L’Arc d’Ulysse/Ressemblance

L’Arc d’UlysseÉditions Georges Crès et Co (p. 83-84).

RESSEMBLANCE

Le Destin me redoit du bonheur, des baisers,
Et ces tendres regards qui couvent.
Car je n’ai bu qu’un lait mercenaire et rusé ;
Car je n’ai tété qu’une louve.

Ma nourrice dans l’herbe et les joncs du marais
Imprimait ma couche rugueuse ;
Et dans mes songes orphelins elle apparaît
Avec sa chair de belle gueuse.

Mais de ma mère, morte au loin, il n’est resté
Qu’une pâle photographie.
Je m’insurge. Je veux à la mort disputer
Son doux bruit, son odeur, sa vie ;

À son tombeau perdu reprendre ses cheveux
Renflés en coques sur ses tempes,
Sa bouche au secret pâle, et, myopes et bleus,
Ses yeux voilés comme des lampes.

Fou, qui demande au sol où l’ombre fuit, l’oiseau
Que l’arbre décoche à la nue,
Le naufrage automnal au vent et au roseau,
L’ancienne ivresse à l’outre bue.

Oui, car la race est l’outre inépuisable, où gît
L’orgueil de se croire éternel.
Une fille m’est née, et d’elle a ressurgi
Le clair visage maternel.

Et ces yeux d’autrefois que le ver a mangés,
— Un peu de bave, un peu de boue, —
Ils redeviennent fleurs ; des longues nuits vengés,
Ils éclairent de belles joues.

Mieux que sur son portrait ma mère, la voilà,
Je la respire, elle me frôle.
Et tout l’harmonieux Second Empire est là,
Dans cette chute des épaules.

Ah ! je baise en pleurant ce front, où tour à tour
Ma fille ou ma mère l’emporte.
La vivante paiera tout l’arriéré d’amour
Avec les lèvres de la morte.


9 février 1915.