L’Arme invisible/Chapitre 20

L’Arme invisible ou le Secret des Habits noirs (1re  partie) (1869)
E. Dentu (p. 311-323).


XX

Cadeau de noces.


Il n’y avait pas la moindre nuance de mépris dans l’accent de Valentine ; elle disait vrai dans toute la force du terme, c’était un marché qu’elle proposait.

Elle agissait de bonne foi, sans scrupule ni fausse honte ; d’autres auraient certainement tourné la question de façon à la rendre plus acceptable, mais Valentine agissait selon sa nature, qui était de marcher tout droit.

C’était une singulière fille et son âme avait l’héroïque beauté de son visage.

Quelle que fût sa naissance, car aucune certitude n’existait à cet égard et nous verrons qu’elle doutait elle-même de son droit à porter le nom de Villanove, ce devait être un sang froid et fier qui coulait dans ses veines.

Au fond des campagnes, il y a de ces sérénités que rien n’arrête ni ne détourne ; il y en a aussi dans les villes.

Les flatteurs du peuple affirment que les mansardes en sont pleines ; les flatteurs des puissants n’osent pas prétendre qu’elles encombrent les boudoirs.

Elles existent, voilà le vrai ; on en a vu, mais elles sont rares en bas comme en haut.

Valentine n’était à proprement parler ni du boudoir ni de la mansarde.

Le milieu misérable où son enfance et sa jeunesse s’étaient passées ne participe en effet ni de l’un ni de l’autre.

Cette population de la foire dont elle faisait partie autrefois sans lui ressembler en rien l’avait admirée et entourée.

Le monde noble où elle était entrée en sortant de là, Sans transition aucune, l’avait examinée en vain de son regard le plus sévère et le plus perçant : rien ne restait en elle qui décelât le long voyage qu’elle avait fait dans le pays des saltimbanques.

Elle ne ressemblait pas plus, il est vrai, à ses charmantes compagnes de salon qu’elle n’avait ressemblé à ses pauvres amies de la baraque, mais elle restait si digne et si décente dans sa libre originalité, que le grand monde de l’hôtel d’Ornans, comme le petit monde de la foire, l’entourait et l’admirait.

Elle était elle-même, elle agissait suivant son impulsion propre, elle ne demandait conseil qu’à son goût exquis pour les choses frivoles, pour les choses sérieuses qu’à sa conscience.

Dans la conjoncture bizarre où elle se trouvait aujourd’hui, étant donné le but qu’elle voulait atteindre, peut-être eût-il mieux valu s’y prendre autrement, mais elle ne savait qu’une route, elle la suivait.

Remy d’Arx était aussi un solitaire et sa voie s’écartait pareillement des sentiers battus : néanmoins il côtoyait de trop près la vie commune pour n’être point surpris et offensé par la brutalité apparente de cette offre, qui, au fond, exauçait son plus ardent, son unique désir.

Nous l’avons dit, il n’y avait aucun mépris dans l’accent de Valentine ; mais sa proposition même impliquait un mépris si terrible que Remy d’Arx resta comme pétrifié.

Sa passion, qui était sa vie même, subissait une sorte d’écrasement.

À l’heure où, par un miracle, l’abîme qui rendait pour lui l’espoir impossible se comblait tout à coup, la dernière lueur d’espoir s’éteignait en lui.

Son orgueil, humilié profondément, essayait de se révolter contre cet amour qui n’était plus rien sinon une mortelle angoisse, mais qui grandissait par la douleur même et qui le tenait terrassé comme la main d’un géant.

Dans la vaillance naïve de son sacrifice, Valentine répéta sa question.

Sa voix n’avait rien perdu de son inflexion sonore et tranquille.

Le sang monta aux joues de Remy d’Arx, il fit effort pour parler ; ses yeux s’injectèrent.

En ce moment un fougueux élan de haine passa au travers de son amour.

La beauté de Valentine prenait pour lui des rayonnements surhumains qui insultaient à son supplice, qui envenimaient son martyre.

Une immense colère bouillonnait en lui ; ce fut une pensée de vengeance qui rompit son mutisme et cette parole s’étrangla dans sa gorge :

— J’accepte !

Valentine pâlit, mais elle sourit.

— C’est bien, murmura-t-elle, vous avez confiance en moi et je vous remercie.

— À quand la noce ? demanda brusquement Remy.

Son accent essayait d’être sarcastique.

— Quand vous voudrez, monsieur d’Arx, répondit Valentine, dont les yeux se baissèrent pour la première fois.

— Le plus tôt sera le mieux, n’est-ce pas ? murmura le juge entre ses dents serrées.

Valentine répliqua :

— Je vous ai peut-être fâché : vous dites cela comme on raille ou comme on menace.

Remy essuya la sueur de son front.

— Railler ! dit-il en se parlant à lui-même, je puis bien me railler, c’est la dernière ressource ; mais menacer, fi donc ! je suis esclave et vous êtes reine.

Son regard devint suppliant, et il ajouta :

— Écoutez ! l’excès de la souffrance rend méchant, j’ai senti cela tout à l’heure ; j’aurais voulu vous faire un peu de mal, tant mon cœur était atrocement broyé.

Le regard de Valentine s’attrista, mais elle garda le silence.

— Répondez, continua Remy d’Arx, vous qui ne savez pas mentir, dites-moi quelle arrière-pensée est en vous.

— Je n’ai pas d’arrière-pensée, prononça tout bas Mlle de Villanove ; quand j’aurai sauvé l’homme que j’aime et quand je l’aurai vengé, tout sera dit entre lui et moi. J’ai pesé ma tâche et je l’accomplirai. Je suis sûre de moi-même.

— Et l’homme qui aura accepté votre sacrifice, prononça timidement Remy, que lui donnerez-vous ?

— Pour le présent, je lui donne ma foi ; pour l’avenir…

Elle hésita.

— Pour l’avenir, répéta Remy.

Et comme elle tardait à répondre, il s’agenouilla devant elle, disant toute sa passion revenue :

— Oh ! Valentine, Valentine ! vous n’êtes pas comme les autres femmes, et qu’ai-je de commun avec les autres hommes ? Si le monde était pris pour juge, il me condamnerait à refuser ; mais savent-ils, ceux du monde, ce que c’est qu’un grand, un irrésistible amour ? Je suis entraîné par une force qui me subjugue, j’ai essayé de combattre ; chacun de mes efforts attise le feu qui me consume. Je vous aime à un point que nul ne saurait dire ; vous êtes ma conscience, vous êtes mon honneur ; hors de vous, dans cette vie comme dans l’autre, il n’y a rien pour moi. Je sens si bien que mon existence entière serait consacrée à votre bonheur ! Vous avez parlé d’avenir, Valentine, je sens si bien que je vous rendrais la plus heureuse des femmes, si vous m’aimiez dans l’avenir, et que je vous donnerais le ciel sur la terre ! Ce n’est pas un rêve, non, l’amour appelle l’amour ; à force de vous adorer, je fléchirai votre cœur. Jusque-là, je vous le jure, Valentine, et voilà comment j’accepte, je resterai près de vous respectant vos regrets, consolant vos douleurs comme un frère… et je mourrai ainsi, je vous le jure encore, patient, résigné, si le jour ne vient pas où vos lèvres, d’elles-mêmes, s’abaisseront vers celles de votre mari prosterné.

Une larme tremblait aux cils de Valentine ; elle dit pour la première fois :

— Monsieur d’Arx, je vous remercie.

Puis, changeant de ton et rappelant son beau sourire, elle ajouta :

— Nous sommes des fiancés ; je vais vous demander mon cadeau de noces.

— Parlez ! s’écria Remy, dussiez-vous souhaiter l’impossible !

Elle le prit par la main et le releva.

— Monsieur d’Arx, dit-elle, je veux voir Maurice pour la dernière fois.

Ce fut comme un poids de glace qui tomba sur le cœur du juge.

— Ah ! fit-il amèrement, j’aurais dû m’attendre à cela ! vous répondez à mon défi, vous me demandez l’impossible !

Elle répéta sans rien perdre de sa douceur, mais avec fermeté :

— Il faut que je voie Maurice.

Remy ne pouvait plus pâlir, mais ses traits se décomposèrent.

— Vous savez bien, dit-il très bas, car sa colère contenue lui faisait peur à lui-même, vous savez bien que je ne puis vous refuser. Plus tard… demain…

— Aujourd’hui, interrompit Valentine, ce soir.

— À cette heure de nuit ! se récria Remy, je ne connais pas d’exemple…

Elle l’interrompit encore et dit :

— Monsieur d’Arx, vous êtes juge d’instruction ; à l’égard de l’accusé que la loi vous livre, votre pouvoir n’a point de bornes.

Remy courba la tête ; le souffle s’embarrassait dans sa poitrine.

Après un instant, il saisit brusquement la lampe et dit :

— Vous le voulez, suivez-moi.

Il prit le chemin de la porte. Valentine marchait derrière lui.

Comme il atteignait le seuil, deux mots tombèrent de ses lèvres, peut-être à son insu :

— L’arme invisible ! prononça-t-il.

Valentine l’avait rejoint, elle prit son bras.

— Vous chancelez, monsieur d’Arx, dit-elle ; appuyez-vous sur moi. Oui, l’arme invisible vous a frappé comme elle me frappa. Il semblerait que, même avant la bénédiction qui doit nous unir, Dieu avait créé entre nous un lien fatal.

— J’ai lu, continua-t-elle, répondant à l’interrogation muette de Remy, ces pages où se résume le travail de toute votre vie, vous avez bien fait d’en tirer trois exemplaires. Sait-on à qui se fier ici-bas ? Je vous ai apporté moi aussi ma confession, lisez-la. Chacun de nous, vous le verrez, connaît une moitié du sombre secret ; c’est pour cela que nous partageons les coups de l’arme invisible.

Remy ne demandait pas mieux que de trouver un obstacle sur la route où il marchait malgré lui ; il s’était arrêté.

— Vous trouverez dans l’écrit qui est là sur votre table, poursuivit Valentine, l’explication de mes paroles. Désormais, la source dangereuse où vous puisiez vos renseignements est tarie. J’ai eu peur pour vous, monsieur Remy d’Arx, à dater de cette rencontre nocturne qui me fit votre obligée. Je savais trop bien quelle était la puissance de l’association à laquelle s’attaquait votre courage, j’ai voulu voir celui qu’ils appellent le Marchef.

— Vous avez vu Coyatier, s’écria le juge, vous !

— Je l’ai vu et vous ne le verrez plus. Cette nuit, le sang a été répandu…

— Ce serait lui !… balbutia Remy.

— Oh ! dit Mlle de Villanove, sans la précaution que vous avez prise de mettre en trois mains différentes les exemplaires de votre mémoire, on n’aurait pas eu besoin contre vous de l’arme invisible. Coyatier aurait suffi… Car vous êtes riche, monsieur d’Arx, mais Coyatier a une chaîne autour du cou, et si prodigue que vous ayez été, les Habits-Noirs auraient pu centupler votre enchère.

— Expliquez-vous… voulut dire Remy.

— Marchons, répliqua la jeune fille, tout ceci n’ajoute rien à la certitude que vous avez de l’innocence de Maurice. Coyatier a disparu après la besogne faite, mais ne le regrettez pas, il vous avait tout dit. Les choses qu’il ne pouvait vous apprendre parce qu’il ne les savait pas, l’écrit qui est là vous les révélera.

Elle se retourna et son doigt tendu montra la table où était le rouleau de papier.

Puis elle entraîna Remy vers le corridor.

Au moment où la porte de l’antichambre se refermait sur eux, l’autre porte, celle par où le greffier Préault était sorti après l’interrogatoire, s’ouvrit sans bruit.

Le cabinet du juge d’instruction n’était plus éclairé que par une vague lueur venant de la lanterne qui brûlait dans la cour.

Deux hommes entrèrent à pas de loup.

— Drôle de fillette ! dit l’un d’eux, elle le retourne comme un goujon dans la poêle. Il faudra donner une gratification à Giovan-Battista, sais-tu ?

— Nous jouons avec le feu, papa, répondit l’autre homme, on n’est pas bien ici pour causer, ça sent la cour d’assises.

Tout en parlant, sa main tâtait la table et finit par trouver le rouleau de papier déposé par Valentine.

— Voilà l’objet, dit-il, filons… Mais, de par tous les diables, que faites-vous là papa ?

Celui qui avait parlé le premier s’était installé dans le fauteuil de Remy d’Arx.

Il dit avec ce petit rire sénile que nous avons entendu si souvent :

— Une coquinette comme cela vaut deux ou trois douzaines de Coyatier, hé ! l’Amitié ?… Et alors ce cher Remy t’a fait demander à la 2e division ?

— Il faudrait avoir trente-six noms, répondit Lecoq en haussant les épaules ; la veuve Samayoux aura bavardé. Vous vous tirerez peut-être encore de cette affaire-là et nous aussi, patron ; mais la corde est bien tendue désormais, et je crois que le meilleur serait de liquider, puisque nous sommes riches.

Le colonel se leva.

— Mon fils, répondit-il, nous avons du temps devant nous ; quand on fait des équipées comme celles-ci, on n’a que trente ans. Sangodémi ! je suis tout aise d’avoir pénétré dans le sanctuaire de la justice. Allons-nous-en par où nous sommes venus ; la préfecture est aussi un bien joli séjour, et il fait bon avoir des amis partout.

Ils sortirent. On aurait pu entendre ces derniers mots prononcés par le colonel pendant qu’ils traversaient le bureau du greffier :

— Drôle de fillette !… Ah ! j’oubliais de te dire une chose qui a son importance : Je suis sur la trace des deux exemplaires du fameux mémoire. Il faut quelquefois aider un peu l’arme invisible. Eh ! l’Amitié, à qui servira la corbeille de noces ? on ne pourra pas dire que je n’ai pas mené rondement ma dernière affaire !

Remy d’Arx et Valentine suivaient les corridors solitaires ; ils ne rencontrèrent pas une âme depuis le parquet jusqu’à l’escalier descendant à la Conciergerie. La route était courte, elle leur parut bien longue ; Remy allait d’un pas pénible, et plus d’une fois il fut obligé de s’arrêter.

Désormais ils gardaient tous les deux le silence.

Le premier guichetier qu’ils rencontrèrent vint à eux vivement, mais il se détourna en portant la main à sa casquette quand il reconnut le juge.

À la pistole, Remy ordonna qu’on lui ouvrît la cellule du lieutenant Pagès. Cet ordre fut reçu avec étonnement, mais ne souleva aucune objection : les magistrats chargés d’instruire les affaires criminelles exercent là-bas, en concurrence avec le ministère public, un pouvoir absolu ; leur responsabilité dégage de plein droit celle des employés de l’administration, quel que soit le grade de ces derniers.

C’était la présence de Valentine qui excitait l’étonnement, c’était aussi la détresse visible qui se lisait sur les traits du juge.

Quand le porte-clefs fit jouer la serrure, Valentine fut obligée de soutenir Remy, qui semblait prêt à se trouver mal.

— Courage, monsieur d’Arx, lui dit-elle, vous souffrez ; mais pour cet instant de souffrance, moi, je vous donne toute ma vie.

Ils entrèrent.

Au bruit que fit la porte, Maurice, qui était couché sur son lit, releva la tête indolemment.

Il bondit à la vue de Valentine et s’élança vers elle, mais l’aspect de Remy l’arrêta stupéfait.

— Ensemble ! murmura-t-il.

Remy était resté près du seuil et s’appuyait à la porte refermée.

Valentine aurait voulu se retenir peut-être ; elle ne put, son cœur l’entraîna ; elle courut à la rencontre de Maurice et lui jeta ses deux bras autour du cou en sanglotant.

Ils se tinrent ainsi embrassés pendant toute une minute qui fut pour Remy plus longue qu’un siècle.

Le transport de sa jalousie furieuse mais impuissante lui montait au cerveau ; il avait passé sous le revers de son habit, pour s’empêcher de rugir, sa main qui ensanglantait sa poitrine.

En même temps, son oreille se tendait avidement pour saisir la moindre parole prononcée ; mais il ne surprit que ces mots qui restèrent sans réponse :

— Maurice, M. d’Arx connaît ton innocence ; il a promis de te sauver.

Valentine, il est vrai, avait ajouté tout bas :

— Je t’aime, ne me juge pas ; je suis à toi, je ne serai qu’à toi.

Il y eut entre eux une dernière étreinte échangée, et leurs bouches se rencontrèrent en un baiser rapide comme l’éclair.

Puis Valentine se dégagea et revint vers le juge en disant :

— Sortons, je souffre plus que vous.

Elle repassa le seuil la première.

Remy, au lieu de la suivre, fit un pas vers le prisonnier.

— Lieutenant Pagès, lui dit-il d’une voix lente et qui allait se brisant à chaque mot, vous êtes innocent, je le crois ; vous serez sauvé, je le promets ; Mme Remy d’Arx ne vous a point trompé.

Mme Remy d’Arx ! répéta Maurice, qui recula comme si la foudre l’eût frappé.

Les lèvres blêmes du juge eurent un sourire. Au fond de son agonie, il triomphait.

— Elle m’appartient, dit-il encore ; je l’ai achetée, je vous épargne l’échafaud, mais c’est pour avoir le choix des armes, et vous ne me devez rien. Le lendemain du jour où vous serez libre, je vous tuerai.