L’Art à l’Exposition de 1900
Revue des Deux Mondes4e période, tome 160 (p. 586-606).
L’ART À L’EXPOSITION
DE 1900

III[1]
LES DIEUX DE L’HEURE

Sur dix personnes qui gravissent les marches du Petit Palais. huit le font pour voir une pendule. Si l’on pouvait interroger la houle humaine qui se répand autour des vitrines, et déferle sur ces îlots de pierres précieuses, on s’apercevrait que ses curiosités ne sont point multiples. Peu de gens sont venus s’amuser au Bal des sauvages ou s’édifier devant la Chasse de Sarrancolin. On compterait ceux qui firent le voyage, curieux d’un peigne liturgique ou de ce diptyque d’ivoire au nom du consul Justinianus. Et enfin, pour « champlevé » qu’il soit, l’émail d’une « colombe eucharistique » ne retient que peu de regards parmi ces milliers d’yeux ouverts sur des milliers de pierreries. Ce qu’ils cherchent tous, c’est une pendule.

Cette pendule aux trois Grâces, de Falconet, — déjà célèbre au temps de Diderot, — redevient fameuse par les désirs qu’elle excite jusqu’au de la des mers. L’histoire et la légende l’entourent de leurs fleurs comme les trois petites déesses elles-mêmes. Et la foule, en la regardant, cherche à comprendre ce qui la rend si désirable et ce qu’elle révèle d’art aux initiés.

Si nous faisions comme cette foule, peut-être apprendrions-nous quelque chose.

L’horloge est de tous les engins de la science le plus ancien et le seul qui ait traversé, sans changer de forme essentielle, les plus belles époques de l’Art. On peut donc étudier sur elle, sans qu’aucun élément étranger n’intervienne, la pure fantaisie ou, si l’on veut, les pures nécessités de l’Art décoratif. Son moteur, qui est le poids, est connu depuis mille ans. Le progrès qui tend toujours à diminuer le signe extérieur de nos engins ne pourrait diminuer celui-ci sans nuire à sa fonction même. On a rendu invisible la source de la chaleur dans nos maisons, invisible la source de la lumière, mais on ne peut rendre invisible. la manifestation de l’heure sans la supprimer. Quand on inventa le ressort spiral, on put réduire le corps de cet engin, mais on est toujours obligé de donner la même ampleur à sa figure : le cadran. Ainsi l’horloge n’a pas diminué de volume nécessaire. Elle n’a pas non plus changé de forme nécessaire. Il y a une forme géométriquement nécessaire pour elle, tandis qu’il n’y en a ni pour la cheminée, ni pour la théière, ni pour le flambeau. On peut faire triangulaire une cheminée, non un cadran. On peut faire piriforme une lampe, non une horloge. Il y a dans cet objet une forme qui ne peut être éludée. Et, à part ce programme qui est inamovible, l’artiste peut tout. C’est donc bien sur le même thème exactement que les artistes ont travaillé, comme s’ils étaient réunis dans la même salle et dans le même concours, depuis le XIVe siècle jusqu’à nos jours.

En même temps, l’horloge est de tous les thèmes de l’Art décoratif celui dont l’ornementation nous touche le plus, étant celui qu’on regarde le plus souvent. Beaucoup de gens ont oublié le dessin des meubles et la couleur des tapisseries, qui n’ont pas oublié l’horloge de leur enfance. Autant que le flambeau, plus qu’une aiguière ou qu’une potiche, la forme de la pendule s’insinue en nous, et les heures tristes ou joyeuses que nous y avons lues ont pris à notre insu pour nous la forme des figures qui s’y sont dressées. La grâce d’un beau décor se fait donc sentir ici plus qu’ailleurs, et plus qu’ailleurs est lamentable la déchéance du goût. Aussi bien est-ce là que les fantaisies les plus fines ont triomphé et que les plus insolentes se sont donné carrière. On croit généralement que le mauvais goût déployé dans les sujets de pendules est infiniment multiforme et insondable. C’est une erreur. Il suffit pour le sonder et pour en déterminer les lois d’aller du Petit au Grand Palais.

Visitons-les donc, et aussi cette Rétrospective de l’Horlogerie, qui est au premier étage des Invalides. Nous y verrons les débuts de cet art décoratif. Traversons le Musée centennal du Mobilier et de la Décoration, au rez-de-chaussée des Invalides, et nous en verrons les dernières manifestations. Entrons enfin dans les appartemens du grand Frédéric, au Pavillon allemand, et regardons les Saturnes, les Parques, les Grâces, les Apollons, les Amours, tous ces dieux et toutes ces déesses, dont on fit, en divers temps, les emblèmes de l’Imperator Rerum. Peut-être que nous ne saurons pas mieux l’heure, mais nous connaîtrons mieux l’art de notre pays : — l’art qui marque mieux que les horloges les grandes heures de l’humanité. — Sur ces cadrans, nous lirons ce que le sentiment décoratif des maîtres fit pour sauver de la laideur la machine inventée par la science, pour en dissimuler la géométrie, pour en adoucir la voix, et pour en varier les aspects par la présence des « Dieux de l’Heure. »


I

Longtemps on les ignora. À l’apparition d’une merveille de la science, comme était l’horloge au XIIe siècle, le sentiment qui domine, ce n’est pas celui qu’il faut l’embellir, mais celui qu’il faut en profiter. Ainsi, de nos jours, personne ne songe à décorer un phonographe. On songe à tirer de la découverte nouvelle tous les services dont elle est capable. Emerveillé par son ingéniosité, on ne lui demande pas de beauté. Ce qu’il fallait aux contemporains du moine Gerbert, ou à ceux de Jehan des Orloges, ce n’était pas de belles figures, qui adoucissent la voix grave des heures, mais des perfectionnemens mécaniques qui permissent d’entendre mieux cette voix et d’en mieux calculer les retours : jacquemarts, automates, carillons sphères, planètes avec leurs cercles, épicycles, cadrans secondaires marquant les jours de la semaine, les quantièmes du mois, les signes du zodiaque, les phases de la lune, le lever et le coucher du soleil ; et puis, par là-dessus, des coqs chantant, des anges trompettant, des cerfs courant et tapant l’heure avec leurs pieds, des « piquantins » la tapant avec leurs lances, des pèlerins offrant des pommes d’or à des monstres, des cavaliers se battant en duel et se donnant autant de coups qu’il y avait d’heures à sonner, bref tant de merveilles et qui faisaient tant d’honneur à la ville qui les possédait, que pour empêcher l’inventeur d’en aller porter ailleurs la recette, la légende veut qu’on l’ait brûlé vif, à moins qu’on ne se soit contenté de lui crever les yeux.

Le sentiment qui domina ensuite, c’est la joie : joie de savoir enfin l’heure, de pouvoir mesurer le temps mal défini jusqu’alors par les cadrans solaires ou par les clepsydres et les sabliers. Elle éclate dans tous les attributs dont les artistes du moyen âge entourèrent les premières horloges. Ce n’est pas alors qu’on eût jamais pensé à leur donner pour attributs des dieux sombres comme les Parques ou le vieux Chronos. On n’aurait point pensé à leur donner pour épigrammes quelques-uns des tristes aphorismes antiques sur la brièveté des jours et la fuite de la jeunesse. Ces idées ne nous sont venues que plus tard, lorsque, blasés sur les services que rendait cette machine, nous nous sommes avisés de rechercher la moralité qu’elle contenait. Dans les premiers temps de l’invention, la connaissance de l’heure fut une bénédiction. Ce fut un mystère joyeux. La Vierge, les saints, l’Enfant Jésus, les Rois mages, telles furent les figures qu’on vit d’abord annoncer l’heure à Strasbourg comme à Iéna, à Lund, en Suède, comme à Lyon. Les dieux qui entourent le cadran sont des dieux rédempteurs. On n’y voit pas la Mort, avec sa faulx prête à faucher, mais les anges de l’Annonciation, le lys à la main, prêts à crier le miracle[2]. Dans une page de manuscrit du XVe siècle, que vous trouverez dans la Rétrospective de l’horlogerie (collection Planchon), vous verrez Dieu le père, assis sur son nuage, actionnant le marteau d’une horloge, pour prévenir un cadavre qu’il est temps de quitter le cercueil. Ce que l’horloge marque ainsi, c’est non l’heure de la mort, mais celle de la résurrection. Bien loin de la mettre au milieu des sombres Parques qui en aggravaient la sévérité, ou bien des Muses et des Grâces qui en font oublier l’enseignement, le moyen âge plaçait l’horloge parmi les saints, dans la main des vertus. Tout le monde est entré au pavillon de l’Espagne, dans la rue des Nations. On y voit ces tapisseries singulières qui semblent non pas des tissus, des fils d’or et de soie, mais des apparitions éteintes de figures autrefois rayonnantes et comme les cendres de tableaux splendides, suspendues, par quelque procédé magique, dans les airs. Mais si l’on examine de près ces tapisseries, on y découvre des détails plus étranges encore. Dans l’Histoire de la Vierge, à la gauche du Christ couronné d’épines, voici qu’une pieuse femme, les yeux baissés, présente au Sauveur une horloge, comme s’il demandait l’heure. Et dans la tapisserie de la Justice, nous voyons qu’une autre femme, — fort honorée dans la composition, car elle se tient à gauche de la Justice, — s’est embarrassé les mains, pour témoigner de sa vertu, d’un binocle et d’une lourde horloge. C’est la Tempérance. Il faut, pour s’expliquer son attribut, se souvenir que les longs repas du moyen âge n’avaient guère de terme que celui même du jour. L’instrument qui, le premier, vint avertir qu’on buvait déjà depuis quatre ou cinq heures put passer pour importun, mais assurément parut très vertueux. Aussi figure-t-il dès lors avec honneur dans les combats entre les vertus et les vices, et, grâce à son mécanisme, la Tempérance triomphe dans les miniatures des manuscrits, dans les tapisseries, et jusqu’au pied des tombes. L’idée qu’une parfaite exactitude, irréalisable autrefois, va désormais régner dans les relations humaines incline les esprits à considérer l’horloge comme un signe sensible de la sagesse et du progrès moral, Les vers de Passerat pour l’horloge du Palais de Justice à Paris :


Machina quæ bis sex tam juste dividit horas,
Justitiam servare monet legesque tueri,


reflètent bien la pensée qui avait dominé tout le moyen âge. Devant cet engin nouveau fourni par la science, l’humanité ne demande qu’à s’instruire davantage et à se livrer au plaisir de l’émerveillement.

A la Renaissance, l’émerveillement ayant cessé, la réflexion commence. L’homme, blasé sur les services de la machine à mesurer le temps, s’avise de sa philosophie. En somme, se dit-il, s’entendre à chaque instant mécaniquement rappeler la fuite de la vie, c’est une tristesse. Ce sentiment se fait jour dans les horloges où figure encore le Dieu du christianisme. Ce ne sont plus les mystères joyeux de notre religion qu’évêque l’heure, mais les mystères douloureux : Vigilate et orate quia nescitis horam, lit-on sur une horloge anglaise du XVIe siècle, qui porte la figure du Christ et les emblèmes de sa mort. Et, sur une autre, pour qu’on ne puisse pas s’y tromper : Quælibet hora ad mortem vestigium. C’est à cette époque aussi qu’on ciselle des montres portatives à la ressemblance d’une tête de mort où les citations d’Horace alternent avec la Bible pour terrifier ceux que l’aiguille renseigne[3]. Au lieu des Rois mages et des douces vertus chrétiennes qui entouraient l’heure au moyen âge, ce sont les dieux païens, et les plus sombres qui viennent symboliser la fuite du temps. C’est Chronos ou Saturne, le Temps qui dévore tout ce qu’il a créé, armé du sablier qui mesure la vie et de la faulx qui la tranche, c’est lui qui fait le premier son apparition. Vous le verrez gambadant sur la tôle peinte d’une vieille horloge du XVIe siècle qui se trouve dans la Rétrospective de l’horlogerie (collection Planchon), où il offre les apparences à la fois sauvages et cavalières plutôt d’un diable que d’un Dieu. De l’obscure place qu’il occupe ici, au XVIe siècle, le vieux porte-faulx s’élancera, dès le siècle suivant, sur le sommet de toutes les pendules. On ne sait trop d’où il vient, ni ce qu’il y fait. Son identité mythologique est incertaine ; son rôle décoratif est multiple. Il porte une faulx comme la mort, une barbe comme Jéhovah, des ailes comme un ange, et un torse puissant comme Hercule vieilli. D’ailleurs, il ne fauche jamais. Tantôt il se sert de son arme comme d’un index pour montrer l’heure sur une sphère qui tourne, comme dans la salle du trône à Windsor. Tantôt il l’agite comme un guidon à l’extrême sommet, comme sur ces horloges de Boulle, avec console et marqueterie d’écaille, ou bien sur ces pendules d’applique, nombreuses au Petit Palais.

Tantôt il supporte le globe céleste tout entier qui est lui-même une pendule et ressemble à Atlas. Tantôt, d’un large geste, il découvre la figure de l’Histoire, comme dans ce grand cartel en bronze doré attribué à Crescent que vous voyez au Petit Palais. Tantôt enfin il a laissé choir son arme et, couché lui-même au pied du cadran, il ne s’occupe plus qu’à peser les actions des hommes dans une juste balance, comme au régulateur du cardinal de Rohan. Ou bien, tendre aux faibles et dur aux superbes, comme dans le cartonnier de Frédéric le Grand[4], il foule aux pieds la tiare et la couronne et il berce un enfant. En même temps les déesses de la fatalité se sont assises sous le cadran et se sont mises à filer les jours de l’homme. Clotho, Lachesis, Atropos, redisent par leurs attitudes ce que Chronos indique par ses attributs. Ces figures, dont le XVIIe siècle poétise l’heure, s’unissent toutes pour nous en faire sentir la brièveté.

« Marche… marche… » dit le prédicateur, et les pendules de son temps répètent le même avertissement. Le bonheur de vivre devait à cette époque paraître bien grand pour que l’idée de la fuite des jours parût à l’orateur sacré si propre à frapper les pécheurs, et, aux décorateurs de pendules, si capables d’attirer l’attention. La supplication du poète contemporain : « Ô temps, suspends ton vol !… est déjà au fond de tous ces symboles. Il semble que l’avenir ne puisse apporter rien de plus beau à ce XVIIe siècle et que ceux qui l’ont connu sentissent qu’ils perdaient tout, en le perdant.

Mais regardons ce grand régulateur de Caffieri, dans la salle voisine des Grâces de Falconet, dressé en face de la pendule célèbre, comme le seul monument qui puisse, ici, lui disputer le privilège d’embellir l’Heure. Considérons l’art qui déploya sur son sommet le galop de Pyrois, d’Eoüs, d’Ethon et de Phlégon et qui fit croître à son pied Daphné changée en laurier par le soleil. Regardons la petite pendule de Gouthière où un trait échappé du carquois d’Eros jouant avec Zéphire, fait l’office d’aiguille. Voici les dieux nouveaux, toujours des dieux païens, mais des dieux de lumière, des dieux de joie, de jeunesse et d’amour : Apollon avait disputé l’Horloge à Chronos. Dans la grande horloge de Boulle à gaine d’écaille et de cuivre, qui est au milieu d’un salon au Petit Palais, vous voyez le Dieu du jour chassant devant lui, en éventail, ses chevaux d’or, tandis qu’au-dessus de sa tête s’arrondit le nimbe éclatant du cadran où se tiennent les Heures dans leur émail bleu, à égales distances comme dans le palais du soleil décrit par le poète : positæ spatiis æqualibus horæ. Sous Louis XV et sous Louis XVI, c’est partout que les dieux joyeux triomphent. On voit même des Bacchantes pendre, autour du cadran, la place autrefois dévolue aux Tempérances. Le petit Amour a dérobé au vieux Temps sa faulx. Il la brandit au-dessus de ce cartel de Caffieri qui est au Petit Palais. Il domaine le somment du cadran d’où Chronos est descendu, comme on le voit sur les pendules de Windsor et sur celle de la chambre de Louis XIV à Versailles. C’est lui, dorénavant, qui, découvrant le cadran, dévoile aux hommes l’heure, comme on le voit sur la pendule de la chambre Louis XVI[5]. L’idée est qu’il faut cacher les rides de la vie sous le sourire de la vie. Regardez la pendule de Falconet. Ce n’est plus le vieux Saturne, mais les Grâces qui marquent, — et non plus de la pointe d’une faulx, mais du bout de leurs doigts, — les heures. Les Grâces, ou Charités, sont les sœurs des heures, si elles ne sont pas les heures elles-mêmes. Elles ont laissé tomber les voiles que Germain Pilon, deux siècles auparavant, leur avait assez mal attachés quand il leur fit porter les reliques de Henri II ; elles ont désenlacé leurs mains pour nouer des guirlandes, et sur leurs têtes, qu’elles ont désunies, l’urne autrefois funéraire ne contient plus les cendres d’un roi, mais la poussière des heures qui ne sont plus.

Que s’est-il passé depuis lors ? Les dieux le savent peut-être, mais les dieux sont partis... Un siècle de hâte a remplacé un siècle de loisir. On n’a plus senti le besoin d’embellir ce qui est utile. M. Benoiton n’était curieux que de l’heure. Si nous traversons l’avenue Nicolas II, nous aurons franchi toute la distance qui sépare un siècle artiste d’un siècle riche. Après les symboles chrétiens, après les dieux terribles du paganisme, après les dieux païens rians et tendres, il n’y a plus de dieux du tout. Car des bourgeois vêtus d’ailes, ou embarrassés de glaives, ne sont pas plus des divinités que les « hommes de bronze » de nos réjouissances foraines ne sont des statues. Regardons ces pendules de la Centennale du Meuble. Les ennemis du Beau n’ont jamais rien machiné de plus perfide. Car ces « sujets » contiennent assez de souvenirs des allégories anciennes pour les rendre ridicules aux esprits superficiels par le travestissement lamentable qu’ils leur ont donné. Çà et là paraissent de timides tentatives d’art. Ici, les Trois Grâces de Germain Pilon reviennent porter les heures dans un globe de cristal ; et, plus loin, les Trois Grâces de Falconet se retrouvent dans les Trois Heures de Bonassieux, sculptées pour la grande Horloge de la Bourse de Lyon : médiocre exécution, mais idée gracieuse : l’heure présente, qui est une jeune fille debout, se penche attirée par sa sœur endormie, l’heure passée, et tend la main à sa sœur, l’heure future qui s’éveille….. Hors cet essai, tout n’est que barbare opulence.

Enfin, aujourd’hui, le souvenir même des dieux a disparu. L’idée qu’on se fait du temps, c’est qu’il faut le mieux connaître pour le vaincre. On a répandu l’heure, partout, sur les bracelets, les ombrelles, jusque sur les couvertures de voiture. Nos vêtemens sont ocellés d’horloges. Mais, en répandant l’heure, on l’a dépouillée de ses allégories.

Aucun dieu n’habite les horloges des deux gares récemment construites à Paris, ni celles qui flanquent les quatre côtés d’un phare aux abords de la gare de Lyon, ni celles qui, à la gare d’Orléans, s’ouvrent comme deux yeux monstrueux sur le fleuve et sur la cité. Elles n’ont même point le cadre décoratif du Gros Horloge de Rouen. Sans doute, ces machines sont assez suggestives par elles-mêmes. Pour les rendre majestueuses et terribles aux foules, il suffit qu’elles y puissent lire, clairement et de loin, leurs chances de prendre le train. — De même, nos montres. Elles n’ont plus le moindre ornement. Elles ne sont plus que des instrumens de précision, brillans et simples comme des armes. Les montres, du XVIe au XIXe siècle : marquises, à chaton rond, œufs, amandes, oignons, étaient compliquées et fragiles comme des joyaux. Si nous voulons trouver quelque outil aussi simple que les nôtres, il faut chercher, à la Rétrospective de l’Horlogerie, les montres solaires d’autrefois, en bois ou en ivoire. Le Progrès nous a ramenés à la simplicité ou plutôt à l’absence même de l’art décoratif. D’ailleurs, il faut bien le dire : l’idée quelquefois supplée à tout, et par exemple il suffit d’un souvenir tragique pour rendre plus « suggestive » que tous les chefs-d’œuvre du Petit Palais, cette pauvre montre d’acier du capitaine Paulin Ruelle, exposée dans la Rétrospective des Armées de Terre et de Mer, marquant encore, de son aiguille arrêtée, l’heure où la glacèrent les eaux de la Bérésina...


II

Si les dieux ont disparu, ils nous ont laissé du moins un enseignement : c’est que l’art décoratif ne doit exister que par et que pour l’objet qu’il décore. Du jour qu’il cherche autre chose, il périt.

Peu importe que cette décoration soit surtout architecturale, comme sous la Renaissance, ou purement sculpturale, comme sous Louis XV, ou mélangée d’intentions picturales, comme depuis. Pour qu’elle soit esthétique, il suffit qu’elle soit faite pour et soutenue par l’objet à décorer, c’est-à-dire, ici, pour et par le cadran. Sous le moyen âge et la Renaissance, qui est le règne de l’architecture, l’horloge est un édifice avec ses tourelles, ses colonnes, ses ogives, ses balustrades, ou bien avec ses ordres grecs, ses frontons, ses colonnades, ses dômes, ses coupoles et ses campaniles. Le décorateur d’horloges est un architecte : il construit son joujou comme il ferait une basilique et y loge ensuite un cadran, qui y semble un portail monstrueux. Une horloge du musée de Bourges, qui remonte au XVe siècle, semble être sœur de la Lanterne des morts, construite à la même époque à l’église d’Avioth. Mais, au moyen âge comme à la Renaissance, tout l’édifice est expressément construit pour le cadran : son sommet est une calotte demi-sphérique ou un dôme galbé ou un campanile gothique[6] : il recouvre ainsi exactement l’arc du cadran ; ses colonnes l’encadrent exactement, étant de son diamètre et presque tangentes. Les figures logées dans les écoinçons du bas font les gestes qui l’enveloppent ; les mascarons placés dans les écoinçons du haut se penchent vers lui, en sorte que l’édifice, quelque architectural qu’il soit, est si bien construit pour le cadran qu’il ne se comprendrait plus, s’il en était privé. C’est ce qui distingue nettement les horloges architecturales de la Renaissance, comme celles de la collection Kohn, à la Rétrospective de l’Horlogerie, des appropriations ridicules du XIXe siècle, comme cette pendule de la chambre Louis-Philippe à la Centennale du Mobilier, où un minuscule cadran troue en son milieu une reproduction de l’église Notre-Dame. Dans celle-ci, le cadran dépare une architecture où rien n’était disposé pour lui ; dans celle-là, il complétait un monument où, au contraire, tout l’attendait.

Sous Louis XIII, l’architecture de l’horloge évolue en sculpture. On ne la place plus sur la table. On la dresse contre le mur sur une console. On ne tourne plus autour d’elle comme autour d’un monument : on la regarde de loin et d’en bas. Dès lors, trois faces seulement étant apparentes, on ne la décore plus que sur trois. Elle avait la forme d’un édifice stable, lié au sol par les fondations : elle prend celle d’une urne ou d’un ostensoir. Elle est en bois ou en bronze, sculptée et dorée, imbriquée d’écaille, noire ou brune, incrustée d’étain, de couleurs tristes et froides. On l’appelle horloge « religieuse. » Mais, là encore, la forme de son toit, l’écartement de ses panneaux, la composition de son fond écaillé, tout est composé en vue du cadran. Les volutes qui l’entourent le rendent aussi nécessaire que, sur un visage, un sourcil et une paupière rendent nécessaire la prunelle de l’œil. Lorsque paraît le style Louis XIV, et surtout, lorsque, au milieu du XVIIe siècle, survient l’application du pendule, la décoration est tout à fait devenue une œuvre de sculpture. En vain l’horloge grandit, monte le long du mur, devient le régulateur, étroit et haut, ayant, dès lors, deux centres décoratifs et comme deux visages : l’un où l’on voit progresser l’aiguille, l’autre où l’on voit passer le balancier. Malgré ce grandissement, ce n’est plus du style d’architecte, mais de sculpteur. Vous en avez ici dans le coin d’une salle un exemple célèbre : le régulateur du cardinal de Rohan. C’est là que toute la décoration est inséparable de l’objet à décorer. En haut, que ferait cette voûte sans le cadran ? Au milieu, combien serait disgracieux ce renflement sans cette ouverture ! Si vous ôtez l’engin qui a commandé cette architecture, non seulement vous ôtez à cet objet son utilité, — ce qui importe peu pour une œuvre d’art, même décoratif, — mais vous lui ôtez sa beauté.

Vous l’ôteriez aussi à tous ces cartels, à ces pendules du XVIIIe siècle, dont l’apparente asymétrie cache des merveilles d’harmonie et des miracles d’équilibre. Ici, toute architecture a disparu. Le bois aussi se fait rare. C’est la matière la plus sculpturale, le bronze, qu’on emploie, et c’est selon les formes les plus sculpturales qu’il est employé. Le cadran est pris dans des jaillissemens de feuilles et dans des enroulemens de vagues, comme un œuf dansant sur un jet d’eau. Ni ces jaillissemens ni ces enroulemens n’auraient de grâce sans lui. Pour obtenir plus de vie encore, on fait appel à la couleur. On encadre la lune d’émail blanc dans des chimères et des bouquets de porcelaine bleu turquoise, ou bien dans un orchestre de singes et dans un treillage de fleurs de porcelaine de Saxe. La décoration de l’horloge a donc passé, depuis la Renaissance, par les trois arts : architecture, sculpture et enfin peinture ou, au moins, vive coloration.

Enfin vient le style Louis XVI. Voici qu’on renverse le cadran sur lui-même. Du plan vertical où on l’avait vu jusque-là, on le met sur un plan horizontal. Il devient une table tournante, où, sur l’épaisseur du bois, les heures sont inscrites. Ce n’est plus l’aiguille qui tourne : ce sont les heures. On les fait tourner autour tour d’un vase comme dans les pendules de Falconet, ou d’une sphère, ou d’une coupe[7], et l’aiguille dès lors immobile est remplacée soit par le doigt d’une Grâce, soit par la tige d’une fleur, soit par la pointe d’une flèche, soit par le dard d’un serpent. Là encore, toutes les formes sont ordonnées pour s’allier à la forme du cadran tournant. Les Grâces ne s’unissent, les fleurs ne grimpent, l’amour ne tend son trait, les serpens ne s’enroulent et ne font converger leurs dards que pour nous montrer l’heure. Et, à la vérité, l’heure est médiocrement perceptible dans ces œuvres décoratives poussées à leurs plus extrêmes raffinemens, mais du moins l’œil n’en souffre d’aucune sorte, et l’harmonie est complète entre l’engin qu’on décore et l’art qui vient le décorer.

Après Louis XVI, voilà justement ce qu’on ne voit plus. Parfois, on apercevra quelque beau groupe de marbre ou de bronze, — mais rien, dans ce groupe, ne sert au cadran, ni ne le nécessite. L’ornement n’a plus de rapport avec l’objet. Ou bien la place principale est prise par le chronomètre, et les pauvres personnages, fort à l’étroit, ne savent comment poursuivre, autour de ce corps étranger, leurs combats héroïques ou leurs gestes d’amour ; ou bien ces figures occupent toute la place, et le cadran n’est guère plus que leur montre qu’ils ont laissée choir. Parfois encore, le cadran est venu se loger au beau milieu d’une architecture grecque, comme un boulet turc dans le Parthénon. Si on l’enlevait, non seulement on ne déparerait pas un ensemble, mais on réparerait un dommage.

Cette déchéance de l’art, on peut la suivre à peu près exactement à la place qu’occupe le cadran dans l’ensemble de l’Horloge. Cette place a beaucoup varié. Au XVIe siècle, nous le voyons logé au milieu de l’édifice décoratif. Plus tard, lors de l’application du pendule, il est monté tout en haut des régulateurs, puis il est redescendu un peu pour se placer au-dessous des globes célestes, dans les meubles astronomiques de Castel et de Caffîeri. Mais, quelles que fussent ses vicissitudes, le cadran n’a jamais cessé, à toutes les bonnes époques de l’art, de se tenir plus qu’à mi-hauteur de l’ensemble. Depuis le XVIIIe siècle, au contraire, il n’a cessé de descendre insensiblement du haut du monument, jusqu’au bas. Si l’horloge était symbolisée par une statue, toujours jours la même, qui tiendrait le globe des heures, nous dirions qu’au XVIIe siècle, elle l’avait posé sur sa tête ; qu’au XVIIIe siècle, elle le tenait à la hauteur des seins ; et qu’au XIXe siècle, elle l’a laissé glisser à ses pieds. Pour s’en convaincre, il suffit d’aller visiter la suite des chambres de tous les styles du siècle, restituées à la Centennale de la Décoration et du Mobilier aux Invalides. — Ces chambres sont difficiles à découvrir, mais plus difficiles encore à quitter. Désertes d’habitans, pleines de pensées, elles reproduisent, dans leur désordre non seulement les meubles, témoins des générations précédentes, mais encore les âmes surannées, éparses comme sous les lunettes de ce conventionnel ou dans les feuillets de ce cahier de musique copié par J.-J. Rousseau. Eh bien ! regardez les pendules et voyez la place qu’y occupe le cadran. Dans la chambre Louis XVI, il est tout au haut de la colonne, d’où un Amour le découvre, comme un photographe fait son objectif. A l’autre bout du siècle, à la chambre Second Empire, le cadran est tombé tout au bas des Amours jouant avec un coq.

Ce n’est pas qu’une place plus ou moins élevée pour l’objet à décorer soit nécessaire, mais il est nécessaire que les lignes de la décoration se rattachent à cet objet. Or, plus le cadran est haut placé, mieux elles s’y rattachent, et, quand il est au bas, elles ne s’y rattachent pas du tout. Ni le groupe des Trois Grâces ne serait complet, ni le geste de l’une d’elles ne serait explicable, s’il n’y avait pas, au milieu et au-dessus d’elles, l’urne des heures. Mais, au contraire, le cadran qui est à leurs pieds, chez M. Bonassieux[8], n’ajoute rien à un groupe parfait sans lui. Rien n’assigne à l’objet décoré telle place plutôt que telle autre, mais, quelque part qu’il se trouve, il le faut si nécessaire à l’architecture que sa disparition fasse crouler tout le reste. Il faut que le cadran soit placé dans l’horloge comme la légende dit que le portrait de Phidias était placé sur le bouclier de Pallas Athéné, reliant toutes les armatures de la statue, de sorte que, si quelque envieux l’avait voulu supprimer, il détruisît la déesse tout entière. On a imaginé une fois de mettre un cadran à la retombée des nervures d’une voûte ogivale, à Saint-Nizier de Lyon : c’est presque un symbole de l’art décoratif : l’objet doit être la clé de toute la décoration. Regardez le régulateur de Caffieri, et supprimez par la pensée le cadran. Que mettra l’artiste à la place du trou béant ? Toutes les lignes y conduisent l’œil, toutes l’encadrent ; c’est sur lui que se penchent les chevaux du Soleil, c’est vers lui que grimpent toutes les volutes nées au pied de l’édifice. Au contraire, dans toutes les pendules du Grand Palais et des Invalides, si vous ôtez le cadran, le reste n’en va que mieux ; vous ne détruisez pas un édifice : vous le restituez, au contraire, dans son intégrité primitive. Le cygne qui se tord sur la cheminée du marquis d’Aligre[9] se porterait fort bien, sans l’horloge qu’on lui a mise dans le ventre, et dont il paraît grandement incommodé. La statue égyptienne qui est à côté, dans la chambre Directoire, paraît fort déconfite des trois cadrans dont on l’a ceinturée, comme on fit Sancho Pança de trois boucliers.

Le mauvais goût pouvait aller plus loin encore. On a profité de la forme ronde du cadran pour le travestir en une roue de carrosse, ou en un fond de baril, ou en une roue de canon, formes à double entente qui, de tout temps, ont charmé les ennemis du beau, comme des calembours esthétiques, et par où le mauvais goût de notre siècle a remporté ses plus éclatans succès[10].Jamais loi décorative ne fut plus clairement démontrée que par cette contre-épreuve. Car, si l’objet disparaissait, non seulement on ne serait pas embarrassé pour le remplacer, mais on pourrait restituer l’autre objet dont il a indûment pris la place : roue, coupe ou baril. Et, pas plus que des Bacchantes n’ont été groupées pour faire valoir les lignes d’un tonneau, ni Vénus et ses colombes pour faire admirer celles d’une roue, on ne peut trouver dans ces sujets la moindre appropriation de l’ensemble décoratif aux lignes de l’objet décoré[11].

Telle est la loi que ces exemples peuvent nous fournir. Mais c’est la seule. Cette appropriation qu’ils indiquent est purement formelle, simplement linéaire, rigoureusement plastique. Dès l’instant que les lignes de l’horloge conduisent harmonieusement l’œil aux lignes nécessaires du cadran, l’art est sauf. Il n’est pas nécessaire que la décoration suive la forme du mécanisme, ni qu’elle révèle très clairement la fonction de l’engin. Une théorie moderne et fort répandue voudrait que la clarté de la fonction fût, dans les objets utiles, le critérium de la beauté. Selon cette thèse, le plus bel objet serait celui dont la forme définit le mieux la fonction. Cette théorie est séduisante, mais rien ne la vérifie. Un cadran blanc comme une lune présente mieux les chiffres qu’un cadran émaillé de bleu comme celui des horloges Louis XIV. Une aiguille droite comme une épée les marque mieux que l’aiguille de Gouthière, dont le bout éclôt en fleur de lis. Et, si la clarté de la fonction était la règle de l’art décoratif, il faudrait dire que l’Act Parliament Clock d’Angleterre, construite au siècle dernier pour échapper à des lois somptuaires, c’est-à-dire un immense cadran bien blanc, un mince cadre de bois, et des heures bien lisibles, serait plus décorative que toutes les pendules de Lepautre, où l’on a souvent quelque peine à démêler les chiffres. Cependant il n’en est rien. Les plus belles horloges de la Renaissance, les régulateurs les plus somptueux du siècle de Louis XIV, et les plus délicieux cartels où sonnèrent les heures tragiques de la Révolution, sont les derniers engins dont se serviront les médecins ou les astronomes. On lit mieux la mesure du temps sur la montre de Cluses ou de Soleure que sur une croix pectorale de Myrmécide ou sur un œuf de Nuremberg. L’admirable cartonnier-pendule qui est dans le cabinet du Grand Frédéric ne pourrait servir de cartonnier sans ébranler la pendule, et ni ses aiguilles, ni ses chiffres ne sont propres à doser minute par minute l’écoulement du présent dans le passé. Elle est bien cependant l’horloge qui convient entre la Camargo de Lancret et les belles dames couvrant de leurs satins les herbes. Les seigneurs du XVIIIe siècle ne la consultent guère plus que les dames ne consultent l’eau qui fuit, ni le soleil qui baisse. L’Art y est devenu le véritable objet du constructeur. Ce n’est guère plus une horloge que cette vasque du tableau de Lancret n’est une clepsydre. Et, quand nous considérons l’œuvre de Falconet, ces corps souples et fins, cette architecture sobre, cette grâce des fleurs et cette fantaisie des gestes, ce rajeunissement piquant de l’antique où le XVIIIe siècle se mire, nous voyons que le plus grand triomphe de l’art a été de faire une pendule qui marque tout dans la perfection, selon le mot de Diderot, excepté l’heure qu’il est.


III

Mais ce qu’elle marque, en revanche, bien clairement, c’est l’inconscient désir où se trouve l’homme de poétiser chacune de ses machines. C’est la double fatalité qui nous pousse à détruire par la science la poésie de la nature et ensuite à la restituer par l’art. Rien n’avait plus de poésie que le cadran solaire dont le soleil lui-même dirigeait le trait d’ombre, et rien n’était moins pratique, soit que les nuages le fissent évanouir dans l’obscurité, soit que le cadran fût éloigné et qu’il fallût entretenir, comme à Rome, un esclave chargé d’aller sur la place publique, chercher l’heure. Au contraire, dès la première machine qu’on invente, dès la clepsydre, la poésie s’en va, le ciel ne joue plus aucun rôle : la précision augmente, et c’est toute la journée, toute la nuit, et par tous les temps, qu’on peut mesurer l’heure. Cependant, sur la clepsydre, une action naturelle est encore perceptible. Si ce n’est plus le ciel, c’est la terre qui joue son rôle par l’attraction qu’elle exerce sur l’eau qui s’écoule. Dans l’horloge à feu des Chinois, le bâton horizontal qui brûle annonce encore l’action des forces naturelles et l’œil suit la marche méthodique du feu. Elle se sent enfin dans le sablier, par la chute du sable noir qui fond dans la stalactite de verre, car l’attraction terrestre frappe à tout instant nos yeux. Mais, quand intervient la force mécanique, elle ne se sent plus. A mesure que l’engin se perfectionne, il est moins indicatif de sa fonction, comme l’a très justement noté, dans une page célèbre, M. Sully Prudhomme. Son obéissance aux lois de la nature est moins visible. La loi qui régit l’horloge à poids est la pesanteur, et cette loi est moins visible que la loi de révolution du soleil. Puis vient la loi mécanique du ressort spiral, et cette loi est encore moins visible que celle de la pesanteur. La pendule ne peut plus prendre la fière devise du cadran solaire : Me lumen, vos umbra regit, car ce qui la régit, c’est simplement un ressort. Plus l’organisme est délicat et compliqué, plus il se fait petit, plus il se cache, moins il donne de spectacle à nos yeux, et par là d’aliment à notre rêve. Tout pas en avant nous écarte de la nature. Tout progrès nous coûte une vision. La vieille horloge faisait du bruit dans sa cage comme un oiseau familier. Le feu de bois parlait dans la cheminée. C’était là des voix de la maison, répondant aux voix extérieures de la grêle, du vent. Aujourd’hui l’horloge est silencieuse comme la cheminée. On sait l’heure, mais on ne l’entend pas ; on sent la flamme, mais on ne la voit pas. On voit seulement sur le cadran une aiguille qui tourne, comme un doigt qui effacerait circulairement quelque chose.

Telle a été l’évolution dans le mécanisme de l’Horloge.

Mais, dans sa décoration, le mouvement inverse s’est produit. A mesure que la science diminuait le rôle visible et, partant, la poésie des forces naturelles, l’art s’ingéniait à leur donner une place de plus en plus grande par l’allégorie

D’abord simple architecture, sans aucune poésie, sans aucun rappel des forces naturelles, la décoration de l’horloge demeura longtemps réduite au rôle de boîte à instrument. Les automates dont on la compliquait, non seulement ne sont point une réaction contre l’artifice de la science, mais sont, au contraire, des produits nouveaux de ces artifices et leur couronnement[12]. Leurs enfantines évolutions ne rappellent aucune des grandes forces naturelles qui marquent la révolution des jours. Mais lorsque, plus tard, l’engin se perfectionne à tel point que disparaît l’usage même du cadran solaire et du sablier, lorsque, dans son hôtel artificiel et pompeux, l’homme du XVIIe siècle va oublier le sens profond et naturel de l’heure, devant son meuble de Boulle, alors l’art vient le lui rappeler. Cette poésie qu’avait dans la nature la recherche de l’heure, l’art vient la restituer par ses emblèmes et ses allégories. Ce soleil que l’on ne consulte plus, il le remet devant les yeux sous les traits de Phébus-Apollon et de ses chevaux projetés en un éclatant éventail. Ce coq que l’on n’écoute plus annoncer la quatrième veille se dresse tout sculpté au sommet du cadran, le cou tendu, sur ses ergots d’or. Cette fuite du temps que ne marque plus le filet de sable qui coule, nous y songeons en voyant les grandes ailes de Chronos. Et ainsi, longtemps après que la science nous a, par ses ingénieux mécanismes, rendu inutiles la vision directe du soleil, de l’oiseau et du flot, l’art vient nous les rendre sous la forme imaginée des attributs, des emblèmes et des dieux. Ainsi l’art établit une lointaine harmonie entre les pensées des simples et celles des raffinés du siècle. Au même moment où le pâtre, sur sa montagne, consulte la hauteur du soleil à l’horizon, pour calculer le temps qui lui reste avant de rentrer ses bêtes, le petit-maître, dans son salon du Marais, voit le Phébus de Caffieri et songe à sa course dans les cieux.

Cependant la science progresse encore. Elle peut loger maintenant une grande âme mécanique dans un tout petit corps d’horlogerie. En même temps triomphe dans les esprits le sentiment du retour à la nature. On est sorti du salon meublé par Boulle et l’on a regardé avec admiration, comme un spectacle nouveau, s’allonger les grandes ombres messagères de l’heure tombant du haut des montagnes sur les plaines. Les allégories ont paru froides. Les dieux sont partis. Apollon a remisé, dans les académies des Beaux-Arts, les coursiers qui avaient caracolé sur tant de pendules. Saturne a replié ses ailes, mis son sablier en sautoir, et déposé tristement sa faulx en voyant l’ouvrage bien plus expéditif des faucheuses mécaniques. La décadence des allégories est irrémédiable. Elle date de la fin du XVIIIe siècle. Mais ce que le symbole perd, la nature le regagne. Sur ces cartels Louis XV et Louis XVI d’où sont descendus les dieux, voici que montent, pour les remplacer, les tournesols, les lauriers, les iris et les roses. Regardez les pendules de Lepautre : vous y verrez que le règne végétal envahit la décoration et que c’est à peine s’il se glisse, pour montrer l’heure, parmi toutes ces fleurs, un serpent. Aujourd’hui enfin, les très rares artistes qui tentent de restituer quelque poésie au tableau des heures, retournent en demander la source à la nature directement consultée. Ce n’est plus les rayons de Phébus qu’ils font voir, mais ceux du soleil lui-même, ni les ailes du temps, mais celles des oiseaux, ni l’écoulement du sable, mais celui des fleuves. Un Anglais, M. Voysey, a imaginé la vision suivante : sous un toit bombé, porté par deux piliers droits, un paysage s’encadre, étroit et haut. Du sol, montent trois cyprès, emblèmes de repos et de commémoration. Derrière, passent deux voiles sur un fleuve ; dans l’air flotte un disque très simple, où les heures sont marquées par les lettres tempus fugit et par une croix. Plus haut, dans le ciel assombri, passe une nue volante d’oiseaux, et cependant une banderole, brochant sur les trois cyprès, porte ces mots : Time and tide wait for no man. Il n’y a plus là ni mythologie, ni figures allégoriques. Il n’y a plus qu’un paysage un peu « stylisé. » C’est la dernière évolution de l’art décoratif. C’est la nature elle-même qui revient, comme elle faisait au temps du cadran solaire, entourer de son charme le signe de l’heure.

Et il faudrait qu’on lui trouvât une forme belle et nouvelle, à ce signe si souvent consulté. Ce qu’il fut dans le passé n’est rien auprès de ce qu’il est aujourd’hui. C’est lui qui a la première place dans nos maisons modernes : autel du seul dieu dont nous ne méconnaissions pas la puissance, seul autel auquel nous sacrifions encore nos plaisirs les plus aimés, seul signe qui régisse nos actes. Chacune de nos demeures, chaque chambre dans chacune de ces demeures, est un temple pour lui, et nous levons plus souvent nos yeux vers lui que vers le ciel... Augure à qui nous demandons tantôt de parler et tantôt de se taire, selon que nous voulons étouffer les voix intérieures ou les écouter mieux, dieu multiforme, rouet qui tourne, flot qui coule, aile qui bat, témoin de pierre ou de métal, désignant nos actes de son doigt ironique et sonore, qui tantôt est un reproche et tantôt un appel : telle est l’Heure pour les hommes de notre génération. Sur son autel, si nous mettons une fleur, le dieu qu’elle sert la fait périr, quelle que soit l’offrande, le dieu qu’on adore en elle, la corrompt, la dissout et l’ignore. Ce n’est pas une fileuse armée de ciseaux. Les ciseaux ne coupaient que les destinées. La faulx ne tranche que la vie. Le dieu de l’heure tranche plus que la vie : il est ce que le poète anglais appelle « la mort dans la vie : » la mort de la foi, le dépérissement de la confiance et de l’amour.

Mais il marque encore autre chose, et le symbolisme n’est pas complet qui ne nous en fait jamais souvenir. Il semblerait, à lire toutes les devises : Hora fugax ; Velox praeterit hora ; répandues sur les cadrans solaires, que le Temps ne nous apporte rien, qu’il emporte tout, qu’il n’a d’armes que pour frapper, et qu’il n’a d’ailes que pour fuir. On oublie la retouche du vieux poète :


Le temps s’en va, le temps s’en va, ma Dame,
Las ! le temps, non ; mais nous nous en allons...


C’est un phénomène étrange que, parmi toutes ces figurations du vieux Chronos, vous en chercheriez vainement une où il soit représenté la truelle ou le marteau à la main. Il y a bien, au château de Windsor, une pendule de Vuillamy, où deux figures en biscuit de Chine bâtissent une colonne de marbre avec une équerre et un fil à plomb, mais ces figures sont des Amours. Vous trouverez l’amour vainqueur du Temps, plus d’une fois, et notamment à Versailles, sur la cheminée du grand Roi. Mais vous ne trouverez pas le Temps lui-même occupé à quelque œuvre de construction, à quelque œuvre utile, comme il l’est dans le tableau du Poussin, lorsque, s’envolant au ciel, il soustrait la Vérité aux torches de la Discorde et aux serpens de l’Envie. Partout le Temps est figuré sous l’aspect d’un destructeur. Nulle part sous celui d’un constructeur. Il semblerait que tout ce qui existe ait commencé d’être avant qu’il commençât de marcher et que son œuvre ne fût, dès qu’il parut, qu’une longue et méthodique fauchaison. Si l’on cherche la raison de cette étrange image, on trouve qu’en fait nous existions avant de prendre conscience du temps, et que, dès le jour où nous avons pris conscience de lui, nous l’avons vu occupé à nous détruire. Mais, si notre sentiment s’explique ainsi, lorsqu’il s’agit de son œuvre vis-à-vis de nous, comment l’expliquer, lorsqu’il s’agit de son œuvre vis-à-vis des choses, et comment osons-nous l’appeler à la suite d’Horace, edax rerum ? Etrange leçon, inscrite depuis des siècles sur toutes nos pendules, dans toutes nos maisons même les plus humbles ! « Voici le faucheur, nous semble dire la figure : fuis-le et va plus vite que lui ! Passe-toi de lui ! N’aie rien à faire avec lui ! » Etrange conseil qui nous fait regarder le temps comme un ennemi qu’il faut vaincre, et non comme un aide dont il faut user !

Nous ne l’avons que trop entendue, cette leçon des pendules. Nous n’avons que trop nié l’utilité du temps, sa capacité de construire, la nécessité de sa collaboration.

Le grand trait des âmes contemporaines n’est-il pas le désir de tout édifier sans lui, que ce soit une maison, une réforme, un état social ou un style ? Regardons cette Exposition ; nous voulons faire en soixante jours des portes que Ghiberti a mis soixante ans à construire ; créer en six années un style quand les Egyptiens gardaient un des leurs six siècles ; effacer dans l’âme humaine, en soixante ans, ou y susciter des traits de croyance qui demandèrent pour y être gravés peut-être six mille ans. Pourtant, s’il est une leçon inscrite dans tous les coins de ce Petit Palais, brillante sous ces émaux, finement tissée dans ces tapisseries, profondément gravée dans ces ivoires, c’est à coup sûr que sans le temps on ne saurait édifier rien de beau, ni dans l’art, ni dans la vie. Toutes ces merveilles que nous admirons sont dues à un long, à un très long labeur. Elles sont sorties de l’effort continu, non d’un artiste, mais de plusieurs générations d’artistes, attachées au même problème, tendantes au même progrès. Chacun de ces chefs-d’œuvre fut l’unique but, non seulement de toute une vie, mais parfois de plusieurs vies accumulées, de toute une dynastie, — dynastie d’ébénistes comme les Boulle, d’émailleurs comme les Pénicault, les Laudin, les Limosin, les Nouailhier ; de serruriers comme les Lamour ; de graveurs comme les Audran ; de sculpteurs comme les Caffieri ou encore comme ces derniers imagiers gothiques, les Copain, les Cordonnier, les Juliot, dont M. Raymond Kœchlin vient d’exhumer, à propos de la Sculpture à Troyes, la curieuse histoire. Si l’on compare la quiétude et la continuité de leurs travaux avec l’agitation et l’intermittence des nôtres, si surtout l’on compare les styles harmonieux nés de cette lenteur avec les produits de notre inquiétude, on verra s’il est sage de tenir le temps pour un ennemi qu’il faut vaincre et de créer sans lui quelque chose qu’on croit qu’il respectera. Sans doute, dans la plupart des objets simplement utiles, le progrès de notre machinisme le remplace. Mais, dès qu’on touche à l’objet d’art, ni l’imagination ne le conçoit plus clair, ni les mains ne l’exécutent plus vite qu’au temps où une montre solaire de bois marquait l’heure à Holbein, dans la chambre de Nicolas Kratzer. Sans doute, on gagne Athènes en moins de temps qu’au XVIIIe siècle, mais non pas le sentiment d’art athénien. On construit plus vite une maison, mais non un joyau. Dans le temps où jadis on faisait une feuille de papier, on en fabrique dix mille aujourd’hui, mais, une fois cette feuille fabriquée et placée sous le crayon ou sous le pinceau, on ne gagne pas une minute sur l’homme du XVe siècle pour tracer un beau profil d’aiguière ou un nouvel enroulement d’acanthe. À l’instant précis où commence la recherche : de l’art, voici que le vieux Chronos, le Temps, redevient le collaborateur nécessaire. C’est le dernier enseignement et peut-être le plus décisif que nous donneraient, si nous savions les consulter ici, les Dieux de l’Heure.


ROBERT DE LA SIZERANNE.

  1. Voyez la Revue des 1er mai et 1er juin 1900.
  2. On le voit encore, mais par exception, au XVIIIe siècle. Rétrospective de l’horlogerie. Gravure et description de l’horloge que Messieurs les comtes de Lyon ont fait faire dans l’église de Saint-Jean en 1680.
  3. Des exemples s’en trouvent à la Rétrospective de l’Horlogerie, collection Paul Garnier et collection de Mme Ollivier.
  4. Collection Frédéric le Grand, au Pavillon allemand.
  5. Au Musée centennal du Mobilier, aux Invalides.
  6. Rétrospective de l’Horlogerie. Collections Kohn et Georgi.
  7. Musée centennal du Mobilier et de la Décoration aux Invalides.
  8. Les Heures, groupe exécuté en 1853, pour l’horloge de la Bourse de Lyon. Centennale du meuble, au Grand Palais.
  9. Chambre Louis-Philippe. Centennale du Mobilier et de la Décoration, aux Invalides.
  10. Au Petit Palais, n° 3 022.
  11. Au Petit Palais. Pendule de Germain.
  12. Voyez l’horloge au cavalier turc automate du XVIe siècle. Collection Planchon. Rétrospective de l’Horlogerie, aux Invalides.