L’Arroseur (recueil)/Le Bouchon

Pour les autres éditions de ce texte, voir Le Bouchon.

L’ArroseurJuven et Cie (p. 68-71).


Le Bouchon


Parmi toutes les désopilantes aventures survenues à mon ami Léon Dumachin, au cours de son voyage de noces, voici celle que je préfère :

— Après deux ou trois jours passés à Munich, — c’est mon ami Léon Dumachin qui parle — après deux ou trois, dis-je, jours passés à Munich, nous annonçâmes notre départ pour ce petit délicieux pays de Kleinberg.

Un excellent homme, devant qui j’avais émis cette détermination, me regarda, regarda ma jeune femme, et, tout à coup se mit à ressentir une allégresse muette, mais énorme, une allégresse qui secouait son bon gros ventre de Bavarois choucroutard.

— Quoi ? m’informai-je, qu’y a-t-il donc de si comique à ce que nous partions, ma femme et moi, pour Kleinberg ?

— Vous allez à Kleinberg, répondit le voleur de pendules (style patriote), et vous descendez sans doute à l’auberge des Trois-Rois ?

— C’est, en effet, celle qu’on nous a indiquée.

— Et, à l’auberge des Trois-Rois, on vous donnera certainement la belle grande chambre du premier.

— Je ne sais pas.

— Moi, je sais… C’est la chambre qu’on réserve toujours aux jeunes ménages, en évident voyage de noces.

— Ah !

— Parfaitement !… Eh bien ! méfiez-vous du bouchon.

— Le bouchon !… Quel bouchon ?

— Comment, vous ne connaissez pas la petite plaisanterie du bouchon ?

— Je vous avoue…

Ce vieux excellent bourgeois de Munich — car il était excellent — me raconta le coup du bouchon.

La chambre en question, celle qu’à l’auberge des Trois Rois on réserve aux jeunes ménages, est garnie d’un lit qui est précisément situé juste au-dessus d’une petite salle du rez-de-chaussée, laquelle sert d’estaminet privé, où, le soir, viennent s’abreuver, toujours les mêmes, quelques braves commerçants de Kleinberg.

Au sommier du lit est attachée une ficelle qui, passant à travers un trou pratiqué dans le parquet, pend dans la petite salle du dessous.

Au bout de la ficelle, un bouchon.

Vous devinez la suite, n’est-ce pas ?

Le moindre mouvement du sommier agite la ficelle et se traduit, en bas, par une saltation plus ou moins désordonnée du bouchon.

Voyez-vous d’ici la tête des calmes bourgeois de Kleinberg, buvant et fumant toute la soirée, sans quitter des yeux le folâtre morceau de liège.

D’abord, petit mouvement, quand la dame se couche.

Et puis plus gros mouvement, quand c’est le monsieur.

Et puis… le reste.

Des fois, paraît-il, le spectacle de ce bouchon gambilleur est tellement passionnant que les buveurs de bière des Trois-Rois ne s’en détachent qu’au petit jour.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le Spectacle de ce bouchon gambilleur…

Je remerciai vivement mon obligeant vainqueur de sa révélation, et me promis d’échapper aux indiscrets constats des Kleinbergeois.

D’autre part, je ne me sentais pas le droit de priver ces braves gens d’une innocente distraction qui, en somme, ne fait de tort à personne.

Et j’imaginai un truc, un véritable truc d’azur, dont, à l’heure qu’il est, je me sens encore tout fier.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les choses se passèrent comme il était prévu.

Arrivé à l’auberge des Trois-Rois, le soir, je m’aperçus, d’un rapide coup d’œil, que la chambre à nous donnée était bien la chambre au-dessus de la petite salle.

Un autre coup d’œil plus rapide encore me révéla la présence de la ficelle transmetteuse.

Je pensai au bouchon momentanément immobile, mais prêt aux plus fous chahuts.

Je vis, dans mon imagination, les bonnes têtes des gens de Kleinberg doublement réjouis à l’idée que c’étaient des Français qui allaient leur donner la comédie, ce soir.

À la grande fureur d’Amélie, qui ne savait rien, je me mis à plat ventre, muni d’une paire de ciseaux et de notre réveil-matin de voyage.

Usant de mille précautions pour éviter tout mouvement intempestif à la ficelle, je la coupai, cette ficelle, et en attachai le bout à l’extrémité de l’aiguille des minutes de ma petite horloge, que je plaçai au bord du trou.

Et voilà !

Comprenez-vous ?

Et voyez-vous d’ici la tête de ces braves gens, en bas, avec leurs pots de grès et leurs pipes de porcelaine, assistant froidement à la montée et à la descente de leur bouchon !

Que se passa-t-il en l’âme de ces Allemands ? je l’ignore.

À six heures du matin, paraît-il, tout Kleinberg, les yeux démesurément fixés sur le bouchon, était encore dans l’estaminet.

Peut-être, ajouta mon ami Léon Dumachin, conclurent-ils que la fameuse furia francese n’était plus qu’un vain mot.