Éditions Prima (Collection gauloise ; no 89p. 25-29).
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vii

Mœurs de la flibuste


Le Rouquin vise à tuer les officiers. Il les cherche et les affronte avec une audace qui fait frémir. Griffe-Esgourde vise les mousses et les jeunes matelots. Il frappe surtout de pointe et à la face. Il sait que ce sont toujours les agents de liaison et les complices des coups de traîtrise.

Le marquis, lui, cherche les gens qu’à leur apparence il croit nantis de quelque noblesse. Il n’aime pas à égorger des manants. Il a vu, dès le début, un grand homme à l’habit passementé, qui paraît commander à une trolée de laquais. Il dit à son fidèle serviteur la Bouline :

— À toi les valets. À moi le maître !

Et bientôt la roture gît à terre, déconfite, tandis que le gentilhomme crie d’une voix de tonnerre au chef :

— Rends-toi !

L’autre fait un signe d’acquiescement et reçoit, en même temps, une pistolade qui le couche à terre.

Le marquis rit de bon cœur en se ruant aussitôt sur un gaillard en tricorne rouge qui doit être au moins gouverneur dans les colonies espagnoles d’Amérique.

Il lui porte un coup d’estoc à la face et en même temps lui tire son second pistolet au bas-ventre.

— C’est le coup de Montezuma ! dit-il en s’esclaffant.

La Manchette est tailladé de dix coups de sabre et le sang lui coule partout, mais nulle blessure n’est jusqu’ici capable de l’arrêter. Il crie en frappant de partout :

— Bonjour à ta femme, hé porte-fesse !…

Cette injure semble lui porter bonheur. Il a étendu au moins dix étrangers.

Quant à Adussias, elle sauta, il faut l’avouer, la dernière sur le vaisseau espagnol. Ce n’est point qu’elle eut peur, mais l’habitude lui manquait un rien. Toutefois, au milieu des cris, des vociférations, des blasphèmes, et des injures, des prières et des appels, des chants furieux et des hurlements de ses camarades, elle retrouva vite son assiette.

Alors elle fit le vide autour de son corps nu avec une rage incoercible. Elle frappait du sabre, de gauche à droite et de droite à gauche, sans répit et sans hésiter.

— Bravo, lui cria le marquis. Ne voyant plus d’adversaires de qualité, il se contentait de secourir ses amis encore aux prises avec des Espagnols.

Adussias se retourna vers lui.

— Touche-moi, dit-elle, tu verras que je n’ai jamais eu tant de bonheur…

— Plus tard, ma belle, répondit le gentilhomme prudent en inventoriant le champ de bataille d’un coup d’œil, va donc secourir Coupe-Veste et Passevolant.

De fait, les deux drilles, accablés par un lot d’Ibères, se défendaient vaillamment, mais avec peine. Adussias sauta dans le groupe en agitant son sabre.

— Le diable ! cria un des Espagnols en se signant.

— Le diable ! répétèrent les autres en se débandant.

— Le diable ! gémirent les derniers ennemis en perdant courage.

Et, du cœur de la coque, on entendit venir un cri de terreur :

— C’est le diable…

Les pirates étaient vainqueurs.

Il restait pourtant, au pied du carrosse de proue, un groupe l’on remarquait un colonel de cavalerie en grand uniforme, le capitaine du vaisseau, trois officiers armés de haches et une femme en habit pourpre qui portait un masque de velours.

Le Rouquin organisa le champ de bataille. Il y avait quatre de ses hommes qui agonisaient sur le pont. Il commanda à trois autres de revenir sur le Saint-Elme et de s’y tenir prêts à tout.

Quatre autres furent délégués illico sur l’espagnol, l’un en poupe, pour égorger le timonier et prendre sa place, l’autre au centre, pour tuer les blessés, et les deux derniers pour surveiller la sortie des écoutilles, car il y avait peut-être une réserve humaine dans l’entrepont.

Ceci fait, il se rua vers le groupe héroïque.

Déjà Adussias l’avait devancé. Elle courait droit à la femme au masque. Comme un porte hache voulait l’arrêter, elle lui fit sauter la tête d’un revers.

Le marquis, posément, avait cherché à terre un pistolet armé.

Il en trouva trois. Alors il vint au dernier carré de la défense.

Le capitaine d’Espagne le visa d’une arme trop longue qui tremblait à son bras déjà blessé. Il rata le gentilhomme, qui salua, et d’un coup bien visé lui fit sauter la cervelle.

— Rends-toi ! dit-il alors au colonel.

L’autre hésita sur la conduite à tenir, car il sentait bien n’avoir aucune chance de survivre au massacre.

Le marquis utilisa cette hésitation et lui planta son sabre sanglant en plein corps.

Il salua à nouveau.

La valetaille du Rouquin suffisait désormais à mettre à mort le reste…

Cependant, Adussias, face à la femme masquée, crut en avoir raison d’un coup. Elle se trompa. C’était une guerrière redoutable, que cette étrangère. Elle le fit bien voir en lançant une navaja, qui, pour un rien, aurait mis fin aux exploits de la pirate, et ne la manqua pas d’une ligne.

— Corps du diable, s’écria la diablesse.

Et elle tapa de toutes ses forces sur son adversaire.

Mais l’autre se déroba et se retrouva debout avec un sabre court, enlevé à son voisin.

— Laissez-les ! dit Griffe-Esgourde.

— Mais non ! grommela rageusement le capitaine. Je ne veux pas qu’on m’abîme mon Adussias.

— Idiot ! rétorqua le second. Regarde l’autre. Elle est encore plus belle.

Cependant la belle Adussias n’avait pu encore avoir le dernier mot. Ses coups semblaient heurter un mur. Rageusement elle sauta au cou sur son ennemie et l’étreignit pour l’étouffer.

Les deux femmes roulèrent à terre au milieu des rires…

Tous les mâles du navire espagnol semblaient morts…