L’Arme invisible/Chapitre 14

L’Arme invisible ou le Secret des Habits noirs (1re partie) (1869)
E. Dentu (p. 211-227).


XIV

Le réveil.


Le jour naissait. C’était encore dans la chambre de Mlle de Villanove, qu’on avait portée sur son lit.

Valentine n’avait point encore recouvré ses sens.

Le docteur Samuel, un très habile médecin que le colonel avait introduit depuis peu à l’hôtel d’Ornans, avait déclaré tout de suite que la crise pouvait être longue.

Autour du lit de Valentine, dont la tête pâle se renversait dans les masses de ses grands cheveux, le colonel, le docteur et Mme la marquise étaient réunis.

Le docteur, debout auprès du chevet, accomplissait les devoirs de sa profession ; le colonel et la marquise, assis un peu à l’écart, causaient tout bas.

La bonne dame semblait arrivée au dernier degré de l’agitation, tandis que le colonel, modérément ému, regardait le portrait de l’empereur de Russie sur le couvercle de sa boîte d’or.

— Voilà plus de quatre heures qu’elle est sans connaissance, disait Mme d’Ornans. Un évanouissement de cette durée ne peut manquer d’être dangereux.

— Vous êtes bien la meilleure des femmes, répondit le colonel.

— Oh ! cela ne m’empêche pas d’être en colère, ou plutôt désolée, car le passé de la pauvre petite donnait à craindre quelque aventure de ce genre-là, — j’entends pour la condition du jeune homme, petit officier, commis ou autre. Mais comment croire !… Tenez, mon ami, dès qu’elle va reprendre ses sens, je me mettrai au lit pour vingt-quatre heures, pour huit jours peut-être, car je me connais, après un pareil ébranlement je vais être très malade.

— Cela regarde notre ami Samuel, répliqua le colonel.

— Et vous n’en donnez que cela, mon cher Bozzo ? Vous devenez un tantinet égoïste.

— Je l’ai toujours été, belle dame, seulement je m’arrange de manière à ce que mes amis ne s’en aperçoivent pas trop.

La marquise lui tendit une main encore blanchette qu’il approcha galamment de ses lèvres.

— Eh bien ! docteur, reprit-elle, que dites-vous ?

— C’est une syncope nerveuse d’une certaine gravité, répartit le médecin ; le rapprochement tétanique des mâchoires n’a pas permis l’ingestion d’une quantité suffisante de médicament. Néanmoins l’antispasmodique que j’ai distribué commence à produire son effet ; le pouls est toujours extrêmement faible ; mais les intermittences s’amoindrissent. Il y a du moins mal.

— Et vous ne voyez pas de danger ?

— Aucun danger, à moins que les mêmes causes, amenant un effet analogue…

— En résumé, interrompit le colonel, il faudrait du calme, n’est-ce pas ?

— Beaucoup de calme.

— Et comment procurer du calme à la pauvre enfant ! dit la marquise avec soupir. Cela ne se vend pas dans les pharmacies.

Le colonel mit un doigt sur sa bouche et murmura :

— Belle dame, le docteur ne sait rien, sinon ce qu’il m’a plu de lui dire ; il est inutile de le mettre au fait, d’autant que M. Remy d’Arx est aussi son client.

— Est-ce que vous espérez encore quelque chose de ce côté-là ? demanda Mme d’Ornans.

— Comment ! si j’espère ! ne vous ai-je pas recommandé la corbeille ?

— Mais, après ce qui s’est passé ?…

Le colonel entr’ouvrit sa boîte d’or et la referma sans y rien prendre, ce qu’il faisait souvent, ennemi qu’il était de tout excès.

— Je suis un singulier égoïste, murmura-t-il ; je n’ai jamais très bien fait mes propres affaires, mais quand il s’agit des affaires des autres, j’avoue que j’y mets une certaine coquetterie.

Mlle de Villanove, disait en ce moment le docteur insistant sur la question du calme nécessaire, n’est pas exposée à éprouver souvent des émotions semblables à celle de cette nuit : on n’arrête pas tous les jours des assassins à l’hôtel d’Ornans.

— C’est vrai, c’est vrai, fit la marquise, Dieu merci !

Puis elle ajouta pour le colonel :

Mlle de Villanove ! la fille de ma sœur ! un assassin ! J’ai beau faire, il m’arrive à chaque instant de croire que tout cela est un rêve. Je fais la part des circonstances et du terrible malheur qui transplanta sa jeunesse si loin du lieu de sa naissance, si loin du cercle où ses protecteurs naturels auraient pu veiller sur elle. Nous avions à craindre, je ne le nie pas, des chagrins de plus d’une sorte ; j’ai tremblé quelquefois, quand j’étais toute seule et que je réfléchissais, de voir arriver un beau matin quelque brave garçon tournant son chapeau entre ses doigts et demandant, d’un air timide, après Mlle Fleurette…

— Les grandes dames ont une manière charmante de dire ces horreurs-là, murmura le colonel, qui croisa ses jambes maigres l’une sur l’autre pour se renverser dans son fauteuil.

— Horreurs, en effet ! répéta la marquise. Mais alors, comment caractériser ce qui nous arrive ? C’est tellement en dehors des accidents, des catastrophes même qui se peuvent prévoir…

— Cela rentre dans l’impossible, belle dame, interrompit le colonel, et voilà précisément ce qui nous sauve.

Le regard de la marquise l’interrogea.

— C’est vous-même qui m’avez dit… commença-t-elle.

— Certes, certes, interrompit pour la seconde fois le vieillard, je vous ai dit la vérité, comme toujours, la pure vérité. J’avais été témoin, et la pauvre enfant, c’est certain, à la vue du personnage, n’a caché ni son désespoir ni son amour ; mais je le répète, il y a des choses impossibles. Un petit employé du commerce, un ouvrier, un saltimbanque même, étant donné le caractère résolu de votre chère nièce, nous aurait mis dans un embarras inextricable, mais celui-ci…

— Mon Dieu ! mon Dieu ! fit Mme d’Ornans qui eut un frémissement nerveux, un assassin !

— Il n’y a pas à dire, fit le colonel en comprimant un bâillement léger, c’est épouvantable, mais cela tranche la question, et la loi va se charger elle-même de supprimer notre embarras.

La marquise poussa un gros soupir.

— Et que pensera le monde ? dit-elle d’une voix gémissante ; le prince, qui avait la bonté de lui porter tant d’intérêt, va savoir cela, et tous nos amis, et tout Paris…

— Ta, ta, ta ! fit le colonel avec une mauvaise humeur non dissimulée ; n’exagérons rien. L’invraisemblance d’un pareil roman, le mariage avec un homme honorable, vont donner un éclatant démenti à des rumeurs que la malveillance seule peut colporter.

La main de la marquise lui coupa la parole en se posant sur son bras.

— Un homme honorable ! répéta-t-elle tout bas.

— Douteriez-vous de M. d’Arx ?

— Non, au contraire, mais à cause de l’estime singulière que je fais de lui, je me demande s’il nous est permis en conscience de l’engager dans une semblable union.

Pour le coup, les jambes du colonel se décroisèrent.

— Ah çà, chère madame, s’écria-t-il avec une colère admirablement jouée, allez-vous plaider contre votre propre nièce ? et vais-je être soupçonné, moi, d’attirer mon meilleur ami dans un piège ? Jusqu’à présent vous m’aviez fait l’honneur d’avoir quelque confiance en moi, vous m’accordiez en outre une certaine sagacité et je vous ai entendu dire souvent que moi seul au monde je connaissais bien Mlle de Villanove.

— Ma confiance n’a pas diminué, voulut dire la marquise, mais…

— Permettez ! il y a un raisonnement bien simple que vous auriez dû faire, chère madame. Vous auriez pu vous dire, puisque vous me faites la grâce de me regarder comme un galant homme, que si je persiste à marier votre nièce avec ce jeune homme, non seulement honorable, mais respectable, qui est pour moi un fils, un fils bien-aimé, c’est qu’il y a en moi je ne dirai pas l’espérance, mais la certitude de faire son bonheur au moyen de cette union.

En toute occasion, Mme d’Ornans subissait énergiquement l’empire de cette intelligence très supérieure à la sienne.

— Que Dieu vous entende ! dit-elle pourtant ; je suis habituée à vous croire, mais ne me serait-il pas possible d’interroger cette enfant quand elle va revenir à elle ? Je voudrais savoir le fond même de sa pensée.

— C’est tout naturel, chère madame, répliqua le colonel, qui se leva et prit son chapeau ; mais, en ce cas, je vous offre ma démission et j’ai bien l’honneur de vous saluer.

— Mais pourquoi ? fit la marquise, étonnée ; quelle mouche vous pique !

— Je travaille seul, bonne amie, répondit délibérément le vieillard, ou je ne travaille pas du tout. Je me déclare trop vieux pour traîner votre voiture si vous vous amusez vous-même à mettre des bâtons dans les roues. Vous connaissez le moyen préconisé par La Cuisinière bourgeoise pour faire un civet : il faut d’abord un lièvre ; eh bien ! pour faire un mariage, il faut une épousée. Le docteur, qui ne trouve peut-être pas très poli notre aparté prolongé, vient de nous dire que le salut de Mlle de Villanove était au prix d’un calme absolu, et votre première idée est de l’interroger, de la tourmenter plutôt. Quelque bonté, quelque délicatesse que vous mettiez dans votre interrogatoire, ne voyez-vous pas d’ici l’émotion revenue, le trouble, le choc des souvenirs imprudemment réveillés ?…

Il avait élevé la voix et tourné furtivement son regard vers le docteur Samuel.

Celui-ci était homme sans doute à comprendre la signification d’un coup d’œil, car il agita les mains d’un air effrayé et dit :

— Pas si haut, je vous en prie ! nous arrivons à l’instant critique.

— Vous voyez, madame, reprit le colonel, qui baissa aussitôt la voix jusqu’au murmure.

Il ajouta en prenant la main de la marquise :

— Nous ne nous brouillons pas pour cela, mais voici mon dernier mot : lequel de nous deux va se retirer ? Je ne veux de vous sous aucun prétexte au chevet de Valentine en ce moment dangereux où elle reprendra ses sens.

— Je m’en vais, dit précipitamment Mme d’Ornans, gardez-nous tout votre intérêt, bien cher ami, nous en avons grand besoin.

Il lui offrit son bras et la reconduisit jusqu’à la porte.

— Et mettez vos inquiétudes de côté, chère madame, dit-il en arrivant au seuil : puisque j’ai carte blanche, je réponds de tout. Voyons, vous aviez l’intention de vous reposer un peu, je vous accorde quatre heures de bon sommeil, jusqu’à midi ; mais après votre déjeuner qu’on attelle et voyagez tout l’après-midi pour la corbeille.

— Parlez-vous donc sérieusement ? demanda la marquise, incrédule et triste.

Le colonel lui baisa la main en répétant :

— La corbeille ! Toutes affaires cessantes, la corbeille, la corbeille !

Il rentra et referma la porte.

Le docteur Samuel, quittant le lit de Valentine, vint à lui aussitôt.

C’était un homme de cinquante ans à peu près, très pâle, le nez busqué, la bouche rentrée, l’œil terne, le crâne ravagé.

Les veilles laborieuses produisent parfois le même résultat physique que l’inconduite.

Il y a des savants usés par le travail qui ressemblent aux invalides de l’orgueil.

Le docteur devait sa clientèle noble au colonel, qui avait eu d’abord de la peine à l’ancrer dans un certain monde ; mais désormais sa réputation était bien établie, et la confiance que lui témoignait M. de Saint-Louis avait consacré son succès.

— On l’éveillera quand on voudra, dit-il très bas, mais s’il valait mieux qu’elle ne s’éveillât point, tout se passerait le plus naturellement du monde.

Le colonel haussa les épaules et demanda :

— Est-ce vrai que dans l’état où elle est on peut entendre et comprendre ?

— On cite des cas variés qui établiraient le pour et le contre, répondit le médecin, mais vous voyez que je parle très bas. S’éveillera-t-elle ou faut-il qu’elle dorme toujours ?

— Ma parole, fit le colonel, on dirait que nous passons notre vie à rêver plaies et bosses ! Nous ne t’avons pourtant pas encore acheté beaucoup de mort aux rats, vieux Samuel !

— Comme elle est héritière de la marquise… commença le docteur.

— Vous êtes tous de bons petits enfants, interrompit le colonel, mais vous n’avez pas inventé la poudre : pas plus Lecoq que les autres, avec ses grands airs, et quand il me faudra choisir mon successeur, c’est toi que je prendrai, mon fils, tu peux compter là-dessus. Soigne bien cette jeune personne-là, entends-tu ; elle vaut pour nous trois ou quatre fois l’héritage de la marquise.

— Un joli denier, alors, fit le docteur.

— Dix fois, vingt fois l’héritage de la marquise ! poursuivit le colonel.

Il atteignit sa montre.

— Voilà huit heures qui vont sonner ; continua-t-il ; à dix heures juste, le conseil se réunira chez moi. Ne manque pas d’y venir ; tu apprendras des choses curieuses. Et maintenant, éveille-moi cette enfant-là avec précaution ; tu sais que tu me réponds d’elle !

Valentine était toujours immobile comme une belle statue couchée.

Le docteur se rapprocha d’elle, mais au lieu de lui donner le médicament qu’il avait administré jusqu’ici, il tira de sa poche un flacon et versa quelques gouttes de son contenu dans une petite cuiller.

D’un geste familier à ceux de sa profession, deux de ses doigts pesèrent sur les joues de la malade, dont la bouche s’entr’ouvrit.

Ses dents, plus blanches que l’ivoire, étaient serrées ; une légère pression opérée sur les narines leur fit faire un mouvement dont le docteur profita pour passer le bout de la cuiller.

Cela fait, il remit toutes choses en place et attendit.

Le colonel l’imita.

Il s’était assis de nouveau, mais plus près du lit, et son œil placide regardait la charmante malade, tandis que ses pouces tournaient.

Après trois ou quatre minutes écoulées, le docteur se pencha jusque sur le visage de Valentine ; il déboucha de nouveau son flacon et le lui fit respirer.

— Voilà ! dit-il en se relevant.

Presque au même instant, un soupir faible passa entre les lèvres de la jeune fille, puis la couverture monta et redescendit parce que son sein commençait à battre.

Le docteur regarda le colonel.

— Est-il nécessaire que vous restiez ici ? demanda ce dernier.

— Je vous l’ai dit, répliqua Samuel, une émotion nouvelle pourrait déterminer un nouvel accident. Je puis attendre dans une pièce voisine.

Le colonel lui montra la porte, mais il ne le laissa pas sortir sans ajouter :

— À dix heures, rue Thérèse, soyez exact. Ce sera curieux, très curieux.

La porte s’ouvrit et se referma.

Le colonel était seul avec Mlle de Villanove, qui reprenait lentement ses sens. Il rapprocha son fauteuil du chevet et s’établit en homme qui veut avoir toutes ses aises.

Les yeux de la jeune fille s’ouvrirent, mais ils semblaient privés de la faculté de voir.

— Au théâtre, pensa le colonel, dans de bonnes occasions comme celle-ci, elles disent généralement : « Où suis-je ? Que s’est-il passé ? » et autres faridondaines. Je voudrais abréger les préliminaires. Voyons !

Il eut une petite toux sèche qui fixa sur lui les regards de Mlle de Villanove ; elle fit aussitôt un effort pour se dresser sur son séant, mais elle ne put.

— Comment vous trouvez-vous, ma bonne chérie ? demanda le colonel du ton le plus affectueux.

Valentine jeta ses yeux égarés tout autour de la chambre.

— Oui, oui, prononça doucement le bonhomme, il n’y a pas à dire, c’est une mauvaise affaire.

— Là ! murmura Valentine, dont le doigt convulsif se tendit, c’est là !

Elle montrait l’endroit où naguère Maurice s’était tenu debout les bras croisés sur sa poitrine.

— C’est là, en effet, répéta le colonel, c’est là qu’il a dit : « Fleurette ! » et que vous avez répondu : « Maurice ! » en ajoutant d’autres paroles également imprudentes dans votre situation.

Valentine se couvrit le visage de ses mains.

— Malheureusement, reprit le colonel, il y avait des témoins. Mais vos amis sont riches, ma belle petite, et avec de l’argent on étouffe bien des cancans.

— Je n’ai rien à cacher ! s’écria Mlle de Villanove, qui montra son visage fier et presque provoquant.

— Certes, certes, on dit ces choses-là dans le premier moment, mais en fin de compte…

Valentine l’interrompit et demanda :

— Monsieur, êtes-vous chargé de m’interroger ? ce ne sera pas long : je l’aime et je l’aimerai toujours.

— Pour ce qui me regarde, répliqua le colonel très doucement, il ne me déplaît pas de vous entendre parler ainsi ; c’est du cœur, de la générosité ; je ne déteste pas ces défauts-là. Mais, voyez-vous bonne petite, le cœur, la générosité, la folie même, ne servent à rien quand il s’agit d’un homme placé dans la position de ce pauvre diable.

— Il est innocent ! s’écria impétueusement Valentine.

— Pourquoi vous fâcher, mon ange ? répartit le colonel ; moi je ne demande pas mieux qu’il soit innocent, c’est un joli jeune homme, mais voilà ! les apparences lui tournent diantrement le dos : un gaillard, pauvre comme Job, car on n’a pas trouvé tout à fait la monnaie d’un louis dans sa poche, amoureux d’une jeune personne qui passe à tort ou à raison pour être millionnaire, un homme assassiné, non pas le premier venu, mais un receleur ou un voleur qui avait en sa possession les diamants de la fameuse Carlotta Bernetti : joli coup de filet ! je ne sais plus combien de centaines de mille francs ! Flagrant délit avec cela, ou quelque chose qui y ressemble comme deux gouttes d’eau, car on a suivi le meurtrier à la trace, on l’a arrêté sans l’avoir perdu de vue et n’ayant pas encore eu le temps de laver ses habits ni ses mains, où il y avait du sang.

La tête de Valentine retomba sur l’oreiller.

— Ça va être encore une cause célèbre, poursuivit le colonel ; il en pleut et je crois…

Il s’arrêta et glissa entre ses paupières demi-closes un regard vers Valentine.

— Oui, continua-t-il, ce sera le côté vraiment romanesque de ce procès. Je crois que notre ami, M. d’Arx, sera chargé de l’instruction.

Valentine était redevenue aussi pâle qu’avant de reprendre ses sens.

— En thèse générale, poursuivit le colonel, paisible comme si de rien n’eût été, je n’aime pas les mariages forcés ; j’en ai eu dans ma famille un bien funeste exemple : ma fille, qui était pourtant une digne créature, pesa un peu sur notre pauvre chère Fanchette, ma petite-fille, lors de son union avec son cousin le comte Corona… Certes, avec la marquise, nous n’avons rien à craindre de semblable, et d’ailleurs comment comparer Remy d’Arx à un mauvais sujet comme mon neveu Corona ; Remy d’Arx est la perle des hommes, et je ne sais point de dévouements dont il ne soit capable.

Il s’arrêta de nouveau. Valentine était immobile, et muette, et froide comme une statue.

— Mon Dieu, poursuivit encore le vieillard, j’ai vu en ma vie des aventures plus extraordinaires. Il y a bien des orages menaçants qui n’éclatent pas. Il faut que je retourne auprès de la marquise, presque aussi bouleversée, presque aussi malheureuse que vous, ma pauvre enfant. Je n’ai pas besoin de vous dire quel coup terrible elle a reçu, mais en vous quittant, je voudrais vous laisser dans une situation d’esprit plus calme.

Il se leva et prit la main de Mlle de Villanove, qui eut à ce contact un sourd frémissement.

— Il y a une chose certaine et consolante pour vous, dit-il avec un accent de bienveillante onction, c’est que vous êtes entourée de bons cœurs, de cœurs dévoués. À votre âge, on se met parfois dans l’esprit des idées de révolte. Réfléchissez, pensez à ceux qui vous aiment, à ceux que votre malheur réduirait au désespoir.

Il s’inclina sur le front de Valentine, qu’il baisa.

C’était un front de marbre. La jeune fille ne fit pas un mouvement, ne prononça pas une parole.

En gagnant la porte à pas lents, le colonel se disait :

— Drôle de fillette ! je suis sûr qu’elle a déjà son idée.

Avant de franchir le seul, il lui envoya encore un baiser avec ces mots :

— Du calme ! on veille sur vous et on vous aime.

Dans le corridor, il y avait une soubrette qui s’éloignait précipitamment et qui avait tout l’air d’avoir écouté à la porte.

— Suzon ! appela le colonel à voix basse, Sidonie ! viens çà, Marion !

La soubrette revint sur ses pas en disant :

— Victoire, s’il vous plaît, monsieur le colonel.

— Victoire, soit ! Dis-moi, et ne mens pas, est-ce toi qui vas chercher le fiacre, les soirs où Mlle de Villanove sort par la petite porte du jardin ?

Victoire joignit les mains et voulut se récrier.

— Bon, fit le colonel, c’est toi, je m’en doutais. Eh bien, ma fille, si Mlle de Villanove envoie par hasard chercher une voiture ce soir…

— Dans l’état où elle est, y pensez-vous, grand Dieu !

— Oui, dans l’état où elle est.

— Je me garderais bien… commença Victoire.

— De refuser, interrompit le colonel ; tu aurais raison, il faut obéir à ses maîtres.

Il lui glissa une couple de louis dans la main, et comme Victoire le regardait, stupéfaite, il ajouta :

— Hélas ! ma fille, à l’âge que j’ai, on a tout vu, et l’on ne sait plus être sévère.

— Est-ce possible, s’écria la soubrette, qu’il y ait des gens si bons que cela ? Qu’est-ce que vous m’ordonnez, monsieur le colonel ?

— D’amener une voiture à notre belle chérie, mais non pas la première venue. Je protège un certain cocher dont tu trouveras le fiacre ici près, un peu en dehors de la station. Pour être bien sûre de ne pas te tromper, tu lui diras… car tu parles un peu italien, n’est-ce pas ?

— Mademoiselle ne m’aurait pas prise sans cela.

— Tu diras au cocher : « Giovan-Battista. » C’est son nom.

— Et il me répondra ?

— Le tien, qui est charmant comme toi : « Vittoria. »

Il lui caressa doucement le menton et ils restèrent un instant à se regarder en souriant.

— Maintenant, reprit le colonel, va délivrer le docteur Samuel, qui attend ici près ; dis-lui qu’il fasse une petite visite à notre belle chérie et surtout, tu entends bien, dis-lui de ne pas manquer au rendez-vous qu’il sait bien : dix heures sonnant. Ce sera curieux. Dis-lui que ce sera très curieux.