L’Arroseur (recueil)/Le Vitrier

Pour les autres éditions de ce texte, voir Le Vitrier.

L’ArroseurJuven et Cie (p. 63-67).


Le Vitrier



Encore un carreau d’cassé,
Voilà l’vitrier qui passe !

Au vitri…hîr !

Tous les mardis, entre dix et onze heures, ce cri retentissait d’un bout à l’autre de la rue Neuve-des-Philistins.

Au vitri…hîr !

Un cri vibrant, vrillant, inoubliable.

Et ce cri faisait résonner les tympans jusqu’à la moelle du cœur et frémir les vitres comme à l’approche d’une catastrophe prochaine.

(Avez-vous remarqué, disait Ignotus, comme les carreaux frémissent à l’approche des tremblements de terre ?)

Dès qu’on apercevait le pousseur de ce cri, on devinait en lui un vitrier jeune et intensif.

J’ajouterai qu’il existe à Paris peu de vitriers aussi jolis garçons que ce vitrier-là.

Ancien brigadier trompette dans un régiment de spahis du canton de Vaud, il avait conservé de son métier, je ne sais quelle désinvolture cavalière et surtout une façon d’effiler sa longue moustache qui cassait le cœur de toutes les bonnes et de quelques bourgeoises.

Ah ! voilà un type qui ne s’embêtait pas dans la vie !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Un mardi matin, vers dix heures, Mme  veuve de Puyfolâtre époussetait les bibelots sur l’étagère de son salon. (Elle ne confiait ce soin à personne, les bonnes d’aujourd’hui sont si sans soin !)

La porte s’ouvrit et parut Gertrude :

— Madame, je viens de casser un carreau dans la cuisine.

— Vous n’en faites jamais d’autres, ma fille.

J’en ai pas fait exprès, madame.

— Il ne manquerait plus que ça !

— C’est aujourd’hui que passe le vitrier… Faut-il l’appeler ?

— Bien sûr, qu’il faut l’appeler. Nous ne pouvons rester éternellement avec ce carreau cassé.

Au même instant, le cri retentit : Au vitri…hîr !

Gertrude dégringola l’escalier et, bientôt, ramena l’homme.

Décidément, c’était un très beau gars !

Mme  veuve de Puyfolâtre parut favorablement impressionnée par l’aspect de cet humble industriel, et, quand le dégât fut réparé, lui offrit un bon verre de vin, suivi de plusieurs autres.

Toujours en effilant sa longue moustache, l’ancien brigadier trompette conta quelques épisodes de sa vie guerrière.

Ce joli garçon se doublait d’un héros modeste.

Les deux femmes écoutaient, ravies.

Mme  de Puyfolâtre, brune, avec des bandeaux plats, très belle encore, malgré la dépassée quarantaine.

Gertrude, petite bonne frivole dont les mèches blondes s’envolaient à tous les zéphirs.

Et, ma foi, je ne sais pas trop lesquels, des bandeaux plats ou des frisons blonds, étaient les plus délicieusement émus au récit de ces aventures guerrières.

Toute la semaine, bandeaux et frisons rêvèrent du beau vitrier.

Les deux femmes écoutaient ravies.

Gertrude, elle, n’y put tenir, et, le mardi suivant, pan ! un coup de coude dans le carreau.

— Madame, j’ai encore cassé un carreau.

— Mais, ma pauvre fille, comment faites-vous donc votre compte ?

J’en ai pas fait exprès, madame.

— Il ne manquerait plus que ça !

— C’est en me retournant, avec ma castrole.

— Eh bien ! il faudra faire monter le vitrier.

— Bien, madame.

Gertrude exultait et Mme  de Puyfolâtre ne savait se défendre d’un rayonnement intérieur.

Le beau vitrier, une fois accomplie sa tâche, reprit le cours de ses narrations héroïques et pénétra plus avant encore dans le cœur des deux femmes.

Dès lors, ce fut une habitude hebdomadaire ; tous les mardis, pan, un carreau cassé.

Cela coûtait à Mme  de Puyfolâtre 104 francs par an, et 52 bouteilles d’excellent vin, mais qu’importe ? le bonheur ne se paye-t-il pas comme le reste, sur cette terre ?

Un mardi, Mme  de Puyfolâtre crut s’apercevoir de quelque chose, et ma Gertrude fut immédiatement invitée à s’enquérir d’une autre place.

La belle veuve se sentait tellement outrée qu’elle préféra payer les huit jours à cette fille plutôt que de le garder une minute de plus.

Vif fut l’étonnement du vitrier en, le mardi suivant, ne retrouvant pas Gertrude :

— Tiens ! vous avez donc changé de bonne ?

— Oh oui ! Et il n’était pas trop tôt ! Une fille sale, menteuse, voleuse, gourmande. Et une conduite !… Tous les sergents de ville du quartier y ont passé.

— Ah !… On n’aurait pas cru ça à la voir… Alors, c’est votre nouvelle bonne qui a cassé ce carreau-là ?

Une pudeur virginale embrasa le joli visage de Mme  de Puyfolâtre et c’est les yeux baissés qu’elle répondit :

— Non… c’est moi !

Quel aveu que cette pourpre !

Le vitrier comprit tout.

Il effila sa longue moustache et répondit bêtement (mais il se comprenait…) :

— Moi aussi, madame… depuis longtemps.

Et l’ancien brigadier-trompette épousa la belle veuve.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ils ont acheté la maison de Miroiterie et Dorure qui fait le coin de la rue du Bac et de l’avenue Trudaine.

Et ils sont bien heureux.

Au vitri… hîr !