L’Arc d’Ulysse/Pour ma mère adoptive

L’Arc d’UlysseÉditions Georges Crès et Co (p. 85-86).

POUR MA MÈRE ADOPTIVE

Viens me voir cette nuit, maman, que dans un songe
Tout le bonheur brisé par ta mort se prolonge.
Viens, que je sois une heure encore ton petit,
Le blondin sur ta gorge ou dans ton cou blotti,
Ou bien, tel que le temps me ravine et me penche,
Ô mère aux cheveux noirs, ton fils à tête blanche.
Que j’entende ta voix qui m’aime et qui s’émeut
À ma voix. Mais je crains un fantôme brumeux
Et voilé, car le doute est cruel qui se lève,
Et fait même en dormant dire : « Ce n’est qu’un rêve »
Pourquoi demeuras-tu si pâle l’autre fois,
Froide sous mes baisers et sous mes pleurs sans voix ?
D’un sourire si tu savais quel poids tu m’ôtes,
Peur de t’avoir fâchée avec d’anciennes fautes.
Mais souffrir purifie, et suis-je pas meilleur
Pour quarante ans d’humilité dans la douleur ?
Dans la douleur aussi cruellement sentie
Ce jour qu’au premier jour, lorsque tu es partie,
Quand jeune et pauvre encore hélas ! je n’aurais su
À ma mère au grand cœur rendre le bien reçu,
Que d’un ciel étranger me troublaient les présages,
Et que sans mon baiser tu mourais au village…

Que d’ans à te pleurer encore avant qu’ait lieu
Cette réunion qui n’aura plus d’adieu,
Cette heure où à son tour nous attendrons ma fille ?…
Tandis que je lui lis ces vers, ses larmes brillent
Vers ta photographie au-dessus de mon lit.
Elle baise après moi sur le papier pâli
Ta mante surannée et ton chapeau à brides,
Tes yeux clairs que l’helminthe a rongés, et tes rides,
Ta bouche, et tout ce qui n’est plus au triste enclos
Sous des ais défoncés qu’un peu de cendre et d’os,
Mémoire en tous les cœurs, hors le mien, disparue,
Nom qu’on ne connaît plus dans ta petite rue…

Mais je sais que, légère et subtile, tu vis
Dans l’éther, que ton corps fluidique, ravi
Aux servitudes de la terre, à ses souillures,
Contemple le divin dans la lumière pure,
Qu’ayant souffert, les morts ont pitié des vivants,
Que tu me guides vers le juste, et me défends.

Figure radieuse aux lignes éternelles,
Afin que mon amour te reconnaisse en elles,
Comme du noir charbon la flèche rose luit,
Fais du sommeil jaillir les clartés de la nuit,
Dans les abîmes bleus où, clairvoyante et libre,
Hors de sa geôle opaque et lourde, l’âme vibre.


17 décembre 1917.