L’ART A L’EXPOSITION
DE 1900

IV.[1]

Quand on sort des admirables Rétrospectives, où l’on a vu l’art passé embellir la vie d’autrefois, et qu’on entre dans les galeries où sont les essais de l’art actuel pour embellir la vie moderne, il semble qu’on passe de la contemplation des êtres les mieux organisés, des mammifères supérieurs, à l’examen des premiers essais de la nature dans la vie animale et de ses tâtonnemens. On se rappelle le vers du poète :

La vie immense ouvrait ses informes rameaux.

Car l’effort est immense ! Il a rempli toute l’aile Ouest des palais des Invalides du côté de la rue Fabert et une bonne partie de l’aile Est du côté de la rue de Constantine, sans parler de bien des pavillons au Champ de Mars et de plusieurs pièces des palais de la rue des Nations. Une multitude d’alvéoles, de niches, ont été pratiquées dans la galerie gauche des Invalides. Quelques-unes forment des appartemens entiers où le visiteur ne s’aventure d’abord qu’à tâtons, mais où chaque pièce s’illumine pour lui à mesure qu’il poursuit son exploration.

Mais, autant qu’elle est immense, cette création est informe. On croit assister au commencement du monde. Les auteurs semblent avoir joué avec une matière trop riche et trop docile qui se serait prêtée trop vite à des fantaisies peu réfléchies. Quand on vient de noter les formes précises des objets du Petit Palais, leurs organes définitifs, leurs membres clairement liés, on a l’impression qu’on descend dans un cycle antérieur de la vie, comme si d’un concours de chevaux on passait à de laborieuses restitutions d’hipparions ou de paloplæothérions. Des plantes serpentent sur les murs comme des tentacules ; des monstres entourent le foyer, semblables à des crustacés. La lumière trouble que dispensent les vitraux barbouille d’une couleur équivoque toutes ces larves. On croit marcher dans un rêve et parmi des monstres de l’âge secondaire. Tandis que dans les Rétrospectives on savait exactement quelle matière on touchait : si c’était du bois, de la terre ou du fer ou du verre, ici on ne parvient pas à s’y reconnaître. Les différens organes de la vie décorative se mêlent dans cet obscur creuset, comme dans la nature le règne animal, le règne végétal et le règne minéral se confondent au seuil de la vie.

Pourtant il y a quelque chose de clair. Une même étiquette désigne tous ces mystères. Où que vous soyez, vous voyez ces mots : Style moderne, Industrie d’art, Meubles d’art, Art nouveau. L’affirmation est universelle. La prétention est catégorique. Dans ce dédale que forment les sections de la Décoration et du Mobilier, des Industries diverses et de la Céramique, de la Verrerie, l’Orfèvrerie et le Joyau, c’est le fil conducteur. La création d’un style moderne, tel est le but et le plan de cette floraison étrange. Y a-t-il vraiment là un style moderne, c’est-à-dire a-t-on trouvé une forme à la fois nouvelle et durable pour embellir, depuis la maison jusqu’au joyau, ce qui est utile à la vie ? A défaut de formes nouvelles et durables, nos artistes ont-ils découvert, pour revêtir les formes anciennes de nos objets, quelques teintes inconnues et splendides ? Enfin l’ensemble de ces découvertes constitue-t-il ou non un style moderne ? S’il y en a un, quels en sont les caractères ? S’il n’y en a pas, quelles en sont les raisons ? Tel est le problème que nous porterons avec nous durant cette journée d’automne à travers les sections d’Art décoratif à l’Exposition.


I

S’il y en a un, le pouvons-nous savoir ? Les contemporains de Louis-Philippe, dit-on, ne croyaient pas avoir un style, et cependant on reconnaît très bien les meubles faits sous Louis-Philippe. C’est là, bien que banal, un paradoxe. Si l’on appelle style d’un objet quelque forme sans beauté qui permette de le distinguer des objets de même nature faits en d’autres temps, toute époque a un style. La locomotive, qui n’a jamais eu de style, différait en 1899 de ce qu’elle était en 1850. Dira-t-on que celle-là et celle-ci avaient leur style ? La forme du chapeau diffère presque chaque année : dira-t-on que chaque année il y a eu un nouveau style ? On dira bien plutôt qu’il n’y a jamais eu de style de chapeau ni de locomotive, parce qu’il n’y a jamais eu de caractère de beauté. On peut aussi distinguer les divers fusils des diverses époques. Cela ne fait pas qu’ils aient un style. On dit : « un fusil de tel modèle » et non « de tel style » (sauf pour les époques de beauté). On dit : un pistolet Louis XIII, mais on dit : « un revolver à percussion centrale, hammerless, à clef, » car il ne se définit que par son utilité.

Il n’est donc pas étonnant que, sous Louis-Philippe, on ne se soit pas aperçu qu’on créait un style nouveau, puisque l’on ne créait pas de style du tout. Mais, aux époques de grand art où quelque nouveau style s’élabora, les contemporains ne s’aperçurent-ils pas que quelque chose changeait autour d’eux ? Il est fort aventuré de le prétendre. Que voudrait dire l’expression More romano qu’on employait au Xe siècle pour qualifier l’arche romane et, au contraire, les mots : Novo ædificandi genere, dont on qualifiait plus tard l’architecture qui la remplaça, ou bien enfin ceux de « goût moderne » dont se servait le graveur Cochin au milieu du XVIIIe siècle quand il parlait du style Pompadour, si l’on n’avait pas, à ces différentes époques, la sensation très nette qu’on changeait de style ? Et quand Philibert Delorme parlait de « voustes modernes que les maîtres maçons ont accoutumé défaire aux églises et aux logis des grands seigneurs, » ou quand Cochin, parlant du style rocaille, dit des décorateurs de son temps : « Nous consentons cependant qu’ils servent cette marchandise tordue à tous les provinciaux et étrangers qui seront assez mauvais connaisseurs pour préférer notre goût moderne à celui du siècle passé, » il est bien aventuré d’affirmer qu’un art nouveau s’établit à l’insu de tout le monde et que, par exemple, le style rocaille se soit créé au XVIIIe siècle, sans que personne s’en soit aperçu.

Seulement à quels signes le reconnaîtrons-nous ? Suffira-t-il qu’il y ait quelque changement dans les formes des meubles et qu’on s’en aperçoive, pour qu’il y ait un style ? Ou ne faut-il pas que ces formes, qui tranchent assez sur les anciennes pour n’être pas des pastiches, soient assez parfaites pour trancher aussi sur celles de l’avenir et se maintenir ou se restaurer en dépit des révolutions de la mode et du goût ? Ne faut-il pas, de toute nécessité, non seulement quelque chose de neuf, mais quelque chose de fort ? Si l’on ne réalise pas quelque chose de neuf, il n’y a pas de style « moderne. » Mais, si l’on ne réalise pas quelque chose de fort, on ne fait pas de « style » du tout. Et il faut précisément que les deux qualités se réunissent au même endroit de l’objet, car, s’il arrivait qu’une partie de l’objet fût neuve et faible et qu’une autre fût forte, mais déjà connue, ce qu’on aurait ainsi réalisé n’ayant de vie que par ce qu’il a d’ancien, et n’ayant de neuf que ce qu’il a de mort, perdrait toute valeur comme indication d’un style nouveau.

Tout d’abord nous remarquerons que le premier caractère commun aux décorateurs modernes, c’est l’intention philosophique ou littéraire, qu’ils mettent dans leurs thèmes décoratifs. Ils prennent une plante comme motif principal de leurs décorations et, des aspects de cette plante, ils font tout un meuble et parfois tout un salon. D’une courge ils font sortir une bibliothèque, d’un chardon un bureau, d’un nénuphar, une salle de bal. Jamais la logique d’un décor naturel ne fut serrée de si près. Un bahut est une synthèse ; un gland de rideau, une analyse ; une pincette, un symbole. Après cela, un salon, ou un fumoir, ne peut être qu’un poème, et il l’est en effet. A l’esplanade des Invalides, dans la section allemande qui avoisine les vieux canons, vous trouverez une hutte dans la forêt des fées qui n’est autre que le développement immobilier et mobilier de la Légende des sept corbeaux. Sous la voûte en terre cuite et les lambris de sapin venus de la montagne, règne la lumière bleuâtre des clairs de lune. La cheminée en fer forgé rappelle des formes forestières ; — un vitrail fait apparaître la forêt allégorique où le drame se poursuit. Sur les chapiteaux, les corbeaux s’envolent. Sur le fronton décoratif, un nid de corbeaux. Sur le fronton à gauche, la sœur de la Légende à la recherche de ses frères changés en corbeaux ; à droite, sa rencontre avec la bonne fée. Tout auprès, vous trouverez un boudoir qui n’est autre que la Légende de la Belle au Bois dormant. Les pilastres ne sont plus des pilastres, mais sont la bonne et la mauvaise fée. Les lampes sont des gardiens qui dorment. La cheminée supporte le lit de la princesse et, sur les boiseries comme sur les tentures et les fauteuils, courent des entrelacs d’épine et d’églantine qui poussèrent instantanément autour du château enchanté.

Ce développement logique d’un plan se retrouve également dans les plus petites choses. Dans les ouvrages d’orfèvrerie de M. Michelsen (à la section danoise aux Invalides), on voit un vase d’argent dont le pied est entouré d’algues. Son col, qui est ajouré, est formé d’une suite circulaire de bateaux à voiles et, pour expliquer ces bateaux, tous les flancs du vase sont vides et représentent des algues en relief sur l’immensité de la mer d’argent. Cela s’appelle l’Armada. A côté, dans la céramique sortie des ateliers de MM. Binget Groendhall de Copenhague, vous trouverez la même logique dans chaque décor. Un vase est une personnification de l’automne. Une autre porcelaine est intitulée Croissance, et chacun répond bien au thème qu’on a choisi. Sur un grand vase de Sèvres, la nature se développe, depuis l’algue flottante au gré des eaux jusqu’à la nue flottante au gré des vents. Entre les deux passent les poissons et plus haut les mouettes ou les pétrels. Jamais décorateur gothique ou du temps de Louis XV ne mit plus d’intentions littéraires à déterminer ses lignes décoratives ni plus de logique à développer cette intention.

Mais l’intention est peu. La réalisation, voilà le point qui importe et, dans cette réalisation, il y a entre les essais nouveaux de profondes dilffrences. Il y a, çà et là, de belles lignes décoratives. — Il y a, çà et là, des lignes nouvelles. — Mais ce ne sont point les belles lignes qui sont nouvelles. — Et ce ne sont point les nouvelles qui sont belles.

Ainsi, on trouve, en les cherchant bien, des meubles nouvellement construits d’un usage facile et d’un aspect esthétique. Les appartemens de MM. Waring et Gillow, aux Invalides, ont le cachet simple et orné qui convient à notre génération. Seulement il se trouve justement que c’est du style XVIIIe siècle, le style Sheraton pour la grande chambre à coucher, et que le salon moderne est inspiré du style jacobéen campagnard. Il arrive aussi que, dans la pièce exposée par M. Heal, de Londres, un homme moderne pourrait vivre. Les meubles de chêne incrustés d’étain et d’ébène y sont hospitaliers, serviables et plaisans. Seulement ce n’est point là du style nouveau. Partout où vous rencontrerez quelque chose de confortable et de simple, c’est qu’il n’y aura aucun aspect tranchant de nouveauté.

Quant aux formes réalisées par nos modernes céramistes, elles se divisent en deux catégories bien distinctes. Les unes, qui sont simples, belles, propres à l’usage, se rapprochent toutes des formes antiques, si elles ne les reproduisent entièrement. Le cratère, l’amphore, l’aryballe, le pithos, le lécythe, en ont donné le cadre premier. D’autres formes à pans coupés sont celles de la vieille Chine ou du vieux Japon. Sans doute nos céramistes en ont varié quelque peu les trajectoires. Ils ont fait d’ordinaire très large le pied de leurs vases que les anciens faisaient pointus pour les enfoncer dans la terre. Ils ont relevé plus que les Grecs le point où la panse du vase a son principal diamètre, et tandis que le vase antique paraissait laisser tomber ses bras, les leurs semblent hausser leurs épaules. Mais le cadre demeure le même et il est naturel qu’il en soit ainsi, car les formes d’un vase sont déjà déterminées par son usage à ce point qu’elles ne peuvent varier que dans une fort étroite mesure, et, quand une d’elles a été trouvée un jour à la fois utile et belle, fût-ce il y a trois mille ans, il y n’a pas à la retrouver une seconde fois. Il n’en est point d’un vase comme d’une statue dont les mouvemens et les gestes peuvent varier la silhouette à l’infini. Le tour délimite exactement un de ses aspects dans l’espace et lui trace un cycle dans lequel sont contenus ses mouvemens.

La seconde catégorie se compose d’œuvres dont le nom peut être vase, buire, aiguière ou tout autre semblable, mais dont la forme ne se prête à aucun des usages que font espérer ces vocables. C’est de la sculpture en grès ou en porcelaine : ce sont des statues et parfois des caricatures, véritables personnalités qui se suffisent à elles-mêmes et qui, belles, médiocres ou détestables, n’ont rien d’un objet « d’art appliqué. »

Enfin, une troisième catégorie n’est que la réunion arbitraire des deux autres. A des formes de vases ou de meubles assez banales on a enlacé des statuettes qui ne le sont guère moins. On dirait un peuple de statues en déménagement. L’une a attrapé un pot, l’autre un coffre, une troisième se rue sur une cassette, qu’elle s’occupe de fermer à clef avant le départ. Une quatrième grimpe sur une amphore pour en vérifier le contenu. Celle-ci se charge de la table, celle-là du fauteuil. Cette dernière se saisit d’un flambeau plus grand qu’elle, en sorte qu’on croit voir au naturel les gens qui servaient à table Gargantua et lui apportaient ses plats grands comme la tonne de Cisteaux le jour où, par mégarde, il avala sept pèlerins en qualité de laitues.

Quittons les formes généralement belles, mais anciennement connues et passons à celles qui affichent un éclatant cachet de modernité. Descendons par exemple l’escalier de l’Exposition allemande aux Invalides. Il semble que nous allons faire une exploration sous-marine. La lumière diffuse et bleuâtre qui tombe sous prétexte de vitraux ; les monstres de cuivre qui se promènent à terre sous prétexte de boîtes à charbon ; les algues qui fourmillent, montant sur les tapisseries ; les longues bandes souples, torses et retorses, qui errent dans l’espace assombri et parmi les plantes de pierres comme des tentacules ; tout fait penser qu’on est parmi les poulpes des méduses, des physalies et des oxystomes. Autour des vases d’argent de M. Michelsen, on voit des morues. Sur ceux en faïence de Mettlach, croissent des algues sans nombre. Au haut des porcelaines de Pillivuyt, s’accotent des poulpes. Au fond des plats de faïence de Rosenburg, dorment des crabes. Sur les flancs des vases de Meissen, dansent des Néréides. Les boucles de M. Vever, dessinées par Grasset, se font avec des esturgeons. Dans l’exposition de verreries de M. Gallé, toute une partie de la vitrine, celle qui se trouve du côté du couchant, est remplie de verres aux formes ou aux décorations sous-marines, et elle est intitulée l’Ame de l’eau. Là, un vase a la forme d’un galet épais et opaque ; un autre a pour titre les Algues, qui apparaissent prises dans le verre ; sur un troisième, sont incrustés de ces coquillages où l’on met l’oreille pour entendre les bruits de l’Océan, et çà et là les devises : « La mer est ton miroir, tu contemples ton âme » de Baudelaire et : « Homme libre, toujours tu chériras la mer. » Plus loin une danse de jeunes têtards. Un autre vase représente les Nénuphars, nés dans l’ombre, passant dans une région de lumière douteuse, puis enfin, comme ils approchent du col, s’étalant et fleurissant en plein jour avec la devise : « Nous monterons enfin vers la lumière. » Enfin partout s’installe et triomphe l’hippocampe. Vous le trouverez dans les joyaux de M. Vever comme sur les verres de M. Gallé. Ce curieux petit animal sert désormais à nouer les cheveux comme à fermer les livres ou à inviter à boire. Il n’y a pas longtemps, un hôtelier désireux d’attirer les voyageurs, et de leur persuader que son auberge était décorée en modern style, faisait publier que sa salle de billard présentait un décor lacustre : un plafond vitré, des poissons, des nixes et des plantes d’eau sur les parois, en un mot qu’il semblait qu’on jouât au billard dans un aquarium. Cet hôtelier avait trouvé là une véritable définition. S’il y a un style moderne, c’est un style essentiellement sous-marin.

Que faut-il penser de ce premier caractère ?

Certes il est légitime d’aller chercher dans la vie sous-marine de quoi renouveler le pittoresque de nos décors. Une foule de ces petits êtres jouent leur rôle avec autant de grâce que les dauphins et avec plus d’inattendu. Mais on n’a point demandé seulement à la vie sous-marine ses formes dans ce qu’elle a d’achevé pour les semer à titre de moindres décors dans un ensemble ordonné par notre vie à nous. On lui a demandé l’idée même de ces ensembles. On s’est inspiré de sa vie à elle, de cette vie obscure, peu organisée, de ses formes balbutiantes, hésitantes, incertaines, et l’on a tiré d’elle non seulement ce qu’elle a d’achevé dans quelques-uns de ses produits, mais aussi ce qu’elle a d’incomplet et de confus dans ses origines, — ce qui est tout différent. Considérez les formes qui vous paraissent résolument nouvelles et vous remarquerez que toutes semblent appartenir, comme les formes animales sous-marines, à la classe des invertébrés. Le pied, soit de la table, soit de la chaise, soit du flambeau, adhère, colle, selon un contour vague, indéfini, au sol comme une anémone de mer. Les empâtemens du moderne style ressemblent à celui de ces mollusques qu’on voit collés sur les rochers ou quelquefois sur les coquilles. Les bras de ces meubles vaguent épars comme des annélides. Leurs sommets se recourbent comme des méduses. Les ferrures, serrures, poignées, s’incurvent en lignes hésitantes, soudainement renflées ou diminuées, sans aucun plan apparent, comme des flustres. Les profils ont la mollesse des vésicules. Les membranes de bois ou de fer, au lieu de rappeler la direction précise du bras de l’homme ou de la branche de l’arbre, simulent l’ondulation des cheveux dans le vent et des algues dans le courant. En voyant ces longues et lentes tiges recourbées, on se demande quel organe ou quel membre elles représentent. Est-ce un pied ? est-ce une nageoire ? est-ce un arc ? On ne sent pas de vie directrice, ni de force formelle : c’est un minimum de volonté comme chez les mollusques, et comme chez eux aussi un minimum de beauté.

Le second caractère, dû à cette imitation des formes invertébrées, inférieures, de la vie, c’est l’absence de netteté dans l’organisme, et de logique dans l’appropriation. On ne sait pas si l’on est dans un fumoir, un tribunal ou une chambre obscure pour photographe. Mais on se sent enveloppé par une conspiration contre ses aises les plus légitimes.

Les tables ont tant de pieds qu’on ne sait plus ou mettre les siens, et les fauteuils si peu de bras qu’on est tout penaud d’en posséder deux. Ou bien les accotoirs du fauteuil s’arrêtent dès le coude et s’écartent en sorte qu’ils ne peuvent servir de rien. Le dossier semble inventé par un misanthrope qui craint les fâcheux, n’ose leur fermer sa porte, et compte pour s’en débarrasser sur les muettes protestations de son mobilier. Ou bien ce dossier trop bas s’insinue sous l’omoplate, ou bien très haut, la partie rembourrée en est si étroite qu’elle semble calculée pour le dos d’un squelette. On n’y peut appuyer que l’épine dorsale. Quand par hasard le fauteuil est hospitalier, il a un dossier tellement énorme, qu’il devient impossible à déplacer. M. Havard a pourtant fort bien établi jadis dans sa Grammaire de l’ameublement qu’un fauteuil, quelles que soient les fantaisies du décorateur, est astreint à de certaines dimensions invariables, voulues par celles du corps humain au repos, et qu’il ne peut y échapper sans cesser d’être le compagnon de ce corps et l’instrument de ce repos. Mais c’est précisément l’ensemble de ces déconforts qui donnent ici à ces meubles leur aspect de modernité. Prenons-les en effet tels qu’ils sont : supprimons-en tout ce qui nous gêne dans l’habitude de la vie. Rétablissons tout ce qui est nécessaire, et nous y aurons du même coup supprimé tout l’ornement. Observez les chaises, par exemple : que de peines on s’est donné pour changer la place et la forme des barreaux ! Sur leurs bâtons inclinés ou ne peut plus reposer les pieds. Voulez-vous restituer le confort des anciennes chaises ? Remettez les barreaux horizontaux. C’est fort bien, mais toute la modernité a disparu. Car, tandis que dans les styles anciens l’ornement est si bien lié à l’objet qu’on ne saurait proscrire l’un sans faire disparaître l’autre, ici, au contraire, ce qui est nettement ornemental et nouveau est postiche et surérogatoire. Dans le modern style, l’ornement, c’est ce qui gêne.

Il marque donc un arrêt brusque et parfois même une régression dans l’évolution du meuble vers le confort et la mobilité. Tandis que le fauteuil Louis XV n’est pas moins confortable mais est plus confortable qu’un fauteuil Louis XIV, qui l’était, déjà plus qu’un fauteuil Henri II, où l’on était mieux cependant que dans les chaises à haut dossier, les « faldistoires » du moyen âge, voici que les fauteuils modern style ne marquent aucun progrès de confort sur le Louis XVI ou sur l’Empire, mais au contraire une régression.

Même chose pour la mobilité. Il n’est pas indifférent que les meubles d’un salon soient plus ou moins mobiles et plus ou moins capables de se prêter à des groupemens spontanés. Le milieu, ici, influe sur la vie, et le meuble fait la conversation. Dans les retraites et les « confessionnaux » que, sous prétexte de modernité, l’on répand dans nos salons, toute sociabilité est tenue en échec. Se figure-t-on que la conversation puisse être la même entre gens qui siègent aux bancs d’un tribunal ou aux places géométriquement disposées d’un parlement comme Westminster, et des gens comme ceux qu’on voit dans le tableau du Thé chez la princesse de Conti au Louvre, répandus par groupes librement au gré du hasard, des affinités ou de la fantaisie ?

Or une loi générale, qui ne s’est jamais démentie jusqu’à nos jours, a été le progrès dans la légèreté et la mobilité. Ce progrès est arrêté net, et les modernistes prétendent fonder un style moderne en revenant aux dispositions les plus immuables d’un lointain passé. Car, tandis que le meuble Louis XVI est plus mobile que le Louis XIV, qui l’était déjà plus que le Louis XIII, tout d’un coup nous revenons à l’immobilité du Henri II et plus encore du moyen âge. Autour d’un foyer dont le large manteau descend inutilement sur une très étroite conduite de gaz, des canapés immuables ou des fauteuils encaissés, bloqués contre le feu, séparés du reste de la pièce comme des stalles d’église, sans articulations et rigides comme des bancs d’œuvre ou des bancs de cour d’assises, meubles devenus des « immeubles par destination, » évoquent une vague idée de tribunal et l’on, ne sait quels juges vont s’y asseoir et qui l’on va juger.

Enfin, il restait aux novateurs un moyen désespéré de trancher sur le passé, c’était de demander à chaque art non pas ce qu’il produit naturellement lui-même, mais ce que produit son voisin. Tandis que les pointillistes imitaient, dans leurs tableaux, la tapisserie, celle-ci imitait, dans ses trames, la peinture. Cependant la maroquinerie cherche à se faire prendre pour de la mosaïque, la céramique pour du métal. Le verre est désolé d’être transparent. Il devient de la pierre. Mais la porcelaine, en revanche, se couvre de cristaux. C’est une caractéristique de notre temps que cette inter-pénétration ou l’inter-change que font les arts de leurs différens procédés. Il n’y a point, dans ce chassé-croisé, la moindre création, pas plus qu’il n’y a création quand on traduit dans une langue un auteur qui a écrit dans une autre. Mais il y a un jeu d’adresse et de trompe-l’œil qui, pour quelque temps, peut simuler l’originalité.

Nous saisissons, là, sur le vif, le sentiment qui a donné aux essais de « modernisme » leurs différens caractères. Tout l’effort moderne est non pas un effort affirmatif d’un sentiment d’art, mais négatif du passé.

Parce qu’à certaines époques, comme sous Henri II, on reproduisait jusque dans les plus petits meubles les formes solides et géométriques de la pierre, ce n’est pas une affirmation que de se l’interdire toujours comme le fait le moderne style : c’est simplement une négation. Parce que le Louis XV ornait chacune de ses courbes d’un nouveau motif riche et plantureux, ce n’est pas une affirmation que de développer d’interminables filets du même diamètre, selon des courbes très lentes, que depuis longtemps on a appelés « le grand vermicelle belge, » c’est simplement un effort pour échapper aux enseignemens du passé. Le résultat est que, s’il y a bien certains de ces meubles dont l’aspect surprend, inquiète, il n’y a là aucune création, parce qu’il n’y a là aucun organisme utile créé. — Ce ne sont point-là des serviteurs familiers de la vie. Bibliothèques où l’on ne peut mettre de livres, bureaux où l’on ne saurait ranger aucun papier, chenets qui défendent aux pieds de s’approcher du feu, poignées de portes qui empêchent les mains d’ouvrir, lavabos où c’est une entreprise sans espoir que de faire sa toilette, voilà peut-être du grand art, mais non assurément de l’art appliqué. La seule fonction à laquelle ces monumens paraissent propres, remplis qu’ils sont de petites étagères tarabiscotées, c’est à contenir d’autres objets d’art : quelque grès dûment flammé d’où sortent les pâles disques de l’inévitable « monnaie du Pape. » Ils sont si précieux, d’ailleurs, que leur entretien suffit à les exclure de l’usage quotidien. Jamais plumeau ni torchon ne doit approcher les moulures modern style de ces dressoirs ou de ces caisses abois : il faut des linges spéciaux, et mieux encore, il faut que les valets de chambre manient le pinceau. Quelle apparence y a-t-il après cela qu’on puisse les approcher avec des bûches ? « Ce sont des meubles de musée ! » disent avec orgueil leurs admirateurs. De fait on est venu de Kensington, de Berlin, de Bergen, de Tokio, en acheter une foule pour les Musées. On a fort bien fait, car ces meubles ne peuvent pas servir à autre chose. Là, dans ces nécropoles de l’art, on trouvera tout naturel que des fauteuils soient faits pour ne pas s’asseoir, des coupes pour ne pas y boire, et des assiettes pour ne pas y manger. Déjà l’on voit au Musée Galliera un lavabo qui a passé de l’atelier au Salon annuel et du Salon au Musée avec honneur sans avoir, un instant, été réduit à des travaux serviles. Quand les Musées seront tous peuplés d’objets semblables, les foules ne nous paraîtront plus si naïves de s’extasier devant le meuble qui endura le canif de Napoléon, à Fontainebleau, ou la table de bois sur laquelle Louis XVIII écrivit la Charte, car il sera devenu remarquable et presque extraordinaire qu’un secrétaire ait servi à écrire ou une marmite à faire la soupe. Seulement, du jour où l’objet d’art décoratif ne peut être utilisé dans la vie, il ne faut plus prétendre qu’il embellit la vie. Il n’embellit que les Musées.

Aussi bien, c’est là qu’on vénère précieusement les choses qui se démodent. C’est donc là que doivent rester logiquement les meubles de formes modern style. Car le goût des choses compliquées et obscures, qui a sévi si violemment en France pendant ces dernières années, ne devait pas éclipser longtemps le rayon de la clarté nationale. La condescendance française a des bornes, et les mêmes indifférens de bonne volonté qui ont bien voulu admirer de confiance le Balzac de M. Rodin, par amour de l’imprévu et du rarissime, refusent énergiquement de s’asseoir sur les sièges pointus du style nouveau. Cette mode qu’un jour apporta, un jour l’emporte. Les meubles modern style dont on avait embarrassé (quelques salons, en ces dernières années, ont déjà commencé, vers les étages supérieurs des maisons, l’ascension fatale des choses démodées. Lorsqu’on quitte cette floraison artificielle par la porte des Invalides, il semble que les vieux canons, aux formes voulues par les grands siècles d’art, se soient paisiblement braqués sur toute la fantasmagorie moderniste comme une protestation tranquille et forte du passé. Ils n’auront pas besoin de tonner : il suffira d’un souffle d’hiver, avec la lassitude de vivre, pour balayer ces choses qui ne sont nées ni d’un réel besoin d’utilité, ni d’un rêve de beauté, mais simplement du désir de faire autre que le passé. Dans la forme, la recherche du style a été impuissante, parce qu’elle a été négative.


II

Elle a été positive dans la couleur. Là, on n’a pas cherché à éviter les traditions anciennes, mais à les enrichir, ni à refuser le legs des vieux maîtres, mais à l’augmenter. On n’a pas voulu faire autrement, mais faire mieux. On a été mû par un réel désir, par une joie de l’âme, par un plaisir des yeux, et non par une opération de la logique. On ne s’est pas dit : Il faut, coûte que coûte, un style nouveau, — ce qui n’est qu’un raisonnement. On s’est dit, en regardant la nature : Comme voilà de belles couleurs ! Comme il serait bon de les avoir sur nos objets familiers, constamment exposés à nos yeux dans nos maisons, au salon, sur notre bureau, à l’heure du loisir, à l’heure du travail ! — ce qui est un sentiment esthétique.

C’est d’un semblable désir qu’était né l’art de Palissy lorsque « un jour, se promenant le long de la prairie en cette ville de Xaintes, près du fleuve de Charante, et en entendant des voix de jeunes filles assises sous certaines arborées qui chantaient le psaume CIV, » il résolut de figurer en quelques vitraux les paysages décrits par le prophète, puis, (« vu que les peintures sont de peu de durée, rêva d’édifier un jardin jouxte le dessin que le prophète a décrit. » « Sache, dit encore Palissy, qu’il y a vingt et cinq ans passés, il me fut montré une coupe de terre tournée et émaillée d’une telle beauté, que dès lors, j’entrai en dispute avec ma propre pensée, et dès lors, sans avoir égard que je n’avais nulle connaissance des terres argileuses, je me mis à chercher les émaux comme un homme qui tâte en ténèbres… »

Nos novateurs de même. Les uns virent quelques fragmens de poteries à reflets de métal qu’un peintre rapportait d’Orient. D’autres admirèrent la beauté des porcelaines de Chine et du Japon, et tous alors « entrèrent en dispute avec leur propre pensée. » Ils rêvèrent de donner à la terre émaillée ce revêtement somptueux, ces couleurs profondes qui embellissent, çà et là, nos poteries anciennes. Mais ils ne voulaient plus de cet éclat emprunté dont la manufacture de Sèvres avait autrefois soin de peindre et d’orner ses porcelaines. Ces décors dorés ou bariolés qui firent l’admiration de tout un siècle, peints par-dessus la porcelaine ou venant s’y ajouter, collés dessus comme un timbre sur une enveloppe et ensuite passés au four à un feu peu élevé, ne faisaient point partie intégrante de l’ouvrage. On pouvait ainsi obtenir les décorations les plus compliquées et les plus fines, mais elles restaient parasites. Logiquement, il était inutile de chercher à grands frais et à grand’peine sur de la terre des effets de peinture qu’on obtenait plus aisément sur la toile ou sur le papier. Esthétiquement, la couleur qui n’avait pas été cuite au grand l’eu comme la pâte se marquait sur celle-ci en des contours nets, durs comme dans un graphique, au lieu de passer insensiblement d’une nuance à l’autre comme dans une fleur.

Pour obtenir ces gradations insensibles, comment faire ? Il fallait faire appel à un collaborateur puissant, mais fantasque et terrible : le grand feu. En effet, si vous prenez un vase de grès au moment où il sort des mains du potier, que vous le recouvriez, par place, d’une pâte contenant un des oxydes qui colorent, et que vous fassiez cuire le tout au grand feu à 12 ou 1 300 degrés, la couleur que vous avez posée se met à cuire tout ensemble avec le grès primitif, y fondra ses contours. Mais, d’une part, le grand feu est difficile à manier, les hasards y sont périlleux, ses fortunes incertaines. D’autre part, lorsque les novateurs se mirent à l’œuvre, on connaissait peu d’oxydes colorans applicables à la céramique. On était donc réduit à deux ou trois couleurs très sobres, à des bruns, ensuite à des bleus, enfin à des verts. Cette gamme était courte, mais chaque note en était puissante, parce qu’elle était donnée, non plus par un colorant tard venu, mais par une couleur qui avait vécu dans la flamme la vie et les épreuves du grès lui-même, par une âme qui avait couru les risques de la matière. Il fallait oser rivaliser avec les succès faciles obtenus au petit feu. Il fallait oser présenter au public des œuvres qui n’étaient purement que des ouvrages de potier et l’amener à prendre toute sa jouissance dans les seules qualités purement esthétiques d’une radieuse couleur.

Les modernistes l’osèrent. On était en 1883. De toutes parts on faisait les mêmes recherches, dans les faubourgs de Copenhague comme sous les oliviers de Provence, dans les ateliers de Paris comme dans les environs de Cincinnati. Recherches techniques d’abord. Il s’agissait de trouver la composition de chaque émail dont le grès est couvert et qui pour cela s’appelle une « couverte. » Il fallait ensuite produire chacune des couleurs également capables de supporter le grand feu, de façon que la cuisson ne vînt pas, en fixant les unes, détruire les autres, et qu’elle les unît au lieu de les séparer. Un peu la déduction et beaucoup les hasards enrichirent d’année en année la palette du céramiste. Au bleu, au vert et au brun auxquels il était réduit d’abord sont venus s’ajouter le jaune, l’orangé et le rose.

Enfin, il fallait que l’éducation de son œil se fit en même temps que l’enrichissement de ses mains. C’est une étrange peinture, en effet, que celle où l’on a le grand feu comme collaborateur. La couleur dont on couvre le grès avant de le mettre au four n’est pas la couleur que les yeux verront, quand il en sera sorti. Le feu qui reçoit des vases d’un vert terne que donne l’oxyde de chrome, d’un jaune terreux que donne le fer, vous rend un vert éclatant et un or sombre. De même pour toutes les autres couleurs. Il faut que l’artiste voie à la fois ce qui est et ce qui sera. Comme sa main pose les oxydes colorans sur le grès, son œil transpose. Il voit déjà bleu ce qui est gris, il voit déjà jaune, feuille morte ce qui est blanc. C’est comme si la nature, au moment où elle peint d’un vert tendre les feuilles du printemps, voyait déjà l’or et la pourpre qu’elles revêtiront quand l’automne aura passé par-là.

Certes il ne voit pas tout. Vers la trente-sixième heure où brûle le four, un mystère s’accomplit, dont il n’est pas le maître. Vainement il tourne autour du four, vainement il en retire avec mille difficultés la petite « montre » de terre, vainement il applique son œil contre le « regard » pour observer si le feu est encore jaune pâle ou s’il est déjà blanc et se demande s’il faut l’arrêter. L’œuvre du temps n’est pas toujours semblable à elle-même, les « montres » retirées d’un seul endroit du four, sont souvent infidèles, l’œil peut être illusionné par des vapeurs imprévues. Dans plusieurs jours, quand on démolira la porte du four, tout se trouvera peut-être taché ou brisé. Mais le feu n’est pas seulement un collaborateur fantasque : c’est aussi un magicien bienfaisant. Il rendra peut-être plus qu’on ne lui demandait. Il indiquera peut-être une richesse nouvelle. Il fera peut-être paraître aux yeux de l’artiste un idéal dont il ne se fût pas avisé. C’est ce magicien qui lui a inspiré le « flambé, » lui qui a imaginé les effets de cristallisation. Un jour, la fumée qui sortait des cheminées de M. Delaherche fit croire à un incendie. On appela les pompiers. Le désarroi empêcha qu’on renouvelât assez vite la provision de bois et l’air pénétra indûment dans le four. Quand l’artiste s’en aperçut, il crut à un désastre et, en effet, toute la fournée était perdue, — hors un chef-d’œuvre qui donna l’idée et presque la loi d’un progrès nouveau. Beaucoup de joies ont été dues à de semblables surprises. Le céramiste a bien des secrets : celui-ci a une terre rare qu’on ne saurait trouver ailleurs, celui-là renferme dans des livres doctes les formules cabalistiques de ses terres colorées, de ses émaux. Mais le plus grand secret de tous, c’est le feu qui le possède, et à certains momens, après des jours et des nuits d’angoisses passés autour de ses alandiers à guetter la flamme et à conjecturer ce qu’elle lui donnera, le céramiste peut croire que deux génies se partagent l’empire du feu et s’y combattent : celui qui lui rend toute son œuvre en morceaux, détruisant parfois le rêve et le travail de toute une année, et celui qui la lui rend transfigurée en joyaux dépassant de beaucoup les rêves qu’il rêva.

Il profite de ces hasards et peu à peu en dégage la loi. C’est ainsi que l’on a poussé plus loin encore les progrès de la décoration au grand feu et d’un ton de couverte unique tiré des effets encore nouveaux. Car, non seulement le grand feu donne une autre couleur au vase qu’on lui a confié, mais encore il peut varier infiniment cette couleur qu’on lui donne. L’air entre-t-il dans le four ? Voici que le vert devient bleu et le bleu devient blanc… La fumée, au contraire, l’envahit-elle ? Voici que le rouge se fait jaune et le jaune se fait noir. Ces variations de tons sous l’influence des différens gaz oxydans ou réducteurs de la flamme forment ce qu’on appelle le flambé. Pour s’en faire une idée complète, il faut se promener dans la dernière galerie du Palais des Invalides au rez-de-chaussée, classe 72, le long des petits réduits où l’administration a caché les merveilles de la céramique française. Il faut considérer ces grès de M. Delaherche aux lignes calmes et lentes comme sont calmes et lents les mouvemens du terrain de l’Ile-de-France où ils furent tournés. Là, sur une terre favorable, parmi les riches teintes d’une grasse campagne, se trouve le village au vieux nom céramique de la Chapelle-aux-Po(s. A quelque distance, en plein champ, les paysans voient trois ou quatre fois par an fumer la haute cheminée qui marque le point précis où les deux collaborateurs, l’artiste et le feu, travaillent. Si les lignes sont lentes, comme celles de ce paysage, les couleurs sont profondes comme celles de ces champs. Elles n’ont rien du bariolage qu’inspire la nature des tropiques ou simplement des pays méridionaux aux floraisons très diverses et très mélangées, mais dans leur simplicité, elles sont d’une richesse extrême. Pas une seule, dans toute l’exposition de M. Delaherche, ne détonne ni n’inquiète. Toutes satisfont le sentiment de la grande décoration. Ces œuvres n’ont rien à redouter des flux et des reflux de la mode. Conçues avec le temps elles n’ont rien à craindre du temps, car ce qu’elles nous donnent, ce ne sont pas seulement les joies de la surprise, qui se lassent, mais le repos de l’admiration, qui ne se lasse pas.

Pendant qu’on travaillait à la Chapelle-aux-Pots, parmi bien d’autres paysages nos céramistes français cherchaient à enrichir leur art. À l’autre bout de la France, dans un vallon d’or, entre des coteaux rouges comme du porphyre et une mer bleue comme un saphir, ombragés par les oliviers qui virent commencer le dernier acte du plus grand drame des temps modernes, entre Cannes et le golfe Juan, des céramistes ont construit une sorte de palais des fées. Ils ont puisé à pleines mains dans cette terre magique. De gigantesques crapauds ont été changés en faïences vertes et dorment sur les bords des bassins. Toutes les fleurs, tous les fruits, toutes les bêtes ont été changés en grès. Les artistes ont alors cherché, les yeux fixés sur l’Orient d’où viennent les voiles, à changer à son tour le grès en métal. Ils ont voulu reproduire les reflets qu’ils apercevaient sur les anciennes poteries dont les morceaux avaient traversé la mer. Comme ils y sont parvenus, nous pourrons le voir ici, et, quelle que soit l’opinion qu’on ait des formes céramiques de M. Massier, on ne peut qu’applaudir à ces surprenantes conquêtes sur l’impossible et sur l’inconnu.

Que la couleur soit le principal progrès et l’aboutissement de tous les efforts, c’est ce que nous observons encore quand nous regardons, dans l’admirable exposition de Sèvres, les pâtes de verre de M. Cross, épaisses comme du marbre, ou encore, au rez-de-chaussée, la céramique et les pâtes d’émail de M. Dam-mouse. Cola est si frappant que, voulant les définir, M. Garnier est amené à dire de cet artiste : « Il traite les figures non en sculpteur, mais en véritable peintre, procédant, comme les anciens émailleurs de Limoges, par transparence, de façon à laisser apparaître la pâte colorée du dessous et à obtenir ainsi un modelé doux et harmonieux. »

Ce triomphe de la peinture s’affirme partout : dans les bijoux de M. Lalique : ils sont beaucoup plus d’un peintre que d’un sculpteur ; dans les papiers peints d’Essex, où M. Voisey a mis, avec les nues volantes d’oiseaux qui forment sa signature, un sentiment de l’harmonie que vous chercheriez vainement dans toute la Rétrospective du papier peint, enfin dans les marqueteries aux nuances infinies de M. Galle. Regardez son bahut La Montagne : il contient sur ses panneaux de véritables vues alpestres. Considérez sa commode en noyer de Turquie et vous apercevrez des villes en flammes, des minarets, toute une peinture des massacres d’Arménie. Huit cents bois différens d’essences naturelles et de teintes diverses forment sa palette d’ébéniste ; il les mélange comme un tapissier fait ses laines, et il n’est pas rare que, sur le même plateau grand comme la main, l’art subtil et les curiosités étranges de ce coloriste aient rassemblé des bois nés sur les points du globe distans les uns des autres de plusieurs milliers de lieues.

Mais que dirons-nous de ses verreries ? Si nous poursuivons notre route jusqu’au bout de l’aile gauche des Invalides, nous les trouverons au premier étage, entre l’exposition de Sèvres et les cristalleries du monde entier. Placée sur une corniche obscure, à pic d’un côté sur un escalier et de l’autre sur un bazar, surmontée de grands épis de blé, tout fâchés, aux barbes retroussées, cette longue vitrine s’aperçoit de loin. C’est ici le refuge de ceux qui cherchent quelque motif d’espérer pour l’Art. Espoir de couleur, surtout, car, si l’ancien verre était d’une inépuisable ingéniosité de lignes et de filigranes, combien ceux qui aiment la couleur lui souhaitaient plus de nuances, plus de fondu, plus de profondeur ! Etait-il donc impossible de lui donner plus de vie, plus de vérité, et de reproduire en lui, sans perdre son éclat, les couleurs qui font la joie des yeux sur la terre, sur la mer et dans le ciel ? On avait bien la ressource de superposer plusieurs couches de verre chacune d’une teinte différente, et de creuser dans ses trois couches plus ou moins profondément, de manière à faire apparaître tantôt une couleur tantôt l’autre. C’est la gravure en camée. On obtenait ainsi une grande douceur et une grande homogénéité. Mais ces teintes étaient réduites, volontairement ou non, par la coutume, à quelques couleurs classiques. Le vase de Portland, ce type du vase camée, n’est que du blanc opaque sur du bleu noir. Au contraire, M. Galle voulait enfermer dans ses verres tous les rayons. Il rêvait de reproduire au bout de sa canne à souffler les splendeurs changeantes qu’il voyait fleurir au bout des tiges dans les champs de la Lorraine. Penché sur les harmonies végétales, il songeait à construire des coupes comme de petits monumens à la gloire des fleurs. La gravure en camée ne lui suffisait pas. Il fut donc conduit à une technique nouvelle. Hardiment, à la gravure en camée il substitua la marqueterie du cristal. Ces pâtes de verre colorées, dont on ne pouvait mettre que deux ou trois l’une sur l’autre, il les fixa sans nombre, à chaud, en fusion, les unes à côté des autres. A la superposition des verres il substitua la juxtaposition des verres. Il n’en fallait pas plus pour que la palette du verrier devînt l’égale de la palette du peintre. Du camée et du camaïeu, on bondissait jusqu’à l’arc-en-ciel. L’enthousiasme avait créé une technique. La technique allait donner un art.

C’est alors que les choses sous-marines exercèrent une action bienfaisante. Là où les formes sont si pauvres et si hésitantes, les couleurs sont d’une richesse inouïe et d’une affirmation solennelle. L’enseignement de la nature sous-marine est tout différent, selon qu’il s’agit de ses formes ou de ses couleurs : ses formes bégaient, ses couleurs chantent. Ces boules gélatineuses, ces champignons chevelus, ces arbres vivans, aux courbes incertaines, ne peuvent exciter que le mépris du sculpteur, mais quelle joie pour les yeux d’un Rubens ou d’un Vélasquez que le rose fondu dans le vert de l’haliotide ; que le blanc d’opale de la méduse avec sa couronne de lilas clair ; que le rouge profond de la porcelaine ou le fin azur de la physalie ! Comment rendre ces nuances splendides, mais incertaines, changeantes et infinies ?

« La peinture, disait Michelet, n’y a pas mieux réussi que la sculpture. Elle a peint les fleurs animées comme elle aurait fait des fleurs. Ce sont, au fond, des couleurs extraordinairement différentes. Les gravures coloriées dont on se contente en donnent la plus pauvre idée. Leurs teintes plates, pâles, quoi qu’on fasse, n’en rendent jamais l’onctueuse douceur, la souplesse, la tiède émotion. Les émaux, si l’on s’en servait, comme l’a essayé Palissy, y seraient toujours durs et froids ; admirables pour les reptiles, pour les écailles de poissons, ils sont trop luisans pour rendre ces molles et tendres créatures qui n’ont pas même de peau : les petits poumons extérieurs que montrent les annélides, les légers filets nuageux que font flotter certains polypes, les cheveux mobiles et sensibles qui ondoient sous la méduse, sur des objets non seulement délicats mais attendrissans. Ils sont de toutes nuances, fines et vagues, et pourtant chaudes. C’est comme une haleine devenue visible. »

Elle l’est maintenant dans les joyaux de M. Gallé ! Regardez la vitrine qu’il a intitulée « l’Ame de l’eau. » Cette couleur en suspension dans la mer que la peinture ou l’émail seul ne pourraient donner, la voici en suspension dans le cristal. Contemplez le vase des Hippocampes où vous lisez ce vers de Baudelaire :


C’est là que j’ai vécu dans les voluptés calmes.


Maintes et maintes pâtes colorées ont été juxtaposées par le verrier sur la masse chauffée à blanc que lui tendait le souffleur. De sa pince de fer, il appliqua les lambeaux de verre coloré pour figurer les algues, les coquilles, les hippocampes montant vers la surface. Et tout cela, cent fois, est rentré dans le feu. Refroidie et mise entre les mains du graveur, chacune de ces formes a été reprise au touret serrant du plus près possible le dessin primitif. De longues journées se sont passées à ce travail scabreux, bourdonnant et subtil. Mais il y a encore dans la nature une ambiance et un fondu qui ne sont pas ici. Dans la mer, l’hippocampe n’apparaît point par-dessus l’eau comme ici par-dessus le verre, mais dedans. L’eau n’est pas un fond : c’est une enveloppe. L’artiste veut cette enveloppe. Le premier décor, qui lui a coûté tant de peine, il le rejette au feu, et tout ce décor, il l’enveloppe d’une autre couche de verre épaisse avec la certitude de voiler son travail et au risque de tout briser. Inquiet, penché vers l’ouvreau du four, et le lendemain plus encore ; à l’ouverture de la chambre où refroidissent ses verres, l’artiste attend la fortune de son étrange audace. Un cri de joie… Le feu a compris ce qu’on voulait de lui. Le rêve de Michelet se réalise, et voici que les hippocampes et les algues et les méduses et les perles passent et repassent sous ses yeux, noyées dans l’eau profonde du cristal.

La révolution est faite. Ce n’est plus là du Murano ni de la Bohême. Ce n’est plus une feuille de verre qui vibre sous l’ongle comme une chanterelle, ni un polype de miroirs qui reflète la lumière comme un diamant. On ne cherche plus la limpidité, but suprême des verriers d’autrefois, ni la facette, triomphe de ceux d’hier. Le verre n’est plus un transmetteur comme la vitre ni un écho comme le miroir. Il a lui-même quelque chose à dire, et ce quelque chose, c’est la chanson grave ou tendre ou joyeuse de la couleur.

Comme les choses vivantes, l’œuvre de Gallé a ses momens d’exaltation et ses heures de tristesse. Il lui faut le rayon qui la pénètre et qui la transfigure. Ressemblance de plus avec les fleurs de mer. Un matin, j’assistais à la levée des filets jetés par quelques pêcheurs de la Méditerranée entre cette côte et ces îles qui ravissent depuis si longtemps l’imagination des hommes qu’ils appelèrent l’une Costebelle et les autres les Iles d’Or. Les filets ruisselans dans l’air embrasé ne ramenaient guère que de pauvres poissons diaphanes ou d’incomestibles mollusques mal contens d’être sortis de leurs habitudes et dédaignés des pêcheurs qui les laissaient se fondre et s’évaporer au fond des barques ou qui les rejetaient à la mer. Mais ces objets, si pauvres au regard d’un gastronome, étaient le plus beau spectacle pour un œil de peintre. Encore dans l’eau, ce n’était que des choses repoussantes et amorphes : sitôt dehors et traversées par le soleil, c’étaient d’éclatantes fleurs violettes, roses, dorées, nacrées, diamantées, orangées. Toutes les nuances de toutes les espèces cultivées dans les précieux jardins de la Riviera depuis Grasse jusqu’à Bordighera y éclataient, fondues et glacées par le mobile émail des eaux, traversées des dernières palpitations de la vie et des premiers feux du jour. De cette eau, on tirait des flammes !

On en retire de semblables des vitrines de M. Gallé. C’est maintenant vers trois heures que, par un beau soleil d’automne, cette impression vous saisit. Logées dans un coin sombre, leurs silhouettes à demi brouillées par les parois de verre et par les étagères de cristal où elles semblent flotter suspendues dans les eaux, ces grandes fleurs de verre charnues, étranges, aux lèvres demi-closes, paraissent parfois des choses ternes sans organisme, sans volonté. Mais, comme nous tirâmes les méduses de la mer, tirez ces verres hors de la vitrine, exposez-les de façon que le soleil en s’en allant les touche de son rayon frisant et presque horizontal. Alors tout s’anime, tout s’approfondit, tout vibre, et ces fleurs que le feu a faites restituent à l’œil du verrier toutes les flammes qu’elles lui ont coûtées.

Ici, nous touchons au plus grand bienfait de l’Art : perpétuer, dans notre vie, ce qui dans la nature, n’a duré qu’une heure. Nous sommes précisément dans la saison où ce besoin est le plus sensible. C’est le moment où, dans nos bois, nous voyons s’échapper des arbres ces autres modèles pour le coloriste et ces autres trésors pour le rêveur : des feuilles mortes. Les unes tombent comme des pièces d’or sur les Danaés dans les tableaux des maîtres. Les autres tombent comme des flammes dans un incendie. D’autres tournoient comme la colombe qui se pose, d’autres flottent comme la plume volante, et les glands dorés eux aussi crépitent comme des balles. Le ciel, pendant quelques minutes, est rayé de ces splendeurs fuyantes. Mais ce n’est qu’un instant. La méduse tirée sur le sable fond et meurt. La feuille tombée de l’arbre se brise et pourrit. Heureusement, l’artiste qu’est Gallé l’a vue ! Elle tombe nature morte : elle se relève œuvre d’art immortelle. Poissons tirés des mers, feuilles tombées du ciel, couleurs des arbres de l’océan, couleurs des arbres de la terre, toutes ces choses n’apparaissent que comme un rayon. Gallé saisit ce rayon et l’enferme. Revenez vers ses ouvrages et maniez-les d’une main experte et sous le soleil bénévole : regardez-les par l’ouverture du goulot à contre-jour et plongez votre regard dans le radieux tunnel, et vous retrouverez dans ces fleurs où l’on met des fleurs, dans ces verres où l’on boit l’idéal, tous les reflets vivans des choses de l’été que vous avez aimées et que, l’hiver venu, vous croyiez perdues. Vous y retrouverez lame profonde, aux mille lueurs, de la forêt qui vous enchanta pendant l’été et que vous croyiez endormie.

Enfin attendez un peu de temps encore auprès de la vitrine du maître verrier, et, lorsque la nuit sera venue, regardez s’allumer autour du four les sept ballons de verre qu’il a intitulés les Sept cruches de Marjolaine. Si l’on en croit le conte de M. Marcel Schwob, dont il s’est inspiré, la fille d’un « argillier » très pauvre avait reçu de son père, pour tout héritage, sept grandes cruches. Dans l’une d’elles se trouvait enfermé un prince dont l’enchantement ne pourrait être brisé qu’une nuit de pleine lune, par une jeune fille sage. Marjolaine le savait et rêvait d’être cette jeune fille. Chaque soir de pleine lune, elle venait interroger tantôt l’une, tantôt l’autre des sept prisons cristallines et mystérieuses, et leur jeter des grains de sable pour les éveiller. Mais les prisons restaient muettes. Et elle vieillit ainsi sans avoir découvert son trésor… Certes, nous devons admirer la puissance des enchanteurs. Mais, quand nous aurons contemplé les sept verres ou apparaissent les sept couleurs de l’arc-en-ciel, nous penserons que M. Gallé a fait mieux que le magicien de la légende. Celui-ci n’avait fait qu’enfermer dans un seul de ses vases un prince dont l’amour n’aurait duré qu’un temps : celui-là a enfermé dans tous la beauté dont le bienfait dure toujours…


Cette apothéose de la couleur est inconsciemment symbolisée dans l’oiseau que les modernistes ont tous choisi pour motif principal de leurs décorations : le paon. En effet, à considérer la décoration moderniste depuis les énormes gallinacés qui flanquent les passerelles du pont des Invalides jusqu’au volatile minuscule qui se recourbe sur les peignes de M. Lalique, il semble bien que les combattans du style moderne se soient liés, comme les chevaliers d’autrefois, par le « vœu du paon. » Quelque école moderne que vous regardiez, vous la trouverez marquée d’un paon, comme, sous la Renaissance, d’un dauphin, et, sous la Restauration, d’un cygne. Considérez-vous les faïences de Delft ? Sur une potiche polychrome de M. L. Senf, vous trouvez plusieurs paons. Un paon se juche sur le vase colossal exposé par la fabrique de porcelaine de Mehlen. Est-ce un bijou dessiné par M. Georges Ecalle ? Il est fait de deux paons. Le paon sert à tout. Tandis que les yeux d’Argus dont Junon orna sa queue, marquent, dans un bijou, la place des pierres précieuses, l’arabesque de ses rectrices sert à des motifs de grilles en fer par MM. Marnez et Sonnier. Bon pour être mis en fer, il est aussi bon pour être mis en dentelle. Une revue spéciale, Art et décoration, qui organise fréquemment des concours d’esthétique appliquée à l’industrie, propose-t-elle un store de fenêtre ? On lui envoie deux paons. Un motif pour la couverture de sa propre publication ? On lui envoie trois paons. La chambre syndicale de la bijouterie organise-t-elle un concours pour les dessinateurs, en donnant comme thème une pièce de joaillerie destinée à être portée au corsage ? Elle reçoit deux paons et une femme dans une plume de paon.

Sur une grande potiche, M. Gebleux donne au paon la consécration de l’art officiel de Sèvres. Pour décorer une parfumerie, M. Oscar Lavau a déployé des paons. Des paons aussi forment les vitraux du Pavillon moderne de la Hongrie aux Invalides. M. Muller en a modelé d’énormes autour de sa cheminée en céramique. Si M. Kornhas a imaginé de faire une fontaine de faïence et de grès à reflets métalliques, ce n’est pas un dauphin, comme l’eût exigé une fontaine de Berain ou de Bouchardon, qui projette l’eau : c’est un paon. Sur un flacon à reflets métalliques où M. D. Massier a déployé les plus prodigieuses ressources de ses irisations, c’est une plume de paon qu’on croit voir. Et, enfin, c’est si bien la synthèse des recherches de l’art décoratif que M. Grasset fait d’un paon la couverture de sa collection de planches : l’Animal dans la décoration.

Après le dauphin païen, choisi pour ce qu’on lui attribuait d’humanité, la colombe chrétienne, symbole de « divinité, » après le cygne légendaire de la Germanie et de la Restauration, symbole parfait de la pureté de la ligne et de la « probité de l’Art, » nous voyons triompher l’oiseau qui ne sait rien dire, qui n’a pour lui, comme l’art impressionniste, que son éclat, et qui est, lui-même, une palette vivante des plus riches couleurs.

Comme nous avons constaté l’échec dans le renouvellement des formes, nous constatons donc le succès dans le renouveau des couleurs. La question que nous nous sommes posée : « Avons-nous un style moderne ? » trouve ainsi sa réponse dans la simple définition du mot « style. » Si un renouveau dans la couleur de l’art appliqué, de la « décoration plane » suffit à constituer un style, nous serions bien près d’avoir un style moderne. Mais cette définition admettrait qu’on pût changer de style sans changer l’architecture ni la plus grande partie du mobilier, en un mot, tout ce qu’on pourrait appeler la « décoration cube. » Si, au contraire, cette décoration cube, ou décoration en relief, reçoit et révèle la marque de ce qu’on peut proprement appeler un style, alors nous n’avons pas de style moderne, parce que nous n’avons pas de style du tout.


III

Pourquoi n’avons-nous pas trouvé un style ? C’est peut-être d’abord que nous l’avons trop cherché ; et c’est surtout parce que nous l’avons cherché avec trop d’individualisme. Le style est la marque d’un temps, non d’un homme. Il est le contraire en art de ce qu’il est en littérature. Au lieu qu’on puisse dire ici : le style est de l’homme même, on doit reconnaître qu’il n’y a un style Louis XIV, un style Louis XV, un style Louis XVI, que si l’homme qui a construit l’œuvre d’art décorative en est absent ou dissimulé. « Quand on parle des temps anciens, remarque très justement M. Walter Crane, on dit l’art ancien, et quand on parle des temps modernes, on dit : les artistes modernes. » Est-il donc étonnant que notre société où triomphe l’individu, n’ait pas aisément réalisé les conditions qu’indique ce terme d’art éminemment collectif ? La thèse commune aujourd’hui à tous les écrivains qui encouragent les modernistes, c’est que chaque artiste doit aller jusqu’au bout de son originalité. C’est exactement le contraire qui est vrai. Si, à Versailles, à Vaux, à Marly, chaque décorateur, chaque stuqueur, chaque Caffieri ou chaque Lespagnandel employé par Lebrun, au lieu de sacrifier à tout instant quelque chose au plan directeur, était allé jusqu’au bout de son originalité, non seulement il n’en serait pas résulté de style Louis XIV, — ce dont quelques-uns se consoleraient peut-être, — mais il n’en serait pas résulté de style du tout, et, au lieu d’avoir le style Louis XIV, nous aurions le déchaînement de Caffieri, ou l’effervescence de Lespagnandel.

Mais, en définitive, avons-nous besoin d’un nouveau style ? et cela veut dire simplement, puisqu’ici le besoin ne peut être qu’imaginatif, en avons-nous envie ? On le prétend et chaque jour nous entendons dire que notre génération ne saurait, sans déchoir, se contenter des modèles d’art décoratif enseignés par les siècles passés. Chaque jour, on affirme qu’un ensemble nouveau de lignes décoratives est nécessaire pour fournir un milieu adéquat aux engins nouveaux de la vie moderne. Et qu’enfin, si nous ajoutons ces engins, de formes imprévues par les décorateurs d’autrefois, à celles qu’ils ont imaginées, nous détruisons l’harmonie qu’ils ont voulue. On le prétend, mais on ne le démontre pas. L’idée qu’il faut que toute une maison, toute une pièce, soit rigoureusement du même style et que son ameublement soit arrêté à telle date précise, est une idée peu raisonnable.

Elle est contraire à tout ce que nous savons des lois de l’art et de la vie.

La vie, elle apporte, génération par génération, des engins nouveaux, et dans le même vieux château construit sous le roi René sont venus s’accumuler dressoirs Louis XIII, tables et pendules Louis XIV et peut-être bien aussi chaises longues de notre siècle et rocking-chair, couches successives de style comme des alluvions déposées par le fleuve du temps et dont se forme en définitive le patrimoine esthétique d’une vieille famille, d’une vieille maison et d’un vieux pays. Telle est la loi naturelle de la vie. C’est celle aussi de l’art. Non pas qu’il n’y ait une harmonie désirable dans un salon tout entier conçu à la même époque et offrant d’un bout à l’autre, dans ses tentures, dans son bois, dans son or, dans sa pâte durcie au feu, les manifestations d’une même vue de l’art. Cela peut advenir pour une seule pièce qui remplit un seul but : cela ne peut guère advenir dans une maison tout entière. D’ailleurs, quand l’art a trouvé une forme parfaitement adéquate à un besoin et que ce besoin persiste le même à travers le temps, ce n’est pas servir l’art que de la proscrire pour qu’elle ne se rencontre pas avec une autre forme inventée pour d’autres besoins en d’autres temps. Et de même que ce n’est pas blâmer une langue que de dire qu’elle est composite, puisqu’elle se compose de mots formés en différens temps et de différentes sources, pour répondre à différens besoins : de même un salon, une maison peuvent contenir des meubles imaginés à différentes époques pour répondre à différens besoins sans cesser d’appartenir au même ensemble. Comme il y a dans une langue des mois éternels pour exprimer certains besoins qui ne changent pas, il y a des formes éternelles. Une fois qu’elles sont trouvées, elles demeurent dans la maison de même que le mot dans la langue. A côté, se trouvent des mots, qui ne sont venus que plus tard, répondant à des nuances de pensées plus modernes et des meubles qui ne sont que plus tard apparus, répondant à des besoins que les aïeux ne connaissaient pas. Les uns et les autres s’ajoutent au patrimoine déjà acquis. Et c’est toujours la même langue et c’est toujours la même maison. Il y a des mots, enfin, qui ne répondent qu’aux besoins d’un instant, à la fantaisie d’une heure, à une nuance que peut seule imaginer et saisir un petit groupe d’initiés, mots d’argot ou mots de précieuses. Il y a des meubles que créa aussi le besoin d’une seule génération ou même d’une seule société dans un seul moment, comme les « pots à aumônes » au moyen âge ou les « voyeuses » au XVIIIe siècle, comme de nos jours ces doubles fauteuils en forme d’S dont le dossier rappelle à s’y méprendre l’appareil usité en physique sous le nom de tourniquet hydraulique ou encore ces banquettes à deux accoudoirs sans dossier qui ne sauraient servir qu’à l’exercice gymnastique dit des « barres parallèles. » Telles sont les formes passagères du mobilier dans un salon comme des mots qui, dans une langue, durent deux ou trois saisons. Parce qu’ils existent et parce qu’ils sont nouveaux et parce qu’ils paraissent un instant nécessaires, faut-il tout sacrifier à leur existence et remanier tout le langage des formes pour les accommoder à ces tard-venus et pour obtenir l’homogénéité du style ? C’est là une idée aussi lointaine du vrai sentiment de l’art que du vrai sentiment de la vie.

Dans une foule de cas, les styles anciens conviennent encore parfaitement à nos mœurs. Ils conviennent, d’abord, admirablement, aux grands appartemens de réception, à la vie luxueuse et d’apparat. Dans cette fonction, ils sont sans rivaux. Le Louis XV est infiniment plus riche et plus orné que le meuble au grand vermicelle, et il n’est pas plus incommode, car les lignes de nos modernes sont tout aussi mouvementées, si elles sont moins chargées d’ornemens. C’est du Louis XV pauvre. Les meubles légers du XVIIIe siècle restent à la fois les plus esthétiques et les plus serviables. Sur bien des points, ils nous suffisent. La chaise volante qu’on appelait une « inquiétude » convient bien mieux à nos mœurs que les escabeaux lourds et immobiles où l’on veut faire asseoir les gens du XXe siècle. En sorte qu’il n’est pas très surprenant ni fort douloureux qu’en tant qu’il s’agit des engins anciens de la vie, nous n’ayons pas trouvé un style nouveau.

Il y a, il est vrai, les engins nouveaux, ceux que n’ont pas connus nos pères et dont les maîtres d’autrefois ne nous ont pas laissé de modèles : l’ascenseur, l’automobile, la lampe électrique, la cheminée au gaz ou au charbon, le téléphone. Il semble que des besoins nouveaux aient dû susciter, pour les embellir, un nouvel art.

Mais ces thèmes sont-ils favorables à un style décoratif ? voilà le nœud de la question. On la dénoue tout entière en avouant que notre temps n’est pas favorable à la décoration des formes, parce que nos progrès tendent tous à réduire ou à supprimer les formes à décorer. C’est là une plus grande révolution que toutes celles que l’art eut à subir. Car, dans toutes les autres, le progrès scientifique ne faisait que modifier les formes de l’engin susceptible de décoration. Aujourd’hui le progrès fait bien mieux que modifier la forme : il la supprime. Le chauffage à l’air chaud fait tout autre chose que modifier la forme de la cheminée. Il supprime la cheminée et toute l’ingéniosité ou le génie des décorateurs à venir ne pourra parvenir à décorer un objet qui n’existe pas. C’est un aphorisme véritablement esthétique, celui qu’on peut lire sur le manteau de la cheminée de la villa Giacommelli près de Trévise : Ignem in sinu ne abscondas. Le jour ou la science l’oublia, l’art fut perdu. La science, en cachant le feu, a renversé le foyer. On ne se rassemble plus devant lui et l’hiver ne fait plus, selon l’expression du poète, « les chaises se toucher : » ainsi, avec le progrès, la nécessité de la chaleur n’est plus formative.

Même chose pour la lumière. L’électricité qui peut s’accommoder à toute forme, qui peut s’insinuer dans un chandelier Louis XV comme dans une lanterne vénitienne, dans un casque comme dans une fleur, ne suggère par elle-même aucune forme. Son engin n’offre aucune surface à décorer. Quels ornemens veut-on bien incruster dans l’épaisseur d’un fil ? Autant vouloir décorer les fils de la Vierge qu’on voit flotter dans l’air. Elle rend inutile le lustre, ce bouquet de lumières qui pendait au plafond, car elle illumine, si l’on veut, le plafond même ou bien, disséminée en mille petits globules rayonnans tout autour de la pièce, elle donne la lumière partout sans en montrer le foyer nulle part. Ainsi on ne se rassemble pas plus sous la lampe qu’on ne se rassemble sous le foyer. N’offrant aucune surface à décorer, l’électricité ne peut inspirer aucune décoration nouvelle. Et, précisément parce qu’on peut la faire entrer dans une lampe de quelque style ancien qu’on voudra, elle ne suggère, ni ne nécessite, une forme nouvelle de lampe. Là encore la nécessité n’est plus formative.

Si donc on veut revêtir de formes amples les engins qui n’en comportent aucune, on fait de la décoration purement artificielle et indépendante de l’objet qu’on a voulu décorer. Elle pourrait être belle cependant, mais elle le sera en dehors et à l’encontre de toutes les conditions nouvelles fournies par cet objet. C’est exactement ce qui arrive. Ce qu’on appelle le style moderne peut bien être moderne par sa date, mais il est en contradiction absolue avec toute l’évolution de la vie moderne. Ces tables énormes et massives semblent faites pour un temps où on les chargeait d’une foule de services pesans et de monumens gastronomiques. La légèreté de nos services actuels nous permet d’user de tables légères facilement transportables et d’un aspect svelte. En imaginant des tables massives, myriapodes, nos modernistes tiennent pour rien le progrès accompli et nous ramènent artificiellement aux conditions de vie du plus lointain passé.

Un autre grand progrès de notre temps a été le chauffage. Grâce à lui, une température égale est établie dans les plus grands halls et permet de s’y tenir sans craindre les ouragans d’air froid qui traversaient il y a un siècle encore les salons des plus somptueuses demeures. Les modernistes tiennent ce progrès pour non avenu, puisqu’ils restituent ces fauteuils à haut dossier et à double « joue » qu’on appelait autrefois des « confessionnaux. » Difficiles à manier, formant une cage qui empêche de voir ce qui se passe au dehors, ils ne se recommandaient que par la nécessité où l’on était de s’en servir. De même, tous les efforts de la cristallerie ont tendu à obtenir des glaces de plus en plus hautes et larges, d’une seule pièce, afin que la vue ne soit pas arrêtée par les barreaux qui divisent la fenêtre en la soutenant. C’est pourtant le déconfort qu’on renouvelle, dans les petits carreaux des coupés modernes, ces espèces de « huis enchasillés » qui semblent inutiles en dehors des voitures cellulaires. Ils ne s’expliquaient autrefois que par leur nécessité. Cette nécessité disparaissant, ce n’est que par un artifice qu’on peut la reproduire, sous couleur de modernisme, lorsque le progrès moderne a précisément consisté à nous en débarrasser.

Quelles sont donc les indications de la vie moderne, et, si l’on voulait à toute force un style nouveau, quelles en seraient les conditions ?

Considérons ce qu’il advient nécessairement dans une vieille demeure, que ce soit un château du Xe siècle, ou un hôtel du XVIIIe, lorsque ceux qui l’habitent veulent, sans trop se soucier de l’art, l’accommoder à leur vie. D’abord ils y font des trous : ou bien ils creusent des fenêtres là où il n’y en avait pas ou bien ils élargissent celles qu’ils avaient. Bien mieux, ils ne se contentent pas de la vue perpendiculaire au plan de cette ouverture : ils veulent encore voir à droite et à gauche, et ainsi leurs fenêtres s’avancent en encorbellement sur trois côtés. C’est le bow-window ; le désir de plus de lumière, de plus d’air et de plus d’horizon, voilà le premier signe qui distingue la vie contemporaine.

Le second est celui de l’indépendance. Il y a longtemps qu’on s’est libéré de cette ancien assujettissement commun aux palais du XVIIe siècle : les chambres commandées les unes par les autres. Mais il n’y a pas longtemps qu’on a réalisé le hall, c’est-à-dire le salon où rien ne se commande, où des groupes différens peuvent écrire, jouer, causer sans mettre tout le monde dans les confidences, et où, au lieu d’un centre, il peut y en avoir dix. Seuls les progrès du chauffage et de l’éclairage contemporains pouvaient permettre de le réaliser. Le chauffage de la cheminée obligeait à se réunir. Celui du calorifère permet de se disperser.

Enfin, le désir du confort plus que de l’apparat réduit naturellement les dimensions des chambres, en multiplie le nombre et fait régner dans les services que rend chacune d’elles le principe de la division du travail.

De là, suivent pour la décoration moderne quelques obligations très précises : d’abord, n’être pas trop massive ni trop sombre, pour ne pas intercepter la lumière qu’on a cherchée ; ensuite, ne pas être trop ample, pour ne pas encombrer ces multiples petites pièces chargées chacune d’un office différent. Enfin, n’offrir que peu de reliefs pour ne point gêner les mouvemens, et peu de complications ornementales pour ne point nécessiter un entretien trop difficile. Car, avec le goût de la lumière, nous est venu celui de la propreté, dont les contemporains de Boulle se souciaient fort peu. Loin d’exiger un grand entretien comme les meubles de prix que nous avons admirés dans les essais de modern style, le meuble vraiment moderne doit pouvoir vivre avec un minimum d’entretien. Car, si la science a réalisé bien des miracles et nous a libérés de bien des servitudes, elle n’a pu encore remplacer la main de l’homme dans ces soins journaliers, et justement l’évolution de la vie sociale a diminué, même dans les intérieurs les plus somptueux, le nombre des mains qui y sont occupées.

Ainsi, pour être moderne, le meuble doit être avant tout « pratique », et partant simple, et, pour qu’il soit simple, il faut que ses lignes soient très peu mouvementées. Car, dans la vie hâtive que ce temps nous a faite, nous voulons des meubles qui soient mobiles et des comodes qui soient commodes. L’erreur contemporaine est donc de chercher la ligne mouvementée : la vérité est de chercher la couleur. Car la ligne mouvementée se concilie mal avec l’usage pratique, la couleur se concilie avec tout ce que l’on veut et l’on peut déployer, sur un papier peint, les arabesques les plus folles sans aucun inconvénient pratique. On ne peut orner des tablés, des bibliothèques ou des dressoirs de ces protubérances ornementales qui arrêtent à tout instant et contrarient les gestes et les mouvemens. La décoration plane souffre une foule de fantaisies insupportables dans la décoration en relief. De là, sa supériorité dans toute cette Exposition.

Aussi bien la logique du besoin triomphe malgré la recherche de l’inutile. Les seules formes vraiment belles d’aspect neuf que nous apercevions à l’Exposition, sont les formes très simples, sans ornemens, sans prétentions, sans richesse. Ce sont celles où il n’y a aucune recherche d’originalité. Elles s’adapteraient parfaitement à une vie facile, légère, sans ostentation, sans inquiétude. Mais cette vie, est-ce celle que nous vivons ? Pour donner à ces modestes choses l’hospitalité qui les ferait vivre, il faudrait que chacun acceptât l’idée d’un art sans éclat et d’une vie intérieure. Il faudrait que le nouveau riche renonçât à son faux Henri II ou à son pompeux Louis XV et se résignât à voir le beau dans le modeste. Il faudrait surtout que « l’amateur » renonçât au rare et à l’imprévu, à la chose dont on n’a pu établir qu’un seul exemplaire et que personne n’a jamais possédée. Mais qu’est-ce que cela ? Ce serait toute une révolution dans notre état social ! Aujourd’hui, ceux qui achètent les meubles de style ne s’en servent que comme d’une affirmation de leur richesse et le signe de leur ascension sociale. Leur but n’est pas d’honorer une maison qui le plus souvent n’est pas la leur, ni d’embellir un foyer qu’ils n’ont pas fondé et qu’ils ne légueront pas à leurs enfans. On n’habite plus une maison, mais une tranche de maison, comme un tiroir. On n’a plus le sentiment qu’en avaient autrefois ceux qui embellissaient pour des siècles les coins de terre et de pierre qui portaient leur nom. Dans ces hautes maisons modernes que nous imitons de Chicago, si les parois s’abattaient de tous côtés, des centaines d’hommes debout, les pieds des uns sur les têtes des autres, apparaîtraient étages comme les figures de pierre sur les Godpuras Hindous. L’homme le plus riche habitant ces maisons n’a pas ce que possède le paysan dans sa cabane : le sol et le sous-sol de ces trois pieds de terre qu’il couvre de son corps quand il sommeille. Dans les champs, silencieux et déserts, l’aspect de l’unité humaine grandit. Ici, il se rapetisse. Là-bas l’homme se sent sur un point infime, mais du moins sur un point de l’espace, seul possesseur de l’infini au-dessous de lui et seul spectateur au-dessus. Dans le jour, personne ne travaille au-dessus de lui que peut-être les Anges, et la nuit, personne ne dort sous lui, que peut-être les morts. Les Chinois, qui trouvent peu honorable d’habiter sous les pieds des autres et qui bâtissent la plupart des maisons à un seul étage, sentent cela. Ils le sentaient aussi, les hommes d’autrefois, comme Rollin qui avait écrit au-dessus d’une porte intérieure de sa modeste maison de la rue Neuve-Saint-Etienne-du-Mont : « Maison à toutes préférée où je suis habitant paisible de la ville et de la campagne, où je suis à moi et à Dieu. »

Aujourd’hui on ne le sent plus. On veut avoir une maison ornée, mais on ne s’avise pas que, pour cela, il faut avoir une maison. On rêve d’un foyer esthétique, mais on ne se préoccupe pas d’avoir un foyer. On cherche la formule de l’art moderne avant d’avoir trouvé la formule de la dignité et de la stabilité de la vie moderne. On veut embellir une demeure où l’on ne demeure pas. Quelle apparence y a-t-il qu’on réussisse ? C’est vraiment un étrange phénomène qu’on entende constamment parler de la nécessité d’un art nouveau et qu’on n’entende jamais parler de la nécessité d’une vie nouvelle. Pourtant il faut avant tout que l’une se réalise et soit réalisée, depuis longtemps, pour que l’autre naisse un jour. L’art, et surtout l’art appliqué, n’est jamais allé plus vite que la vie. Cherchons la simplicité, la précision, la modestie, le calme dans tout ce qui nous entoure. Si nous ne parvenons pas à construire notre maison sur des fondemens qui nous soient propres, à quoi bon rêver un autre style que les styles du passé ? Cherchons donc d’abord non pas un art nouveau, mais une vie nouvelle, le reste viendra par surcroît. S’il y a une vie nouvelle, elle nous fournira un art nouveau. Et s’il n’y a pas de vie nouvelle, nous n’avons pas besoin d’art nouveau.


ROBERT DE LA SIZERANNE.

  1. Voyez la Revue des 1er mai, 1er juin, et 1er août.