L’Arme invisible/Chapitre 06

L’Arme invisible ou le Secret des Habits noirs (1re  partie) (1869)
E. Dentu (p. 99-109).


VI

Première entrevue.


La marquise resta littéralement abasourdie et la voix lui manqua pour rappeler Mlle de Villanove, qui traversait déjà le salon en se dirigeant vers la serre où Remy d’Arx était seul.

— Mais courez donc ! s’écria la bonne dame, dès qu’elle se retrouva elle-même ; moi, je suis toute saisie ! cette enfant me rendra folle. Valentine ! Valentine ! Voyez, si elle m’entendra !

— Drôle de fillette, dit le colonel, qui ne bougea pas.

La marquise parvint à se mettre sur ses pieds ; elle chancelait et tremblait.

— J’admire votre tranquillité, dit-elle avec dépit, mais il m’est impossible de la partager.

— Marquise, répondit le colonel, moi, je n’ai jamais eu de nerfs ; si j’en avais eu autrefois, ils seraient fondus, depuis le temps.

— Mais c’est inconvenant ! s’écria Mme d’Ornans, au comble de l’agitation ; je ne suis pas collet monté, mais ceci passe les bornes… Une jeune fille de son âge !

— Ce sera une femme dans trois semaines, bonne amie.

— Que va-t-elle faire ?

— Je n’en sais rien.

— Il faut courir.

— Gardez-vous-en bien. Je ne demande pas mieux que de vous offrir mon bras, car vous voilà dans un état pitoyable, mais ce sera pour regagner votre table de whist. Je suis un peu médecin, vous savez, et je connais votre tempérament sur le bout du doigt. Je vous ordonne un rob et une tasse de thé au lait.

Tout en parlant, il s’était levé à son tour et présentait son bras galamment à la vieille dame, qui le regardait d’un air courroucé.

— Bonne amie, reprit-il, parlons un peu raison. Nous ne pouvons pas la refaire, n’est-ce pas ? elle est élégante, fine, spirituelle ; elle a, je l’espère, un excellent petit cœur ; elle portera, en un mot, fort dignement, c’est moi qui vous en réponds, le nom du mari que vous lui donnerez : Mais vous savez où nous l’avons prise !

J’ai connu une charmante enfant qui avait eu la danse de Saint-Guy, vers l’âge où on l’a ; elle se guérit, mais elle ne fut jamais comme tout le monde.

L’événement romanesque qui a tenu notre Valentine éloignée si longtemps du monde où elle devait vivre vaut deux ou trois douzaines de danses de Saint-Guy. Loin de nous plaindre, en définitive, nous devons remercier la Providence qui, au lieu d’une de ces filles grossières, peuplant les lieux où Valentine a passé sa jeunesse, nous a fait retrouver une ravissante créature, originale, c’est vrai, mais où est le grand mal ? volontaire, mais tant mieux ! elle sera la maîtresse dans son ménage ; bonne, enfin, pas plus ignorante qu’une autre demoiselle de son âge ; se tenant bien quand elle veut, éblouissante d’esprit quand elle daigne être en belle humeur, et honnête avec cela comme toute une congrégation de petites puritaines !

— Certes, certes, fit la marquise consolée par un mouvement d’orgueil, elle a bien gagné depuis qu’elle est avec moi, et, dans notre cercle, je ne vois aucune jeune personne qui puisse lui être comparée. Mais cette imagination d’aller chercher un tête-à-tête avec M. d’Arx est d’une force !…

— Comme tout ce qu’elle fait, chère amie, ni plus ni moins. Elle va droit devant elle à la manière des sauvages, et c’est le plus court chemin si on en croit la géométrie.

Ce qui vous semble une énormité ne sera pas même remarqué, pour peu que vous laissiez aller les choses.

Vous demandiez tout à l’heure : « Que va-t-elle faire ? » et moi je vous répondais : « Je n’en sais rien ; » c’est l’exacte vérité, mais voulez-vous m’en croire ? Il n’y a rien de tel que ces petites luronnes pour conduire leur barque dans des passages difficiles.

Ne vous inquiétez de rien et préparez la corbeille en attendant.

Ils avaient regagné le salon. Le colonel toucha du doigt l’épaule trapue du cousin de Saumur, qui avait dans son jeu six atouts, dont trois honneurs.

La marquise reprit la place qui lui appartenait légalement et gagna le trick, quoiqu’elle pût entrevoir, à travers les châssis de la serre, Remy et Valentine en grande conférence derrière le yucca.

Aussitôt que le colonel fut libre, M. le baron de la Perrière, qui semblait l’attendre, vint à sa rencontre.

— Eh bien ! fit-il après l’avoir respectueusement salué, tout va-t-il comme vous voulez, papa ?

— Tu sais, répondit le vieillard d’un air fat, je suis né coiffé, j’ai une chance de possédé et de la corde de pendu dans toutes mes poches. Nous allons encore gagner cette partie-là, haut la main, et ce sera ma dernière affaire.

— Dans cinquante ans, papa, répliqua Lecoq, nous parlerons de votre retraite. Ne me gardez pas rancune pour un mot ; les vrais maîtres de billard sont ceux qui jouent bien et qui réussissent par-dessus le marché. Voilà qu’il se fait plus de minuit, avez-vous des ordres à me donner ?

— Après moi, l’Amitié, répondit le colonel en s’appuyant familièrement sur son épaule, tu es celui qui fait le plus de carambolages ; aussi tu me succéderas, je l’ai promis, je l’ai juré, je te le signerai quand tu voudras. J’ai oublié de te demander qui tu avais choisi pour soigner le flagrant délit au no 6.

— Je me suis choisi moi-même, patron, répliqua Lecoq ; quand il s’agit de vous seconder, je ne m’en fie qu’à moi. Je vais de ce pas me mettre au lit, ici près, dans ma chambre, au troisième étage du no 6, porte à porte avec M. Chopin, le professeur de musique, qui a une voix à réveiller tout le quartier. Comptez sur moi, au premier cri de M. Chopin toute la maison sera debout.

Le colonel lui prit la main et la serra.

— Mon bon chéri, lui dit-il avec émotion, tu ne sers pas un ingrat, et quand le moment sera venu, tu verras bien si ton vieux maître t’aimait d’une tendresse sincère.

Ils se séparèrent et Lecoq quitta l’hôtel d’Ornans en se disant :

— Si on ne connaissait pas le vieux vampire, il serait capable de vous faire voir des étoiles en plein midi !

Valentine était entrée dans la serre d’un pas vif et résolu, elle avait marché droit à Remy d’Arx ; mais il arrive souvent aux enfants de se monter la tête, de courir étourdiment à l’assaut d’une situation, sûrs qu’ils croient être d’eux-mêmes, puis de s’arrêter tout à coup, manquant de paroles ou de force.

Valentine était une enfant ; à la vue du jeune magistrat qui s’était levé à son approche et qui fixait sur elle son regard profondément troublé, elle s’arrêta interdite et confuse.

Il y avait de la fièvre dans les yeux de Remy ; on y lisait l’angoisse de sa longue attente, mais ce qu’ils exprimaient surtout, c’était un indicible étonnement.

Ce fut cet étonnement même qui glaça le téméraire courage de Valentine.

Les mots qu’elle comptait prononcer ne lui venaient plus, et ils restèrent un instant vis-à-vis l’un de l’autre, lui intrigué jusqu’à la détresse, elle cherchant en vain sa présence d’esprit qui la fuyait.

— J’aurais mieux fait de ne pas venir, dit-elle enfin ; vous allez me juger sévèrement, peut-être.

— Moi ! balbutia Remy, tandis que ses mains se joignaient malgré lui.

Il y avait un si profond amour dans ce geste et dans cette simple parole que Valentine eut le cœur serré.

Elle tendit la main à Remy en murmurant :

— J’avais tant de choses à vous dire !… je croyais que vous me méprisiez.

— Moi ! dit encore Remy d’une voix à peine intelligible.

— Vous ne m’adressiez jamais la parole, il me semblait que vous m’évitiez…

Remy fit un grand effort et répondit :

— Vous ne vous trompiez pas, mademoiselle ; j’ai combattu tant que j’ai pu, avec énergie, avec désespoir !

— Pourquoi ? demanda-t-elle doucement.

Un délicieux regard se glissait entre ses paupières demi-closes.

Remy répondit encore :

— Parce que, dès le premier moment, j’ai deviné que le malheur de ma vie était là.

— Mais pourquoi ? répéta Valentine avec pétulance.

— Quelque chose me disait : Tu ne seras pas aimé.

— Et il n’y avait que cela ? murmura Valentine, qui eut presque un sourire. Parlez franc, n’y avait-il que cela ?

Comme la réponse du jeune homme se faisait attendre, elle ajouta impatiemment :

— Alors, vous ne m’aviez pas reconnue ?

Remy la considéra stupéfait.

— Je suis bien sûr de ne vous avoir jamais vue, dit-il, avant ce soir où Mme la marquise d’Ornans me présenta à vous.

— Avant ! répéta Mlle de Villanove d’un accent étrange.

Puis, après un silence, elle ajouta tout bas :

— Mais depuis ?

Remy interrogeait laborieusement ses souvenirs.

— Quand on ne devine pas du premier coup, reprit-elle, d’un ton libéré, il faut renoncer. Je vais vous aider, monsieur d’Arx, d’autant que ce sera une occasion de payer ma dette : une jeune fille seule, la nuit, dans un quartier désert…

— Sur le quai du Jardin-des-Plantes ! fit Remy, qui croyait rêver. Serait-il possible !

— Oui, sur le quai, le long du jardin. La jeune fille portait un voile que les étudiants en goguette voulaient lui arracher ; elle cherchait à rejoindre sa voiture qui l’attendait à quelques pas de là, mais les jeunes fous lui barraient le chemin. Un passant entendit ses cris par bonheur… et par un plus grand bonheur, le passant était de ceux qui peuvent être timides vis-à-vis d’une femme, mais qui deviennent des lions en face du danger. Il tomba sur les insulteurs comme la foudre, et c’est à peine si la jeune inconnue, reconduite à sa voiture avec respect, eut le temps de balbutier quelques mots de reconnaissance.

— Dois-je donc croire que c’était vous ? prononça tout bas Remy.

— Vous devez le croire, monsieur d’Arx, puisque du fond du cœur je vous remercie en vous donnant le droit de me demander pourquoi moi, Mlle de Villanove, j’ai eu besoin de votre secours, à cette heure et en ce lieu.

Remy porta la main qu’il tenait à ses lèvres.

— Je douterais de moi-même, dit-il avant de vous soupçonner. Rien ne vous forçait de faire allusion à un événement qui était si loin de ma pensée.

— Vous vous trompez, répartit Valentine, dont la voix devint grave ; à mes yeux, la recherche d’un homme tel que vous est un très grand honneur et un très grand bonheur. J’ai voulu vous apporter ma réponse moi-même pour vous dire non seulement quel prix j’attacherais à votre amitié, mais encore pour vous expliquer les raisons d’un refus nécessaire qui me laisse dans l’âme un véritable regret.

Une pâleur mortelle couvrit le visage de Remy, qui porta la main à sa poitrine et dit :

— J’avais le pressentiment de mon malheur !

Il se laissa tomber sur un siège et Valentine s’assit près de lui en ajoutant :

— Monsieur d’Arx, il m’est défendu d’être votre femme.

Ceci fut dit d’un tel accent que le jeune magistrat frémit en relevant sur elle des yeux épouvantés.

Mais le regard qu’elle lui rendit était limpide comme ceux des anges.

— Oh ! fit-elle sans orgueil et avec un bon sourire, ce n’est pas cela ; je suis une honnête fille et je puis bien répondre que je serai une honnête femme, mais à part ces deux points qui ne dépendent que de moi-même, tout ce qui me concerne est problème et incertitude. Allez ! ne me regrettez pas ; mon passé, que vous connaîtrez, je le veux, aurait de quoi effrayer un homme dans votre position et tuerait peut-être sa carrière ; son avenir…

— Un mot, un seul mot ! interrompit Remy avec une ferveur passionné ; avez-vous dans le cœur un autre amour ?

— Oui, répondit Valentine.

Elle ajouta étourdiment :

— Sans cela je crois bien que je vous aurais aimé.

Remy courba la tête ; elle le regarda d’un air triste, puis elle demanda :

— Voulez-vous que je sois votre sœur ?

— Au nom de Dieu ! fit le jeune magistrat d’une voix brisée, laissez-moi ! Ne voyez-vous pas comme je souffre !

— Si fait, répliqua-t-elle, et je ressens cruellement votre blessure, mais il n’est pas en notre pouvoir de nous séparer ainsi, monsieur d’Arx ; un lien que je ne saurais définir nous unit. Vous me connaîtrez demain, je vous l’ai dit : je le veux. Moi, je vous connais à votre insu ; je sais à quelle œuvre de mystérieuse vengeance vous avez dépensé votre jeunesse : vous poursuivez les assassins de votre père…

— Ah ! s’interrompit-elle, vous vous éveillez enfin : vous avez tressailli !

Leurs yeux se rencontrèrent encore une fois ; jamais Remy d’Arx ne l’avait admirée plus belle.

Elle continua :

— Vous êtes un grand cœur, vous êtes une vaillante intelligence ; vous avez bien cherché, mais ils savent fuir comme les Indiens sauvages en cachant la trace de leurs pas. Qui sait ? Si pour vous je ne puis être l’amour, peut-être que je serais la vengeance.

Remy la contemplait ardemment.

— Les connaissez-vous donc ceux que je cherche ? demanda-t-il.

Elle répondit :

— J’en connais au moins un.

— Son nom ! s’écria le jeune magistrat.

Elle mit un doigt sur ses lèvres.

— Pas ici, prononça-t-elle en baissant la voix jusqu’au murmure, nous en avons déjà trop dit dans cette maison où les murailles écoutent. Il faut que je vous revoie demain ; voulez-vous m’accorder une entrevue ?

— En quel lieu ? demanda Remy.

— Chez vous.

— Chez moi ! répéta le jeune magistrat.

— Nous serons seuls, reprit Mlle de Villanove d’un ton résolu. À dater de six heures du soir, vous défendez votre porte.

— Vous le voyez, monsieur Remy d’Arx, ajouta-t-elle en se levant, tandis que son beau sourire s’imprégnait de mélancolie ; je suis une étrange fille, et vous ne me regretterez pas longtemps. À demain soir ! je serais chez vous à six heures.