La Revue populaire (p. 37-39).

II


Pendant que Raymond, à Paris, voyait sa fortune onduler aux fluctuations des cours de la Bourse, Maurice s’était marié.

Très riche, il n’avait pas cherché la fortune chez sa femme. Une jeune orpheline du voisinage, dotée seulement de ses charmes et de ses vertus, avait fixé son choix. Ils vécurent heureux une année, attendant l’enfant que Dieu leur promettait. L’enfant naquit, ce fut une fille ; ils l’appelèrent Marie.

— Je veux nourrir moi-même mon enfant, avait déclaré Mme de Lissac.

Ce vœu maternel ne devait pas être exaucé, Une mauvaise fièvre s’empara de la jeune mère et il fallut chercher une nourrice.

On la trouva chez des tenanciers du domaine ; les parents de Madeleine servaient la famille de Lissac depuis plusieurs générations ; mariée quelques mois avant Maurice, Madeleine avait une fille presque du même âge que la petite Marie : on lui proposa d’entrer comme nourrice au château.

— Mais, dit-elle, et mon enfant ?

— Nous trouverons pour l’allaiter une femme dans le voisinage.

— Non, monsieur, non dit Madeleine, pour mes maîtres je donnerais ma vie, mais non ma fille. Seulement, je crois que je pourrai les nourrir toutes les deux. Fanchette a déjà cinq mois, je la ferai manger bientôt ; en attendant, j’aurai assez de lait pour ne laisser souffrir aucune des deux mignonnes.

Madeleine prit délicatement l’enfant dans son berceau et commença à l’allaiter.

Allongée sur son lit de repos, très pâle et très faible, Alix de Lissac se sentit au cœur un peu de jalousie à la vue de cette jeune paysanne, si fraîche, si débordante de santé, prête à infuser à son enfant cette vie qu’elle-même se sentait impuissante à lui conserver.

Madeleine avait là sa fille, un poupon aux membres fermes et aux joues roses sur lequel Alix jetait des regards d’envie.

— Vous ne voulez pas que nous lui cherchions une nourrice ?

— Non, madame, je suis pauvre, mais je ne me séparerai pas de mon enfant.

— Et vous croyez pouvoir les nourrir toutes les deux ?

— Ah ! j’en suis bien très sûre.

Et sa bouche rose, aux dents saines, se ferma en un gros baiser sur le visage souffreteux de la petite Marie :

— Pauvre amour !

Cette prise de possession par la tendresse remua le cœur de la pauvre Alix, dolente sur ses coussins.

— Vous croyez que vous l’aimerez ?

— Autant que la mienne, notre dame. Qui est-ce qui ne l’aimerait pas, ce petit ange du bon Dieu ! Autant que la mienne !

Déjà conquise, la malade tourna la tête vers son mari qui, muet, regardait, appuyé des deux bras sur le dossier du lit de repos.

— Que décidons-nous, Maurice ?

— Je crois que tu es toute décidée, ma chérie.

— Tu vois, elle l’aime déjà.

Madeleine fut choisie comme nourrice et autorisée à la garder avec sa petite Fanchette.

Les Lissac n’eurent pas à se repentir de lui avoir laissé son enfant.

Quand la jeune femme, accoutumée aux rudes travaux n’eut plus qu’à nourrir les deux bébés, à se promener oisive, sous les grands arbres du pare, quand la nourriture choisie du château remplaça son alimentation grossière, son lait suffit à l’appétit croissant des deux petites filles. Marie, rose, joufflue, avec de gros bourrelets empâtant ses poignets mignons et ses fines chevilles, n’eut bientôt plus rien à envier à sa sœur de lait.

Demeurée frêle et maladive, sa mère la voyait s’épanouir comme une jolie fleur dans les matinées ensoleillées de mai, et n’avait plus le courage d’être jalouse de la nourrice.

Dans une grande chambre claire, Madeleine avait son lit, au milieu d’un panneau, appuyé au mur par la tête.

De chaque côté du lit, un berceau.

À droite, la bercelonnette de palissandre aux vaporeux rideaux roses, avec sa courte pointe où froufroutait une dentelle retenue par des nœuds de ruban ; à gauche la corbeille d’osier, sous ses draperies de percale blanche, propre et riante à l’œil. La vaillante femme avait repoussé l’offre de se faire aider dans la nuit, et, tour à tour se penchait à droite, se penchait à gauche pour élever jusqu’à elle les deux petites affamées.

Maurice et Alix surveillèrent ces progrès quotidiens si doux et si importants au cœur des parents ; ils connurent l’ivresse du premier regard conscient qui, cessant de s’attacher aux choses mystérieuses et lointaines du monde ignoré, s’arrête avec une lueur d’intelligence, sur les yeux qui l’épient ; la surprise des premières dents, visibles à peine ; que l’on sent seulement sous le bout des doigts, doucement glissé dans cette petite bouche, mouillée comme une fleur ; la joie d’entendre les bégaiements où l’on cherche à deviner le Papa mama, verbe premier de ce langage enfantin.

Plus avancée, Fanchette gardait ses distances. Avant sa sœur, elle sut regarder et sourire, balbutier ses premiers mots ; mais bientôt comme une émulation poussa Marie à limiter : elle sourit en la voyant sourire et, quand elle l’entendit parler essaya de parler aussi.

C’était merveille de voir, au matin, ces deux mignonnes, placées côte à côte sur le grand lit de Madeleine, tels des oiseaux jasant au bord du nid, se parler en des gazouillements sans fin, en un langage particulier, obscur encore, où les grands ne savaient rien entendre tandis que, sans doute, elles se comprenaient entre elles.

— Madame ! Madame ! cria Madeleine un jour, Madame, Fanchette « s’en va seule ».

Alix, accourue, distingua le petit paquet titubant qu’était Fanchette, se dirigeant penchée en avant, vers Madeleine qui lui tendait les bras, tandis que, dans son berceau, Marie, les yeux grands ouverts, intéressée, comprenait vaguement qu’un grand fait venait de se produire.

Le premier pas de l’enfant est une liberté.

Alix vint à son tour, les bras ouverts, à la petite émancipée qui, tête en avant, s’y jeta éperdument, comme on tombe, tandis que la nourrice détournée saisissait Marie, l’enlevait, l’embrassait.

— Oh ! le pauvre amour ! tu ne sais pas encore marcher toi ! Mais vous verrez, Madame, maintenant que Fanchette marche, vous verrez que Marie « s’en ira » bientôt, vous les verrez courir et se poursuivre comme deux petits rats.

Donc, Fanchette marchait, et Marie sut bientôt marcher. Elles se suivaient, la plus jeune tenant la robe de l’aînée pour assurer ses pas mal affermis. Toutes les deux, aux jours d’été, sur la pelouse qui s’étendait devant la porte du château jouaient et se roulaient, tantôt se pelotonnant ensemble, gracieuses comme deux jeunes chats, tantôt, de leurs mains potelées, arrachant maladroitement des fleurettes qu’elles portaient à leur nez, l’air attentif, en disant : « sent bon » et qu’elles rejetaient tout de suite déchiquetées et flétries.