L’Arme invisible/Chapitre 05

L’Arme invisible ou le Secret des Habits noirs (1re  partie) (1869)
E. Dentu (p. 81-97).


V

La demande en mariage.


C’était un repos entre deux quadrilles, et quelques groupes rentraient dans la serre. Le colonel saisit au passage Marie de Tresme et une autre jeune fille pour s’appuyer paternellement sur leurs bras.

— La danse vous a-t-elle fait oublier les Habits-Noirs, demanda-t-il, chers enfants ?

— Mais pas du tout ! répliqua la blonde Marie, et nous venions rôder autour de M. Remy d’Arx pour tâcher de surprendre quelque intéressant secret… car, ajouta-t-elle malicieusement, je suis bien sûre que, depuis le temps, ils causent Habits-Noirs tous deux, lui et Mme la comtesse !

Le colonel lui caressa la joue et dit en élevant la voix :

— Remy, mon enfant, voici deux charmants démons qui accusent ma petite Fanchette du crime d’accaparement.

La belle comtesse se retourna aussitôt, souriante, mais Remy rougit comme si on lui eût adressé un reproche sérieux.

— N’est-ce pas, s’écria Mlle de Tresme avec sa candeur effrontée, que vous causiez de Mack Labussière, de Mayliand et du comte de Castres ?

— Non, répondit Francesca Corona sans perdre son sourire ; il s’agissait entre nous de choses beaucoup plus intéressantes, et je vous demande bien pardon, mes chères belles, si je vous enlève mon bon père, mais nous avons à lui confier un grand secret.

— Allons ! dit Marie en quittant le bras du colonel, nous n’en saurons rien. Ah ! que je voudrais être de Saumur !

— Pourquoi cela ? fit bonnement le colonel.

— Parce que toutes les demoiselles de Saumur ont la Gazette des Tribunaux sur leur table de nuit.

Elle ajouta pendant que tout le monde riait :

— Ou bien je voudrais être comme Valentine, que la curiosité ne démange jamais, parce qu’elle a autre chose en tête.

Elle s’enfuit, décochant son regard entre les deux yeux de Remy d’Arx comme un trait de Parthe.

— Voyons ce grand secret, dit le colonel, qui semblait enchanté.

Il triomphait en lui-même pensant :

— Lecoq est le plus fort, mais il ne me va pas à la cheville. Il appelle cela jouer de bonheur ! moi, je dis que c’est bien joué, voilà la différence !

Remy avait pris les deux mains de la comtesse.

— Je vous en supplie, madame, murmura-t-il avec une fatigue découragée ; j’ai mis à nu pour vous, qui êtes ma meilleure amie, le fond même de mon cœur ; j’avais besoin de me confesser un peu, mais cet effort m’a brisé et je sens qu’il ne faudrait point aujourd’hui toucher davantage à ma blessure.

Dans le regard du colonel il y avait une petite pointe de sarcasme, émoussée par un attendrissement bien marqué.

— Voilà un grave magistrat, prononça-t-il entre haut et bas, voilà le plus savant et le plus clairvoyant de nos jeunes jurisconsultes. Je voudrais gager qu’il sera conseiller dans un an, et que, vers sa quarantième année, il s’éveillera un matin garde des sceaux. Mais ! sangodemi ! quand il ne s’agit plus du Code civil ou des Pandectes, il perd la tête volontiers, et c’est bien l’amoureux le plus poltron que j’aie rencontré en ma vie !

— Bon père ! fit la comtesse avec reproche.

— Vous ne savez pas… commença Remy d’Arx.

— Je sais, interrompit le colonel, que je ne veux rien savoir. Je n’aime pas forcer la confiance de mes amis et toutes ces histoires-là ne sont plus guère de mon âge.

Parlons d’autre chose, s’il vous plaît ; Remy, mon cher enfant, j’ai lu d’un bout à l’autre le remarquable travail que vous m’avez confié.

Pour moi, qui connais le pays de Corse et qui ai pour ainsi dire été le témoin des faits présentés par vous, je suis très vivement frappé de votre discussion et de vos conclusions ; mais si je me mets au point de vue du ministre et même du public, faut-il l’avouer ? j’ai peur que l’ensemble des faits ne soit pas pris au sérieux à cause de je ne sais quelle couleur romanesque…

La comtesse fit un geste de franche impatience.

— Bon père, dit-elle, je te jure que le ministre et le public nous importent bien peu en ce moment.

— Laisse, mon enfant, répliqua le colonel presque sévèrement, tu vois bien que M. Remy d’Arx écoute.

Le jeune juge d’instruction écoutait, en effet ; il avait les yeux baissés et un rouge vif remplaçait la pâleur habituelle de sa joue.

— Je vous remercie, mon excellent et cher ami, répondit-il ; j’ai voulu avoir sur ce travail les conseils de votre expérience. Les faits sont d’une exactitude rigoureuse ; ils empruntent au procès qui va se juger devant la cour d’assises de la Seine un intérêt d’actualité. Je suis déterminé à soumettre mon mémoire à qui de droit, ne fût-ce que pour empêcher la justice de s’égarer dans une fausse voie. Il n’y a pas un seul Habit-Noir dans la bande qui porte ce nom, et voulez-vous savoir ? la grande, la terrible association de malfaiteurs que je me suis donné la mission de poursuivre profitera certainement de ce quiproquo judiciaire.

— Si vous craignez cela, répartit vivement le colonel, pourquoi n’avez-vous pas retenu l’instruction qui vous avait été confiée ?

— J’ai eu tort, peut-être, dit Remy d’un air pensif, mais je ne trouvais rien là de ce que cherchais. C’est une bande peu nombreuse de coquins vulgaires qui ne connaît ni les statuts, ni le mot d’ordre des frères de la Merci. Je sens que je suis sur la piste, et que chaque pas me rapproche d’un but ardemment poursuivi, je n’ai pas voulu me détourner de ma route.

— Avez-vous quelque fait nouveau ? demanda plus tranquillement le colonel, depuis que vous m’avez remis votre mémoire ?

— J’ai reçu les lettres attendues de Sartènes, répondit le jeune juge d’instruction ; je ferai le voyage, et dussé-je m’introduire moi-même dans cette caverne…

Le colonel hocha la tête.

— De deux choses l’une, fit-il avec froideur, ou il y a là-bas un repaire de loups, ou il n’y en a pas ; s’il n’y en a pas, rien à faire ; s’il y en a, le plus mauvais moyen de prendre les loups est de se fourrer dans leur gueule.

— Je n’ai pas tout dit, ajouta Remy d’Arx ; demain, je dois recevoir la visite d’un révélateur.

— Au sujet des bandits de la Corse ?

— Au sujet des bandits de Paris.

Un observateur très attentif eût peut-être remarqué un certain mouvement de révolte parmi les mille rides qui se croisaient sur le visage du colonel, mais ce fut l’affaire d’une seconde et il répéta d’une voix parfaitement calme :

— Demain ! ah ! ah ! demain ! voici qui prend une tournure. Croyez-moi, cher enfant, ne négligez aucune précaution et soyez bien armé lors de cette entrevue. Pour ce qui regarde votre travail, je vous prie de me le laisser encore un jour ou deux ; j’ai déjà pris quelques notes qui pourront vous être utiles ; ma connaissance complète du pays donnera une certaine valeur à mon témoignage, surtout auprès de Son Excellence, qui était inspecteur des prisons sous le règne de Charles X et qui, lors de sa dernière tournée, voulut bien accepter ma modeste hospitalité au château de Bozzo. À mon âge, vous le savez, les souvenirs ne se présentent plus en foule. Ils reviennent un à un et je les écris à mesure.

Remy ouvrait la bouche pour rendre grâce de nouveau en acceptant volontiers le délai proposé, lorsque la comtesse Corona, dont les ongles roses battaient la générale sur les vitres de la serre, se retourna et dit avec une véritable explosion de colère :

— Ah çà ! quel jeu jouons-nous ici ? M. d’Arx s’est-il moqué de moi quand il m’a parlé pendant deux heures… deux heures d’horloge ! de son martyre, de ses craintes, de ses espoirs, de son amour enfin qui s’exhalait en paroles embaumées, douces et pures comme un chant de rossignol ?

— Au nom du ciel !… balbutia le jeune magistrat.

— Il n’y a pas de ciel qui tienne ! ou plutôt le ciel est bleu comme votre flamme, et il faut que j’en aie le cœur net. Vous seriez capable de recommencer demain et je ne veux pas faire tous les jours pareille dépense de tendre pitié.

— Ne vous insurgez pas, bon père, ajouta-t-elle en tendant son front au baiser du colonel, vous avez dit le vrai mot : ce grand homme est poltron comme un lièvre. Il a saisi aux cheveux votre conversation d’Habits-Noirs, de bandits, de cavernes, de mémoire à consulter, tout exprès pour m’empêcher d’entrer en matière, mais on ne nous donne pas le change ainsi, et je crois avoir mérité suffisamment un premier prix de patience. Je vous déclare donc, bon père, que notre bel ami, ici présent, se meurt du mal d’amour, qu’il n’y a pas besoin des Habits-Noirs pour l’exterminer, et que, si vous refusez de lui venir en aide, nous n’avons plus qu’à porter son deuil.

Remy d’Arx avait baissé la tête et gardait le silence ; il était facile de voir combien cette façon légère de parler lui était blessante et douloureuse.

— Voyons, voyons, dit le colonel, tu n’as pas l’habitude d’être cruelle ainsi, Fanchette.

— Je suis cruelle, répartit la comtesse, parce que je veux être cruelle ; il ne faut pas qu’un médecin ait l’âme trop sensible. Nous avons un malade qu’il faut guérir à tout prix ; tout ce que je peux faire, c’est d’abréger l’opération, en vous disant du premier coup que Remy aime éperdument Mlle de Villanove, et que, si vous ne la lui donnez pas, il compte bel et bien mourir de chagrin.

— Valentine ! murmura le vieillard, qui jouait l’étonnement au naturel ; comment ! il s’agit de Valentine et notre ami ne m’a rien dit ?

Remy d’Arx leva sur lui un regard de détresse, pendant que Francesca reprenait haleine.

— Il ne vous dira rien, continua-t-elle en saisissant les deux mains du jeune magistrat, qu’elle serra affectueusement entre les siennes ; il tremble la fièvre ; il fait pitié.

— Ah ! c’est un grand amour, mon père, continua-t-elle d’une voix changée ; j’aurais voulu que vous pussiez l’entendre tout à l’heure, la passion s’épandait hors de son âme comme un flot d’éloquence et de poésie. Il était si beau que je pleurais, si ridicule que je riais comme une folle !

Une larme roula sur sa joue tandis qu’elle poursuivait :

— Un homme fort ! le plus fort peut-être de ceux que j’ai rencontrés et admirés. Je viens de le voir timide plus qu’une jeune fille, irrésolu plus qu’un enfant et radotant parmi de sublimes élans le fade cantique de Céladon. Deux heures ! je vous le dis, deux heures ! Il me semblait que je ne l’avais jamais vu : il était beau comme un archange ; sa voix avait des vibrations de harpe. Quel poète ! et quel collégien monté en graine !… ami, bien cher ami, pardonnez-moi, je me venge d’avoir été trop puissamment émue.

Elle se tourna vers le colonel et acheva en contenant un profond soupir :

— Il y en a qui sont heureuses ! notre Valentine sera bien aimée.

Personne n’était là pour souligner le côté comique de la situation.

Le colonel calculait son jeu froidement, tout en se donnant l’air de gagner l’émotion contagieuse qui soulevait le sein de Francesca ; Remy tournait vers eux et à la dérobée un regard timide et déjà reconnaissant.

Le colonel rompit le premier le silence.

— Ah ! pauvre bichette, dit-il en atteignant son mouchoir pour essuyer ses yeux secs, tu n’as pas eu beaucoup de bonheur en ménage, c’est vrai. Si, aussi bien, je t’avais donné une perle comme ce cher Remy !… Mais voyons, voyons, nous n’avons pas le sens commun, mes trésors. Ce n’est pas en pleurnichant qu’on arrange les affaires. Moi, d’abord, ce mariage-là m’enchanterait : Remy et Valentine ! les deux chers enfants gagneraient tous deux, du même coup, un gros lot à la loterie de l’avenir. Quel joli couple et quelle bonne maison aussi, car ils sont riches tous les deux ; je connais, à l’égard de Valentine, les intentions de Mme d’Ornans et d’une autre personne, qu’il est inutile de nommer… Parlons peu et parlons bien : notre bon Remy s’est-il déclaré vis-à-vis de la jeune personne ?

— Oh ! fit le jeune magistrat, jamais !

— Mais regardez-le donc ! s’écria la comtesse, et ne lui faites pas semblable question ! c’est à moi qu’il adresse ses déclarations : des paroles qui brûlent et qui attendriraient une tigresse.

— C’est que, fit le colonel, ce n’est pas la même chose. A-t-il au moins quelque donnée sur l’état du cœur de notre Valentine ?

— Si j’avais eu la moindre espérance… commença Remy d’un ton désolé.

— C’est la peine du talion, interrompit Francesca ; pauvre M. d’Arx ! vous avez tenu en votre vie tant de gens sur la sellette ; voilà qu’on vous fait subir à votre tour un interrogatoire.

— C’est moi qu’il faut interroger, père, se reprit-elle, je vais prêter serment, si on veut, pour dire qu’en mon âme et conscience, devant Dieu et devant les hommes, il ne serait pas impossible que la chère enfant eût tourné ses beaux yeux du côté de l’accusé.

— Par pitié, madame, ne raillez pas, supplia Remy, dont la détresse était au comble.

— Vous n’avez pas la parole, répartit gaiement Francesca. Père, je me suis aperçue plus d’une fois que vous aviez la vue admirablement perçante…

— Pour mon âge, rectifia le colonel, il est vrai que je me passe encore de lunettes.

— Interrogez vos souvenirs, n’avez-vous pas remarqué souvent que Valentine devenait toute rêveuse quand M. Remy d’Arx tient au salon le dé de la conversation ?

Le colonel eut son petit rire débonnaire.

— Pauvre Minette, dit-il, voilà où ma vue faiblit. Quoi que tu en dises, je n’ai plus les yeux qu’il faut pour voir ces choses-là, et je suis en vérité fort embarrassé, car je me trouve entre deux opinions contraires : tu vois tout en rose, le pauvre Remy voit tout en noir, il faut un tiers arbitre pour vous départager ; choisissons-le. Que diriez-vous de la marquise ou de Valentine elle-même ?

La comtesse se jeta à son cou et lui donna un retentissant baiser.

— Il n’y a rien au monde de si charmant que toi, père, bon père, s’écria-t-elle. Puisque tu es avec nous, la bataille est gagnée. À genoux, Remy, et remerciez votre sauveur !

— Folle que tu es ! dit le colonel ; tu est seule à te réjouir ; tu vois bien que Remy garde le silence.

Un instant ils restèrent muets tous les trois ; puis la comtesse reprit, essayant en vain de garder sa gaieté :

— Il n’y a pas dans l’univers entier deux hommes comme celui-là. Il aime tant que sa torture même lui est chère, et qu’il a peur de regretter le tourment de son incertitude.

— Tout cela est fort joli, déclara le colonel, et j’ai peut-être été ainsi il y a soixante-dix ans ; mais j’avoue que je ne m’en souviens plus. Je demande purement et simplement à M. d’Arx s’il lui convient que je porte la parole en sa faveur.

— Colonel, répliqua Remy d’Arx, qui se redressa et dont la voix se raffermit, je connais votre amitié dévouée, j’en suis profondément reconnaissant ; je sais du reste que je ne pourrais choisir un meilleur avocat que vous ; faites donc pour le mieux et recevez mes remerciements à l’avance. Vous m’accusez à bon droit de lâcheté ; j’aurais voulu, je le confesse, retarder ce moment où mon arrêt va être prononcé, l’arrêt de ma vie ou de ma mort. Quoi qu’il arrive, ne me trompez point, je vous prie, et que la réponse de Mlle de Villanove me soit transmise dans les termes mêmes où elle aura été prononcée. J’attendrai ici ; je désire être seul.

La comtesse ainsi congédiée prit le bras de son grand-père et l’entraîna vers le salon.

Elle tourna encore un regard vers Remy d’Arx, qui s’était assis derrière la touffe de yucca, la tête entre ses mains, et ce fut avec une ardente, une jalouse admiration qu’elle murmura :

— On peut donc être aimée ainsi !

Le colonel était de ces comédiens qui ne s’oublient jamais en scène et jouent jusque dans la coulisse.

— Que va dire la marquise ? murmura-t-il, comme s’il se fût parlé à lui-même.

— Oh ! père, s’écria Francesca, la marquise est préparée, la marquise va être enchantée ; dans toute cette affaire-là, il n’y a que toi de surpris.

— Et tu sais, ajouta-t-elle, c’est bien vrai, ce que je disais tout à l’heure : cette chère Valentine est suspendue aux lèvres de M. d’Arx dès qu’il cause. Quand il parlait l’autre soir de cette mystérieuse association, qui me fait peur parce qu’elle ressemble à des choses vagues dont je me souviens ou que j’ai rêvées au temps où nous habitions en Corse, elle dévorait ses moindres mots. Je ne suis pas la seule pour m’être aperçue de cela : ces demoiselles en chuchotent et en rient.

— Ah ! fit le colonel d’un air distrait, ces demoiselles ! voilà qui est grave. Quelle singulière chose que l’âge ! moi je n’ai rien vu du tout.

Le salon était rempli et le petit bal s’agitait gaiement.

Valentine, animée par la danse, resplendissait de beauté.

La marquise venait de gagner trois robs au whist ; elle céda ses cartes au cousin de Saumur parce que le colonel lui avait dit à l’oreille :

— Madame, je désirerais vous parler en particulier sur-le-champ.

Le colonel lui offrit son bras, et ils se dirigèrent vers le boudoir, dont la porte s’ouvrait vis-à-vis de la serre.

— Est-ce qu’il s’est déclaré ? demanda la marquise.

— Formellement.

— Alors, nous parlerons à la chère petite dès demain.

— Nous lui parlerons dès ce soir.

— Comment ! ce soir, s’écria Mme d’Ornans.

— Chère madame, répondit le colonel Bozzo, qui s’était assis dans son attitude favorite, les jambes croisées l’une sur l’autre, et qui tournait déjà ses pouces, vous n’avez pas idée de cette passion-là ; le feu est à la maison.

— En vérité ! fit la marquise en riant, le superbe Hippolyte a trouvé son Aricie ?

— Qu’y a-t-il donc ? demanda Valentine en passant le seuil du boudoir. Francesca m’a enlevé mon cavalier au moment où nous allions entamer un cotillon ; elle m’a dit que j’étais attendue ici pour une communication importante.

Elle souligna ce mot et vint s’asseoir sur un tabouret, entre la marquise et le colonel.

Ceux-ci souriaient tous les deux. Ce fut la marquise qui prit la parole.

— Tu es une charmante enfant, dit-elle, on t’adore ; mais ceux qui t’aiment le mieux ne savent pas toujours sur quel pied danser avec toi. Le mieux est de te dire tout uniment qu’il s’agit de te marier.

— Bravo ! murmura le colonel, voilà de la diplomatie !

Valentine resta un peu interdite, puis elle dit :

— Déjà, belle maman ? Je pensais bien que cela viendrait un jour ou l’autre, mais je croyais avoir encore du temps devant moi.

Puis elle ajouta avec une pétulance pleine de câlinerie :

— Est-ce que vous voulez me faire du chagrin à vous deux, voyons ! Je suis heureuse ici, ma chère tante est pour moi la meilleure des mères…

Elle prit une des mains de la marquise, qu’elle baisa, et demanda, certaine de sa réponse :

— Est-ce que vous ne voulez plus de moi, belle maman ?

Le colonel atteignit sa petite boîte d’or et en tapota le couvercle d’un air pensif.

— Voici cette bonne marquise qui a déjà la larme à l’œil, dit-il. Après le jeune chat, la jeune fille est l’animal le plus gracieux de la création. Alors, minette tu ne veux pas te marier ?

— Moi, dit Valentine, je n’ai pas beaucoup réfléchi à cela. Quel est celui de vos petits gentilshommes qui m’a fait l’honneur de demander ma main ? car, en définitive, on peut accepter l’un et refuser l’autre.

— C’est trop juste, dit la marquise, dont les yeux mouillés riaient. Tu raisonnes comme un ange ! Il y en a donc au moins un parmi eux que tu accepterais sans répugnance ?

— Pour danser, répliqua Valentine, j’en connais trois ou quatre qui ne sont pas maladroits, mais pour épouser…

Elle s’arrêta et son regard, qui allait tout pétillant d’espièglerie du colonel à la marquise, se voila soudain.

— Il y en a un qui ne danse pas, commença-t-elle à voix basse. Celui-là…

Elle s’interrompit encore et resta toute rêveuse.

La marquise se pencha et attira le front de la charmante enfant jusqu’à ses lèvres.

— Si c’était M. Remy d’Arx ? lui dit-elle dans un baiser.

Valentine éprouva comme un choc. Ses joues devinrent plus pâles que la batiste brodée de sa collerette.

Elle garda un instant le silence ; ses yeux baissés restaient cloués au sol.

— Eh bien ! fit le colonel, tu ne réponds pas, minette ?

La marquise, déjà triomphante, murmura :

— Comme nous avions bien deviné !

Le sein de Valentine bondit, malgré le visible et violent effort qu’elle faisait pour en contenir les battements ; elle releva sur la marquise ses yeux hardis où brillait un éclat sombre.

— Qu’est-ce que vous aviez deviné, ma mère ? demanda-t-elle presque rudement.

La marquise se tut, étonnée et offensée. Le colonel ouvrit sa boîte d’or et grommela entre ses dents :

— Drôle de fillette ! drôle de fillette !

Valentine attendit un instant, puis, d’un ton sérieux et rassis :

— Il faut me pardonner, madame, dit-elle, je n’ai point voulu vous manquer de respect. Vous savez bien que je vous aime comme si vous étiez véritablement ma mère.

Pour la seconde fois, la marquise l’attira contre son cœur, pendant que le colonel humait quelques grains de tabac d’un air songeur.

— Ils s’aimeront trop, dit-il en ricanant ; dans ce petit ménage-là les baisers auront des dents et les caresses des griffes.

Valentine eut un froncement de sourcil qui se termina en sourire. Elle retrouva l’exquise douceur de sa voix pour dire tout bas :

— Bon ami, si vous pouviez voir le fond de mon âme, vous ne vous moqueriez pas de moi.

Puis elle ajouta plus bas encore :

— Est-ce bien vrai ? M. Remy d’Arx a-t-il réellement demandé ma main ?

— C’est bien vrai, chérie, répliqua la marquise ; as-tu pu croire qu’il fût possible de plaisanter sur un pareil sujet ? Veux-tu réfléchir, te consulter ? Veux-tu un jour, deux jours ?

— Non, dit Valentine, qui se leva toute droite, je n’ai pas à me consulter, je suis décidée.

Ces mots furent prononcés d’un tel accent que Mme d’Ornans regarda le colonel avec inquiétude.

Celui-ci n’avait jamais été plus calme.

— Eh bien ! trésor, dit-il, si tu es décidée, donne-nous ta réponse, pour que nous puissions la transmettre à ce cher ami, qui attend.

— Ah ! fit Valentine, dont une inexplicable émotion étouffait la voix, M. Remy d’Arx attend ma réponse ?

Elle hésita, puis elle partit comme un trait, disant :

— Je vais la lui porter moi-même.