La Revue populaire (p. 64-68).

DEUXIÈME PARTIE

I


Le petit village d’Aulos célébrait sa fête nationale.

Diminutif de fête, comme Aulos était un diminutif de village. L’église très pauvre, même sous les parures de ses plus beaux atours. Le temps n’était plus où M. le curé trouvait au manoir de Gach tout ce qui pouvait rehausser le culte, tout le nécessaire, voire un peu de superflu.[1] vieilles habitudes, le meilleur de nous qui s’émiette et reste pris aux murs, aux

Depuis que Raymond de Lissac était le maître, les aumônières traditions s’étaient perdues, qui faisaient à plusieurs lieues à la ronde, bénir le nom des châtelains de Gabach. Devant les portes closes depuis cinq ans, les mendiants égrenaient en vain les mélopées traînantes de leurs prières, et si parfois, la cuisinière, Marthe, qui cachait un cœur pitoyable dans sa poitrine rebondie, mettait quelque monnaie de sa poche pour secourir une trop lamentable misère, c’était l’exception, et encore l’aumône était-elle accompagnée de larmoyants commentaires sur le contraste que présentait le temps présent avec le temps passé.

M. le curé avait fait de son mieux, les vêpres s’achevaient, et le soleil de cette belle journée d’août, inclinant déjà vers le couchant, par la porte d’entrée laissée grande ouverte, poudrait d’or la moitié de la nef, se jouant au milieu des cheveux noirs ou blonds des enfants et avec les toilettes claires des jeunes filles, lutinant la statue qui, près de la porte, représentait saint Antoine de Padoue, tout blanc et rose dans sa robe brune, et l’air très doux avec l’Enfant-Jésus sur son bras.

Dans le chœur plus sombre, les cierges brillaient comme des points lumineux, au milieu de la vapeur flottante de l’encens.

Quand la sonnette d’argent eut fini de vibrer des tintements de la bénédiction, très vite, les jeunes filles quittèrent leur place, s’agitant, se pressant pour sortir et rejoindre les garçons à la danse.

On était venu des communes voisines de Larcat et d’Aston, d’Appy, de Bestiac, et trois musiciens des Cabannes, l’un raclant du violon, les autres s’époumonant aux embouchures d’un piston et d’une flûte, se tenaient rangés sur la place même de l’église, l’air important, prêts à marquer le pas des danseurs.

En groupe, entourant les musiciens, les jeunes gens en vestes des dimanches, avec la ceinture écarlate ceignant la taille et retenant le pantalon collant à « pieds d’éléphant », regardaient sortir les filles, chacun choisissant sa partenaire et s’appariant par couples, prêts du quadrille.

L’un d’entre eux, un beau garçon brun, avec des cheveux drus coupés ras, une fine moustache, retroussée cavalièrement, l’œil vif, franchement ouvert devant lui, ne se pressait pas de choisir sa danseuse, malgré les œillades engageantes des champêtres jeunes beautés. Un peu dédaigneux, il se promenait sous les platanes de la petite esplanade, regardant de haut, et répondant du tac au tac, aux plaisanteries des rieuses passantes.

— Écarquille tes yeux, va mon beau coq, tu ne la verras pas encore ta poulette, tu as le temps de venir faire un tour avec nous.

— J’attends parce qu’il me plaît : la Toinette et personne n’a rien à y voir.

— Tout de même, il te la garde un peu longtemps, le curé.

— C’est affaire à moi. Je suis au frais. Je sais bien que si je voulais vous seriez toutes folles de venir faire un en-avant-deux avec moi.

— Ces gens de Vicdessos, s’ils se croient ! essaie un peu, pour voir !

— Ce serait bientôt vu ; toi la première, Jenny, qui tournes autour de moi depuis que tu es sortie de vêpres, tu serais trop contente si je t’invitais.

Jenny, furieuse, lui envoya une bourrade dans les côtes.

— Voyez-vous le « bouhano ! » Je ne suis pas bonne pour un monsieur comme toi, moi, il te faut quelque chose de plus distingué. Tiens, elle a fini de ranger la sacristie plus tôt qu’à l’ordinaire, cours bien vite, la voilà ta parionne.

Fanchette sortait de l’église, l’une des dernières, modeste et jolie à ravir, avec sa belle couronne de cheveux blonds, ses yeux bleus regardant devant elle, sans effronterie, et son teint éclatant qui se rosa encore quand elle se vit attendue.

Jean Savignac était fiancé à Fanchette depuis peu. Sa famille habitait le canton de Vicdessos ; lui-même, récemment rentré au service, avait été choisi comme garde particulier par un grand propriétaire du voisinage. Il avait rencontré Fanchette à la foire de Tarascon, elle lui avait plu, et, dès lors, il ne regardait plus aucune autre fille. Fanchette avait vingt ans passés ; elle était bonne ouvrière et très sage.

Elle accueillit la recherche de Jean, et ils échangèrent leurs promesses.

Madeleine trouvait que c’était là un bon parti pour sa fille, la famille de Jean ne désapprouvait pas son choix, d’ailleurs, les paysans ont sur les bourgeois cet avantages qu’ils ne se marient ordinairement pas par intérêt. Les gens riches sont liés par des convenances de position et de fortune, embarrassés d’impedimenta de toutes sortes. Chez les pauvres, il en va plus simplement :

« Tu me plais, je te plais, tope. »

Et les parents, bonasses et philosophes, avec un souvenir donné à leur lointain passé :

— Ça les regarde, ces jeunesses ils auront à travailler partout, et, partout, en travaillant, ils mangeront du pain, qu’ils s’épousent, s’ils se conviennent ».

Or, Jean et Fanchette, incontestablement « se convenaient » et trouvaient très souriante la perspective d’être l’un à l’autre. Il y avait bien, parmi les garçons du pays, un peu de jalousie contre cet étranger qui venait enlever ainsi l’une des plus jolies filles d’Aulos, celle que plusieurs, déjà, peut-être, avaient choisie ; mais Fanchette ne s’était jusque-là promise à personne, n’avait encouragé aucune recherche et Jean était de taille à tenir à distance les jaloux.

Très vite, très joyeux, il s’approcha de sa jolie fiancée et tous les deux se mirent à marcher sous l’ombre des arbres, côte à côte, en parlant tout bas :

— Je ne t’avais pas aperçu avant les vêpres, mais j’étais sûre que tu viendrais.

— C’est donc pour ça que tu ne te décidais pas à sortir de l’église, méchante !

— Oh ! si l’on peut dire ! mais je me suis beaucoup pressée, au contraire. Tu sais que je suis marguillière de la chapelle de Notre-Dame, j’avais paré l’autel de ses plus beaux bouquets, il a fallu tout remettre en place, mais il me semblait que j’avais des fourmis dans les jambes, je crains d’avoir tout mis « fourrebure » à la sacristie pour venir plus tôt te retrouver. Je me doutais bien que tu étais là, et que tu « te languissais de moi ».

— Pas tant Fanchette, et Jean retroussa sa moustache d’un air suffisant, pas tant, je n’aurais pas manqué de société si j’avais voulu, pas même de danseuses. Tiens, Jenny, de l’Hospitalet ; justement, la voilà devant nous avec Pierre, le frisé, eh bien, elle tournait autour de moi, elle espérais que j’allais l’inviter.

— Il fallait le faire, riposta vite Fanchette, un peu sèchement, qui t’empêchait ?

— Tu ne vas pas te fâcher, dis donc ! Je me fiche de Jenny, et de la Toinette avec ce chapeau à fleurs et cette robe traînante qui la fait ressembler à un chien habillé, et de Marie-Anne, cette nas-lebado qui regarde tout le monde sans baisser les yeux, je me fiche de tous les autres, tu sais bien.

— Pourquoi es-tu mauvaise langue, mon Jean ?

— Je ne suis pas mauvaise langue, seulement, quand je les compare à toi, les autres filles, je n’en trouve aucune aussi jolie que toi, ni aussi modeste, et je t’aime tant, que, des fois, ça me fait déparler.

Le cœur de Fanchette battit délicieusement, c’est qu’elle aussi, l’aimait tant, son promis ; elle ne pensait pas qu’il y eût au monde un autre garçon aussi brave, aussi beau, elle ne pensait pas même à le comparer à d’autres, ne voyant que lui.

— Veux-tu que nous allions retrouver maman, dis ?

— Oui, je veux bien. Tu ne danses pas, décidément ?

— Non, tu le sais bien ; je suis de la congrégation, je n’ai jamais dansé ; mais ça me fâche de t’en priver. Écoute, va-t’en danser quelques quadrilles, si tu en as envie, je ne serai pas jalouse. Va, tu viendras ensuite me retrouver à la maison.

— Oh ! la vilaine qui veut me renvoyer ! Tu sais bien que ça m’est égal de danser, que je suis content, pourvu que je sois avec toi. Au fond, même, je préfère que tu ne danses pas. Tu ne pourrais pas refuser autres jeunes gens une contredanse, et je n’aime pas te voir avec d’autres.

— Hou ! le jaloux ! maman, voici Jean.

Toute petite, pauvre, mais riante à l’œil, la maisonnette de Madeleine, avec ses fenêtres aux carreaux brillants protégés par des rideaux de mousseline, et sa treille luxuriante dont les raisins commençaient à mûrir.

Un banc était devant la porte, sous l’ombre des pampres, Madeleine s’y tenait assise, les deux fiancés s’y placèrent à ses côtés.

— Bonjour, mes enfants, tu as donc eu la permission de venir nous voir, Jean !

— Oui, j’ai toute la soirée, pourvu que je sois rentré à l’aube de demain.

— Alors, tu souperas avec nous, mon garçon. As-tu raconté la nouvelle à ton bon ami, Fanchette ?

— Pas encore, maman. Jean, tu ne sais pas, Marie va revenir.

— Vrai ? Et quand ça ?

— Bientôt, dans cinq ou six jours ; elle nous a écrit. Où est la lettre, maman ? Non, non, ne te déranges pas, ça ne fait rien, je vais le lui raconter ; elle n’écrit que deux mots, son oncle a fini par se décider, ils vont revenir, elle est très contente, et peut-être qu’ils ne repartiront pas.

Jean n’avait jamais vu Mlle de Lissac, mais pouvait-il avoir depuis deux mois fréquenté chez Madeleine sans la connaître ? Madeleine et sa fille faisaient partie des serviteurs de ce que l’on est convenu d’appeler : « Le bon vieux temps », sans que personne se puisse faire une idée nette de l’époque où s’est terminé ce « bon vieux temps », dont nous avons tous entendu chanter les louanges, mais qui, pour tous, se tient reculé dans un passé légendaire ; tous, néanmoins, comprennent la signification de ce terme : il implique le dévouement, le respect, l’affection du serviteur pour le maître, l’intérêt du maître, passant avant l’intérêt propre du serviteur. Madeleine et sa fille étaient essentiellement de ce temps-là, et, de plus, Madeleine avait nourri Marie de son lait, et les deux enfants avaient vécu toujours comme des sœurs. Elles aimaient donc Marie pour cela, et elles l’aimaient encore de cette tendresse tutélaire dont le fort environne le faible, et elles l’aimaient de toutes les sortes et de toutes les façons et, après Dieu, plus que tout au monde.

Si bien que, Madeleine étant rentrée pour préparer le souper, — le souper choisi du jour de la fête locale, et qui, ce soir, devait être partagé par Jean, — Fanchette, assise tout près de son fiancé, la main dans sa main, sous l’ombre de la treille, lui parlait encore de Marie, et de son bonheur, à la pensée de la revoir :

— Pense donc, elle n’est revenue qu’une fois depuis son départ, et seulement une semaine, dans cinq ans ! Pauvre mignonne ! et maintenant, elle dit qu’elle ne repartira plus. Oh ! Jean, je suis contente !

— Prends garde, Fanchon, tu vas me rendre jaloux de Mlle Marie, si tu l’aimes autant que ça.

Fanchette serra doucement la main de Jean :

— Nigaud, va ! est-ce que ça m’empêche de t’aimer ! Est-ce que tu ne dois pas être content que je te mette de moitié dans toutes mes pensées ? Quand tu verras Marie, tu l’aimeras aussi. Elle assistera à notre mariage, d’abord, et puis sais-tu ce que j’ai pensé ? On n’a pas remplacé le vieux Volusien qui est mort l’année dernière, il faudra bien, tôt ou tard, un garde particulier à la propriété ; quand nous serons mariés, je demanderai à Marie de te donner la place, puisque, tout de même, tu dois chercher une occupation par ici.

— Mais, mon enfant, ce n’est pas Mlle Marie qui est bourgeoise, et son tuteur n’est pas « un bon type », à ce qu’on dit…

— Non, oh ! non, on ne le connaît pas beaucoup, mais on l’aime encore moins et tous disent que c’est un méchant homme. Seulement, Marie a vingt ans, elle va donc bientôt commander ici ; il faut espérer qu’elle trouvera un mari, elle aussi, un bon mari…

— Comme moi, hein ?

— Comme toi, oui, tu dis bien, et qui sera un bon maître pour le pays de Gabach et… mon Dieu, comme nous allons être heureux !

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