La Revue populaire (p. 53-56).

VIII


Louiset garda sa parole avec une fidélité qui mettait ce simple au-dessus de bien des gens d’une mentalité moins embryonnaire que la sienne. Dans ce cerveau confus, une notion, très clairement, se dégageait des brumes : celle de la reconnaissance. Il comprenait que Marie l’avait sauvé de ce qu’il redoutait plus que la mort : les gendarmes et la prison ; que Marie lui avait conservé ce qu’il aimait autant que la vie, son chien, le compagnon de sa solitude, le seul être qui, depuis la mort de sa mère, l’eût aimé ; aussi tenait-il la promesse faite à Marie parce qu’il la vénérait avec une sorte d’admiration fervente, et que sur un signe d’elle il se fût jeté dans l’eau ou dans le feu.

Du reste, toutes les tentatives de la jeune fille pour le civiliser échouèrent à peu près complétement. Il se laissa munir par elle de vêtements plus décents, mais sa vie ne changea pas. Marie avait voulu qu’on l’employât dans le parc ou dans les champs, à des travaux à sa portée, mais on vit très vite qu’il faudrait renoncer à lui confier des besognes régulières. Bientôt lassé de tout travail, il abandonnait l’outil qu’on lui avait mis entre les mains, et retournait à sa cabane en ruines, reprenait dans les bois son existence de fauve, grimpant aux arbres, courant dans les ronces, où il mettait en lambeaux les vêtements que sa protectrice s’obstinait à renouveler ; parfois acceptant la nourriture qu’on lui donnait au château, parfois demeurant invisible pendant des semaines entières sans qu’on pût deviner comment il vivait.

Mais, chaque matin, Mairie trouvait sous sa fenêtre un bouquet de fleurs fraîches, humble tribut du culte touchant qu’elle lui avait inspiré ; s’il la rencontrait en promenade, ses yeux brillaient, il attendait, l’épiait derrière les branches ; si elle faisait un signe, il accourait ; si elle lui parlait, bien qu’il ne répondit guère, sa langue étant rebelle aux paroles comme son cerveau à la pensée, il était heureux.

Une sorte d’intuition semblait parfois l’avertir des désirs de la jeune fille. Un jour, s’étant égarée avec Mlle Estevenard dans l’une des parties les moins fréquentées du parc, un coin d’ombre, où sourdait une eau fraîche qu’entouraient de vieux chênes verts, séduite par le charme de cet endroit, elle avait dit, dans une fantaisie passagère :

— Comme il fait bon ici ! Je ne sais pourquoi nous n’y venons jamais. J’ai envie de faire abattre les ronces et, sur ce gazon si frais, d’établir quelques sièges rustiques. Qu’en pensez-vous ?

— Ce serait un charmant salon d’été.

Elles passèrent. Mais deux jours plus tard, revenant au même lieu, Marie fut très surprise de voir les ronces, les chardons soigneusement enlevés et, non loin de la source, à l’ombre des vieux arbres, un siège en terre nouvellement transportée, recouvert de gazon et de mousse.

— Qui donc a arrangé cela ? dit-elle, je n’ai donné aucun ordre.

Fanchette aperçut entre les arbres la barbe faunesque et les yeux brillants de Louiset :

— Parions que c’est le Loup qui t’aura fait cette surprise.

— Le Loup ! comment y aurait-il pensé ? Il était peut-être par là, avant-hier, quand j’ai parlé.

— Bien sûr, il devait être par là. Ne sais-tu pas combien il est fin quand il veut, et combien il cherche à te faire plaisir. À preuve, le voilà qui nous « veille », là, dans ce fourré.

— Louiset, appela Marie. Viens un peu par ici.

Il arriva très vite et se tint debout silencieux, à quelque distance des jeunes filles. Plus hardi, le chien vint flairer Marie et l’entourer de caresses bruyantes.

— Louiset, qui est-ce qui a si bien nettoyé ce joli endroit, qui est-ce qui a construit ce siège ?

Le Loup dans un rire joyeux montra ses grandes dents blanches.

— C’est donc toi. Comment as-tu pensé que j’avais envie de faire un petit salon ici ?

— Vous l’aviez dit, demoiselle.

— Et tu as bien travaillé pour moi, mon garçon, comme je te remercie !

— Vous êtes contente, alors ?

— Très contente, mon cher Louiset ; il fait bon ici, j’y viendrai souvent.

Comme un cabri joyeux, bondissant, l’étrange garçon se précipita à travers bois, répétant avec son rire habituel.

— Bon, contente, la demoiselle, très contente !

Depuis ce jour, Marie, avec Mlle Estevenard et Fanchette, vint souvent se reposer sous cet ombrage. Parfois, elle apercevait Louiset, rôdant aux alentours, souvent elle trouvait un bouquet sur le siège rustique, ou bien quelques fruits sauvages, mûres, brugnons ou fraises des bois, proprement déposés sur une feuille. Elle savait bien quelle main les avait cueillis, Louiset ne se civilisait guère, mais s’il voyait Marie respirer les fleurs ou goûter aux fruits, il gambadait de plaisir, et démonstratif à sa manière, tirait les oreilles de son chien pour l’associer à sa satisfaction.

Un soir d’automne, où, dans le paysage embrumé, les chênes verts semblaient plus vieux et plus sombres encore, quand Marie vit le Loup, perdu au milieu des pousses sauvages, elle l’appela :

— Louiset, viens.

Elle prit à côté d’elle le vieux fusil du braconnier qu’elle avait fait apporter :

— Tiens, je vois que tu es sage, que tu n’oublies pas ce que tu m’as promis ; tu ne tends ni pièges aux oiseaux, ni collets aux lapins. Je vais te rendre ton fusil.

Une grande joie dilata la physionomie du pauvre Loup, cependant il semblait ne pas oser toucher à l’arme.

— Pourquoi faire ?

— Écoute, je ne veux pas que tu détruises le gibier, mais tu peux tuer les pies, ces voleuses, les vilains corbeaux qui croassent tout l’hiver en troupes noires, les canards sauvages, toutes les bêtes qui passent, les bécasses, mais pas les lièvres, ni les cailles, ni les perdrix.

Elle savait l’innocent très capable d’établir la distinction entre les animaux migrateurs et les paisibles hôtes des bois environnants.

— Bon, dit-il, je comprends.

Il s’empara du fusil, le serra contre sa blouse étroitement, tel un ami retrouvé, et toujours sobre de paroles, s’apprêtait à quitter la clairière. Fanchette l’interpella :

— Comment Loup, tu t’en vas sans seulement remercier la demoiselle ! Malhonnête que tu es.

Louiset se gratta la tête, l’air très embarrassé, les formules de politesse n’étaient pas son fait.

Enfin, de sa voix gutturale, avec un regard d’adoration, dans ses yeux qui brillaient comme deux escarboucles, il dit :

— Merci, mademoiselle, je ne tuerai que le gibier de passage avec ce fusil, je l’ai promis ; mais si quelqu’un voulait vous faire du mal… le Loup sait viser, et il ne manque jamais son coup.

— J’ai peut-être eu tort de lui rendre son fusil, dit Marie, comme il a l’air farouche.

Le loup s’en allait à grands pas dans la brousse, la jeune fille était toute frissonnante.

Prématurément grandie, un peu frêle, Marie, à cet âge où se dessine la femme, demeurait enfant, avec l’impressionnabilité, les frayeurs puériles, et cette passivité qui faisait d’elle une élève docile aux mains de Mlle Estevenard, et parfois une esclave aux volontés de Fanchette. Heureusement, celle-ci n’abusait pas de son ascendant sur Marie qu’elle aimait d’un dévouement absolu, et Mlle Estevenard n’usait de son influence que pour le perfectionnement intellectuel et moral de la jeune fille.

Mais la bonne institutrice déplorait la faiblesse de ce caractère et en concevait des craintes pour l’avenir.

— Marie ne manque pas d’intelligence, disait-elle à M. de Lissac, encore moins manque-t-elle de cœur la chère petite, mais elle manque d’énergie ; c’est une tige frêle qui ploie à tous les vents, une cire molle, prête à subir toutes les empreintes. Un instant, à l’heure de sa première communion, j’ai cru que la piété allait tremper cette pâture sans ressort, mais non, elle est restée pieuse sans devenir forte.

Sa pauvre mère était ainsi, dit Maurice avec un soupir, ne se rendant pas compte que, de qui surtout sa fille tenait ce caractère trop faible.

— Hélas, reprit Mlle Estevenard, la vie a tant d’embûches ! Qui peut connaître l’avenir, les obstacles dressés, les luttes futures ?… la chère enfant est encore bien mal armée pour cet inévitable combat.

— C’est une grande tranquillité pour moi que de vous avoir auprès d’elle, chère Mademoiselle !

Instinctivement, ce père comprenait qu’il ne pouvait pas beaucoup pour le bien de l’enfant qu’il aimait.