La Revue populaire (p. 68-70).

II


Depuis le départ de Marie, aucune influence n’était venue adoucir la sauvagerie de son protégé, Louiset, dit Le Loup.

Rôdant jour et nuit, surtout la nuit, aux alentours de sa cabane en ruines, barbu comme un fauve, dépenaillé comme un bandit, sombre depuis que la robe blanche de sa protectrice ne mettait plus une clarté dans son horizon, personne n’aurait pu dire comment il vivait. Pendant les beaux jours, il dormait étendu sur le pauvre lit de sa masure, mais dans la nuit, si quelque paysan attardé se hâtait à travers bois, il était à peu près sûr de rencontrer le Loup, suivi de son chien noir, surtout pendant les nuits d’orage, au milieu des éclairs aveuglants, du tonnerre, de la pluie cinglante, il riait d’un rire effrayant, inexplicable, comme si quelque merveilleuse affinité eût rapproché cette âme obscure de cette nature troublée.

Mais on le tolérait, il n’était point malfaisant, et, chose étrange, n’avait jamais enfreint sa promesse. Terrible aux vanneaux, volant en larges troupes disciplinées, adroit à capturer les canards sauvages, dans les brumes étendues au bord des étangs pendant les froides matinées d’hiver, assez fin pour décimer les corbeaux soupçonneux qui tourbillonnent dans le ciel gris, après les semailles, et, le soir, font d’innombrables taches noires à la cime des grands chênes, il respectait le gibier paisible et stationnaire du parc de Gabach, où maintenant pullulaient lièvres et lapins.

On avait pu voir le Loup, dissimulé derrière la haie du cimetière rire silencieusement, tandis qu’on couvrait de terre le cer­cueil du vieux garde Volusien, auquel, depuis le jour mémorable de la première communion de Marie, il n’avait jamais pardonné.

— Le loup ne pardonnait rien, — mais la disparition du vieil homme n’avait rien enlevé à la fidélité qu’il mettait à garder son serment.

Qu’avait donc ce sauvage à roder, par cet après-midi de septembre, aux abords de la gare des Cabannes ? Quelque instinct, sûr comme l’instinct d’un animal, l’avait averti que Marie arriverait ce jour-là. Pour la voir, ce fauve bravait même la société des hommes.

Quand stoppa le train de Foix, quand il vit descendre d’un wagon une forme svelte vêtue de gris et voilée de blanc, son large rire, derrière le feuillage des lauriers-thyms, reparut, découvrant ses dents redoutables.

À côté de Marie marchait son oncle, maigri, un peu voûté, le nez busqué, le sceau de l’avarice sur sa face bistrée ; une inconnue les accompagnait, grande et forte, l’air imposant.

Tous les trois prirent place dans la jardinière de Jacques. Raymond de Lissac n’avait commandé aucune autre voiture, il conduisit lui-même, la lourde jument pie aux jambes poilues, la tondeuse n’ayant jamais passé que sur la partie supérieure de son corps.

Une forte ânesse, menée par Jacques, suivait la « voiture », en traînant un petit char à bancs où s’était juchée, au milieu des malles, une femme de chambre entre deux âges, à l’aspect de vieille anglaise, avec sa stature maigre, dans un long « cache-poussière », et le banal « canotier » sur­ montant des mèches grisonnantes.

Et, quand les deux véhicules, à lente allure, s’engagèrent sur la route accidentée qui, par Aulos, devait les conduire à Gabach, le Loup, de son pas tranquille, invisible dans les fourrés avoisinants, suivit Marie et, pour la voir encore descendre à son arrivée, se posta au milieu des grands arbres qui avaient poussé de toutes leurs branches, enserrant le château d’une ceinture plus inextricable que jamais.

Devant le perron, tout le petit groupe des fidèles : la volumineuse cuisinière, avec des larmes de joie sur sa figure de pleine lune, Madeleine, heureuse, mais au fond un peu inquiète, agitée de pressentiments, Fanchette, sautant comme une bergeronnette d’un endroit à l’autre. Elle avait préparé la chambre de Marie, l’avait ornée de fleurs comme une chapelle, et maintenant, écoutait le clocher d’Aulos marteler cinq coups dans l’air léger :

— Maman, Marthe, il est cinq heures, ils vont venir, il me semble que j’entends un roulement. Quelle idée il a eue, monsieur, de ne pas commander autre chose que cette vilaine jardinière, comme Marie va être secouée là-dedans !

Hélas, Madeleine essayait vainement de deviner quelles seraient désormais les « idées » de Monsieur, et ne voulait pas associer Fanchette à ses inquiétudes pour ne pas troubler son bonheur.

— Maman, ils arrivent, regarde le Loup se glisser derrière cet arbre, à droite. Comment a-t-il pu savoir ? Il est plus fin que les bêtes.

Un pli de mécontentement se creusa entre les deux sourcils de Raymond de Lissac. Il n’avait pas donné l’ordre qu’on vint l’attendre ainsi, au débotté.

— Marie, Marie, oh ! Marie !

— Ma Fanchette !

La joie du revoir passait, impétueuse, à peine la voiture arrêtée, Marie était dans les bras de sa sœur de lait, dans ceux de la nourrice, Marthe elle-même, écrasait son nez replet sur le voile de tulle blanc.

Et Raymond, debout à côté de la jument pie, attendant Jacques et son ânesse, en retard de deux longueurs, regardait, en mordant sa moustache, l’empressement de sa nièce à recevoir tant de caresses, et l’exubérance des transports, et les baisers, et, les larmes de joie dans tous les yeux.

Il profita du moment où Marie venait de se dégager, entre deux embrassements, pour venir à elle et lui dire quelques mots, en lui montrant d’un geste autoritaire, la dame étrangère, son petit sac à la main, attendant, l’air indifférent, devant le perron.

Avec une docilité d’automate, Marie, non sans glisser vers ses trois amies un timide regard de regret, marcha vers la dame, s’excusa poliment et la pria de la suivre.

Toutes les deux montèrent le perron.

Fanchette s’élança sur leurs pas ; M. de Lissac l’arrêta dès la première marche.

— Un instant, dit-il, et, s’adressant moins à Fanchette qu’à sa mère qui venait de la rejoindre :

— Demain, quand Mlle de Lissac sera reposée de sa fatigue, peut-être pourra-t-elle vous recevoir ; mais pas en ce moment.

Un incarnat monta au joli visage de Fanchette : les yeux étincelants, en des formes à peine contenues par la prudence.

— Mais, Monsieur, ne puis-je aller auprès de Marie ? Elle aura certainement besoin de quelqu’un pour la servir, elle est accoutumée à mes soins et bien loin de la déranger, je pourrai lui être utile. Elle sera contente de me voir, je le sais. Veuillez donc me permettre de monter.

Avec un calme impatientant, M. de Lissac avait écouté la petite tirade de Fanchette ; quand elle eut terminé, comme dédaigneux de lui répondre, il se tourna vers Madeleine :

— Nourrice, vous avez là une fille fort mal élevée ; tâchez de lui enseigner, si toutefois vous le connaissez vous-même, le ton sur lequel on s’adresse à des maîtres et comment on parle d’eux. Mlle de Lissac, — il appuya sur ce mot, — n’a besoin de personne, elle a amené de Paris sa femme de chambre, la voilà.

Il montrait la maigre soubrette au canotier, fort affairée à reconnaître les malles, un peu plus loin, devant la porte de service.

— Du reste, ajouta-t-il la voix coupante, il vaut mieux que tout soit dit le premier jour, je n’avais ni ordonné, ni permis votre présence au pied du perron au moment de notre arrivée ; Mlle de Lissac est dans un état de santé qui ne lui permet aucune émotion, ce sont là, d’ailleurs, des familiarités qui me déplaisent. Tâchez de vous en souvenir, c’est encore moi qui suis le maître, ici.