métal poli, le bras levé, nu jusqu’à l’aisselle, et le peignoir lâche laissant voir la maigreur élégante de l’épaule, là-bas, à travers le cadre de la baie largement ouverte dans les cloisons de papier, par delà les maisons du port, le soir descend, avec son ciel déjà sombre taché de cerfs-volants et de grandes voiles pacifiques.

La vie n’est pas une succession de saccades, elle a ses accents larges et sa continuité ; sous ses aspects familiers, elle conserve son ardeur, mais, dans la demeure des hommes, elle devient facile, gaie et tendre. Les poteries touchées par des mains féminines s’imprègnent de leur délicate chaleur. L’aspect usé des choses leur confère une spiritualité qu’ignore le neuf. Des vieilleries délaissées traînent dans un coin de la chambre ; elles sont chargées de regrets humbles. D’un trait, en coin de page, voici, avec le bol à saké, le plateau de laque, une ceinture fanée, tout un poème de vie domestique, juste et pénétrant parce qu’il n’est pas chargé de commentaires.

Il en est de même de ces essais légers, rédigés souvent par des femmes, au courant de la plume, qui portent jusqu’à nous les réflexions, les rêveries, les paysages préférés, les heures de choix, les tendres souvenirs des spirituelles et des indolentes. Conçus sans fatigue, venus d’un seul jet, concis et purs, ils ont une sincérité, un ton libre et vrai qui enchantent. Les retours des parties de campagne, alors que toute la troupe, entassée dans un chariot qui grince, rit à perdre haleine sans savoir pourquoi, et que l’on ne discerne plus ses voisins dans la nuit qui tombe, l’émotion des amants cachés, le chien qui aboie, l’enfant qui pleure, les paquets de vieilles lettres ou de poésies d’autrefois, relues par un soir de pluie, en automne, — toutes ces notations précieuses sont d’exactes et captivantes images de la vie humaine, réduites à quelques mots qui ne sont rien, mais dont les échos sont infinis. Oui, c’est un éminent don de vie, que de savoir mettre un tel sens dans une matière si peu chargée et, d’une haleine, de lui donner des ailes et un chant.

Voilà ce que nous voyons et ce que nous entendons d’abord. Mais une autre vertu de l’art japonais s’impose à notre étude, le don du style. Le style, ce n’est pas l’élégance toute pure, c’est quelque chose de plus, un sens supérieur de l’ordre, l’expression plastique de la noblesse intérieure, le rythme régulier d’une vie puissante et grave. Dans les arts du dessin, il se manifeste par une largeur pleine d’audace sereine et d’innocence ; dans l’art d’écrire, par une économie pleine de dignité, qui bannit le trop-plein des mots, les chatoiements aimables, les tours singuliers ou jolis ; dans la parure, c’est, si l’on veut, une alliance de la modestie et de la hauteur qui va plus loin et plus haut que le rare et que l’exquis. Le style, c’est le sceau des races supérieures et des grandes œuvres. Nous aimons à le reconnaître dans les manifestations les plus anciennes du génie humain, comme si le temps, en laissant s’écrouler des tentatives périssables, viciées par un malaise natif ou rongées par leur propre corruption, ne permettait la durée qu’aux monuments d’un âge où l’homme n’était pas encore déchu. Et il est vrai que les civilisations vieillies, s’enrichissant tous les jours de notes nouvelles et complexes, de nuances rares, de raffinements qui les désagrègent, perdent peu à peu le don du style. On pourrait croire qu’il est la langue par laquelle s’expriment seulement les peuples enfants.

En Grèce, en France et au Japon, il escorte magnifiquement les siècles. Dans la coupe du visage d’une statue funéraire de l’Asie hellénistique comme dans le dos divin de la Héra de Samos, il y a quelque chose qui émeut en nous une méditation solennelle. De la période Nara à la période Eddo, le don du style s’exerce en mainte occasion avec une largeur et une autorité que n’altèrent ni ne diminuent les vicissitudes de l’histoire. Sur cette terre d’élection, les leçons des bronziers chinois du viie et du VIIIe siècle produisent des œuvres qui sont comme l’exemple de la majesté des dieux. Les grands portraits sacerdotaux, peints sur des panneaux de soie et conservés dans les temples, nous offrent le spectacle d’une humanité auguste, solide comme le temps, baignée du rayon des vérités éternelles. De colossales forêts de pins tracées sur les murailles des palais et comme nées d’un seul coup, sont l’image de la force harmonieuse, de la permanence et de la stabilité. Plus tard, au dix-septième siècle, en dessinant pour les laqueurs des modèles de compositions décoratives, Kô-rin conserve aux plantes, aux bêtes, aux éléments le prestige de la grande forme et le charme de cette spiritualité délicate sans laquelle l’art, pour les Japonais, serait dépourvu de sens et d’intérêt.

Mais descendons encore, allons jusqu’à cette époque qu’il est de mise de négliger désormais, pour se vouer exclusivement aux recherches archaïsantes, feuilletons une fois encore les recueils des admirables estampeurs de la fin du XVIIIe siècle à qui nous avons déjà demandé des enseignements. L’élite, il est vrai, les reléguait au dernier rang ; ils étaient les peintres de l’école vulgaire, opposés aux peintres des académies Kano, seuls admis par les doctes, à cette époque intoxiquée de pensée et d’art chinois. Mais il se trouve que ces amuseurs du peuple étaient les vrais dépositaires de la tradition yamatisante, les continuateurs authentiques d’un art de largeur et de vérité. La femme de Kiyonaga, la femme d’Outamaro, — je pense non seulement à la série des grandes Têtes, à la Sortie Nocturne, à la Toilette, aux Maternités, mais à ses ouvrières, à ses courtisanes, si dignes dans le travail et dans la volupté, — sont, par la force, la grâce et la noblesse, les sœurs de ces jeunes Athéniennes qu’au IVe siècle avant Jésus-Christ, les peintres de vases traçaient d’un pinceau léger sur l’argile blanche des lécythes. M. Pottier a eu bien raison de le dire et, le disant, il ne fut pas abusé par sa bonne mémoire d’humaniste. Et si l’on est fondé à faire de pareils rapprochements, ce n’est pas seulement que le royaume de Gandhara, héritier d’un rayon de l’hellénisme, a pu propager à travers les siècles jusqu’aux rivages du Pacifique la palpitation de quelques-uns des dons sacrés, c’est que ces dons mêmes, servis par une technique analogue, le maniement du pinceau chargé de noir ou d’une eau faiblement colorée, étaient également échus à une autre élite humaine, dès longtemps qualifiée pour inventer des formes de beauté. Ce grand sens plastique, qui ne naît pas des exercices stériles de l’école, mais d’une contemplation innocente et amoureuse de la vie, les maîtres dont je parle en sont doués presque tous à un haut degré. Ils ont tardivement senti la poésie du nu ; toujours ils ont su draper avec une noblesse souveraine les étoffes qui le décorent, trouver la gamme exquise et grave qui convenait au charme et à l’ampleur de la ligne. Leur intelligence linéaire, leur art de disposer des à-plat de tons heureusement choisis nous leur font donner le nom de décorateurs. Pauvre éloge, en vérité, et qui ne vient que par surcroît. En présence de tant de chefs-d’œuvre qui ne sont pas faits le moins du monde pour décorer, mais bien pour demeurer cachés et pour être contemplés de temps à autre, et comme à la dérobée, ce n’est pas beau décor qu’il faut dire, mais grand style.

On peut s’étonner qu’un peuple si curieux des accents passagers de la vie, si subtilement attentif à ses manifestations individuelles, épisodiques et véhémentes, si habile à la concentrer et à la décharger, si l’on peut dire, avec brusquerie, ait été en même temps capable de cette majestueuse ampleur et de cette sérénité, qu’au milieu de cette fièvre, de ce fourmillement, de cette agitation, il ait conservé cette qualité d’équilibre souverain, supérieur aux contingences et aux accidents. L’esthétique ne nous enseigne-t-elle pas qu’il y a antagonisme entre la vie et le style en art ? Mais c’est précisément parce qu’ils ont été des amateurs passionnés de la vie et qu’ils l’ont contemplée éperdument, qu’ils ont pu rester jeunes, éviter de s’endurcir à des formules, continuer à voir large et vrai, quels que fussent les sujets, les caractères et les dimensions. Il est admirable de constater que chaque fois qu’ils ont couru le risque de vieillir dans l’académisme, ou, par contre, de s’éparpiller dans des riens charmants, ils ont été ramenés à la justesse et à l’harmonie par un sens très rare de la mesure. J’ai insisté ailleurs sur la puissance de ce rythme, sur cette oscillation qui explique certaines alternatives de l’art japonais.

Cette juste mesure, c’est le caractère des civilisations supérieures, de celles qu’on a le droit d’appeler classiques, parce qu’elles peuvent servir d’exemples et de modèles à l’humanité. Les grandes époques de l’Inde et de la Chine même n’ont pas traité l’idéal bouddhique avec cette largeur et cette autorité. L’art de l’Inde fut reconquis par sa profusion native. Les Song du sud eux-mêmes ne furent peut-être que de rares et délicieux esthètes. Mais le Bouddhisme au Japon repose sur un sol historiquement et moralement ferme. Il y a pris sa qualité communicable et humaine. Le génie japonais l’a cultivé, non seulement pour lui, mais pour nous. Pour en rassembler toutes les forces, il inventa des concisions inédites. Loin de se perdre en épanchements, en commentaires, il chercha et il trouva le son juste. Parfois il s’embrouille dans un ésotérisme un peu puéril ; son goût pour les cachettes, son horreur des évidences l’inclinent à une complication malicieuse qui nous déconcerte. Parfois son laconisme le sert d’une façon admirable. Avec un point posé à bout de pinceau, Hokousaï, ce miracle final du Zénisme, exprime une vérité. En quelques syllabes, Ba-chô « ramasse » un paysage et propage une émotion.

Penché sur la vie qui bouge et qui fuit, habile à en extraire des synthèses puissantes et nobles, ramené sans cesse par un esprit de mesure à la juste pondération de ses dons, apte à les traduire avec économie, le Japon ajoute à l’élégance de sa pensée et de son art le prestige d’une note volontairement mystérieuse et secrète. Non qu’il ait de la prédilection pour les énigmes, mais il n’étale rien. Les belles armes doivent être cachées dans des fourreaux médiocres. Un gentleman du temps des Asikaga dérobe sa noblesse sous des vêtements simples ; il vit dans une demeure rustique, dont les proportions ont été longuement étudiées par un maître. Dans l’industrie humaine il chérit un effort qui s’égale ou s’apparente à la majesté des choses naturelles. Ce génie sobre, ardent et pur ne s’est pas attardé dans le luxe : très vite il a franchi l’étape qui le sépare du raffinement. Dès lors, il ne peut plus tolérer que des objets, des œuvres et des pensées absolument dignes de l’élévation morale de la race. Les artisans travaillent durant des mois pour fixer dans le laque, le bronze ou la céramique un aspect éphémère de la nature qui devient l’objet d’une méditation durable, une source jaillissante d’émotions. Sur la soie gommée ou sur le papier, plus beau que la soie, le pinceau de l’artiste écrit d’un seul jet le trait qu’il faut, et non tel autre. Le poète choisit et arrange les mots qui perpétueront une minute immortelle. Ainsi s’épanouit une culture unique, dont le principe peut se formuler ainsi : l’inachevé de la vie soumis à la largeur du style, dans la perfection de la matière.

  1. Op. cit., pp. 101-102.
  2. L. Aubert, Revue de Paris, 15 juin 1909.
  3. Fenellosa, op. cit., p. 142.
  4. Handbook of the old shrines… in Japan, p. 18.
  5. Okakura, op. cit., p. 148.
  6. Tous ces maîtres, comme les Kano, qui les continuèrent, ont eu plusieurs manières, notamment deux, le style carré et le style souple.
  7. Voir au Musée de Boston une copie de son Çakya-Mouni par Tan-you, à rapprocher de Go Dô-si.