L’Arme invisible/Chapitre 19

L’Arme invisible ou le Secret des Habits noirs (1re  partie) (1869)
E. Dentu (p. 297-310).


XIX

Valentine.


Ce soir-là, le greffier Préault dînait à la goguette des Enfants d’Apollon, presque entièrement composée d’artistes judiciaires, auxquels se joignaient pourtant quelques administrateurs des pompes funèbres.

Ce peuple lugubre est tout particulièrement folâtre dans ses joies ; les messieurs noirs et décorés qui marchent à la tête des convois font des chansons à mourir de rire, et telle pièce du Palais-Royal dont les coq-à-l’âne nous ont procuré une gaieté spasmodique est arrivée au théâtre en sortant du cimetière.

Quand Maurice, après la lecture de son interrogatoire, eut quitté le parquet pour rentrer en prison, le greffier alla faire un bout de toilette dans son bureau et dit son commis :

M. d’Arx a un coup de marteau, un bon ! Je viens de voir une scène qui ferait de l’effet à l’Ambigu. Je n’ai pas compris tout à fait, mais il y a une dame dans l’histoire et ça promet d’être raide. J’ai mes couplets à faire d’ici la barrière du Maine, ne vous en allez pas sans prendre les ordres de M. d’Arx.

Aussitôt après le départ de son chef, le commis brossa le collet de sa redingote, mit un faux col et lustra son chapeau.

— Bernard, dit-il au garçon du greffe, j’ai une affaire de famille du côté de Mme Saqui, ne sortez pas sans prendre les ordres de M. d’Arx.

Je ne sais pas où Bernard était attendu, mais dès que le commis eut tourné les talons, il décrocha sa casquette et ferma le bureau.

Quelque chose de semblable se passait dans l’antichambre du cabinet ; on ne veille pas tard au Palais de justice et les mœurs y sont patriarcales.

Remy d’Arx ne s’apercevait pas du silence qui se faisait graduellement autour de lui.

Depuis longtemps aucun bruit de porte ouverte ou fermée ne s’entendait, aucun pas ne résonnait dans les corridors.

L’horloge du palais tinta neuf heures.

Remy était assis à la place même où nous l’avons laissé, sa tête reposait dans sa main, la lumière de la lampe tombait sur son front où se creusaient des rides profondes ; ses yeux grands ouverts et mornes regardaient le vide.

Il n’avait pas bougé depuis le départ de Maurice et le travail de sa pensée était si intense que les muscles de sa face semblaient pétrifiés.

Quand pour la première fois ses lèvres remuèrent, il prononça ces mots :

— C’est lui qu’elle aime !

Et il ajouta presque aussitôt après :

— Sans lui, elle m’aimerait !

Sa paupière se baissa et ses doigts se crispèrent dans ses cheveux.

— Elle me l’a dit, poursuivit-il parlant à son insu et laissant entre chaque phrase de longs intervalles ; il y a un lien entre nous, quelque chose la pousse vers moi et le danger de la lutte où je me suis jeté tête baissée l’épouvante. Pourquoi ? Je lui ai rendu un service grave, mais avant le service rendu, elle s’occupait déjà de moi : pourquoi ?

Le dossier de Maurice restait ouvert devant lui ; il l’écarta d’un geste fatigué et répéta d’une voix où il y avait des larmes :

— C’est lui qu’elle aime !

Une angoisse plus aiguë lui traversa le cœur, car la pâleur de sa joue s’empourpra tout à coup et il porta la main à sa poitrine.

— Il est bien jeune, murmura-t-il ; que m’a-t-il fait ? Savait-il seulement que j’existais ? Que de bonheur un mot écrit de ma main pourrait lui rendre ! Mais pourquoi écrirais-je ce mot ? Mon bonheur à moi, tout mon bonheur, il me l’a pris ! Et sans moi ne serait-il pas condamné ? Il y a évidence, sinon flagrant délit ; donnez-lui n’importe quel juge, hormis moi, c’est un homme mort.

Un sourire amer releva sa lèvre pendant qu’il poursuivait :

— Je n’ai même pas besoin de dire : Il est coupable ; je n’ai qu’à abandonner l’instruction, un autre prendra ma tâche inachevée et…

Il s’arrêta.

— Et je l’aurai tué ! prononça-t-il tout bas en frémissant.

Ses doigts convulsifs ramenèrent le dossier, dont il éparpilla les pièces pour trouver celle qui n’avait point de signature ; il la déplia et lut à demi-voix la dernière phrase :

« On prouvera qu’il avait conçu le romanesque espoir d’épouser une jeune fille noble dont la dot probable s’élève à plus d’un million. »

— Leur main est là, dit-il après un silence ; je les reconnais ! Vais-je me faire le complice de ceux qui ont assassiné mon père ?

Il se leva brusquement et resta un instant immobile.

— C’est un tout jeune homme, pensa-t-il pendant que ses mains pressaient son front douloureusement ; son regard loyal reste devant mes yeux. Il y a des gens dont les cœurs sont frères et que la destinée force à se haïr… Ma main a touché sa main, je lui ai promis de le sauver !

Il marcha d’un pas lent vers la fenêtre qui donnait sur la cour de la Sainte-Chapelle.

Une lanterne fumeuse, placée au-dessus de la porte des bâtiments voisins de la préfecture, allongeait l’ombre des matériaux épars sur le pavé ; l’arbre se dressait noir au milieu des décombres blanchâtres.

Au ciel les nuages orageux couraient, découvrant parfois la lune qui nageait dans un lac d’azur.

Il n’y avait plus de lumières aux fenêtres ; la journée des ouvriers de la justice était finie.

Le Palais dormait.

Remy n’aurait rien vu de tout cela si un mouvement ne s’était fait parmi les pierres.

Une femme, une ombre plutôt, glissa derrière les décombres et traversa la cour.

Remy se frotta les yeux et s’éloigna de la fenêtre en disant :

— Je la vois partout ! c’est de lui que je parle, mais c’est à elle que je pense. J’aurais beau lutter, j’aurais beau combattre, cet amour est plus fort que moi, il m’entraîne, je mourrai fou et peut-être criminel !

Au profond abattement qui l’accablait naguère, l’agitation succédait ; il parcourait la chambre d’un pas rapide, tandis que des paroles entrecoupées tombaient de ses lèvres.

Il murmurait :

— Si j’étais fou déjà ? Qu’est-ce que la folie, sinon une façon de voir entièrement opposée à l’opinion de tous ? Que je vienne dire : Il est innocent, devant un tribunal, les juges, les jurés, le public me répondront : Il est coupable ! Cela saute aux yeux, la raison le crie, il n’y a qu’un fou pour prétendre le contraire.

— Et pourtant, mon Dieu, mon Dieu ! dit-il en se laissant tomber sur son siège, il est innocent, je le sais, et sa vie est entre mes mains parce que je suis seul à le savoir. Je cherche en vain à me tromper moi-même ; je donnerais ma fortune, je donnerais tout mon sang pour trouver en moi un doute, il n’y en a pas ! Et Valentine l’aime ! Et plutôt que de renoncer à Valentine, je mettrais sous mes pieds ma conscience et mon honneur !

Ces derniers mots s’échappèrent de sa poitrine comme un râle et sa tête, où les cheveux se dressaient, s’affaissa lourdement.

Il resta ainsi longtemps, le front contre ses bras croisés sur la table et pareil à un homme que l’ivresse aurait vaincu.

Parfois, tout son corps frissonnait, secoué par un tressaillement douloureux ; parfois aussi le nom de Valentine s’exhalait de ses lèvres.

Un bruit se fit à la porte du corridor, il ne l’entendit pas ; une main froide toucha la sienne, il crut rêver et ne bougea pas.

Mais une voix douce et grave dit auprès de lui :

— C’est moi, monsieur d’Arx, je vous avais promis de venir.

Il releva les yeux et se prit à trembler.

Mlle de Villanove était devant lui.

— On dirait que je vous fais peur ? murmura-t-elle avec un triste sourire.

Et en effet le regard de Remy exprimait un étrange épouvante. Son premier mot trahit sa pensée.

— J’ai parlé ! balbutia-t-il, vous m’avez entendu…

— Je n’ai rien entendu, monsieur d’Arx, répondit Valentine doucement, vous n’avez point parlé ; mais vous serait-il possible de prononcer des paroles que je ne dois pas entendre ?

Les paupières du juge se baissèrent, et son visage prit une expression farouche.

— Comment êtes-vous entrée jusqu’ici ? demanda-t-il.

Remy d’Arx était homme du monde dans la meilleure acception du mot, et sa courtoisie élégante avait passé en proverbe dans le cercle où vivait Valentine.

Pourtant, elle ne parut ni étonnée ni offensée ; on eût dit qu’elle s’attendait à la rudesse de cet accueil.

— J’ai eu bien de la peine, répliqua-t-elle avec une sorte d’humilité, je suis allée chez vous d’abord, comme c’était convenu. Germain, votre domestique, ne voulait pas me permettre d’attendre, mais j’étais si pâle qu’il a eu pitié de moi.

— C’est vrai, pensa tout haut Remy, vous êtes très pâle, mademoiselle de Villanove, et, depuis ce matin, vous devez cruellement souffrir.

— Je n’en suis pas morte, dit Valentine, avec une expression si navrante que Remy tourna la tête pour cacher une larme.

Elle continua :

— J’ai attendu deux heures et votre valet de chambre m’a dit : « Je crois bien qu’il est au Palais pour cette affaire de la rue de l’Oratoire. »

La voix de Valentine chevrotait comme si le froid l’eût tout à coup saisie.

Les yeux de Remy se séchèrent.

— Je me suis fait conduire au Palais, reprit la jeune fille qui parlait désormais avec une fatigue extrême, et j’ai demandé à être introduite auprès de vous, mais cela ne se pouvait pas, monsieur d’Arx, vous étiez occupé, vous interrogiez l’accusé.

Elle chancela, le juge n’eut que le temps de la soutenir.

Un instant, il l’eut dans ses bras et il tremblait plus fort qu’elle.

Il l’assit dans son propre fauteuil ; ses genoux plièrent et il tomba prosterné.

Il la regardait les mains jointes, mais sans parler.

— Asseyez-vous, monsieur d’Arx, lui dit-elle en lui montrant un siège. Je suis encore bien faible, j’ai failli mourir ce matin.

Le juge recula comme si on l’eût frappé. Les impressions contraires se succédaient en lui avec un terrible rapidité.

— Il faut m’écouter patiemment, continua Valentine, j’ai beaucoup de choses à vous dire et je voudrais avoir la force d’aller jusqu’au bout. J’ai attendu la fin de l’interrogatoire dans ma voiture ; un homme du Palais était chargé de me prévenir, il n’est pas venu, la grille s’est fermée, et quand je me suis présentée au guichet, j’ai reçu pour réponse : « On n’entre plus. » Moi, je disais : Au nom du ciel ! laissez-moi passer, il faut que je le voie ! Les gens me regardaient, il y avait déjà un attroupement sur le trottoir ; mon cocher, que je ne connais pas, a eu pitié de moi comme votre domestique ; il m’a entraînée vers le fiacre en disant : « Signora, je vais vous tirer de peine. »

C’est un Italien. Je ne sais comment il avait deviné que moi aussi je viens d’Italie.

Le fiacre me conduisit sur le quai à une porte qu’on me dit être celle de la préfecture de police ; mon cocher donna son cheval à garder et m’introduisit sous la voûte.

Nous traversâmes plusieurs corridors : mon guide appela un homme et lui parla. L’homme répondit : « Je risque ma place : c’est dix louis. » Je donnais ma bourse, et je me trouvai dans la cour de la Sainte-Chapelle où l’on me montra une fenêtre éclairée en me disant : C’est là.

Remy n’écoutait plus, ses yeux étaient cloués au sol, il dit :

— Vous venez me demander sa vie.

— Je viens vous dire, répliqua Valentine dont la voix se raffermit : Il est innocent et vous le savez.

— Je le sais ! interrompit Remy d’Arx avec une colère soudaine, moi qui ai les pièces sous les yeux ! moi qui viens de lire l’ensemble accablant des témoignages !

— Vous le savez ! interrompit Valentine à son tour.

Et ce mot fut prononcé avec une autorité si grande que le juge garda le silence.

Valentine se taisait aussi.

Dans un duel à mort, le moment le plus solennel est celui où les deux adversaires se reposent appuyés sur leurs épées sanglantes.

Ce fut Valentine qui renoua l’entretien la première.

Par un effort puissant de volonté, elle avait rappelé à ses lèvres le souffle résigné qui la faisait belle comme une sainte.

— Que la soirée d’hier est loin de nous, monsieur d’Arx ! dit-elle. Hier, vous m’avez demandé ma main et je vous ai répondu par un refus, en ajoutant que je voulais vous expliquer mes motifs et me confesser à vous en quelque sorte, parce que personne au monde ne m’a inspiré au même degré que vous une complète estime, une sérieuse sympathie.

Depuis hier, la foudre est tombée entre nous.

Monsieur d’Arx, Maurice est accusé d’assassinat et vous êtes le juge de Maurice.

Vous l’avez interrogé, il a dû vous répondre franchement, car jamais un mensonge n’a passé entre ses lèvres ; vous devez savoir au moins une partie de ce que je voulais vous apprendre, et la romanesque histoire de Fleurette n’aura plus pour vous l’attrait de la nouveauté.

Je vous avais annoncé aussi des révélations d’un autre genre ; le hasard a mis sous mes yeux le travail confié par vous au colonel Bozzo, et c’est en faisant allusion à la bataille que vous livrez, monsieur d’Arx, que je vous avais dit : Je suis comme vous la victime de cette redoutable association ; de vous à moi il existe une attache mystérieuse…

Eh bien ! la même attache vous lie maintenant à Maurice Pagès ; refuserez-vous de le défendre contre ceux qui ont tué votre père ?

Remy n’osa pas la regarder en répondant d’un ton glacé :

— J’ai cru à ces choses, mademoiselle, mais je n’y crois plus.

— Ne mentez pas ! s’écria Valentine sévèrement ; vous y croyez encore, vous y croirez jusqu’au dernier jour de votre vie !

Elle prit la main de Remy, qui essayait de la retirer.

— Ayez compassion de vous-même, lui dit-elle en le suppliant du regard, un cruel malheur est sur Maurice et sur moi, mais c’est vous que je plains, et je n’accuse que la fatalité. J’ai tué deux fois celui que j’aime en le livrant à la justice et en vous inspirant ce funeste amour qui aveugle votre conscience.

Remy retenait la main qu’on lui avait tendue ; elle le brûlait ; il la pressa passionnément contre son cœur.

— Je suis dans l’enfer, murmura-t-il, et c’est le paradis ! Chacune de vos paroles m’enivre en me torturant. Je vous aime, oh ! je vous aime comme jamais créature humaine ne fut adorée ! Vous êtes venue apporter un aliment nouveau au feu qui me dévore, je suis seul avec vous, j’ai votre main dans les miennes, savez-vous ce que peut le délire d’une pareille fièvre ?

Il la repoussa avec violence et recula son siège.

— Oh ! pourquoi êtes-vous venue ? ajouta-t-il en un gémissement.

— Je suis venue, répondit Valentine, qui le couvrait de son regard calme et clair, parce que je veux le sauver et parce que je veux me venger.

— Vous l’aimez donc, vous aussi, jusqu’à la folie ! balbutia Remy, dont un sarcasme crispait la lèvre.

— Je l’aime bien, répondit simplement Valentine.

— Car c’est de la folie, continua le juge, que d’espérer en moi après ce que je viens de vous dire. Voulez-vous davantage ? Ce que je viens de vous dire n’explique pas la millième partie des misères de mon âme ; je me l’avouais à moi-même tout à l’heure, pourquoi vous le cacherais-je ? Plus de feinte ! Cet homme est innocent, mais il est l’obstacle qui me sépare de vous, il mourra. Dites que c’est un crime lâche et froidement conçu. Le magistrat est un prêtre, c’est un sacrilège. Voilà comme je vous aime, il mourra !

Ses deux mains étreignaient les bras de son fauteuil, et sa voix haletait, épuisée.

Le regard de Mlle de Villanove était plus triste, mais il n’avait rien perdu de sa douceur.

— Non, fit-elle comme si elle se fut parlé à elle-même, je ne l’aime pas comme cela et il ne voudrait pas d’un pareil amour. Vous avez prononcé un mot, monsieur d’Arx, qui me rassure et qui vous excuse. Le délire s’est emparé de vous, c’est le délire qui parle, je ne crois pas ce qu’il dit. Je suis calme, vous le voyez, écoutez-moi froidement d’abord. Maurice n’est pas un obstacle entre vous et moi.

Les yeux du juge devinrent fixes, il crut avoir mal entendu.

— Comprenez-moi bien, reprit Valentine, je vous ai dit : Je veux le sauver et je veux me venger. C’est précis et c’est net : Je le veux ! Vous êtes maître de sa vie, je suis maîtresse de ma main, je vous offre ma main pour sa vie.

Il y avait de l’égarement dans les yeux de Remy.

— Il ne faudrait point, poursuivit Valentine, donner à mes paroles d’hier un sens qu’elles n’avaient pas ; je vous ai dit que je ne pouvais pas être à vous et j’ai opposé à votre recherche mon passé comme une barrière ; une partie de l’énigme vous a été révélée : j’ai été Fleurette la saltimbanque avant de m’appeler Mlle de Villanove, mais je vous l’ai dit aussi : Fleurette était une honnête fille, Mlle de Villanove sera une honnête femme.

— Je ne rêve donc pas, balbutia Remy d’Arx.

Valentine prit sous sa mantille un rouleau de papier et le déposa près de lui.

— Il faut, dit-elle, que vous connaissiez complètement celle qui portera votre nom. Voici ma vie tout entière, et j’affirme devant Dieu que ces pages contiennent l’exacte vérité. Vous y trouverez une révélation qui vous est due, je vous l’avais promise. Dans cet écrit, vous verrez que nos ennemis sont les mêmes. Votre haine est ancienne déjà, et je la servais avant que la mienne fût née. Pourquoi allais-je vers vous ? Je ne sais. Peut-être était-ce mon destin. Mais maintenant il me faut, à moi aussi, ma vengeance ; elle entre dans mon pacte : vous punirez ces hommes qui m’ont pris mon bonheur.

— Votre bonheur !… répéta Remy d’une voix oppressée.

— Oh ! dit Valentine, l’accent tranquille et la tête haute, nous parlons franchement, monsieur d’Arx ; c’est un marché que je vous offre, je vous en ai posé les conditions, répondez franchement aussi : l’acceptez-vous ?