L’Armée anglaise peinte par Rudyard Kipling

L’Armée anglaise peinte par Rudyard Kipling
Revue des Deux Mondes4e période, tome 158 (p. 512-554).
L’ARMÉE ANGLAISE
PEINTE PAR KIPLING

De tous les écrivains de notre temps, Rudyard Kipling peut passer pour le plus favorisé. Il n’a pas atteint trente-cinq ans, et déjà il est le poète attitré d’une grande puissance. Romancier, il compte les millions de lecteurs qu’on ne peut avoir qu’à la condition d’écrire des choses accessibles à tous les esprits dans une langue comprise sur la moitié du globe. Ce n’est pas assez dire, puisque dès 1879 il a été établi que les colonies et les conquêtes anglaises constituaient un tiers du monde habitable et un quart de sa population. L’empire britannique, prétend-on, est trois fois et demi plus grand que l’empire romain à l’apogée de sa gloire. Quoi qu’il en soit au juste, les écrivains anglais ont l’avantage de s’adresser à un public infiniment considérable, dont la Grande-Bretagne ne forme qu’une faible partie, renforcée par les États-Unis, l’Australie, un bon morceau de l’Asie et une partie de l’Afrique. Mais il n’est aucun ouvrier en vers ou en prose parmi eux qui ait. à beaucoup près, en ces diverses régions, la popularité de Rudyard Kipling. Kipling pénètre partout où va le Drapeau anglais, et, il l’a dit avec une superbe insolence dans la ballade intitulée ainsi, tous les vents de la terre peuvent donner des nouvelles de ce drapeau-là :


Que savent-ils de l’Angleterre ceux qui ne connaissent qu’elle ?


Le vent du nord interrogé répond en rugissant que le drapeau anglais a forcé les portes de fer du cercle arctique, et le vent du sud soupire qu’il n’est pas un îlot, parmi les milliers d’îles qui couvrent l’immensité des mers tropicales, où ne flotte, parmi les palmes, le drapeau anglais. C’est encore le vent d’est qui a le plus long récit à faire, l’Angleterre s’étant taillé en Asie la part du lion ; et le vent d’ouest, sur la route labourée par la tempête que franchissent à leurs risques les navires chargés de bétail et de blé pour nourrir la mère patrie, sait que le drapeau anglais pousse toujours en avant. A ceux qui veulent lui chercher querelle, la mer crie :


Vous n’avez qu’à braver mon haleine, — Vous n’avez qu’à vaincre mes vagues, — Quelque part que vous alliez, il est là !


Et les dévots du demi-dieu Kipling se pressent, innombrables, dans toutes les classes, à tous les rangs de l’immense multitude que couvre l’ombre de ce vaste drapeau ambitieux d’envelopper de ses plis la terre entière.

Kipling est adoré dans les casernes ; le soldat sait par cœur toutes les pièces dont, sous le sobriquet familier de Tommy, Tom Aikins, il est le héros, ivre plus souvent qu’à son tour ; sur les navires de guerre et autres, la ballade du Bolivar circule parmi les matelots ; et l’engouement monte de degré en degré jusqu’aux plus blasés, qui font leurs délices de cette littérature hardie, spontanée, toute neuve, toute fraîche, sans précédens connus, sans imitation possible. Beaucoup d’ingrédiens, hétérogènes en apparence, entrent dans son assaisonnement : le réalisme le plus brutal, l’argot des faubourgs de Londres y côtoie l’exotisme merveilleux de la jungle ; les parfums de rose et de santal s’y mêlent aux odeurs du ruisseau ; le symbolisme et le reportage y vivent en bonne intelligence. Qu’importe la bizarrerie de cette cuisine sans nom, si elle est savoureuse ? Et elle l’est, d’une saveur à part. Aussi nul ne peut s’étonner que chaque mot des rudes ballades de Kipling soit payé un dollar pièce et chaque mot de ses nouvelles jusqu’à deux shillings par les éditeurs, sûrs de rentrer dans leurs frais. C’est un côté bien secondaire du succès vraiment prodigieux de ce jeune homme qui cherche des impressions et des expériences au milieu de tous les périls, dans les climats les plus meurtriers. Il n’est pas « professeur d’énergie » en chambre et, la plume à la main, il n’enseigne que ce qu’il sait faire, toujours prêt, au Transvaal comme dans l’Inde, à jouer sa vie contre un renseignement précis, un spectacle nouveau. La rapidité de la vision, la faculté d’assimiler n’ont peut-être jamais été portées aussi loin.

Il est né journaliste et il a la qualité dominante du journaliste, l’à-propos. Il saisit prestement, comme il saisirait l’aile d’un papillon, la chose qui passe et, pour vulgaire qu’elle soit, il en fait un joyau merveilleusement serti. L’un de ses fervens admirateurs en a conclu qu’après lui le grand écrivain de l’avenir serait certainement un reporter transfiguré, un journaliste plus artiste que les artistes, un artiste plus journaliste que les journalistes. Mais nous doutons fort que Kipling fasse école, pas plus qu’un peintre tel que Henri Regnault par exemple ; la jeunesse, le feu, l’originalité, le diable au corps ne se transmettent ni ne s’attrapent. Et les millions d’auditeurs curieux et charmés qui, les yeux fixés sur lui, attendent avidement une histoire ou une chanson, savent bien qu’il est unique. L’année dernière, à pareille époque, on a tremblé pour sa vie. Peuples et rois se sont intéressés à son état, la presse du monde entier donnant de ses nouvelles ; mais il ne pouvait pas mourir, il avait devant lui un rôle trop conforme à son tempérament. Aujourd’hui, ce rôle, il le remplit, il plane, tel qu’un échappé du Walhalla, sur d’affreux carnages dont il a le premier donné le signal en désignant la petite république sud-africaine comme un obstacle à la civilisation, bon à balayer quand éclaterait l’inévitable grande guerre européenne. L’Angleterre a manqué de patience ; du reste, elle a suivi le mouvement que son jeune leader indiquait. Vraiment, il n’y a pas de potentat qui ait le pouvoir de celui dont un confrère dédaigneux nous disait, il y a une dizaine d’années à peine : A boy writing for boys ! Le boy a grandi. Comme l’un de ses héros partis de rien, il voulut être roi et il le fut tout de bon, — plus que roi, prophète ! Mais ceci, il ne le doit pas au meilleur de son œuvre, qui est en prose sobre, nerveuse et condensée : il y arriva d’un coup par le genre d’à-propos que nous signalions tout à l’heure, lorsque, au milieu des pompes du jubilé qui révélait pour la première fois l’immensité, les ressources, les richesses, les splendeurs de l’Empire, il dota l’Angleterre du Recessional hymn, dictant, pour ainsi dire, avec autorité l’état d’âme qui convenait à un peuple ébloui de sa propre grandeur. Ce chant prétendu religieux restera comme un monument d’orgueil incommensurable. Sous prétexte de demander à Dieu l’humilité dans le triomphe, l’Angleterre y relègue à leur rang, d’un geste hautain, non seulement les gentils, mais les croyans d’espèce inférieure, les vantards qui se passent de la loi. Que ceux qui ont des oreilles pour entendre comprennent. Cela s’était vu déjà dans l’Évangile : « Seigneur, Je vous rends grâce de ce que je ne suis pas semblable à ce publicain ; » et cela s’appelle, sous quelque apparence qu’on le déguise, le pharisaïsme. Il est curieux de noter les ressemblances entre les deux peuples qui, à des époques différentes, se sont exaltés au-dessus de tous les autres. Vraiment ce serait à croire que les Anglais descendent, comme le veut une tradition, des tribus perdues d’Israël[1].

Mais pour revenir à Kipling, interprète éloquent de l’ambition et de l’orgueil de sa race, n’a-t-il pas dicté aux Etats-Unis, sur le même ton d’autorité infaillible, lors de la guerre de Cuba, la conduite à tenir envers leur sauvage conquête, half devil half child, moitié diable et moitié enfant ? Il faut dire que, marié à une Américaine et passant une partie de l’année dans le Vermont quand il n’est pas en Angleterre, en Australie, dans la Nouvelle-Zélande, en Afrique, à Ceylan ou à Lahore, il a droit de conseil en Amérique. Et le genre de conseil qu’il donne, celui de l’annexion, est partout bien accueilli.

The White Maris burthen, le Fardeau de l’homme blanc, — c’est le titre du poème, — digne pendant du Recessional, transformait à souhait les droits du vainqueur en une mission sacrée où tout était censé de sa part sacrifice et abnégation, sans aucun avantage personnel. Là-dessus le poète national, le prophète de l’Angleterre, devint, par surcroît, celui des Etats-Unis.

En se rappelant le cynique qu’il peut être à l’occasion et le pessimisme railleur qui distingue sa première manière, on se demande si Kipling est bien sérieux dans sa nouvelle incarnation. Il y a certes un gamin chez le prophète-professeur d’énergie, un gamin parfaitement capable de se moquer du monde comme le fait du collège son dernier héros, l’écolier Stalky. Mais, si la religion de Kipling nous paraît douteuse, il n’y a pas à douter de son fanatisme dès que la guerre et l’impérialisme sont en jeu. Il a embouché cette double trompette sans s’arrêter un instant, soyez-en sûrs, à la grave question de responsabilité morale, la responsabilité que Paul Bourget fait retomber d’un poids si lourd sur le maître impassible qui, sans le savoir, arma pour le crime la main du Disciple, la responsabilité qui, Au milieu du chemin, s’impose soudain à la conscience émue de ce personnage d’Edouard Rod, complice d’un suicide pour avoir idéalisé le même geste dans un de ses drames.

Et cependant cette terrible responsabilité, qu’encourt tout semeur coupable d’avoir jeté au hasard le grain qui peut germer en mauvaise moisson, Kipling, plus qu’aucun autre, devrait la sentir peser sur lui, car il sait toujours où il va, ce qu’il veut, et il veut la guerre : il se mêle au combat, il l’observe, il le chante avec une joie farouche, il s’en fait l’apologiste passionné. Personne plus que lui n’aura contribué à exaspérer l’animalité anglo-saxonne. L’eau semble venir à la bouche de ses personnages favoris, les soldats de l’infanterie coloniale, quand ils s’entre-racontent leurs différentes façons de tuer. Toutes paraissent également bonnes à Kipling. L’unique vertu qu’il reconnaisse est la force, « qu’il s’agisse d’un individu, d’une machine ou d’un empire ; » et il a converti sans peine des multitudes à sa manière de voir. Les boucheries humaines qui ont son approbation lui doivent probablement ce que l’assassinat doit à de certains reportages sensationnels, des inspirations sanguinaires, des trouvailles d’atrocités. A ses yeux (et quiconque l’a lu, quiconque a subi par conséquent son influence magnétique s’accusera d’avoir pensé de même, ne fût-ce qu’un instant), il n’y a rien de criminel ni de honteux que la faiblesse et la lâcheté. Ceci est exprimé avec une verve impitoyable dans la ballade de Tomlinson, ce défunt bourgeois de Londres qui, se présentant aux portes du Paradis, puis à celles de l’Enfer, reçoit de saint Pierre et du diable la même réponse : — « Vivant qu’avez-vous fait ? Vous nous dites ce que vous avez appris et pensé et senti et souhaité, mais vos actes où sont-ils ? Eux seuls comptent. Un prêtre vous a guidé ? Qu’est-ce que cela signifie ? La course est gagnée par un, jamais par deux. La femme de votre prochain vous a fait pécher ? Le péché, fût-il commis par deux, est payé séparément par chacun. Allez, il n’y a de place pour vous ni avec les bons, qui furent actifs, ni avec les méchans, qui gardent leur orgueil. »

Et le diable, qui a beaucoup plus d’esprit que saint Pierre, ajoute des réflexions divertissantes sur la race d’Adam si tristement dégénérée, en déclarant qu’il n’a pas de bon charbon à perdre pour griller une pareille loque ! Il la livre aux diablotins, qui, en se la rejetant comme une balle crevée, découvrent que Tomlinson n’a même pas apparence d’âme, ayant probablement vendu ou troqué la sienne, bref qu’il n’est que vent et ramassis de fatras imprimé, avec quelques idées volées au voisin.

— Tu ne mérites pas que je te fasse frire, dit le diable. Va ! retourne à la chair, tâche de nous rapporter quelque chose qui soit vraiment toi ; et que le bon Dieu, que tu as pris dans un livre imprimé, te vienne en aide, ô Tomlinson !

Cette ballade nous apprend, en même temps qu’à Tomlinson, que l’honneur et l’esprit, tout damnés qu’ils soient, ont une place spéciale en enfer, où ils règnent plus puissans que le diable, lequel ose à peine approcher d’eux.

Nous avons donc été très surpris d’entendre en Amérique célébrer la morale de Kipling, — c’était à la distribution des diplômes de l’Université de Harvard. « Morale virile, ajoutait l’orateur, un très jeune gradué. Les femmes ne peuvent en être juges, Kipling n’écrivant pas pour elles. » Dans un pays où les femmes sont érigées en déités tutélaires, le seul fait de leur refuser, sur le ton du dédain, le droit d’apprécier un moraliste indiquait assez la puissance du philtre que Kipling verse aux adolescens de cette génération pour les endurcir. Et cependant il n’avait pas encore écrit son œuvre dernière, Stalky and Co., mise à la portée de l’enfance même, car on ne peut apparemment être pénétré trop tôt de la vanité de tout ce qui n’est pas escapades défendues, aventures périlleuses, endurance spartiate et violent pugilat. C’est la meilleure manière de former de bonnes recrues britanniques pour le gouvernement de l’Inde et la conquête du monde en général. On dit que Kipling, envoyé de Bombay, où il est né, en Angleterre pour son éducation, entra dans le collège même où il place son trio de garnemens, Stalky, Mac Turk et Beetle, un écolier à lunettes qui n’est autre que lui. Cette pension ne se recommande par aucune règle bien précise, quoiqu’on y garde pieusement l’excellente habitude des coups de canne, que reçoivent sans se plaindre, de la main du maître, les plus intraitables de ces grands garçons. Ils ne se soucient d’ailleurs que de gymnastique et d’exercice militaire, fument, jurent, boivent, promettant sous ce rapport, quoiqu’ils soient de l’étoffe dont on fait les officiers, de rivaliser avec tous les « Tommys » du monde.

Aucun lecteur français arrivé à l’âge d’homme ne pourrait aller, croyons-nous, jusqu’à la fin de Stalky ; nous ne nous arrêterons donc pas à cette erreur du professeur d’énergie. En revanche, le moment semble bien choisi pour relire la partie militaire de l’œuvre de Kipling. Elle se compose de nouvelles, brèves comme toutes les autres et belles parmi les plus belles, qui s’égrènent en désordre et sans suite parmi d’autres récits où fleurit et bruit la jungle, où vivent les Hindous de basse caste, les métis à demi européanisés, les fonctionnaires civils, les fringantes amazones de Simla et autres lieux, toute la population anglo-indienne en un mot, sans parler de certains personnages fantastiques qui côtoient le mythe. Rudyard Kipling, en possession de matériaux si variés, qu’il connaissait mieux que personne, évoque souvent les mêmes figures ; elles passent et repassent, faisant songer à la Comédie humaine, comme une suite de photographies instantanées peut rappeler une galerie de tableaux.

Nous nous bornerons aux scènes de bataille et de caserne. En attendant que soit écrite d’une plume trempée dans le feu et dans le sang l’épopée du Transvaal, c’est encore Plain tales from the hills, Soldiers three, Mine own peuple, Many inventions, Barrack room ballads, qui apprennent le mieux à connaître l’armée anglaise avec ses qualités, ses tares, ses faiblesses, avec les désavantages surtout qu’il peut y avoir aujourd’hui à être une armée de mercenaires commandée par des officiers commissionnés. Le service obligatoire qui existe partout, sauf en Angleterre et aux États-Unis, s’imposera fatalement de plus en plus, tant que les hommes continueront à s’entre-égorger par la volonté des gouvernemens, sans que les églises même y trouvent à redire, puisque l’archevêque Alexander, primat d’Irlande, poète à ses heures, est, sur ce point, d’accord avec Rudyard Kipling. Écoutez-le plutôt :


Voyant combien se forment noblement les caractères — Sous la pluie rouge de la guerre, j’estime — Que celui qui fit les tempêtes et les tremblemens de terre — Fit peut-être aussi les batailles.


Triste conclusion, hélas, du congrès de la Paix ! Triste réponse à ce message généreux du Tsar qui fournit à Kipling, toujours prompt à la riposte, le sujet d’une légende : la Trêve de l’Ours.


I

Considérons d’abord la matière première de l’armée, le soldat. C’est à cet humble rang que Kipling a choisi ceux que l’on peut appeler ses héros, Mulvaney, Ortheris et Learoyd, bien qu’ils soient collectivement de francs vauriens. Et de fait, jamais ils ne se séparent ; ils ont tout en commun, argent, tabac, boissons, épousant les querelles les uns des autres, partageant aubaines et rapines. L’auteur les a surnommés les trois mousquetaires, et certes Térence Mulvaney, l’inimitable Irlandais, vaut d’Artagnan, avec sa haute mine, sa faconde hibernoise qui ne le cède pas à la hâblerie gasconne, sa sensibilité à l’égard du beau sexe, sa prédilection pour les grands coups d’estoc, sa philosophie naturelle parfois profonde. Il rappelle volontiers que, dans la nuit des temps, il a été caporal, mais une soif inextinguible et toujours satisfaite lui a fait perdre ses galons.

Ortheris est resté simple soldat pour la même raison, compliquée d’irrépressible insolence, car ce petit homme a le verbe gouailleur d’un cockney de Londres sorti du ruisseau. Le troisième mousquetaire, Learoyd, est un géant du Yorkshire, à l’esprit lourd comme son physique de taureau, également tendre à la bouteille, braconnier et voleur de chiens par surcroît. Du reste les trois camarades sont d’effrontés pillards. Ils ont, le plus loin possible des sergens de la compagnie qui se livrent à d’indiscrètes perquisitions, ce qu’ils appellent leur trappe, un vieux puits desséché qu’ombrage un pipai aux branches tordues et que défend un rempart de hautes herbes. Là ils ont établi leurs magasins et leur ménagerie ; là ils cachent tout ce qui ne pourrait être sans risque introduit à la caserne : poules volées, terriers de bonne maison, etc. Et ce sont des soirées de paresse délicieuses que celles où Ortheris se promène en sifflotant au fond du puits parmi sa meute, en écoutant les sages conseils d’hygiène vétérinaire débités lentement par la langue épaisse de Learoyd, tandis que Mulvaney, assis dans la fourche du pipai, agite ses énormes bottes au-dessus de leurs têtes en manière de bénédiction. Les récits de guerre et d’amour que lui inspire la fumée du tabac de cantine enchante son auditoire, dont Kipling fait partie.

C’était à l’époque où, revenu d’Angleterre, il écrivait à Lahore, pour la Gazette civile et militaire, après quoi il devait se distinguer, toujours comme journaliste, dans le Pionnier d’Allahabad. Il avait senti que Mulvaney lui porterait bonheur et s’attachait à sa personne pour tirer de lui le sujet et les détails de beaux tableaux de bataille. Devant ces trois vétérans, le jeune homme rêvait déjà aux grandes destinées de l’Inde, sa vraie patrie, car il est par excellence un Anglais colonial ; les rues, les gens des rues lui font horreur ; il aime la jungle comme l’aimait son Mowgli, le frère des loups, mais ses frères-loups à lui sont des habits rouges. L’un de ses premiers rêves fut la formation d’une armée territoriale composée de soldats d’expérience, tels que Mulvaney, qu’une paye spéciale déciderait à s’engager pour douze ans, avec le choix de prolonger encore cet engagement de cinq années si leur santé tenait ferme, une armée comme le monde n’en connaît pas encore : 100 000 soldats bien formés, 15 000 hommes pris chaque année à l’Angleterre, faisant de l’Inde leur demeure, s’y mariant, mettant au monde de futures troupes blanches avec, peut-être, un renfort de métis, un quart de million d’hommes bientôt formant une colonie indépendante à laquelle la mère patrie fournirait des vaisseaux de guerre et que protégerait Aden d’un côté, Singapour de l’autre.

La réalité cependant répondait peu à cette vision. Dans His Private Honour, Son Honneur de Soldat, nous voyons arriver la fournée automnale des recrues, dont on dit chaque fois : — C’est le pire de tous les détachemens qui ait encore été envoyé du dépôt ! — misérable bétail humain venu des faubourgs de Londres, que les vieux soldats abreuvent d’injures au débotté :

« Eh bien ! dit Ortheris en les dévisageant, on nous a flanqué là un joli ramassis de sales museaux ! En voilà des figures de poissons frits ! Du diable, avec ça, s’il n’y a pas parmi eux quelques Juifs aux yeux rouges. Eh ! là-bas, l’individu à la tignasse grasse, lequel des Salomons était ton père ? M’entends-tu, Moïse ?

— Mon nom est Anderson, répond le misérable.

— Samuelson ! j’en étais sûr ! Et combien de tes pareils viennent empoisonner la compagnie B ?

Il n’y a pas de mépris comparable à celui que le vieux soldat témoigne au nouveau. Et il est juste qu’il en soit ainsi. Une recrue doit apprendre d’abord qu’elle n’est pas un homme, mais une chose qui, avec le temps et par la grâce de Dieu, peut se développer et devenir un soldat de la Reine, pourvu qu’il s’y applique et qu’il écoute les conseils.

La tunique d’Ortheris était ouverte ; sa casquette abaissée sur l’un de ses yeux, les mains croisées derrière le dos, il poursuivait son inspection, de plus en plus dédaigneux. Les recrues n’osaient rien répondre, car c’étaient de nouveaux élèves abordant une nouvelle école, encore qu’on les eût appelés soldats au dépôt, là-bas, dans la confortable Angleterre.

« Pas une paire d’épaules présentable dans le tas ! J’ai vu de vilains détachemens, mais celui-ci a le pompon. Jock, viens regarder s’ils ne sont pas pour faire peur aux oiseaux ! »

Learoyd traversa la place lentement, fit le tour des groupes malencontreux comme une baleine ferait le tour d’un banc de goujons, ne dit rien et s’en alla en sifflant.

« Ah ! oui, vous avez raison de baisser le nez, reprit Ortheris. C’est vous, c’est vos pareils qui font le désespoir de gens comme nous autres. Faut vous débrouiller ! Chienne de besogne ! Et qu’est-ce qui nous revient pour ça ? Pas un sou de plus... N’allez pas croire au moins que c’est le colonel, ou l’officier de la compagnie qui vous forme, c’est nous, c’est nous tous seuls..., kangourous que vous êtes ! »

Un lieutenant, qui passait derrière Ortheris au moment où il achevait sa harangue, insinua sans se fâcher :

« Vous avez peut-être raison, mais à votre place je ne le crierais pas si haut. »

Les recrues se mirent à ricaner et Ortheris salua, un peu déconfit.

Si Ortheris a la spécialité de l’injure, Learoyd prend le soin de rosser chaque individu séparément avec méthode.

L’épreuve est dure pour la compagnie B, car vingt bons soldats ne peuvent pas à la fois faire l’exercice et régler les mouvemens de quarante novices. Les recrues auraient dû être versées à travers le régiment d’une façon plus égale, mais le colonel a trouvé bon de les masser dans une compagnie où il y a une forte proportion de vieux soldats. Il reconnaît son erreur à la première parade, et promet de les envoyer avant leur tour en garnison au fort Amara, la plus épouvantable des garnisons de l’Inde, où il espère bien, dit-il, que leurs officiers leur feront faire l’exercice à mort, puisque vivans ils ne sont bons à rien.

L’admonestation est de celles qui ne s’oublient pas ; les vieux soldats y répondent à leur manière. Une fois rentrés à la caserne, chacun d’eux prend une recrue et lui administre de vigoureux coups de pied. Les officiers n’ont pas d’yeux ni d’oreilles pour ce genre d’accident, — c’est toujours Kipling qui nous le dit, — ce qui vaut à la compagnie B d’être baptisée la brigade au cirage de bottes. « Car il y a cette différence entre l’état militaire et les autres métiers qu’il ne s’apprend pas dans les livres ; l’bomme doit souffrir d’abord, puis il doit apprendre à s’acquitter de sa besogne et acquérir en même temps ce respect de soi-même qu’amène avec lui le savoir. »

Tout le monde reconnaîtra, même en tenant compte des amplifications permises à un romancier, que les mœurs de caserne sont chez nous comparativement douces ; et il ne semble pas qu’au point de vue de la discipline on atteigne de moins bons résultats.

En tout cas, rien de semblable à l’étonnante aventure d’Ortheris et du lieutenant Ouless ne pourrait survenir ici. Pendant que se forme péniblement la compagnie B, un jeune officier, irrité de la stupidité des hommes, exaspéré par l’ardeur du soleil et encore fort mal au courant de son métier, frappe par mégarde d’un coup de badine un soldat qui ne le mérite pas et qui se trouve être Ortheris. La badine se termine par une capsule d’argent quelque peu éraillée qui s’accroche au drap de l’habit rouge et y fait une longue déchirure. Pour l’officier, le cas est clair. Il perdra son brevet, sa carrière est finie, si cet accès d’impatience s’ébruite. La figure de l’offensé est d’un violet noir qui s’assombrit de plus en plus et ne promet rien de bon. Après sept ans de service et trois médailles, être frappé sous les armes, et publiquement, par un blanc-bec ! Cela veut du sang. Au moment même le capitaine passe ; son œil est attiré immédiatement par une omoplate couverte de toile grise quand elle devrait être revêtue d’une tunique. Il interroge, et Ortheris déclare effrontément qu’il s’est déchiré à un clou de la porte du corps de garde.

Rien de plus invraisemblable, vu l’importance du dégât. Le capitaine ne le croirait pas, même si Ouless ne venait spontanément se confesser à voix basse. Mais Ortheris persiste dans son dire, affirmant que l’officier a dû rester trop longtemps sous le soleil, ce qui explique qu’il ne se rappelle plus. Le capitaine garde ses convictions pour lui. Quant au lieutenant, il se demande ce qui lui reste à faire. Pendant qu’il y réfléchit, très perplexe, Ortheris se venge sur les innocentes recrues de l’affront qu’il a subi, en les maltraitant de toute manière, surtout celles qui s’avisent de le plaindre ou de lui donner raison ; il sent d’ailleurs que son honneur est compromis et fait part, en langage incendiaire, de ses projets à Learoyd et à Mulvaney : quitte à passer en conseil de guerre, il arrachera la peau de ce petit drôle. C’est entre eux une affaire d’homme à homme.

Ouless, par bonheur, l’entend bien ainsi. Il propose à Ortheris devenir chasser avec lui, puis, une fois dans la jungle, dépose son fusil et dit tranquillement :

— Je vous ai frappé à la parade... Qu’est-ce qui vous a empêché de me dénoncer ?

— Je ne sais pas.

— Je ne peux pourtant vous demander de changer de compagnie, et moi-même je ne compte pas permuter. Que voulez-vous que je fasse ?

Là-dessus, il déboutonne son habit.

— Merci, monsieur[2], ça me convient tout à fait, dit Ortheris en se débarrassant du sien.

— Êtes-vous prêt ? dit le lieutenant. — Et il le touche sous le menton pour l’échauffer.

— Il était moins fort que moi, raconte par la suite Ortheris, mais il en savait plus long. Je vise très haut, tenant à le bien marquer. Je lui en ai appliqué un sur le nez qui a teint en rouge sa jolie chemise fine.

Et le combat continue, chacun des deux tailladant la figure de l’autre jusqu’à ce qu’un coup sur la bouche renverse Ortheris avec une œillère de moins.

— En avez-vous assez ? demande l’officier.

— Merci, je suis content.

Il l’aide à se relever et ajoute :

— Maintenant je vous fais des excuses pour vous avoir frappé. Le coup ne vous était pas destiné, mais tout est de ma faute. Prenez-le comme un accident et permettez-moi de remplacer votre habit. Il ne serait pas juste que ce fût pris sur votre paye.

La veille Ortheris lui eût jeté son argent au visage, mais rien ne l’empêche plus d’accepter ; il empoche dix roupies, le prix de deux tuniques, et ils vont de concert laver à la rivière leurs visages défigurés. Après ils reprirent leur chasse, et au retour Ortheris, gai comme un grillon, annonçait à la compagnie que cette petite difficulté entre lui et le lieutenant avait pris fin.

Ouless ne perdit pas son grade, ce qui serait arrivé si l’on eût appris en haut lieu qu’il s’était mesuré avec un soldat.

A un témoin de l’aventure qui lui dit :

— Vous pouviez le faire casser, vous en aviez le droit. Ortheris répond :

— Le droit ! ... Je ne suis pas une recrue pour aller gémir et me récrier sur mes droits, je sais, Dieu merci, me garder tout seul. D’ailleurs il était trop jeune. Ça n’aurait pas été honnête. Et j’y aurais perdu de m’battre. Ça m’aurait gêné tout le temps.

L’histoire est jolie, mais il n’en est pas moins vrai que la première leçon est donnée par le soldat à l’officier qui en profite ; ce n’est pas précisément dans l’ordre.


II

Trop de boy-officers, d’officiers-enfans. Parmi ces garçons, franchement sympathiques d’ailleurs, il n’y a pas de très fortes têtes ; braves sans exception, mais rien de plus. Voyez the Infant, le Bébé de A conférence of the powers. Lui et ses camarades, vingt-deux, vingt-trois et vingt-quatre ans, se partagent sans vergogne l’Asie centrale, ayant chacun son plan de campagne et se substituant par l’imagination à tous les commandans en chef, mais, en réalité, ce sont des écoliers de l’espèce de Stalky, des gamins athlétiques qui, dans les équipées où ils trouvent la joie de l’effort musculaire et du sport à outrance, tiennent peu de compte des ordres ou s’arrangent pour ne pas en recevoir. Le poste militaire le plus proche, là-bas en Birmanie, étant à quinze milles, il n’y a qu’à mettre aux arrêts l’homme de l’héliographe qui envoie et reçoit les dépêches, et on est maître de chasser les Dacoïts à sa guise. Cette chasse est racontée en un style où l’argot militaire et la langue du pays s’entremêlent à l’anglais aussi simplifié que possible. Ils sont, ces vigoureux garçons, tannés par le soleil, sauf à la place où la jugulaire laisse une marque blanche sur la joue et sur la mâchoire ; rien que de la résolution, de la fermeté dans les yeux, une lente respiration d’animal bien portant, une façon de parler nette et brève ; simples en tout, dans leur courage, où le goût du danger physique entre pour une bonne part ; dans leur insouciance de la mort pour eux comme pour les autres ; dans leur endurance personnelle doublée de dureté, dans leur gaieté enfantine prompte à imaginer toute sorte de tours. — Lire la Déroute des Hussards blancs qui suit le sacrifice solennel du vieux cheval pie réformé, le cheval légendaire de la musique du régiment. Depuis des années, trop longues pour qu’on les compte, il a porté les timbales d’argent, et les hussards jugent qu’il pourrait bien les porter encore ; mais le colonel, un tyran désagréable, se montre inflexible. Là-dessus le lieutenant Hogan-Yale, fils d’un lord irlandais, achète le cheval, censé pour avoir le droit de lui loger une balle dans la tête, et tout le régiment fait à la victime de fastueuses funérailles. Quelle est donc l’épouvante des hommes quand ils voient revenir tout à coup le vieux cheval pie lancé au galop, et portant en guise de cavalier un squelette ; une panique s’ensuit ; pour la première et l’unique fois on voit fuir les hussards invincibles. Combien de détails amusans, quoique puérils ! Le lecteur suit les progrès de la mystification avec une curiosité dont il est presque honteux, car, après tout, ce sont des jeux d’enfant. Le fait est que Hogan-Yale a maquillé un cheval blanc pour l’immoler à la place du vénérable timbalier, et que tout le monde y a été pris, et que personne n’osera aller au fond des choses, pas même le colonel bourru et autoritaire. Il est réduit à décider que, puisque le vieux cheval pie s’est montré capable de faire courir tout un régiment, il est digne de garder encore sa place d’honneur à la tête de la musique. Mais la discipline ? Le lieutenant, fils de lord, ne s’en soucie guère. L’idée ne paraît pas lui venir que l’exemple donné d’en haut puisse être suivi aux derniers rangs.

Nulle part le goût de l’insubordination réprimé par la force n’est mieux rendu que dans la nouvelle intitulée le Détachement ivre. Cinquante vigoureux gaillards, saturés de bière et de whisky jusqu’à la fureur, campent pour la nuit sur la route de Bombay, près d’une station du chemin de fer en construction, où les travailleurs indigènes employés sur la voie supportent de leur part les pires sévices. Les vociférations, les blasphèmes, retentissent à d’énormes distances ; ils chantent la messe du diable, qui consiste à envoyer au diable, en les énumérant par leurs noms, tous les officiers du régiment, depuis le commandant en chef jusqu’aux caporaux. Brandissant leurs piquets de tente, ils menacent, ils attaquent, et pendant ce temps, l’officier chargé de conduire ces forcenés ronge son frein.

Mon Dieu, oui, l’ivresse est comprise de cette façon grandiose dans l’armée anglaise, non pas un homme, ni dix, mais, à l’occasion, un détachement tout entier. Il est vrai que ce sont des soldats libérés qui, leur service fini, retournent en Europe. D’après le règlement, ils font déjà partie de la réserve et, par conséquent, échappent aux punitions graves durant le transfert du cantonnement aux docks. Tout ce que peut faire le malheureux officier qui les conduit, c’est de les consigner, et le moyen de consigner quand il n’y a plus de caserne, partant plus de salle de police, puisqu’on est en déplacement ? Il reste donc à l’écart, sous sa tente, en affectant de ne rien entendre. Le bonheur veut que le chef des travaux du chemin de fer soit un ancien soldat fort avisé, qui sait ce que vaut le règlement. Avec le respect voulu, il engage son supérieur à s’en moquer. Il lui demande, pour le piquer au vif, s’il veut se laisser réduire à l’état lamentable d’un autre lieutenant qu’il a vu jadis en Égypte, sur un certain canal, débarquer de ses mains les bagages de leurs seigneuries de la troupe, lesquelles, assises sur le rivage, le regardaient en ricanant. — Des coups de poing, voilà ce qu’il faut, et la crapaudine ! — Le petit lieutenant, converti à la saine raison, applique, avec l’aide des sous-officiers, ce salutaire traitement aux deux principaux meneurs, et après cela personne ne fait plus de bruit. Les énergumènes de tout à l’heure se retirent sous leurs tentes comme des chacals, sauf ceux qui, dans la confortable attitude de la crapaudine, avec une cheville fichée en pleine mâchoire pour arrêter leurs jurons, recevront la rosée dégrisante d’une nuit froide. Jusqu’à l’embarquement, le petit officier, comprenant désormais son véritable devoir, les houspille tant et si bien qu’une fois à bord, ils l’acclament, ce qui ne s’est jamais vu de la part d’un détachement congédié. Dame ! ils ont découvert qu’il « a des boyaux. »

Disons vite, pour ne pas exagérer la brutalité du tableau, qu’il existe d’autres moyens, même pour un off’cer boy de prendre quelque ascendant sur des troupes anglaises. L’avantage de la nouvelle, comme nous la donne Kipling c’est de multiplier et de varier à l’infini les aperçus des caractères et de la vie. S’il est nécessaire, en présence des exigences toutes particulières que présente une armée coloniale, d’oublier parfois certaines clauses du règlement, il importe de ne jamais perdre de vue l’article fondamental qui enjoint de ne pas exiger seulement par le commandement, mais d’encourager aussi par l’exemple, la stricte exécution du devoir et la ferme résignation aux sacrifices inséparables du service. Le héros du récit plein d’émotion intitulé Rien qu’un sous-lieutenant se borne avec succès à la pratique de ce simple devoir pendant sa carrière trop courte et pourtant si pleine. C’est un fils de famille, un de ces gentlemen-cadets qui, ayant satisfait aux examens, partent pour l’Inde avec la bénédiction de leurs parens et un brevet de la Reine. Instinctivement il possède ce que d’autres n’acquièrent qu’à la longue, quand ils l’acquièrent, l’art de mener les hommes. Il connaît chacun d’eux, il s’intéresse aux pires ; il comprend que dans ce terrible climat qui pousse à la folie, au suicide, au meurtre, il faut intervenir à temps, combattre l’humeur taciturne de celui-ci, dissiper chez celui-là l’idée fixe de la persécution. Par le contact et la bonté, il apprivoise ces brutes, il les guérit souvent, il mérite que le pire de tous réponde à un camarade qui confondait dans un juron Bobby avec ces s... officiers :

— J’vas t’apprendre à lui donner son nom... Un s... ange, v’là ce qu’il est !

Et pour le mieux pénétrer de respect, de dévotion, il lui décoche un vigoureux coup de pied.

Bobby est tout de bon un ange malgré beaucoup de taches de rousseur, un goût effréné pour la valse, et une absorbante affaire de cœur qu’il poursuit dans les cercles élégans de Simla. Son congé, le premier, a été brusquement interrompu par le rappel au camp où sévit le choléra. Il part, encore tout étourdi de promesses d’amour et, précipité du ciel en enfer, il se met, avec le même entrain qu’il montrait naguère au bal, à visiter les malades, à les réconforter. Il est l’ami de ceux qui n’en ont pas, et même leur conseiller spirituel ; le chapelain prétend que Bobby est beaucoup plus souvent appelé que lui-même. Un soir qu’il répond, sous sa tente, aux tendres pattes de mouches que lui apporte chaque courrier (sa correspondance est furieusement active), on vient de l’hôpital le chercher. Il voudrait pourtant bien finir sa lettre... mais un moribond le réclame... Non sans maugréer, Bobby saute à cheval sous une pluie battante ; il arrive trempé. Le soldat, un propre à rien, est au plus mal ; cependant il le reconnaît : « Ça vous serait-i’ égal, murmurent ses lèvres bleuies, ça vous serait-i’ égal de me tenir la main ? »

Assis au bord du lit, Bobby place sa main dans cette main glacée qui l’étreint comme un étau, enfonçant au plus profond de la chair une bague de femme qu’il porte au petit doigt. Une heure se passe et cette pression cadavérique ne se relâche pas ; Bobby réussit à allumer un cigare de la main gauche et, le bras droit paralysé jusqu’au coude, il se résigne à une nuit désagréable. La tenaille se desserre pourtant vers le matin. L’homme est sauvé, mais lui, Bobby, ne se réchauffera plus. Il meurt trois jours après, malgré sa bonne volonté de vivre, et, par un hasard cruel, la musique du régiment joue, au moment même, une valse pour l’ouverture du concert qu’il venait d’organiser, — manière de distraire les hommes.

— Oh ! pas celle-là, sanglote Bobby. C’est la nôtre... la nôtre à nous deux, à nous tout seuls...

Puis ce qu’ils disent presque tous à la fin : — Maman ! — Ou, plus tendrement encore : Mummy dear !

Une lettre inachevée traîne sur la table : « Vous voyez bien, chérie, qu’il n’y a vraiment pas lieu de craindre, parce que, tant que je saurai que vous m’aimez et que je vous aime, rien ne peut m’atteindre. »

Quoi qu’en disent les fanatiques de la « virilité, » on regrette que Kipling n’ait pas remplacé quelques pages dédiées aux coups de poing, aux coups de crosse, aux coups de ceinturon, aux orgies de bière, par d’autres pages sentimentales, ne lui en déplaise, et viriles tout de même, telles que The Courting of Dinah Shadd, Greenhow hill et Only a Subaltern.

Beaucoup d’autres types d’officiers, moins intéressans que Bobby, se pressent sous sa plume : le lieutenant Golightly, si correct des pieds à la tête, qu’une désagréable aventure fera cependant prendre pour un déserteur et rouer de coups ; le retour des raclées dans les récits de Kipling est fréquent : on voit qu’il compte sur elles pour captiver le lecteur, comme un romancier français compte sur la scène d’amour suggestive ; — le très jeune Gayerson, amoureux fou d’une femme de quarante-cinq ans, à laquelle il en donne vingt, et que son père a légèrement compromise avant qu’il ne fût né ; — Pluffles, un jeune serin qui n’a pas encore toutes ses plumes, mais qui a trop d’argent, en revanche ; devenu la proie d’une intrigante, il est repêché par une femme d’esprit et marié par elle à la fiancée qui vient d’Angleterre le réclamer sous la conduite d’un chaperon ; cela se fait beaucoup dans l’Inde ; — le sous-lieutenant du 2e shekarris, assez frais, assez joli, avec sa taille de guêpe et ses joues lisses, pour gagner un pari en jouant à s’y méprendre un rôle de femme ; — le capitaine Gadsby, aussi léger que pourrait l’être n’importe quel capitaine du même âge dans notre immoral pays de France ; que sais-je encore ? Il serait trop long et bien inutile de les nommer, sauf pour dire qu’ils sont élégans, de bonne mine, forts au tir et au polo, au whist et au billard, capables de reconnaître un bon cheval, et parfois de jouer du banjo. Ce sont les mêmes braves jeunes gens qui ne surent, au Transvaal, que se faire tuer en trop grand nombre.

La presse anglaise a beaucoup agité cette question. Pourquoi n’y a-t-il pas plus d’officiers savans dans l’armée ? Pourquoi les hommes vraiment supérieurs sont-ils plus nombreux dans toutes les autres carrières ? Pourquoi laisse-t-on le sabre aux Stalkys et Cie ? Affaire de traitement. La magistrature, l’église, le service civil aux colonies, offrent de meilleurs débouchés ; un évêque, un juge à la haute cour sont mieux payés qu’un général. Le résultat, c’est que, parmi les officiers peints par Kipling, il n’y en a pas un seul qui ait dans sa sphère la valeur du soldat Mulvaney dans la sienne. Mais que faisaient-ils en Afrique, les vieux soldats qui prirent en une nuit la ville de Lungtungpen[3] ? Peut-être se sentaient-ils un peu dépaysés. La guerre actuelle diffère absolument de celle dont le soldat Mulvaney nous raconte les péripéties d’une façon si pittoresque. La tactique des Boers n’est pas d’attaquer corps à corps ; ils ne se servent que du fusil à répétition et du revolver, et ils en font bon usage, étant les plus habiles tireurs du monde. Ils disposent en outre d’un armement perfectionné en fait de canons et de batteries. Le contingent naval, dont les forces furent affaiblies de 50 pour 100 à Grospan, les solides Highlanders qui perdirent 480 hommes sur 600 à Magersfontein en savent quelque chose. L’arme blanche, au contraire, joue un grand rôle dans les combats entre Anglais et Afghans ; nous le voyons par le récit de Mulvaney qui résume à peu près tous les autres.


III

« À la caserne comme sur le champ de bataille, un régiment irlandais est le diable et pis que ça. On n’y peut faire entrer qu’un jeune homme dont les poings ont été sérieusement éduqués. Oh ! la crème du désordre, c’est un régiment irlandais déchaîné sur un champ de bataille, brisant, déchirant tout ! Mon premier régiment était irlandais, des fenians et des rebelles jusqu’aux moelles, ce qui ne les empêchait pas de se battre mieux que d’autres pour la Veuve, par esprit de contradiction[4]. Le Tyrone noir... Qui est-ce qui n’en a pas entendu parler ? Piment et gingembre ! Du temps que j’étais avec eux, j’ai coupé une tête un peu trop profondément avec mon ceinturon, de sorte qu’après des circonstances que je préfère oblitérer, j’entrai dans le Vieux Régiment avec la réputation d’un gaillard qui a bec et ongles. Mais nous nous sommes retrouvés, le Tyrone et moi, un jour que nous avions joliment besoin de lui. C’était le jour de « Silver Théâtre[5]. Un boyau entre deux collines, et noir comme un four.

Il y avait dans ce boyau trop de Paythans (Afghans) pour notre commodité, et ils s’appelaient une réserve, s’il vous plaît, étant impudens par nature. Nos Scotchies (les Écossais), et nos Gurkeys (les Ghurkas, indigènes) étaient en train de flanquer une pile à quelques régimens, — ils s’entendent comme des jumeaux, les Scotchies et les Gurkeys, par la raison qu’ils sont si peu pareils, sauf qu’ils se saoulent ensemble quand il plaît à Dieu. Nous n’étions donc qu’une compagnie du Vieux Régiment et une du Tyrone pour doubler la montagne et puis la nettoyer de cette sale réserve. Les officiers étaient rares dans ce temps-là, à cause de la dysenterie et de leurs imprudences. Nous n’avions qu’un officier en tout pour la compagnie, mais c’était un homme ferme sur ses jambes et les crocs bien plantés, le capitaine O’Neil, le vieux Crook de Birmanie... Ah ! oui, c’était un homme ! Les Tyrone, eux, n’avaient qu’un gamin d’off’cier, mais qui était tout de même le diable au commandement, comme vous allez voir. Nous voilà donc, eux et nous, sur la crête de la montagne, de chaque côté du boyau, et, dans le fond, c’t’indécente réserve attendait comme un tas de rats dans un puits.

— Attention, vous autres, dit Crook, qui avait toujours pour nous les soins d’une mère. Roulez sur eux quelques rochers en manière de cartes de visite.

Nous n’en avions pas roulé plus de vingt et les Afghans commençaient à jurer ferme, quand la petite voix criarde de ce gamin d’off’cier du Tyrone traverse la vallée.

— Pourquoi, diable, gâtez-vous le plaisir de mes hommes ? Ne voyez-vous pas qu’ils sont prêts à donner ? ...

— Ma foi ! en v’là un qui a du toupet ! dit Crook. Laissez là vos rochers, mes garçons, et venez prendre le thé avec eux.

— Y a joliment peu de sucre dedans, dit un camarade derrière moi.

Crook l’entend, il se met à rire : — Mais vous avez tous des cuillères !

Et nous dégringolons la montagne aussi vite que nous le pouvons. Arrivés en bas, nous nous cognons aux Tyrone, et tout le monde pousse d’un tel élan qu’on se trouve pris dans la foule des Paythans à ne pouvoir remuer ni bras ni jambes. »

Otheris place ici son mot. Tout en se frottant le ventre d’un air méditatif :

— Ouf ! on était serré dans ce trou là... J’ai cru éclater...

— C’est vrai que ce n’était pas un endroit pour les petits hommes, dit Mulvaney en posant sa main sur l’épaule d’Ortheris. Un petit homme pourtant m’a sauvé la vie. Nous étions collés là d’une drôle de manière, car du diable si les Paythans reculaient et du diable si nous n’avancions pas, notre affaire étant de débarrasser le boyau de cette vermine. Le plus drôle, c’est que nous nous soyons jetés comme ça, nous et eux, dans les bras les uns des autres. On fut longtemps sans tirer, rien que l’couteau et la baïonnette, quand nous pouvions dégager nos mains, et ce n’était pas souvent. Et les Tyrone aboyaient derrière nous d’une façon que je ne comprenais pas, mais que plus tard j’ai comprise, et les Paythans, ils l’ont comprise aussi !

— Genou contre genou ! que chante Crook avec son mâtin de rire. — Il embrassait un grand Paythan velu, ni l’un ni l’autre ne pouvant faire que ça, malgré leur envie de faire mieux.

— Poitrine contre poitrine ! qu’i dit, comme le Tyrone nous poussait de plus en plus.

— La main par-dessus le dos ! crie un sergent qui se trouvait derrière.

Et je vois un sabre passer derrière l’oreille de Crook, comme le dard d’un serpent, et mon sauvage est pris par sa pomme d’Adam, ni plus ni moins qu’un cochon à la foire.

— Merci ! dit Crook, aussi froid qu’un concombre sans sel. J’avais besoin d’un peu de place. — Et il avança de l’épaisseur d’un corps d’homme, ayant maintenant l’individu sous lui. Le gredin lui enleva le talon de sa botte d’un dernier coup de dent.

— En avant, dit Crook. Poussez, gueux que vous êtes ! Faut-il que je vous traîne ?

Et nous poussons, et nous nous démenons, et nous distribuons des coups de pied par-ci, des jurons par-là, car, l’herbe étant glissante, nos semelles ne mordaient pas. Que Dieu prenne pitié de ceux qui étaient ce jour-là au premier rang !

Ortheris tient à sa comparaison d’un théâtre, les soirs de foule ; seulement c’était pire, deux foules se heurtant en sens contraire. Lui, vu sa petite taille, n’avait pas grand’chose à dire.

— Ce que tu avais à dire, tu l’as bien dit pourtant, rectifie Mulvaney. J’ai tenu ce petit bout d’homme entre mes jambes tant que j’ai pu, mais il n’arrêtait pas de fourgonner à l’aveuglette de droite et de gauche avec sa baïonnette, car il est féroce une fois parti, Ortheris.

— Ne te f... pas de moi ! dit le cockney de Londres. Je sais bien que, là, je n’étais pas à mon avantage, mais je vous les ai mis en compote sur le flanc gauche, quand nous avons gagné le terrain découvert. La baïonnette, ça ne convient pas à un petit homme. Autant lui mettre dans la main une ligne à pêcher. Je déteste les pêle-mêle et les bousculades, mais donnez-moi un boa fusil et des munitions, pour un an si vous voulez, et plantez-moi dans un endroit où l’on ne soit pas foulé, j’en vaux un autre et davantage.

Mulvaney ne partage pas ses goûts, il ne connaît rien qui vaille la baïonnette qui touche loin, se retourne deux fois et sort lentement.

Learoyd, lui, se sert du fusil pour écraser les visages à coups de crosse ; ce n’est pas dans les livres, mais...

— Chacun sa manière, conclut tranquillement Mulvaney, c’est comme pour faire l’amour. On préfère, selon sa nature, la crosse, la balle, ou la baïonnette.

Enfin nous étions là à nous souffler dans le nez les uns des autres et à jurer ; Ortheris maudissait la mère qui l’a porté parce qu’elle ne lui a pas donné trois pouces de plus. Tout à coup i’m’ dit : « Fais un plongeon, gros tas, que j’vise un homme par-dessus ton épaule. »

— Tu me ferais sauter la tête, que j’réponds ; tire plutôt sous mon bras, vermisseau sanguinaire que tues, mais ne m’chatouille pas, ou j’t’arrache les oreilles.

— Hein ? qu’est-ce que tu lui as donné, Ortheris, à ce Paythan qui était là devant moi, à vouloir me frapper quand je n’pouvais remuer ni pied ni patte ? Du froid ou du chaud ?

— Du froid, droit dans les côtes ; il est tombé à plat. C’était tant mieux pour toi.

— Tu dis vrai, mon fils. C’t’ espèce de marmelade que nous faisions a bien duré cinq bonnes minutes ; après, nous avons dégagé nos bras, et tout a mieux marché, mais nous barrions toujours le chemin aux Tyrone qui nous traitaient de chiens avec bien d’autres noms.

— Qu’est-ce qu’ils ont ? que je me demandais. Nous leur facilitons pourtant les choses.

Un homme, derrière moi, me dit à l’oreille :

— Laisse-moi passer, eh ! le grand ; laisse-moi l’attraper ! Pour l’amour de la sainte Vierge, une petite place !

— Qu’est-ce qui te presse tant de t’faire tuer ? que je demande sans tourner la tête, car les grands couteaux des Paythans dansaient devant nous comme le soleil sur la baie de Donegal quand la mer est mauvaise.

— Nous avons vu nos morts[6], dit-il, en me poussant encore davantage, nos morts qui, il y a deux jours, étaient des hommes ! Et moi, son cousin par le sang, je n’ai pas pu relever Tim Coulin. Allons, laisse-moi passer, ou je te pique dans le dos.

Alors j’ai compris pourquoi les Irlandais étaient si enragés derrière nous.

Je laisse passer l’homme, et le voilà qui court sur une brute de Paythan, qu’il enlève par le ceinturon au bout de sa baïonnette :

— Tim Coulin dormira mieux ce soir, qu’i’ dit en ricanant.

L’instant d’après, sa tête était fendue en deux moitiés. I’ tombe, ricanant par morceaux !

Les Tyrone nous poussaient, nous poussaient toujours, nos hommes jurant après eux et Crook travaillant en avant de nous tous. Son sabre se balançait à son bras comme une brimbale de pompe, et son revolver crachait comme un chat. Mais le plus curieux maintenant, c’était le silence. On aurait dit une bataille de théâtre, excepté qu’il y avait des morts.

Quand je cédai la place à c’t’Irlandais, je me trouvais mal à l’aise intérieurement : c’est mon infirmité, sauf vot’ respect, dans l’action.

— Laissez-moi sortir un moment, que je dis aux camarades, je sens que je vas être indisposé.

Ils m’ont laissé passer parce que c’était moi, car l’enfer tout entier aurait grelotté la fièvre qu’ils n’auraient pas seulement bougé d’un cran. Une fois sorti, je fus, sauf vot’ respect, malade comme un chien, parce que j’avais terriblement bu ce jour-là.

Eh ben ! à distance, il y avait un sergent du Tyrone, assis, quoi ! assis sur le petit officier tout jeunet qui avait empêché Crook de rouler les rochers. Oh ! fallait entendre les noirs jurons qui coulaient de sa bouche innocente comme la rosée du matin sur une fleur !

— Qu’est-ce que vous tenez là ? que je demande au sergent.

— Un coq de Sa Majesté qui redresse ses ergots, dit-il. Pour ma peine i m’fera passer en conseil de guerre.

— Lâchez-moi ! criait ce petit enragé. Lâchez-moi, que j’aille commander mes hommes.

Comme si l’Tyrone noir n’avait pas dépassé tout commandement, même celui du diable, si on l’eût fait off’cier supérieur !

— Son père est le propriétaire du pré où ma mère a ses vaches, dit l’homme qui restait tranquillement assis sur lui. Croyez-vous que j’irai dire à sa mère, à lui, que je l’ai laissé se gaspiller en pure perte ? Allons, tenez-vous tranquille, méchante pincée de dynamite. Vous m’ ferez fusiller après, c’est convenu.

— A la bonne heure ! que j’dis. Les pareils de c’t’enfant-là font à la longue des commandans en chef, c’est à nous de les conserver.

V’là l’vieux Crook qui arrive, bleu et blanc partout où il n’était pas rouge.

— De l’eau ! qu’i’dit. Je meurs de soif, mais c’est une grande journée.

Il boit la moitié d’une outre pleine et verse le reste dans sa chemise, sur sa poitrine qui siffle comme un fer rouge tant il avait chaud. Apres i’ voit le p’tit officier en train de s’démener, sous le sergent ; i’ voulait tuer tout le monde, qu’i’disait.

— Qu’est-ce qui s’passe ! que demande Crook.

— Rébellion, répond le sergent.

Et v’là c’pauv’ petit qui se met à se plaindre et à se récrier. Mais Crook lui donne tort.

— Gardez-le. Ce n’est pas aujourd’hui une besogne d’enfant. Par la même occasion, je confisque ce bijou, dit-il en ramassant par terre un joli pistolet ; le mien crache honteusement.

Le dessus de sa main, en effet, était noir de poudre.

Et il prit l’pistolet de l’off’cer boy.

Il y a bien des choses qui se passent sur les champs de bataille et qui ne figurent pas dans l’règlement. »

Et, en effet, ce champ de bataille est témoin d’étranges choses, où la sauvagerie n’est pas seulement du côté des Afghans. Tandis que les Tyrone se crient les uns aux autres : — Rappelez-vous Tim Coulin ! — Crook roule les yeux autour de lui et dit à Mulvaney :

— Y a-t-il un clairon ici ?

— Je rentre dans la mêlée, dit Mulvaney, et j’attrape notre clairon, le petit Frehan, qui jouait, Dieu m’pardonne, de la carabine et de la baïonnette.

— C’est pour t’amuser comme ça qu’on te paye, filou ? que j’iui dis. Allons, viens faire ton devoir, et vite.

Il n’était pas content, non ; mais j’vous le prends sous mon bras et j’vous le porte à Crook, qui observait le combat, et Crook commence par le gifler jusqu’à le faire pleurer, et puis i n’ dit rien pendant une minute. Les Paythans commençaient à vaciller, mal à leur aise. V’là que nos hommes poussent un rugissement.

— Allons, dit Crook au clairon, allons, sonne, petit, pour l’honneur de l’armée anglaise. — Et c’t’enfant-là souffla comme une trombe.

C’est le signal de la déroute. Les Afghans ont rompu, ils sont maintenant dans la partie la plus large du défilé. Le Tyrone et le Vieux Régiment réunis les chassent dans la vallée, où le bal commence. Et tout ce qui s’était passé auparavant n’était que gentillesse au prix de ce qui se passa. Le feu roulait sur les flancs de ce qui restait de nos troupes, s’élargissant quand s’élargissait la vallée et se resserrant avec elle ; figurez-vous les lames d’un éventail. Les munitions ne manquaient pas, puisqu’on ne s’était servi jusque-là que du couteau.

— Ça devenait un travail de gentleman, dit Ortheris. On aurait pu le faire en bas de soie. J’étais à mon affaire.

Et de loin, de très loin, en entendait hurler les Tyrone. Leurs sergens ne parvenaient pas à les arracher de là. Ils étaient fous, fous, fous. Quand tout fut fini, Crook, effrayé du nombre des morts, cacha son visage entre ses mains.

Petit à petit les hommes reviennent, avec « le brouillard de la bataille » sur eux.

— Toujours comme en amour, chaque homme a son genre, — explique Mulvaney. Moi, je suis malade. Ortheris n’arrête pas de jurer, et Learoyd ne chante jamais mieux que quand il écrabouille des têtes. Les recrues pleurent quelquefois et quelquefois ne savent plus ce qu’elles font, et d’autres fois se plaisent à couper la gorge ou à d’autres saletés. Beaucoup d’hommes sont ivres morts après le combat. Y’en a un qui revient en trébuchant, les yeux à demi fermés. On l’entendait souffler à vingt yards, et il se parlait à lui-même d’une langue épaisse, comme endormi… Tout à coup il jette les bras en l’air, fait demi-tour et tombe à nos pieds, mort tout de bon, sans une égratignure. Alors nous avons enlevé nos morts, ne voulant pas les laisser à l’ennemi. Comme nous circulions parmi ces païens-là, nous avons failli perdre not’ etit officier. Il était pour leur donner de l’eau à boire !

— Très bien, que j’dis, mais prenez garde ! Un Paythan blessé est pire que s’il était en vie !

À peine les mots me sont sortis de la bouche que l’malin qui faisait le mort tire sur c’t’enfant qui se penchait. J’vois voler le casque, j’écrase la figure du gredin d’un coup de crosse, et je lui prends son pistolet. Le p’tit off’cier avait pâli, la moitié de ses cheveux était roussie du coup.

— J’vous l’avais bien dit, monsieur, que j’lui dis.

Après ça, quand i’ voulait faire des amabilités aux Paythans, j’restais avec le canon de mon fusil contre l’oreille de l’individu, qui n’osait plus que jurer.

Les Tyrone, eux, grognaient comme des chiens à qui l’on prend un os, parce que Crook, voyant qu’ils voulaient achever tous les blessés, avait promis d’arracher le cuir à qui s’conduirait mal. Mais écoutez donc ! Pour la première fois, les Tyrone avaient vu leurs morts. Alors, ce n’est pas étonnant ! Il y a de quoi mettre en rage. Moi, en premier, je n’aurais fait grâce à aucun homme au-dessus de Khaibar ni à aucune femme non plus, car les femmes viennent la nuit… Nos morts enterrés, nos blessés relevés, nous remontâmes sur la montagne voir les Scotchies et les Gurkeys qui prenaient le thé par baquets, je nVous dis qu’ça, avec les Paythans. »

Bien entendu, ce récit de Mulvaney est en abrégé.

Très caractéristiques, les insolences que jette à un officier d’état-major la compagnie décimée dont il reste une poignée d’hommes à figures de bandits, couverts d’estafilades, et sur qui le sang, en se mêlant à la poussière, a formé une croûte épaisse que la sueur fait craqueler. Leurs baïonnettes ensanglantées pendent entre leurs jambes comme des couteaux de boucher, ils font peur.

— Quels sont ces épouvantails ? demande l’officier, qui passe à cheval, propre comme un fusil neuf.

— Une compagnie du Tyrone noir de Sa Majesté et une autre du Vieux Régiment, répond Crook très tranquille.

— Ah bah ! Avez-vous donc délogé cette réserve ?

— Non, répond Crook...

Et les hommes de rire.

—... Nous l’avons détruite.

Il emmène sa petite troupe, mais pas avant qu’un homme du Tyrone ait dit tout haut :

— S... nom de nom ! qu’est-ce qu’il vient faire là, ce perroquet sans queue ? Couper la route à qui vaut mieux que lui ?

L’officier d’état-major devient bleu, mais Tommy se dépêche de le faire rougir en changeant sa voix pour dire avec des minauderies de jolie femme :

— Venez m’embrasser, cher major, pendant que mon mari est à la guerre et moi toute seule au dépôt.

Un caporal se croit obligé de le réprimander.

— Laissez-moi donc tranquille, répond Tommy sans broncher. J’étais son ordonnance avant qu’il se soit marié et il sait ce que je veux dire. Rien de tel que de vivre dans la haute.

Tommy peut se permettre d’être insolent ; la semaine d’après, il meurt à l’hôpital. Ortheris s’en souvient bien, ayant acheté la moitié de son équipement.

C’est en ruminant de pareils souvenirs que la garde du Fort Amara vient à bout de l’horreur de l’insomnie par les nuits brûlantes de juin ; le vent passe comme une vague de feu sous la voûte où se balance une grosse lanterne, éclairant Mulvauey, nu jusqu’à la ceinture ; Ortheris, qui, vêtu de son seul pantalon blanc, ne cesse de verser des seaux d’eau sur les épaules empourprées du colosse Learoyd pour l’empêcher de périr d’apoplexie.

— Que je meure ! que je meure ! répètent des voix gémissantes.

Puis un Irlandais :

— Marie, mère de miséricorde, pourquoi diable avons-nous pris, pourquoi diable gardons-nous cet abominable pays ? ...

Dehors le sable rouge de la plaine vole en poussière brûlante sur les glacis. Cependant Ortheris produit quelques bouteilles de bière d’une provenance douteuse, les pipes s’allument, et, tout en rappelant les exploits passés, on se met à souhaiter la guerre, la guerre partout, au Nord, à l’Est, au Sud, à l’Ouest. A quatre heures, la garde est relevée. Tandis que le jour impitoyable succède à la cruelle nuit, elle s’en va faire un plongeon dans la piscine du fort[7].


IV

Il ne faudrait pas croire que des hommes tels que les trois mousquetaires, malgré leurs qualités martiales, ne causent pas parfois quelque embarras à leurs chefs. Ils ont, dans l’intervalle de leurs plaisirs favoris, — la chasse, les beuveries interminables et les combats de chiens, — le goût des grosses plaisanteries pour tuer le temps. En somme, leurs jeunes officiers se distraient un peu de la même manière ; seulement les mystifications, les folies qu’ils inventent entraînent des dépenses plus ou moins considérables, tandis que les mauvais tours des soldats de Kipling, au contraire, sont pour eux d’un bon rapport. Par exemple, un certain lord Benira Trig, un duc, un globe-trotter visite les garnisons de l’Inde dans l’intérêt d’un livre qu’il achève sur les obstacles à la civilisation anglaise en Orient. Il a la manie de passer des revues ; quand vient le tour du cantonnement de Heltanthami, Sa Seigneurie rencontre une certaine résistance, et voici comment : Mulvaney, Ortheris et Learoyd, que cette inspection ennuie, tiennent entre eux ce qu’ils appellent un conseil de guerre, dont le résultat est de forcer lord Benira à prendre le lit avant le jour qu’il a désigné pour la parade. Les officiers n’oseraient rien refuser à un pair d’Angleterre, mais les soldats ! ... Ils organisent tout simplement une fausse attaque de dacoïts, de ce que nous appelons les pirates au Tonkin, pirates très apprivoisés dans le cas présent au moyen de deux ou trois roupies. Il a été convenu que Sa Seigneurie, qui s’est un peu trop écartée en se promenant, sera jetée dans la rivière, d’où, à la suite d’un combat acharné contre ses adversaires, les trois complices le retireront[8]. Et la scène est impayable, lord Benira, trop heureux d’avoir échappé à la mort, comblant ses sauveurs, l’honneur de l’armée, comme il les appelle, des témoignages de sa reconnaissance. Ils acceptent effrontément, si bien que la compagnie B s’en va par escouades coucher, dans un état complet d’ébriété, à la salle de police.

Une histoire plus louche encore et qui frise l’escroquerie est celle du semblant de vente, — pour 350 roupies, — de Rip, le terrier de la colonelle, à une dame, que l’on peut, vu la couleur basanée de son teint, duper sans remords. Moyennant cette somme, elle reçoit un faux Rip, volé au sergent de la cantine et déguisé par les soins d’Ortheris, taxidermiste de profession. Mais tout cela n’est rien auprès de la scandaleuse incarnation en dieu Krishna de l’Irlandais Mulvaney.

A la suite d’aventures qui montrent la tendresse avec laquelle une administration paternelle traite les pauvres coolies dupés et battus, Mulvaney pénètre dans le temple de Bénarès. Pour cela, il se sert du palanquin d’une princesse hindoue, antique objet de grand prix, qu’il trouve moyen de vendre ensuite 434 roupies, en mettant à un brahme le couteau sur la gorge. Cette équipée le fait disparaître vingt-huit jours sans permission, mais son colonel a si grand besoin de lui pour former les recrues, qu’il accepte, en haussant les épaules, l’excuse peu vraisemblable qui lui est donnée : insolation suivie d’insensibilité. La forte somme s’évapore en bière, comme tous les gains, licites et autres, des soldats.

Sans doute on peut soupçonner de quelque vantardise Mulvaney, dont les histoires d’éléphans dépassent toutes les prouesses de Tartarin. Il grandit peut-être ses hauts faits, n’importe : on en retirerait la moitié que nous saurions encore à quoi nous en tenir sur la prétendue discipline de l’armée anglaise aux colonies. Elle n’a rien de commun, en tout cas, avec ce que nous appelons de ce nom dans l’armée française.

Quel officier chez nous n’arrêterait une rixe entre deux soldats par les moyens d’usage : leur mettre un fleuret dans la main, les accompagner sur le terrain, leur apprendre à faire, d’une querelle de charretier, une affaire d’honneur ? Il est vrai que le duel est interdit en Angleterre. On s’en tient donc au pugilat, que Kipling n’a pas peu contribué à exciter par des refrains féroces tels que Belts et Click.

Il faut se rappeler que le soldat anglais représente généralement la lie de la population. C’est Learoyd, je crois, qui fait cette remarque : « N’est-il pas drôle que les gens dévots, tout en parlant toujours du bon combat, méprisent tant que ça ceux qui se battent ? Après la honte d’être pendu, on croirait qu’il n’y en a pas de plus grande que celle d’être soldat. »

A Londres, dans certains cabarets, on refuse à boire aux habits rouges. Sauf exception rare, un homme n’attache les rubans du diable à son chapeau que faute d’être propre à autre chose. Misérable ou déconsidéré, il se dit qu’au moins il touchera le shilling de la Reine, qu’il sera copieusement nourri, qu’il aura l’occasion d’exercer ses poings. Learoyd, quoiqu’il parle peu, nous le confie dans un de ses rares épanchemens : l’obstacle entre lui et la vertu fut l’irrésistible besoin de cogner. Sentir qu’on le peut, s’entendre dire qu’il ne le faut pas, la tentation est trop forte aussi !

Il y a une saison chaude, — et elle dure six mois, — où ces hommes robustes, nourris de viande saignante et gorgés de bière, arrivent facilement à un état d’exaspération voisin de la folie. Dès huit heures du matin, leurs corvées sont faites ; ils restent toute la journée couchés sur un lit, à fumer, à jurer, à suer, à dormir, à boire, dans un mortel ennui, par une température de 96 degrés Fahrenheit à l’ombre. Ils attendent impatiemment quelque chose, n’importe quoi, qui interrompe la monotonie de leur existence : la fièvre, le choléra même seraient les bienvenus. Plus ils absorbent de nourriture sans dépenser leurs forces, plus ils s’exaltent ou s’assombrissent, selon le tempérament de chacun. C’est la saison de la maladie de foie, des hallucinations, des suicides et des meurtres ; Ortheris lui-même, le parfait soldat, subit un accès de démence presque périodique ; le désespoir le prend d’avoir quitté les faubourgs de Londres et une fille qu’il a connue, qui aurait pu devenir sa femme et appeler : — A la boutique ! — tandis qu’il eût exercé le métier honorable d’empailleur taxidermiste, au lieu d’être un vil Tommy aux gages de la Veuve, avec un numéro en guise de nom. Il éprouve une peur nerveuse de mourir avant d’avoir fini son temps, il a des envies sauvages de déserter :

— Dieu sait toute la peine que j’ai prise pour l’en empêcher, dit son fidèle ami Mulvaney, je l’ai coupé en deux à coups de ceinturon, je lui ai cassé la tête, je l’ai sermonné, ça ne sert à rien tant que l’accès dure. Que voulez-vous faire contre le mal du pays ?

Encore Ortheris revient-il de lui-même à la raison. Il y a des cas plus graves, celui de Simmons, par exemple, devenu fou de colère contre son camarade Losson, parce que celui-ci dresse un perroquet à lui dire des gros mots. Une rancune sans proportion avec l’injure le possède, il se met pendant des nuits d’insomnie à se représenter de quelle manière il tuera Losson : c’est tantôt en lui foulant la figure à coups de talons de bottes, tantôt en la lui écrasant avec la crosse de son fusil, d’autres fois en lui sautant sur les épaules et en lui tirant la tête en arrière jusqu’à ce que l’os du cou craque. Alors il tremble d’impatience et de volupté, sa bouche devient sèche, il avale une nouvelle lampée de bière. Un certain bourrelet de graisse sous l’oreille droite de Losson l’hypnotise, et un soir que le perroquet lui a crié so-oor, pourceau, en hindou, il perd tout à fait la tête, et tire sans savoir ce qu’il fait. Losson tombe. Et la folie grandit chez le meurtrier, il s’échappe dans la cour, son fusil à la main, deux paquets de munitions en poche, tirant sur les hommes rassemblés sous la véranda, défiant le colonel et tout le régiment. Comme il occupe une forte position près d’un mur, à l’angle du terrain de parade, on trouve dangereux d’approcher ; la chasse à l’homme, qui avait commencé avec entrain, s’arrête bientôt ; seul un caporal se glisse en rampant jusqu’à l’assassin, et une horrible lutte corps à corps s’engage, où Simmons n’est pas le plus fort. La jambe cassée au-dessus de la cheville, il est emporté pour attendre son sort : on le pend dans le carré creux du régiment réservé à cet usage. Le privilège d’être fusillé n’est pas accordé au soldat anglais. Pendu pour ce qui, dans un pensionnat de demoiselles, serait considéré comme une attaque de nerfs ! nous dit Kipling. Et en effet, par ces infernales journées de canicule indienne où le ciel, l’horizon, le soleil s’effacent, noyés dans le brouillard de chaleur, d’un violet brunâtre et fumeux, il arrive qu’un régiment d’infanterie tout entier soit travaillé en masse par l’hystérie, les nerfs de ces athlètes surmenés sont tendus comme des cordes à violon. Alors, ceux qu’on appelait la veille les héroïques défenseurs de l’honneur national deviennent du jour au lendemain, dans l’opinion des bourgeois, « une soldatesque licencieuse et brutale, reviremens excessifs, qui ahurissent un peu, c’est naturel, le pauvre Tommy. » Pour consoler les pendus, le poète des Ballades de la Caserne a rimé un glas superbe à leur intention.


V

Le personnage du sous-officier, gâté par une demi-éducation et guettant son brevet, nous apparaît peu sympathique sous la plume de Rudyard Kipling. Il ne pardonne pas évidemment à un certain Mullins de faire condamner, sous des prétextes mensongers, un soldat tel que son ami Mulvaney au supplice partout connu, mais particulièrement pénible en pays chaud, qui consiste à marcher des heures de suite, de long en large, sous le poids de l’équipement complet, capote, fusil, sac et baïonnette, tout cela par vengeance d’un coup de langue qui touchait trop juste. Il faut dire que le rôle du sous-officier avec de pareils gaillards n’est pas facile ; Mulvaney lui-même déclare qu’il s’en est fallu de l’épaisseur d’un cheveu que cet animal de Mullins, qui osait le narguer, n’ait eu le sort de O’Hara. O’Hara, un sergent porte-drapeau, a payé de sa vie la mauvaise habitude de rôder avec de galantes intentions dans le quartier des hommes mariés. Déjà il l’avait échappé belle, une fois, pour s’être fait haïr d’une chambrée d’Irlandais. Car, comme le dit Mulvaney, il y a Irlandais et Irlandais : les bons valent ce qu’il y a de meilleur ; les mauvais sont plus mauvais que les pires. Ils se tiennent entre eux comme larrons en foire, et on ne sait rien de leurs complots, jusqu’au jour où un traître se trouve dans la bande. Et, quand c’est fini, ça recommence. On les rencontre dans tous les coins, échangeant des sermens épouvantables, et ils n’hésitent jamais à frapper un homme dans le dos. Ce sont là les Irlandais noirs, ceux qui déconsidèrent l’Irlande.

Mais, parmi les plus mauvais sujets de l’armée, il faut citer d’abord les engagés de bonne famille que leurs vices empêchent de s’élever au-dessus du rang de soldat. Kipling les a énergiquement célébrés dans la sinistre chanson :


Nous sommes les pauvres agneaux qui ont perdu leur chemin, — Baa ! baa ! baa ! — Nous sommes les petits moutons noirs qui s’égarent, — Baa ! aa ! aa ! — (ientlemen du rang, voués à faire la noce, — Damnés ici-bas pour l’éternité, — Que Dieu ait pitié de nous ! — Baa ! Yah ! Bah !


Peut-être, naguère, ces troupiers-là comptaient-ils six chevaux dans leur écurie ; ils ont eu le gousset bien garni et le monde à leurs pieds. Maintenant un sergent les gourmande. Nul ne se soucie d’eux, ils n’écrivent à personne. S’ils ont de tristes visions parmi Les ronflemens de la chambrée, qui donc les blâmera d’étourdir leur insomnie dans le whisky ?

Mulvaney dit de fort belles choses sur ces déclassés. « Leur malheur, c’est d’avoir reçu une éducation et de s’en servir pour tourner la tête aux femmes. Et la même éducation qui leur fait, en parlant aux femmes, obtenir d’elles tout ce qu’ils veulent se tourne contre eux à la fin et les déchire tout vifs. »

Le type du gentleman-ranker est Larry Tighe, un bel homme et brave comme pas un. Aucune femme ne lui résiste en effet, et il s’attaque aux meilleures pour le plaisir de l’expérience et de les voir pleurer. En même temps le remords le tenaille, à travers de furieuses débauches. Un souvenir, le souvenir de ses victimes, s’est logé comme une épine au plus profond de sa conscience obscurcie. Il ne réussit même plus à se griser, et les balles qu’il brave ne veulent pas de lui. Jusqu’à la fin, cependant, il continue ses prouesses. On l’a surnommé dans le Tyrone, son régiment, Love o’Woman, Amour des femmes. Cet amour-là fait de lui un ataxique. Aux trois quarts paralysé, il s’écroule lentement. La mort le prend au seuil d’un mauvais lieu, et la dernière scène, empreinte quand même d’un idéal tragique, entre ce maudit et la malheureuse qui lui doit d’être tombée dans la fange, est la plus belle scène d’amour de toute l’œuvre de Kipling. Certes il a fait accepter à la prude Angleterre des audaces sans précédens, mais c’est peut-être parce que jamais, si hardie que soit la situation qu’il aborde, il ne glisse dans le sensualisme. Comme Mérimée, il possède l’art de faire tout entendre d’un mot que l’on dirait frappé pour lui seul, sans rien esquiver, sans traîner cependant, touchât-il au comble du cynisme, l’imagination de ses lecteurs dans des détails malsains. Cette horreur de la corruption fait partie de son orgueilleuse énergie et n’en est pas le moins beau côté.


VI

Le portrait, peint par lui-même, de Kipling militaire et impérialiste serait incomplet, si un trait, tout au moins, n’y marquait ses sentimens à l’égard de la Russie. Il les a exprimés dans un récit des plus saisissans, sinon des plus réels : The Man who was ; et dès les premières lignes on découvre que le romancier n’est ici rien de moins qu’un agent provocateur, excitant le lion britannique contre son rival en Asie, l’aigle noir à deux têtes.


En tant qu’Oriental, dit-il, le Russe est charmant. C’est seulement quand il insiste pour être traité comme le plus oriental des Occidentaux, au lieu d’être le plus occidental des Orientaux, que l’anomalie de race devient extrêmement difficile à manier. L’hôte qui le reçoit ne sait jamais quel côté de sa nature il va montrer d’une minute à l’autre.


Suit le portrait plus que malveillant d’une manière d’espion qui paraît gagner son pain au service du Tsar, comme officier d’un régiment de Cosaques, et qui signe en même temps de noms très divers certaine correspondance dans un journal russe. Dirkovitch a le goût de parcourir les parties inexplorées de la terre et arrive dans l’Inde on ne sait d’où. C’est du reste un bel Oriental. Le gouvernement donne des ordres pour qu’on le traite avec politesse et pour qu’on lui montre tout ce qu’il peut désirer voir. S’exprimant en très mauvais anglais, en français plus mauvais encore (la haine emporte vraiment jusqu’à l’invraisemblance M. Rudyard Kipling), Dirkovitch continue de voyager d’une ville à l’autre jusqu’à ce qu’il atteigne la ville de Péchavêr, située à l’entrée de cette fente étroite quon dirait pratiquée d’un coup de sabre, la passe Khyber, où naguère Mulvaney et ceux de sa compagnie ont mis les Afghans en compote.

Sans aucun doute Dirkovitch est un officier, car il est chamarré de décorations, il sait causer, et, — ceci n’ajoute rien à ses mérites, — il a mis au désespoir le régiment du Tyrone noir, qui avait essayé en vain de le griser avec du whisky au miel, de l’eau-de-vie chaude, des liqueurs mêlées de toute espèce. Or, quand le Tyrone noir, exclusivement irlandais, renonce à entamer le sang-froid d’un étranger, cet étranger est certainement un être supérieur. Dirkovitch ne succomba qu’une fois et ce fut au Champagne des hussards blancs, — Champagne d’une marque inconnue, personne ne pouvant se procurer le pareil ; — sans parler d’une eau-de-vie célèbre achetée par un de leurs colonels peu après la bataille de Waterloo. Champagne et eau-de-vie, renforcés d’un porto presque aussi extraordinaire, furent placés à l’entière disposition de Dirkovitch lors d’un festin mémorable, et longtemps il y résista, longtemps il resta, malgré de surhumaines libations, aussi Européen que jamais. Les hussards blancs étaient pour lui « mes chers amis, » « mes glorieux camarades, » « mes frères ; » il s’épanchait avec eux, sur le splendide avenir qui attendait les efforts combinés de l’Angleterre et de la Russie, quand leurs territoires seraient rapprochés comme l’étaient déjà leurs cœurs et que commencerait la grande mission de civiliser l’Asie centrale. Ceci, insinue malicieusement Kipling, n’avait pas le sens commun, parce que l’Asie ne sera pas civilisée d’après les méthodes occidentales ; elle est trop vaste, elle est trop vieille, cette antique beauté s’est livrée à trop d’amans dont elle porte l’empreinte, elle ne goûtera jamais l’école du dimanche, elle n’apprendra jamais à voter, à moins que les bulletins ne soient des sabres. Dirkovitch savait cela, aussi bien que personne, mais il voulait se rendre agréable.

Il donnait quelques renseignemens, peu, très peu, sur sa sotnia de Cosaques, abandonnée à elle-même, apparemment, dans quelque désert inconnu. Il avait fait de rudes besognes en Asie centrale et s’était battu plus qu’il n’arrive d’ordinaire à son âge, mais il avait soin de ne jamais trahir sa supériorité, pas plus qu’il ne manquait l’occasion de louer les exercices, l’organisation et l’uniforme des hussards blancs de Sa Majesté.

De fait les hussards blancs sont un régiment sans pareil, que tout le monde admire, sauf quelques milliers d’individus, communément désignés sous le nom de Paythans qui habitent la frontière ; ceux-ci les appellent volontiers fils du diable. Ces Afghans-là avaient naguère la mauvaise habitude de venir voler les carabines Henry-Martini, qui envoient une balle à mille yards dans le camp ennemi. Aussi faisait-on bonne garde, et les voleurs, quand on les empoignait, subissaient de la part des sentinelles des traitemens qui manquaient de douceur.

Sauf cet ennui, le régiment menait depuis quelque temps une vie très tranquille, se bornant au polo pour se désennuyer. Il eut même l’honneur de battre à ce jeu le corps de cavalerie légère des Lushkar, d’une force indiscutée jusque-là, et que commandait un officier indigène, rapide comme la flamme.

Un dîner fut donné pour célébrer l’événement. Les joueurs Lushkar y vinrent, et Dirkovitch, en grand uniforme d’officier cosaque, ample comme une robe de chambre, leur fut présenté. La grande salle du mess des hussards blancs est fort imposante avec son déploiement de belle argenterie, les drapeaux déchirés qui la décorent, la profusion de roses et de candélabres que supporte la longue table, les portraits d’officiers défunts qui se détachent sur les murs parmi de glorieux trophées de chasse. Les serviteurs indigènes tout en mousseline blanche, l’aigrette de leur régiment attachée au turban, se tiennent derrière leurs maîtres, ceux-ci vêtus d’écarlate et d’or, tout hussards blancs qu’on les nomme, tandis que les Lushkar sont argent et crème. La conversation était des plus animées, la musique jouait entre chaque service. Puis il se fit un silence pour le premier toast obligatoire à la Reine. Et du bout de la table une voix répondit : — La Reine, Dieu la bénisse ! — les éperons s’entre-choquant, tandis que tous les hommes se levaient pour boire à Sa Majesté. C’est comme le sacrement du mess.

Aussitôt après entra l’officier indigène qui avait conduit, à la tête des Lushkar, la partie de polo. Il ne pouvait, bien entendu, manger ni boire avec des étrangers, mais il se présentait au dessert, superbe sous son turban bleu et argent. Tout le mess se leva joyeusement pour l’accueillir et il avança la poignée de son sabre vers le colonel en signe d’hommage, au milieu des cris de : Rung ho ! Hira Sing !

Etant cadet d’une maison royale, il sut fort courtoisement répondre :

« Colonel Sahib, officiers du régiment, vous m’avez fait beaucoup d’honneur, je ne l’oublierai pas. Nous sommes venus de loin jouer contre vous. Nous avons été battus. Peut-être reviendrons-nous encore et nous jouerons de nouveau jusqu’à ce que nos chevaux n’aient plus de pieds. Voilà pour le sport. » — Il laissa retomber une main sur la garde de son sabre et regarda fixement Dirkovitch renversé dans sa chaise. — « Mais si, par la volonté de Dieu, survient un autre jeu qui n’est pas jeu de polo, soyez assuré, colonel Sahib et officiers, que nous le jouerons avec vous, côte à côte, quand ils amèneraient, — de nouveau son regard chercha le Russe, — cinquante chevaux contre un seul. »

Et, avec un Rung ho qui sonna comme une décharge de mousqueterie, le Ressaidar, fils d’un fils de roi, s’assit au milieu des acclamations.

Dirkovitch, cependant, s’absorbait dans l’eau-de-vie exquise. Soudain un coup de feu retentit, un bruit de lutte, un hurlement de douleur.

— Encore quelque vol de carabines ! dit l’adjudant.

Mais le prétendu voleur est amené par trois hommes qui le soutiennent, — car après l’avoir assommé aux trois quarts on a découvert qu’il est blanc et qu’il parle anglais, — nu-pieds, trempé de boue, hideux sous ses haillons. Il se met à sangloter et crie : — My God ! d’un ton qui ne ressemble en rien à celui du rôdeur afghan qu’il paraît être au premier coup d’œil. On pressent quelque chose de grave ; tous ceux qui ne sont pas des hussards blancs se retirent par discrétion., Dirkovitch seul reste, ayant glissé ivre sous la table.

— Qui êtes-vous ? demande le colonel. — Et le mystérieux vagabond sourit d’un sourire d’idiot. Cependant, il se traîne, malgré ses blessures, le long de la salle, regarde tout, paraît tout reconnaître, et même réclame d’un mot le portrait du vieux cheval pie, le cheval fantôme, qu’on a changé de place. Stupeur générale. Alors le colonel fait une suprême tentative. Il porte de nouveau le toast à la Reine. Sans hésiter, l’homme se lève tout droit et répond d’une voix affermie comme par miracle : — La Reine, Dieu la bénisse ! — Puis, ayant bu, casse le pied de son verre.

Cela fixe une date, car c’était la mode, il y a longtemps, quand l’Impératrice des Indes était jeune, dans certains mess d’une haute élégance, de briser chaque fois le verre où l’on avait bu à la santé de Sa gracieuse Majesté.

Les exclamations, les questions se précipitent.

Au moment même, Dirkovitch, qui a été foulé aux pieds par mégarde, sort de son somme ; il se redresse. Et l’inconnu tombe à genoux avec un cri d’épouvante. On ne peut souffrir que ce qui est peut-être le débris d’un hussard blanc se prosterne devant un Cosaque ; vite, on le relève ; et dans ce brusque mouvement la sordide draperie qui l’enveloppe se déchire ; sur le buste nu apparaissent de noires cicatrices. Il n’y a qu’une arme qui fasse de ces blessures parallèles ; ce n’est ni la canne ni le martinet ; Dirkovitch a vu, il fronce le sourcil ; son visage s’altère. Il pose, en russe, une question à laquelle l’homme répond dans la même langue, d’une voix défaillante et brisée.

— Que dit-il ? demande le colonel.

— Il donne son numéro : quatre.

— Et qu’est-ce qu’un officier de la Reine peut avoir à faire avec un numéro ?

Autour de la table circule un grognement sinistre.

— Que sais-je ? Il s’est probablement évadé de... là-bas.

— Parlez-lui, il vous répondra.

Et, tout en revenant à l’eau-de-vie, Dirkovitch interroge ce malheureux, qui répond, ployé en deux par la peur.

Ah ! ne pas comprendre ! Quel supplice pour les hussards ! Quand ils n’auront rien de mieux à faire, ils iront à Pétersbourg apprendre le russe.

— Il ne peut compter les années, dit Dirkovitch faisant face au mess. Mais il dit que dans une guerre, où il servait avec ce glorieux régiment.. :

— Les listes ! qu’on apporte nos listes ! crient les officiers.

Ils parcourent du regard les grands parchemins jaunis, déroulés sur la table et, tandis qu’ils cherchent, Dirkovitch explique avec insouciance :

— Un accident, je suppose, qui eût été réparable, s’il eût adressé des excuses à notre colonel qu’il avait insulté. Il s’y refusa. On ne put donc l’échanger avec les autres prisonniers. Il fut envoyé... ailleurs. Il vient de là, de... Chepany... — L’homme frissonne à ce nom, — de Zhigansk, d’Irkoutsk. Je ne comprends pas qu’il soit parvenu à s’évader. Il prétend aussi avoir passé des années dans la forêt, mais combien d’années, il l’a oublié, cela et beaucoup d’autres choses. C’était un accident..., faute d’avoir adressé des excuses à notre colonel.

Et Dirkovitch exhale un soupir de regret.

Le respect des hussards pour les lois de l’hospitalité les empêche seul de manifester à l’égard du Russe des émotions d’une autre nature.

Les listes sont consultées. — Voilà : en 1854, — c’était avant Sébastopol, — le lieutenant Austin Lemmason, disparu. Quelle honte ! Trente années de sa vie effacées d’un coup ! Comment a-t-il fait pour revenir jusqu’ici ?

— Savez-vous qui vous êtes ? Savez-vous que vous êtes le lieutenant Lemmason des hussards blancs ?

— Mais, sans doute, répond-il sur le ton de la surprise.

La lumière qui a jailli de ses yeux s’éteint de nouveau. Un évadé de Sibérie peut bien se rappeler quelques faits élémentaires, le toast à la Reine, le portrait du vieux cheval ; il peut apparemment, comme le pigeon voyageur, retrouver son chemin, mais le reste lui échappe.

Excité maintenant par l’eau-de-vie, Dirkovitch juge à propos de faire un discours :

— Camarades, glorieux camarades, amis si hospitaliers, c’était un accident, un déplorable accident. — Il sourit doucement à la ronde. — Mais un accident sans importance après tout. Le Tsar ? bah ! je m’en soucie comme de ça ! Mais le Slave qui n’a rien fait encore, le Slave, je crois en lui. Soixante-dix millions de gens qui n’ont encore rien fait, rien... Napoléon ne fut qu’un épisode...

Son ivresse monte, il frappe sur la table d’un coup de poing.

— Entendez-vous, vieux peuples que vous êtes ? Nous n’avons encore rien accompli, toute notre œuvre est à faire et elle sera faite ! — Désignant d’un geste impérieux la ruine humaine qui est devant lui : — Regardez-le. Il n’est pas beau à voir. Ce ne fut qu’un petit accident dont personne ne se souvient plus. Maintenant il est cela... Et vous serez comme lui, mes frères d’armes si braves, si fiers... Seulement vous, vous ne reviendrez jamais. Soixante-dix millions... Disparaissez, vieux peuples ! ...

Puis il s’endormit. On le laissa dormir ; on avait à s’occuper du misérable qui était revenu et qui, trois jours après, fut porté en terre au son de la marche funèbre, suivi de tous les escadrons.

Dirkovitch partit par un train de nuit.

— Adieu, Dirkovitch, bon voyage !

— Au revoir, chers amis... Je reviendrai.

— Quand vous voudrez ! Charmés de vous revoir !

Et les hussards blancs de fredonner à demi-voix un refrain d’opérette :


J’en suis fâché pour M. Barbe-Bleue, — Je suis désolé d’lui faire de la peine, — Mais quelle danse, quelle danse, je n’vous dis qu’ça, — Quand il reviendra !


L’homme qui fut n’est certainement pas le chef-d’œuvre de Kipling ; cette note claire de simplicité, de sincérité qui vibre dans d’autres récits moins sensationnels, moins adroitement composés, en est à peu près absente ; mais, en revanche, The man who was se recommande par une qualité secondaire : l’actualité. A l’heure où il importait d’exciter l’opinion contre une puissance rivale, ce conte que l’on peut qualifier, quant au fond, de fantastique, dut, étant donnée la popularité de l’auteur, agir plus puissamment sur l’imagination des masses que les discours des hommes politiques et les articles de journaux. C’est ainsi que Kipling sert l’impérialisme, en mettant à la portée de tous sous une forme dramatique et passionnée ce qui resterait sans lui l’affaire du petit nombre auquel s’adressent les législateurs, les historiens, les économistes. On sait quelle peut être la puissance d’une chanson. Les rudes conseils au Jeune soldat anglais sur un air de marche, ont répondu comme il convenait aux instincts terre à terre des recrues à peine dégrossies[9] ; la Veuve de Windsor les a pénétrés de l’orgueil qui convient aux enfans de cette veuve à couronne d’or, possédant la moitié de la création :


For the Kings must corne down an’the Emperors frown — When the Widow al Windsor says « Stop ! »


Voilà pour la chanson, et pour ce qui est du conte, croyez-vous que les lecteurs de l’Homme qui fut, même les plus ignorans de la question russe, ceux-là surtout peut-être, ne se soient pas sentis pénétrés contre le pays barbare qui envoie ses prisonniers de guerre en Sibérie, d’une colère égale à celle des hussards blancs ? Ce n’est pas une de ces satires déguisées comme celle qui, prétend-on, vise les Français dans la description du peuple singe (Livre de la Jungle). C’est un cartel directement lancé. Libre à nous de ne pas nous reconnaître dans les citoyens éhontés de cette république des hautes branches, vaniteux, bavards, obscènes ; qui n’ont point de chef et point de lois ; qui mentent effrontément, ne pensent qu’à s’amuser et à produire de l’effet, empruntant leurs idées aux autres, encore qu’incapables de suivre ces idées, toujours prêts à faire de grandes choses, quitte à se laisser distraire par la chute d’une noix et à se consoler de l’éloignement des autres bêtes par la conviction qu’ils sont le peuple le plus admirable de la terre, et que, ce qu’ils pensent aujourd’hui, le reste de la jungle le pensera demain. Somme toute, il n’y a rien là de spécialement français ; autant reconnaître la nation anglaise dans le tigre dévorant que les loups, peuple libre, tiennent en échec d’une façon si humiliante pour lui ; ne cherchons pas de personnalités dans cette fabuleuse épopée. Mais la Russie se trouve désignée très clairement, hors de toute légende ; aussi est-elle en train de riposter de la meilleure manière, par la chose faite, qui seule s’impose au respect de Kipling.


VII

Durant l’année qui vient de s’écouler les livres de l’oracle et de l’inspirateur de la guerre se sont vendus plus que ceux d’aucun autre écrivain : 400 000 exemplaires de l’édition américaine seulement. C’est fort beau, mais ce genre de gloire nous paraît suspendu au plus ou moins de succès des armes anglaises. A mesure que celles-ci essuyaient leurs premiers revers, quelques clameurs discordantes commencèrent à se mêler au concert d’éloges si longtemps unanime. Le signal fut donné par l’Amérique. Une excellente Revue, d’un caractère religieux à la fois très indépendant et très austère, the Outlook, s’ouvrit à des réflexions assez vives sur la politique anglaise et les théories de Kipling tout ensemble. De quel droit ce païen, ce pirate se pose-t-il en directeur de consciences, en compositeur de chants sacrés ? Jamais il n’a donné aucuns gages qui soient de nature à garantir que ses hymnes s’adressent au Dieu de justice. Quoi ! un admirateur de Cecil Rhodes, auquel il permet, on le sait, de se passer de morale sous prétexte qu’il construit un empire ! Faut-il donc conclure qu’un empire ne peut être fondé par d’honnêtes gens ? Les armes de M. Rhodes, nul n’en doute, sont les mêmes dont se servit Jameson ; sa duplicité n’a d’égale que son scepticisme ; il croit que tout homme est à vendre, il est l’administrateur d’un fonds de corruption et d’iniquité. Son Dieu, s’il en a un, ressemble beaucoup à tous les diables réunis : orgueil de l’empire, soif de l’or, convoitise du territoire. Cette question du Dieu de MM. Rhodes et Kipling a son importance, parce que l’Angleterre et l’Amérique sont aujourd’hui en grand péril de l’adorer.

Du moins y a-t-il, on le voit, des protestations isolées. En Angleterre même, un article véhément jusqu’à l’injustice, car il s’attaquait au talent, quand seules les tendances peuvent être incriminées, a paru dans une grande revue de Londres, la Contemporary. L’auteur, M. Robert Buchanan, s’indigne contre l’énorme succès de Ballads of the Barrack room qui nous fait toucher, sous prétexte de suivre le soldat dans ses peines et dans ses plaisirs, les côtés les plus vils et les plus grossiers du mercenaire anglais. Il n’admet pas qu’une inspiration prétendue poétique qui s’est attardée dans les cabarets, s’envole tout à coup jusqu’au firmament sur le ton d’un lyrisme de circonstance ; il refuse d’admirer la Recessional Hymn ; il attaque en Rudyard Kipling l’accusateur sans pitié du patriotisme irlandais (lire la cruelle ballade intitulée Cleared), et le contempteur de la solidarité humaine, tournée en ridicule dans An impérial transcript. Comment le champion d’un féroce égoïsme aurait-il le droit d’invoquer l’Éternel ? M. Kipling n’a qu’à bénir sa bonne étoile qui l’a fait naître au moment favorable pour devenir l’interprète des aspirations les moins hautes du militarisme.

Notez que ce violent réquisitoire contre l’esprit de cupidité, de vaine gloire, d’indifférence aux droits des autres, apparemment incarnées chez le « poète de l’Empire » est l’œuvre d’un loyal sujet de Victoria Impératrice, professant le plus profond respect pour la Fédération de la Grande-Bretagne et de ses colonies. Le gant a été aussitôt relevé, il est vrai, dans la Contemporary Review elle-même, par sir Walter Besant, avec une chaleur non moins égale et, les innombrables amis de Kipling jugent, cela va sans dire, qu’il ne lui manquait que l’auréole de la persécution, qu’il ne perdra rien, tout au contraire, à être calomnié. Le fait est qu’il reçoit sa large part des reproches si justement adressés à l’Angleterre. C’est sa punition pour s’être écarté des voies de la littérature pure et simple.

Nous le répétons : de la victoire finale de l’Angleterre, dans une lutte qui ne fait peut-être que commencer, dépendra beaucoup la popularité future des théories de Kipling sur l’armée, la marine, la guerre, l’éducation des hommes, l’extension coloniale, l’intéressant problème du gouvernement de races différentes réunies sur un même sol. Mais, quoi qu’il arrive, il lui restera d’être un écrivain, vraiment original et moderne entre tous, qui a su saisir l’élément de beauté de notre vie pratique, transformer en musique le sifflement même de la vapeur. Il a créé un genre en tirant des effets merveilleux du contraste des vieilles civilisations asiatiques avec la civilisation hybride au milieu de laquelle s’est passée sa jeunesse impressionnable et attentive. Comme Mowgli, Kipling possède tous les secrets de la jungle ; par jungle il faut entendre ici l’Empire énorme et ses rouages innombrables. Nous en avons considéré un seul, l’armée, et avec le sentiment, — nous l’avouons, au risque de rappeler les vantards du peuple singe, — avec le sentiment profond de notre supériorité. Le rôle avoué de l’impérialisme anglais, qui est d’exercer un contrôle de police sur le monde entier, les préoccupations commerciales que Kipling a si bien traduites en mettant dans la bouche du soldat ces mots caractéristiques de marchandise et de boutique :


Hands off the sons of the Widow, — Hands off the goods in ‘er shop !

le genre de probité du mercenaire donnant son sang en échange d’une large paye et d’une substantielle ration, l’hésitation des jeunes gens d’avenir devant la carrière militaire[10], ce que nous savons enfin du peu de considération, en temps de paix, des honnêtes gens pour l’habit rouge, tout cela nous reporte aux beaux élans désintéressés de furie française, aux chevaleresques instincts que rien ne peut complètement étouffer chez nous, à ce don quichottisme du passé qui nous inspira telles guerres dont tous ont profité, sauf nous-mêmes, à la prépondérance enfin, dans nos carrières militaires, la plus humble comme la plus haute, de la vocation, du dévouement, en un mot de l’honneur.

Métier de dupe sans doute ! Mais quand on aura supprimé de la vie les choses surhumaines, elle ne vaudra guère la peine d’être vécue. La dette payée par tous à la patrie, sans aucun gain matériel pour personne, l’impôt du sang accepté par les riches comme par les pauvres, sans exception possible, voilà ce qui manque à l’organisation de l’armée anglaise, dont le mot d’ordre se résume à ceci : servir, un mot qui ne peut avoir de grandeur qu’à la condition que le service n’entraîne pas de profits. L’implacable service anglais commence à la mule qui porte docilement le numéro de sa batterie ; au cheval, arrivé sauvage d’Australie et dompté pour faire un cheval de troupe ; au chameau, chargé des bagages du corps indigène ; à l’éléphant, réduit à traîner les lourdes pièces d’artillerie ; aux bœufs énormes qui le remplacent quand, dans sa sagesse, il refuse d’aborder le feu de trop près ; et lorsque Kipling, qui comprend le langage des bêtes, nous transcrit les propos qu’elles tiennent, nous voyons bien que le devoir d’obéir a pour elles exactement le même sens que pour les hommes qui les conduisent. Ceux-ci obéissent au sergent, qui obéit au lieutenant, le lieutenant au capitaine, le capitaine au major, le major au colonel, le colonel au brigadier, le brigadier au général, le général au vice-roi, serviteur de la Reine comme tous les autres (Servants of the Queen). Et le fonctionnement de cette machine considérable émerveille un émir de l’Afghanistan, peu habitué à l’ordre en aucun genre ; aussi l’invite-t-on avenir, lui aussi, pour son bien, recevoir les ordres du vice-roi. Mais nous ne voyons rien dans tout cela qui soit de nature à inspirer la verve émue d’un Raffet, d’un Charlet, d’un Béranger, rien qui puisse être comparé à Servitude et Grandeur militaires comme les comprit un Vigny, comme notre armée les comprend encore. Cette peinture des mœurs brutales d’une soldatesque coloniale qui a pour patrie « la moitié de la terre, » ce qui doit rendre très vague sa notion du patriotisme, est au fond triste et amère. Il vous en reste l’horreur de ces guerres lointaines entreprises sous des prétextes hypocrites qui recouvrent le goût effréné de la domination et du lucre.

Une leçon se dégage de la lecture que nous venons de faire. Gardons l’enthousiasme traditionnel pour nos soldats. Ne nous exposons pas à ce qu’un poète de chez nous ait à chanter un jour la chanson de Tommy, ce Tom Atkins injurié par les gens respectables tant qu’ils n’ont pas besoin de lui, puis porté en triomphe par ces mêmes gens lorsqu’il marche au feu pour le plus grand repos des bourgeois.


O it’s Tommy this and Tommy that, an’ Tommy go away ;
But it’s thank you, mister Atkins, when the band begins to play.


Il est vrai que chez nous, Dieu merci, le soldat c’est la France tout entière, et que cette raison doit suffire pour qu’on le respecte et qu’on l’aime.


TH. BENTZON.

  1. Thèse soutenue il y a quelques années par le British Israël, Prophétie Messenger and Universal News, qui entreprit de prouver que le peuple aux deux tribus (Juda et Lévi), communément appelé Juif et représenté par huit millions d’individus épars à travers le monde depuis l’époque de la dispersion, devait se réunir finalement aux dix tribus perdues dont est sortie la grande nation britannique. À l’Angleterre serait donc promis ce royaume terrestre d’éternelle durée, l’empire dont parle le prophète Daniel qui sera dressé par Dieu comme le cinquième et le dernier empire universel. Le lion et la licorne figurant dans ses armes ne font-ils pas partie de la vision de Balaam ? On conçoit que l’Angleterre ne regimba pas contre une prophétie qui impliquait pour commencer la possession de l’Egypte, l’annexion du Zululand et l’anéantissement de la Turquie. Le journal anglo-israélite, maçonnique en réalité, portait pour devise : Et ils seront mon peuple, au-dessus des deux branches entrelacées comme un sarment de vigne représentant Juda et Ephraïm, ce dernier issu de Joseph, et dont les peuples de la Grande-Bretagne, ceux des États-Unis par conséquent, seraient les représentans actuels. — British Israël Identity Corporation 29, Paternoster Row, London, 1882.
  2. Le soldat anglais dit Sir à l’officier.
  3. Voyez, dans la Revue du 1er  avril 1892 : Un roman de Rudyard Kipling.
  4. Le soldat anglais désigne ainsi la Reine : la Veuve de Windsor.
  5. Les Irlandais ont donné ce nom à la bataille livrée près de Péchaver, en souvenir du théâtre populaire de Dublin.»
  6. Dépouillés et mutilés par les Afghans.
  7. With the pain Guard.
  8. Three Musketeers.
  9. Now, all you recruities what’s drafted to-day, — You shut up your rag-box an’ ark to my lay, — An’ I’ll sing you a soldier as far as I may : — A soldier what’s fit for a soldier, — Fit, fit, fit for a soldier, Fit, fit, fit for a soldier.— Fit, fit, fit for a soldier, — So-oldier of the Queen !
  10. Hésitation qu’exprimait dernièrement en ces termes un grand journal anglais : « Le monde s’offrant à eux comme une huître à déguster, ils jugent que le sabre n’est pas la meilleure arme pour l’ouvrir. »