La Revue populaire (p. 56-58).

IX


Marie entra dans la grande chambre claire de sa nourrice, elle y trouva Madeleine occupée à ravauder du vieux linge.

— Où est Fanchette ?

— Elle est allée à la machine à battre. On manquait de monde, je l’ai envoyée pour aider. Qu’est-ce que tu veux à Fanchette ?

Marie avait exigé que sa nourrice et sa sœur de lait lui continuassent le tutoiement tendre de sa petite enfance.

— Je ne sais pas précisément, je suis toute chose ce matin. Je m’ennuie.

— Tu ne travailles pas avec Mademoiselle ?

— J’ai travaillé, Mademoiselle a vu que j’étais énervée, elle m’a proposé une lecture, j’en ai été fatiguée tout de suite, alors, elle m’a demandé si je n’avais pas envié de sortir, mais je sais que Mademoiselle est toujours malade avec la chaleur et je n’ai pas voulu qu’elle sortit à cause de moi, alors je suis venue chercher Fanchette. J’ai envie d’aller la rejoindre.

— Non, tu aurais trop chaud. Reste avec moi.

— Tu crois. Eh bien, je vais rester.

Marie s’assit sur une chaise basse, à côté de la nourrice et regarda autour d’elle.

— Il y a beaucoup plus de place ici, depuis qu’on a ôté mon petit lit, pauvre « maman poupon », combien de fois n’as-tu pas veillé à côté de moi, en me tenant par la main, en me racontant des histoires pour m’endormir.

— Je serais bien contente de le faire encore, va ma petite enfant, mais je sais que Mademoiselle est très bonne pour toi. Dors-tu bien, à présent ?

— Pas toujours. Tiens, toute cette nuit, j’ai eu des cauchemars, des spasmes, c’était peut-être la chaleur. Mademoiselle est restée dans ma chambre une partie de la nuit, — c’est là, sans doute, qu’elle a gagné sa migraine — et tout ce matin, je ne sais ce que j’ai, je suis agitée, inquiète, il me semble qu’il va m’arriver malheur, si j’entends une porte s’ouvrir, ou un pas précipité dans les corridors, je tremble tout entière.

— Ne t’en tourmente pas, ce sont tes nerfs que la chaleur excite, elle est si mauvaise, aujourd’hui, la chaleur.

Comme une lame de fer rougie à la forge, un rai de soleil entrant par la petite fente des contrevents ; l’air du dehors était du feu. Les mouches, elles-mêmes, n’avaient plus la force de voler, et cherchaient pour se tapir des trous d’ombre dans les murs. On n’entendait que les crissements aigus des cigales et le vacarmes trépidant de la machine à vapeur qui battait le grain à la métairie.

— Fanchette doit bien souffrir au battage, dit Marie.

— C’est vrai qu’il fait une rude journée, mais Fanchette est forte, et puis, il faut bien qu’elle s’accoutume.

Marie quitta sa chaise et fit le tour de la chambre, s’attardant à l’examen des menues choses à côté desquelles s’était passée son enfance : meubles modestes, bibelots grossiers, tasses peintes, gagnées au tourniquet dans les fêtes voisines, statuettes pieuses qu’honoraient des bouquets en fleurs artificielles et en plumes, lithographies d’un goût artistique très contestable, mises au rebut par M. de Lissac, soigneusement recueillies par la nourrice, et piquées de deux épingles aux murs de la chambre, photographies des parents de Madeleine, de son mari, mort depuis quelques années, de Fanchette, toute raide dans ses vêtements des dimanches, de Marie, elle-même, toute petite, demi-nue, en boucles brunes.

Et Marie ne se lassait pas de revoir ces choses banales, que la magie de l’accoutumance rendait à ses yeux douces et jolies, dont l’aspect familier apaisait son agitation présente, cette sorte de pressentiment obscur et douloureux d’un malheur imminent.

Le bruit de la machine avait cessé ; un coup de sifflet strident, déchirant l’air, venait d’annoncer l’heure du repos aux ouvriers. Marie descendit pour rejoindre dans la salle à manger son père et son institutrice.

Dans l’escalier, elle rencontra Fanchette, son teint de blonde teinté d’écarlate, des pailles mêlées à ses cheveux roux.

— Comme tu dois avoir chaud, Fanchette.

— Oh ! moi, tu sais, je n’en souffre pas, j’aime la chaleur ; mais il en fait presque trop aujourd’hui. Les ouvriers sont obligés de demander du repos à tout moment pour aller plonger leurs bras dans l’eau, ils n’y peuvent tenir ; et Monsieur qui a voulu rester à surveiller le batteur, avait l’air très fatigué ; si ça continue, il y a des hommes et des bêtes qui mourront dans les champs. Le vieux Guillaume, le sacristain, qui est venu pour demander au machiniste quel jour il voulait battre son blé, disait que, depuis cinquante ans, il ne se souvient que d’un autre été aussi chaud que celui-ci.

— Vous m’excuserez, mesdames, dit à moitié du déjeuner M. de Lissac, qui jusque-là avait repoussé tous les plats sans se servir ; vous m’excuserez de vous laisser terminer sans moi ; cette chaleur m’a donné des vertiges. Je ne me sens pas bien.

Marie regarda son père avec émoi : il semblait congestionné. Ayant repoussé sa chaise, il se leva pour se retirer, fit deux pas et soudain s’abattit sur le sol.

— Une insolation ! s’écria Mlle Estevenard.

Le malade fut déposé sur son lit, on entoura sa tête de compresses d’eau glacée, son corps de révulsifs énergiques, tandis qu’on courait chez le médecin.

Couché sur le dos, livide à présent, et les yeux absents, la tête agitée d’un côté à l’autre avec une plainte incessante sortant de ses lèvres, le père de Marie ne reprenait pas connaissance.

Le médecin jugea le mal très grave.

— Le cerveau est atteint, déclara-t-il, la méningite est déclarée, je n’ose me prononcer sur le résultat.

— Je sentais qu’il y avait un malheur au-dessus de nous sanglotait Marie.

C’était un spectacle terrible que celui de cet homme foudroyé pour la sensible enfant qui pourtant se refusait à quitter la chambre.

Cinq jours et cinq nuits, le malade demeura ainsi, inconscient : de temps en temps, il portait ses mains à sa tête, toute entourée de glace et on croyait distinguer, au milieu de ses plaintes, ce mot, toujours le même : « De l’eau, de l’eau froide, très froide. »

Il ne redevint pas assez lucide pour se confesser et recevoir le Saint Viatique.

Seule, la merveilleuse vertu de l’Extrême-Onction parut calmer un peu ses souffrances, une lueur d’intelligence un instant traversa son regard, sa main chercha la main de sa fille ; on eût dit qu’il voulait parler.

Ce fut une indicible douleur que d’assister à cette lutte d’intelligence contre la paralysie. Sourdement, la voix empâtée, rigide et lointaine, murmura :

— Marie… Raymond… tuteur…

Et la paralysie fut la plus forte, et les ombres s’épaissirent davantage, l’agonie comme un couvercle de plomb scellé sur la pensée, pétrifia le cerveau impuissant et, quelques heures plus tard, Maurice de Lissac était mort.