La Revue populaire (p. 76-78).

V


Raymond de Lissac songeait à rendre au manoir l’animation et la vie qu’il avait connues en d’autres temps, mais l’heure n’était pas venue.

Vis-à-vis du conseil de famille, il n’eût pas voulu à quelques mois de la majorité de sa pupille, faire montre d’ostentation ; d’ailleurs, il était dans son caractère de toujours rogner sur les dépenses.

Surtout il n’était point pressé de remettre Marie en rapports avec les familles du voisinage. Pour demeurer libre et tranquille dans l’accomplissement de ses projets, il avait accrédité cette légende que sa nièce était un être infirme au faible cerveau. Il savait bien que cette légende s’évanouirait si l’on voyait Marie. À se trouver mêlée au monde, à ses pareilles, elle-même sans doute acquerrait plus d’indépendance et de confiance en son propre esprit ; riche ainsi qu’elle l’était, les propositions de mariage n’auraient point tardé à venir jusqu’à elle. Prudemment, Raymond avait résolu de la tenir dans la retraite, avec ce cerbère qu’était Mme Guilleminot, jusqu’au jour où elle serait sa femme, ou du moins jusqu’au jour où elle serait engagée à lui par une promesse formelle. Il ne doutait pas qu’il ne fût en son pouvoir de l’y amener.

Pour l’instant, il se faisait accompagner par son régisseur dans les nombreuses métairies du domaine, et là sous prétexte de donner des conseils, de décider des réparations aux bâtisses ou des amendements aux terres, il se faisait un terrible redresseur d’abus, ouvrait des yeux de lynx pour prendre en faute les pauvres métayers, et des griffes de tigre pour tirer d’eux un peu plus qu’il ne lui était dû.

La chasse ne passionnait pas cet homme d’argent, il y trouvait une fatigue sans profit. Il chassait, néanmoins, autant par snobisme que pour avoir une occasion de se rapprocher peu à peu des voisins qu’il ne voulait pas encore attirer chez lui.

Dans ces contrées giboyeuses où la chasse est la principale occupation des jours d’automne, il liait modestement partie avec tel ou tel des propriétaires environnants, s’excusant auprès d’eux que l’état de santé de sa pauvre nièce ne lui permit pas encore d’inviter à Gabach, eux et leurs femmes.

Sans avoir encore remplacé son garde particulier — c’était l’économie d’un traitement et le garde-champêtre de la commune était là, — il se montrait fort jaloux de son gibier comme il l’était de toute source de revenu, petit ou grand, et poussait furieusement à la répression du braconnage.

D’ailleurs actif, tracassier, toujours en éveil, il s’enquérait de tout, voyait tout, savait tout, et n’avait pas de plaisir plus vif que de prendre quelqu’un en faute. La répression lui était plaisir de roi.

Il rôdait un matin, autour des fossés du château, dans une partie attenant au jardin fruitier. La lisière de ce jardin était formée de grands pommiers, cette année couverts de fruits. Durant l’absence des maîtres, la surveillance s’était quelque peu relâchée et les enfants du village étaient venus parfois, ramasser les pommes qui pleuvaient sous les arbres aux jours de vent ; il leur arrivait même de donner aux arbres une petite saccade ou de grimper dans les branches pour augmenter leur récolte mal acquise.

Raymond se cachait ce matin afin de surveiller les petits maraudeurs et de faire ensuite payer aux parents les dégradations commises.

Ses yeux furent arrêtés par le joli bouquet, tout frais cueilli, qui reposait sur la pierre plate, et que, bon gré, mal gré, la femme de chambre était tenue d’apporter à Marie chaque matin.

Cette vue ne l’eût peut-être pas occupé, si, justement, il n’eût aperçu Louise qui s’approchait de la pierre et s’emparait du bouquet pour le montrer à sa gardienne.

Il l’interrogea, et elle ne se fit pas prier pour répondre. Connaissant ainsi que le connaissait tout le voisinage, la provenance de ce bouquet quotidien, elle en informa son maître.

Un domestique du pays eût hésité à trahir ce secret d’humble et touchante vénération ; Louise ne vit, dans cette confidence qu’un moyen de se dispenser peut-être de la matinale corvée, et s’arrangea fort bien d’être interrogée.

Jaloux ainsi qu’il l’était de tout ce qui pouvait constituer pour sa nièce un contact avec le monde extérieur, et peut-être créer un élément de résistance, Raymond s’inquiéta de l’exactitude du pauvre Loup à témoigner son culte à Marie, et résolut de sévir.

La nuit suivante, il veilla lui-même, deux hommes de confiance l’accompagnaient.

Quand, à l’aube naissante, émergèrent de la brousse la barbe fauve et les yeux brillants du sauvage, venant sans défiance déposer son offrande, les deux domestiques se jetèrent sur lui et lui administrèrent une maîtresse volée de coups de bâton.

Louiset ne se plaignait pas ; dans son obscur et fruste dévouement, il comprenait que tout bruit de lutte eût troublé le repos de Marie, là-haut dans sa chambre, dont la fenêtre dominait la grande pierre.

Quand Raymond jugea la correction suffisante, il se montra et se mit à admonester l’idiot.

— Que je t’y reprenne, mauvaise bête, à venir rôder autour du château ; je sais de tes nouvelles, vaurien, tu braconnes dans mon parc toute la nuit, c’est pour épier, c’est pour traquer le gibier que tu viens par ici. Je ne veux plus t’y voir et si tu as le malheur d’y revenir, tu auras affaire à moi. Je sais que tu me comprends, gibier de potence, tu tâteras de la prison, c’est moi qui te le promets. Allons, vous autres lâchez-le, mais qu’il se le tienne pour dit.

Le Loup fit un grand saut de côté et, tout moulu de coups, suivi de son chien, hérissé de fureur, il se perdit dans les fourrés, mais en lançant à Raymond un regard de haine si brûlant, si terrible, que celui-ci eût peut-être tremblé s’il l’avait vu luire sous bois.

Mais il ne regardait pas de ce côté et s’en allait, en marmottant tout bas :

— Il aurait peut-être été plus prudent de le faire coffrer tout de suite ; oui, mais sous quel prétexte ?

Comment s’y prit le Loup ? de quel flair de bête était donc doué ce pauvre être sylvestre pour dépister toute surveillance ? Bénéficia-t-il de quelque sourde complicité parmi les gens du château, tous plus ou moins indignés ou lassés de la méchanceté du maître ?

Quelle que fût la vigilance de Raymond, chaque matin, Marie, en ouvrant sa fenêtre, continua de voir sourire sur la grande pierre le bouquet tout baigné de rosée et fleurant les agrestes senteurs des bois.