La Revue populaire (p. 35-36).

L’ARME DU FOU

Par Berthe de PUYBUSQUE


PREMIÈRE PARTIE

I


C’était dans l’un des paysages les plus accidentés et les plus sauvages du pays de Foix que s’élevait le manoir de Gabach.

Gabach est le vieux nom ariégeois du blé noir, du sarrasin.

Dans les terrains pauvres de ces hautes altitudes, où la vigne ne mûrit pas, où le blé reste misérable, le sarrasin, moins exigeant, est cultivé avec succès ; sobres autant que leurs frères lointains d’Armorique, les Ariégeois de jadis vivaient de bouillie de ce blé noir, alternant dans leur alimentation avec le maïs et les pommes de terre, et, sur ses petites fleurs blanches, les abeilles, recueillaient le miel brun de l’arrière-saison, tout parfumé du thym et du serpolet des hauts plateaux.

De ces petits champs de sarrasin, cultivés autour de ses murailles dans l’intervalle des bois touffus, le manoir, très anciennement, avait été nommé Gobach.

Un manoir, au début du siècle précédent, presque en ruines. Deux tours en poivrières y défendaient un corps de logis vaste, massif et lézardé. Le fossé profond qui l’isolait de son vieux parc n’existait presque plus ; les douves brisées des ponts, les amas de terre éboulée qui l’avaient comblé en maints endroits, s’étaient couverts d’une végétation de plantes sauvages, de ronces, de chardons, au milieu desquels avaient poussé des touffes d’ormes, de bouleaux et d’aulnes devenus arbres à leur tour. Tout cela ne faisait plus qu’un prolongement du parc abandonné, montant à l’assaut de la bâtisse où, par les fenêtres brisées, se hasardaient parfois, avec l’audace des intrus qu’on n’a pas la force de chasser, de longues branches de lierre, ou de vigoureux rejetons d’ormeaux.

Les réparations s’imposaient, mais la fortune, toujours plus obérée, des propriétaires ne leur permettait pas de songer à les accomplir. Amoindris dans leur train et dans leur influence, les Lissac vivaient en habereaux assez désargentés, peu à peu aliénant des parcelles de leurs terres.

Vers 1850, les choses changèrent de face par le mariage de François de Lissac, fils unique du propriétaire de Gabach, avec une juive rencontrée fortuitement aux eaux d’Ussat.

Éblouie par la bonne mine et la noblesse authentique de François, Noémie Muller consentait bien vite à échanger, contre celui de Lissac, le nom du boursicotier véreux qu’était son père. Elle apportait cinquante mille livres de rente dans sa corbeille.

Les honnêtes Français savaient déjà en quelle mince considération il fallait tenir les Juifs. Néanmoins, M. Édouard Drumont, le Pierre l’Ermite de cette grande croisade contre les empiètements d’Israël, n’avait pas encore crié son vibrant : « Dieu le veut ! » En pénétrant dans le Ghetto pour y choisir sa femme, François de Lissac ne souleva donc aucune protestation indignée ; au contraire, ses voisins, tout en essayant timidement de le dénigrer, étaient peut-être un peu jaloux de sa bonne fortune.

Les brèches des vieux murs de Gabach furent réparées, on recoiffa de chapeaux neufs les tours en ruines, et, s’il sembla superflu de creuser à nouveau les fossés et de rétablir le pont-levis, du moins les hordes de végétation parasite furent-elles repoussées avec succès et désormais contenues à leur place.


En même temps, les terres qui avaient composé le domaine primitif, des mains de paysans plus ou moins obérés, retournèrent doucement dans celles des premiers propriétaires. Au bout de quelques années, le domaine avait recouvré ses belles proportions anciennes et François de Lissac y recommençait la vie seigneuriale de ses ancêtres — un peu modernisée — tout en trouvant le moyen de faire des économies.

Il avait eu deux fils, Maurice et Raymond, de cinq ou six ans plus jeune que son frère.

On ne pouvait voir deux natures plus dissemblables que celle de ces deux enfants. Généreux et loyal, l’aîné semblait bien devoir perpétuer le caractère français dans ses plus nobles manifestations ; au contraire, chez Raymond parurent de bonne heure l’astuce, la cruauté, la cupidité, défauts dont un autre atavisme eût peut-être facilement décelé l’origine.

Toutefois, si de sa famille maternelle, Raymond avait hérité l’amour de l’argent, il n’en avait pas, du moins pendant sa jeunesse, hérité la faculté de le conserver et de l’accroître.

Bientôt après leur majorité, les deux frères se trouvèrent orphelins.


Maurice, que son amour des traditions ancestrales attachait au vieux manoir, désirant le conserver en propriété exclusive, offrit à son frère de le désintéresser. Raymond accepta l’argent et partit pour Paris.

Là il dépensa d’abord largement sa jeunesse, sa santé et sa fortune, mais les instincts de la race ayant subsisté jusqu’au milieu de ses désordres de viveur, il dut s’arrêter avant d’avoir dévoré tout son capital et se lança dans des entreprises financières, où son nom lui fournissait un rapport plus considérable encore que son argent.

Toute intimité avait cessé depuis longtemps entre ces deux frères si dissemblables. Si Maurice considérait un nom ancien comme un héritage inaltérable, un fidéi-commis que tout homme doit transmettre à son fils aussi pur qu’il l’a reçu, Raymond, enclin par nature et par habitude à n’estimer des choses que leur valeur vénale, taxait de maladresse le fait de laisser improductif un capital quelconque ; pour lui, son nom et son argent n’étaient rien de plus.