L’Appel du Sol/Chapitre 9
CHAPITRE IX
LA BATAILLE CONTINUE
Les mitrailleuses allemandes ronflent comme un moteur. Leurs projectiles volent en l’air en bourdonnant, ainsi qu’un essaim de pierres lancées par des frondes. Les feux de salve se succèdent : une décharge, puis une autre, puis une autre. Vaissette a l’impression d’une roue, la roue des loteries foraines, qui tournoie en flamboyant, dont chaque rayon vous aveugle. Cela dure l’espace d’une seconde.
Derrière, un clairon joue encore. Il sonne la charge à présent. La note claire s’achève brusquement en un appel de cor déchirant : l’homme a eu son compte.
On court encore. On voit l’éclair fulgurant qui jaillit du canon des fusils allemands. Ils sont là, à quelques mètres. On va les saisir. Il semble que la terre vacille et que la roue vous saisisse dans son tournoiement.
Le sous-lieutenant vient de s’aplatir à quelques pas de la tranchée. La souffrance de la chute le rappelle à lui. Le calme lui revient.
— Pourtant je ne suis pas blessé, dit-il.
Non. Il ne comprend pas pourquoi il est couché. Il a perdu ses lunettes : il est comme un naufragé qui se débat. Mais il ne peut remuer les pieds. Quelqu’un doit les tenir. C’est un réseau de fil de fer très bas, courant au ras du sol, qui l’a jeté à terre.
Et tout le flux de chair humaine vient s’affaisser contre l’invisible et fragile rempart.
En haut aussi, il y a un réseau de fil de fer : celui que tendent les balles qui se croisent.
On distingue, au milieu des décharges, les commandements des officiers prussiens.
Des chasseurs arrivent au réseau. Ils culbutent. À côté de l’officier les corps s’amoncellent. Et tous les hommes tombent, arrêtés par les fils tendus, arrêtés par les balles. Ils tournoient, puis jonchent le sol ; on dirait les feuilles d’un arbre que saccage une bourrasque d’automne.
Vaissette ne peut pas se relever. Il ne peut pas. Les feux au-dessus de lui développent un rideau de plomb : il serait trop lourd, trop dur à crever.
L’élan de la section est brisé.
De son côté, le lieutenant Lucien Fabre a suivi le mouvement de sa compagnie : il s’agit que l’échelon avance en même temps, que la vague, d’un front continu, se précipite sur la tranchée allemande.
Tous les groupes, qui fourmillent par le glacis, se lèvent, se couchent, bondissent en un rythme émouvant. Le tourbillon de plomb n’arrête pas les tirailleurs qui se portent en avant. L’officier vit le drame de chaque bond avec le soldat qui le tente : il lui semble que sa décision et son enthousiasme le soutiendront. Il est là, s’offrant à l’avalanche, immobile souvent, le corps penché parfois en un effort physique, comme si, par sa poussée, il pouvait hâter l’élan de ses unités.
Le geste de son bras les déploie, les éparpille, pousse dans la tempête ses soldats. Il a le sentiment d’être le semeur qui jette au vent son blé par les sillons.
Aucun groupe n’hésite ou ne faiblit. Tout à gauche, Vaissette a fait plus de progrès. À droite, au contraire, une section ralentit sa marche à la mort.
— Tu es là, Girard ? demande Lucien.
— Ça va, ça va, mon lieutenant, répond placidement l’ordonnance.
Celui-là est de la race que rien n’émeut et chez qui le courage semblerait n’être plus méritoire tant il est instinctif.
— Rampe jusqu’au sergent Batisti : ses hommes s’endorment entre leurs bonds. Dis-lui de les enlever et de n’avoir d’yeux que pour moi et pour l’ennemi. Dépêche-toi. Ne te fais pas tuer : il faut que l’ordre arrive.
Et Lucien surveille de nouveau tous ses chasseurs, qui avancent invinciblement. De mètre en mètre, ils se suivent, couvrant les champs et les labours. Leurs dos, qui se soulèvent et s’abaissent, paraissent le moutonnement des vagues de la mer.
C’est alors qu’éclate la fanfare.
Toutes les Marseillaises se répondent, s’enflent, s’atténuent, retentissent, se perdent dans le grondement des balles, le hurlement des obus qui passent, les explosions, les beuglements des hommes qui chargent.
Fabre ne raisonne plus. L’ivresse l’a saisi, lui aussi. Il éprouve l’émotion de toute la compagnie qui se précipite : un souffle sacré a passé sur elle. Il se sent l’âme de cette marée vivante. Il saute, il bondit, il clame :
— En avant !… En avant !… En avant !…
C’est lui qui a déchaîné la rafale d’hommes qui souffle par derrière.
— En avant !
Il se sent porté par des ailes. On marche sur du bronze et du fer, tant le sol est criblé d’obus. Les explosifs s’enfoncent. Une gerbe de pierres jaillit. On se croirait entouré de ces geysers d’Islande qui naissent sous vos pas.
— En avant ! hurle encore Fabre.
Et voici qu’il est précipité sur l’herbe. Les fils tendus entre les piquets l’emprisonnent. Quelques hommes sautent, le dépassent, font quelques pas, s’enchevêtrent, vacillent, puis restent étendus.
Lui, il se relève, pour crier encore.
En une seconde tout l’aspect du paysage infernal a changé. On ne voit plus un homme. Toute la plaine est vide. Il y a un instant, c’était un fourmillement d’uniformes ondulant sous la pluie d’acier et de soleil. Brusquement, c’est le désert immobile.
Toutes les compagnies, tous les bataillons sont venus mourir contre le réseau.
Un grand sanglot monte à la gorge de Lucien, le secoue. Il hurle sa douleur dans le crépitement des feux. Il voit, en un éclair, le champ vainement parsemé de morts, de ses morts.
Tout à coup, il s’effondre comme une masse. Il murmure :
— Ce n’est rien… ce n’est rien…
C’est comme si on lui avait asséné un coup formidable. Il ne sait pas bien où. Son bras ruisselle.
Il répète :
— Ce n’est rien… Ce n’est rien…
Girard est à côté de lui. D’où sort-il ? C’est à n’y rien comprendre. Aussi, tout se brouille Puis, on dirait que le soleil se cache.
Girard dit :
— Je suis là, mon lieutenant… Je suis là. Si vous bougez, c’en est fait de nous.
Fabre répond :
— Je crois que je suis blessé.
L’ordonnance jure et sacre comme un païen. Lucien prévient son mouvement :
— Reste tranquille. Ce n’est rien. C’est au bras.
— Ne remuez pas. En ce moment, il fait trop chaud. On mettra votre pansement tout à l’heure.
Un silence entre les deux hommes. La fusillade est moins nourrie. Les ordres rauques des officiers prussiens déchirent les oreilles.
Fabre appelle :
— Girard ?
— Mon lieutenant ? répond l’ordonnance.
— Soulève-toi sur les poignets. Regarde la compagnie.
Doucement, lentement, Girard se soulève. Une balle siffle. Il s’aplatit à nouveau.
— On ne la voit plus. Ils sont tous couchés ou crevés. Il y en a qui se replient vers le ravin.
Fabre est atterré.
Un silence encore. Puis, il appelle de nouveau :
— Girard ?
— Mon lieutenant ?
— Alors… la France est fichue !
Puis, il reste étendu, sans parole. Plus de douleur physique, plus d’angoisse morale. Il est sûr que la mort va venir. Il l’attend. La fusillade a cessé. Il n’y a que les obus qui ronflent en passant. Les cris d’agonie déchirent les oreilles. Tout un peuple de soldats crie sa souffrance. Les deux vagues d’assaut, couchées dans la trame d’acier, exhalent leur plainte. Les compagnies parsèment le gazon comme de sanglantes céréales fauchées. Toute la plaine gémit.
— Girard, dit Fabre, il nous faut partir d’ici. Ces cochons n’auraient qu’à sortir de leur tranchée pour nous prendre.
Ce n’est pas facile. Il faut ramper jusqu’au ravin. Et les voilà qui se glissent par les sillons, se traînant sur le sol. Girard est d’une rare habileté. Il ne prend pas le temps de souffler. Il avance comme un reptile, tirant de mètre en mètre Lucien dont le bras saigne et que la fièvre étreint. Au bout de quelques minutes, on rencontre Servajac. Il s’en retourne aussi vers la ligne de départ. Il s’est attardé à panser les camarades, bondissant d’un corps à l’autre, donnant à boire, bandant la plaie, soupirant quand c’est un cadavre qu’il a retourné.
— Le lieutenant Vaissette a pu regagner notre ligne, dit Servajac. Il n’est pas touché.
— Si on traînait l’officier, dit Girard.
— Oui, on risque d’arriver, répond Servajac.
Et les deux hommes d’avancer avec leur fardeau auquel ils se sont attelés.
Il n’y a plus qu’une centaine de mètres à franchir. À présent, on est loin de l’ennemi. Celui-ci ne tire même plus sur les isolés qui s’échappent. Fabre et les deux hommes se lèvent et, en courant, atteignent le ruisseau encaissé.
Lucien n’était pas arrivé que Vaissette se précipitait sur lui. Ils s’embrassèrent.
— C’est grave ? demanda le sous-lieutenant en désignant le bras qui ensanglantait la vareuse.
— J’espère que non, fit Lucien.
— Moi, je n’ai rien, reprit Vaissette.
Il se sentait gêné de sortir indemne de la tourmente. Il croyait avoir besoin de se justifier.
— Je suis pourtant, dit-il, resté jusqu’au bout en tête de la section. Le capitaine de Quéré lui non plus n’est pas touché. D’Aubres est tué.
De Quéré arrivait. Vaissette et l’ordonnance avaient déchiré la vareuse de Fabre et la chemise. Les chairs étaient bleuâtres, meurtries et sanglantes. Le capitaine ordonna au jeune homme de se rendre au poste de secours, l’y fit conduire par Girard.
— Nous irons vous voir plus tard. Ici, il nous faut organiser notre résistance.
Du reste, Lucien se laissait faire docilement. Il voyait trouble. Il n’avait plus qu’une impression vague de ce qu’on lui disait, de ce qui se passait autour de lui. Il partit lentement, soutenu par son ordonnance. Ses hommes le suivaient des yeux, avaient envie de pleurer. Vaissette était bouleversé.
— À l’œuvre, Vaissette ! dit de Quéré. L’heure n’est pas de songer aux blessés ou aux morts. Il faut vaincre.
Vaissette regarda le capitaine. Il se demanda si celui-ci n’était pas fou.
— Vaincre ? dit-il seulement.
— Eh bien, vous n’allez pas vous imaginer que la bataille est finie ? déclara de Quéré. Nous sommes encore vivants, ce me semble. Ce n’est pas un reproche à votre bravoure : c’est un simple rappel à notre devoir.
Mais Vaissette n’en croyait pas ses oreilles. Il demeurait stupide et ne savait que répondre. Eh quoi ? La compagnie décimée, les plaintes des mourants venant encore à eux, l’échec de l’attaque, les bataillons massacrés, la blessure de son ami, l’horreur de cette journée d’enfer, tout cela ne suffisait pas… Le capitaine poursuivit :
— Dépêchons-nous. Vous gardez le commandement de la quatrième compagnie. Nous avons une rude chance que les Prussiens n’aient pas tenté de contre-attaquer : ils nous balayaient. Reformez vos sections comme vous le pourrez. Le soleil est encore haut ; il est à peine quatre heures du soir ; peut-être donnerons-nous encore l’assaut. Je vais, moi aussi, refaire mes unités.
De Quéré s’éloigna tranquillement.
« Un nouvel assaut ? » songeait Vaissette.
Cela lui paraissait impossible et sauvage. Au fond, cela révoltait un peu son cœur.
« On ne peut pas, pensait-il, demander à l’âme un effort disproportionné à son ressort moral. »
Mais ayant réfléchi, il convint :
« Je vois aussi depuis aujourd’hui qu’on peut tout obtenir de l’être humain. »
Il rallia les chasseurs qui, un à un, rejoignaient ce qui restait de la compagnie. Le sergent Batisti réveillait les hommes hébétés. Pluchard, hors de lui, commentait toutes les phases de l’attaque, annonçait une offensive de l’ennemi. Il restait en tout une quarantaine de soldats.
— Ne les laissez pas inoccupés, dit l’officier au sergent. Faites leur gratter la terre. Deux sentinelles suffisent. Les autres creuseront une tranchée. C’est plus prudent et ce sera le seul moyen de les reprendre.
Il faisait une chaleur lourde. Des nuages s’amoncelaient lentement. Les artilleries continuaient à tonner. Avec leurs courtes pelles, leurs bêches, les hommes se mirent à l’ouvrage. Ils secouaient ainsi leur abattement. Ils renaissaient à la vie : ils sentaient qu’ils avaient faim.
— Ce n’est rien de mourir, dit Angielli. Mais c’est dur de ne pas manger.
— Et les camarades qui y sont restés, est-ce qu’ils mangent ? demanda le caporal Gros.
— C’est malheureux que tu sois si bête, fit Angielli. Je disais cela histoire de blaguer. Et voilà que tu parles des morts. Laisse-les où ils sont et attends ton tour.
Un agent de liaison apporta un ordre du commandant : il fallait se cramponner au terrain, repousser coûte que coûte toute attaque ; plus tard, on prendrait l’initiative d’un nouvel assaut.
« De Quéré avait raison », pensa Vaissette.
Il alla retrouver le capitaine qui, lui aussi, aménageait ses positions. Celui-ci s’était rendu auprès du chef de bataillon.
— Eh bien, qu’est-ce que vous dites de tout cela ? demandait de Quéré. Je suis allé me plaindre ! Nous ne donnerons l’assaut que quand nos obus nous précéderont pour démolir le réseau. Ce sera sans doute pour demain matin, à l’aube… Avez-vous du pain ?
Vaissette n’en avait pas. Mais il lui restait dans son sac une boîte de sardines. Quéré avait encore du chocolat. La nuit tombait. Ils dînèrent : du poisson huileux, des tablettes sucrées et pas de pain. Par moment, des blessés criaient.
— L’obscurité m’inquiète, déclara le lieutenant. Je vais rejoindre mes hommes.
— Passez une bonne nuit, répondit le capitaine. Demain sera le grand jour. Je remercie Dieu de m’avoir conservé vivant pour le voir.
Vaissette n’était pas en humeur de bavarder. Ce qu’il sentait en lui, ce n’était pas l’espérance, mais une volonté de lutter jusqu’à la mort, une élévation hautaine de sa conscience qui lui donnait la soif du sacrifice total.
Les chasseurs n’avaient pas fait grand travail. Ils avaient remué peu de terre.
— Nous ne sommes pas, dit Vaissette, un peuple de terrassiers.
Il se représenta les camps romains, leurs fossés creusés chaque soir par les légionnaires. Et il compara dans son esprit, non sans sourire, les luttes qu’avait livrées sa compagnie à celles que livraient les cohortes.
À présent une ombre impénétrable régnait. Les chasseurs étaient épuisés. Leurs yeux battus ou fiévreux disaient leur gloire et leur misère. Ils ne se parlaient pas : ils étaient sous l’impression de leur échec. La tristesse de la nuit les pénétrait. Vaissette voulut leur parler pour les distraire, pour leur faire sentir sa tendresse. Il était fier de commander aux débris mutilés de cette troupe qui était entrée en campagne sous les ordres du capitaine Nicolaï.
— Tu ne m’as pas l’air gai, dit-il à Angielli. Le chasseur ne répondit que par un geste de lassitude.
Gros expliqua :
— Ce n’est pas qu’on soit découragé, mais on a faim.
Ils avaient faim, en effet. Il n’y avait pas d’autre cause à leur abattement. Certes, ils sentaient bien les vides dans leurs rangs : Servajac n’avait plus la compagnie muette de Diribarne. Bégou et Rousset et tant d’autres n’étaient plus au milieu d’eux. Mais cela c’était le sort de la guerre. On était là pour mourir, pour voir mourir les autres… Tout à l’heure, on marcherait encore à l’ennemi. Il y aurait un nouveau lot de victimes, une nouvelle hécatombe. Et cela non plus n’était pas angoissant. On irait au-devant du sacrifice sans protestation intérieure, sans réfléchir, passivement. Tous ces hommes abattus, avec les mêmes pertes parmi eux, avec la perspective des mêmes dangers, seraient joyeux et remplis d’allégresse si les vivres avaient pu parvenir, si l’on avait pu pénétrer dans la tranchée allemande. Mais ils avaient cédé le terrain. Mais ils avaient faim.
Une illumination intérieure éclaira Vaissette. Il commençait à comprendre les raisons de son dévouement, les raisons de l’abnégation de ses soldats.
Tous, ils avaient perdu leur individualité ; ils n’étaient plus qu’une cellule de la nation. Ils n’étaient point des hommes, ils étaient une partie de son sol, comme les hêtres de la forêt voisine et comme l’eau qui courait dans le vallon. La patrie entière, ses guérets et ses champs, ses forêts et ses villes, voulait vivre ; et ses fils la défendaient. Ils obéissaient moins à l’appel de leur conscience, aux arguments de leur amour et de leur raison qu’à la voix de cette terre et de ce ciel, qui leur avaient servi de berceau et leur serviraient de sépulture. Ils étaient un peu de la France comme sa glèbe et comme ses moissons. Aux fleuves de couler indéfiniment comme l’histoire d’un peuple, aux arbres de développer à chaque printemps leur frondaison nouvelle, aux générations qui se suivent d’être les gardiennes sacrées de la Patrie.
Les hommes passent et ceux qui meurent pour elle ne réalisent pas la nécessité ni les effets de leur sacrifice. Ils n’en sentent point la beauté. Ils n’en espèrent aucune récompense dans un autre monde, où les patries sont ignorées. Ils sont inconscients de leur rôle et de sa grandeur. Ils n’ont pas plus de peine et pas plus de mérite à être la sauvegarde de la France et sa parure, que l’Île-de-France n’a de mérite à s’orner de ses crépuscules et que l’Alpe ou le Rhin gallo-romains n’ont de peine à délimiter ses marches orientales.
Le vent s’était levé. Il chassait les nuages, qui formaient dans le ciel une cavalcade magnifique. Leur passage voilait la lune, projetait des ombres mouvantes et mystérieuses sur le glacis. Les buissons s’animaient. Des ennemis s’avançaient dans les ténèbres.
On distinguait leur ligne : des coups de feu partaient qui se perdaient dans le silence. Par moments, une rafale passait, secouait les arbres et sifflait dans les taillis : les feuilles qui tombaient annonçaient l’automne. Le bruissement de leur chute ressemblait au cri de la chair pénétrée par une baïonnette. Enveloppés dans leur pèlerine, immobiles et glacés, les chasseurs avaient l’air de spectres. L’épouvante de la nuit leur dilatait les yeux.
La chose la plus horrible était les sanglots des blessés. Quand on a entendu ces longs appels douloureux, ces plaintes enfantines, ces gémissements étouffés et ces brusques cris d’agonie ou de souffrance, il semble qu’on ait pénétré jusqu’aux limites de l’angoisse et de la douleur.
Le capitaine de Quéré vint trouver Vaissette :
— Ils n’attaquent pas, dit-il. Tant mieux. Mais nous allons recommencer l’assaut. Voici les ordres que je viens de recevoir.
Il les expliqua. C’était simple. Avant le lever du jour l’artillerie arroserait les tranchées ennemies et leurs abords repérés la veille, au prix de tant de sang. En même temps on avancerait et l’on tâcherait de pénétrer dans Laumont.
— Dans quelques instants, poursuivit de Quéré, le restant du bataillon va venir nous renforcer. À nous deux nous formerons une compagnie.
— Tout à l’heure, avoua Vaissette, j’ai eu pour ces hommes une telle pitié qu’il m’a semblé barbare de les précipiter de nouveau dans le brasier. Mais j’ai bien senti qu’il le faut, qu’ils sont ici pour cela, qu’ils sont les instruments involontaires de la volonté nationale.
— Ils ne mesurent pas, déclara de Quéré, toute l’étendue de leur grandeur et ils ne sentent point l’immensité de leur sacrifice.
— Ce qui est effroyable, affirma Vaissette, c’est, le danger passé, de s’offrir à un nouveau danger, c’est de recommencer à être un martyr et un héros, c’est de répéter continuellement le même acte de résignation. La guerre est une épreuve longue.
— C’est ici que vous apparaît, souligna le capitaine, la source infinie de réconfort qu’est la philosophie chrétienne. Je ne dis pas que d’autres systèmes n’aient leur noblesse et leur beauté. Mais ils ne sont pas faits pour notre humanité. N’entreprenons point ici une querelle religieuse. Mais convenez que les destins, en ces heures de crise, nous brisent et courbent nos fronts. C’est alors qu’il est bon de porter en soi la foi qui permet de monter au calvaire et la doctrine qui nous a donné l’accoutumance à la résignation.
— Je ne nie point, répondit Vaissette, la source inépuisable de réconfort et d’espérance que fut le christianisme aux heures les plus sombres de l’histoire du monde ; et je ne nie pas les vertus de consolation qu’il apporte maintenant à certaines âmes. Mais ce que je veux vous faire remarquer, c’est que je trouve dans les maximes des philosophes du paganisme, pour moi sinon pour vous, le même appui contre l’adversité. Vous connaissez ces beaux vers d’Horace qu’avait pris pour devise le chancelier de L’Hôpital :
Impavidum ferient ruinæ.
» Ils convenaient à son âme stoïcienne et aux malheurs de son époque, moins fertile pourtant en douleurs que la nôtre. Devant mes yeux aussi pourrait s’écrouler le monde : ses ruines ne me feraient pas trembler.
— Vous savez bien, mon cher ami, fit le capitaine, qu’Horace comme Virgile et tous les grands païens antiques ont respiré sans le savoir ce parfum mystérieux de l’Évangile qui flottait dans l’air même avant la naissance de Jésus… S’il me paraît si facile de mourir, c’est, je crois, parce que je sais que la récompense m’attend : l’éternité est là.
Le vent s’était apaisé. Une pluie fine descendait sans bruit des nues. Pas un coup de feu. Plus d’appels de mourants. Jamais le silence n’avait été aussi profond.
M. de Quéré respira la nuit et dit :
— Je vais vous faire une confidence. J’ai confondu jusqu’ici mon amour pour la France et mon culte pour Dieu. Mon patriotisme et ma foi se mêlaient dans le même enthousiasme d’action. Cette guerre était une croisade. À présent, ce n’est plus tout à fait la même chose. Quelques semaines de campagne et la tragédie des heures d’hier m’ont apporté un peu de clarté. Oui : je crois et j’aime mon pays. Mais ces deux passions sont devenues des choses distinctes.
» Ma religion comme je vous le disais, me rend plus aisés le sacrifice et la résignation : mais elle ne me détermine plus à me sacrifier et à me résigner. Elle est un réconfort, elle n’est plus un mobile d’action. C’est la patrie seule qui me pousse à me battre, à m’offrir à la mort. Si je meurs, je serai mort en bon chrétien, mais je ne serai pas mort pour le christianisme : je serai mort pour mon pays.
— Ce que vous dites là, fit Vaissette, me bouleverse. J’ai rêvé d’un monde ici-bas, comme vous là-haut, où les frontières seraient abolies. Et j’espère que le soleil luira un jour sur des générations qui ne connaîtront plus les guerres. J’avais aussi une religion : celle de l’humanité. Et j’ai mêlé cette religion à mon culte pour la Patrie. J’ai cru que c’est pour cela que j’avais ressenti aux premières heures du danger un tel frémissement et depuis lors une si vaste tendresse pour cette terre. Eh bien ! non. Ce n’est pas cela. Il n’est pas à mon patriotisme de fondements raisonnables, ni d’assises rationnelles. J’obéis à un instinct… C’est là ce qui fait de nos humbles chasseurs des héros inconnus. Ils ne le savent pas. Nous venons de le découvrir pour nous-même : la puissance du sol s’est faite chair en nous.
— Voilà qui m’explique, dit M. de Quéré, le fatalisme passif avec lequel nos hommes acceptent la mort. Ils y vont comme un grand troupeau résigné, sans murmure. Les martyrs mêmes, qui choisissaient de leur plein gré de mourir et à qui l’aide divine ne manquait point, n’étaient pas plus courageux que nos soldats : ceux-ci pourtant ne se trouvent pas, à l’instar des saints, de par leur propre volonté sur le lieu du supplice, et ils n’attendent point à leur souffrance l’immédiate compensation du paradis.
Vaissette appuya :
— Ils n’attendent point de récompense. Ils n’escomptent point la gloire : c’est un mot vague qui ne dit quelque chose qu’aux gamins charmants de vingt ans ; il n’a pas de signification pour ceux qui seront un de ces cadavres anonymes dont l’amoncellement assure la victoire. Ils n’ont pas le sentiment précis de défendre leur lointain foyer, leur champ paternel, la maison où demeure leur femme. Ils ne se battent point pour un passé de noblesse et de gloire dont ils ne savent point l’histoire. Ils font un rempart de leur poitrine à un peuple de lâches qui se cachent dans les dépôts, à des bourgeois prodigues en paroles mais non en dévoûments, et moins avares du sang de leur fils que de leur or, qui sauve aussi la patrie. Et c’est un enfantillage de prétendre que cette docile masse humaine se livre à la boucherie par une discipline intérieure de sa conscience qui la forcerait à accomplir son devoir.
— C’est vrai, murmura le capitaine. Nous ne faisons qu’obéir à une invincible volonté qui se communique à nous. Elle naît des entrailles du sol où nous sommes enracinés et nous sommes son instrument.
— Mon capitaine, reprit gravement le sous-lieutenant, l’autre soir nous avons eu tort. Nous avons dit que nous n’aimions pas la France pour des raisons pareilles, mais que nous l’aimions pareillement. Sans doute notre amour est identique : mais il l’est non seulement dans ses manifestations et dans ses fins, mais encore dans ses origines : nous subissons l’appel de la Patrie.
— Voici que vous allez réconcilier, mon enfant, interrompit le capitaine, les mânes de Voltaire et celles du Balafré !
— Eh bien, oui, proclama Vaissette, vous ne sauriez m’empêcher de me battre, de par sa volonté, pour la France, pour toute la France, celle du passé, dont je ne renie aucune folie ni aucune faiblesse, et celle de l’avenir que nous préparons. Et ma fierté est que vous vous battiez pour la même France ; si loin que nous soyons l’un de l’autre et que nous demeurions, c’est pour un idéal identique, mon capitaine, que tout à l’heure votre sang et le mien abreuveront ce beau sol français.
Il dit. Et les deux officiers restèrent longuement plongés dans leur rêverie.
La pluie avait cessé de tomber. La nuit prenait cette obscurité plus profonde et l’air vibrait à ces souffles plus froids qui annoncent l’approche de l’aurore. On entendait des pas étouffés descendre du bois. C’étaient les autres compagnies du 36e qui venaient prendre leurs positions d’attaque. Vaissette fit serrer ses hommes vers ceux du capitaine de Quéré. La section de mitrailleuses vint s’installer auprès d’eux. Le chef de bataillon appela les officiers : on attaquerait dans une heure ; aucune manœuvre à effectuer ; chaque commandant de compagnie n’avait qu’à marcher droit sur l’objectif, la tranchée allemande. Trois fusées jaillirent du village, montèrent vers le ciel, éclatèrent. On suivait des yeux leur sillage jaune et leur lumière éclaira le paysage. L’ennemi voulait s’assurer que les pentes de la falaise étaient vides. Comme si elles eussent attendu ce signal, nos batteries entrèrent en action. Le labeur sanglant de la journée avait repris.
— La guerre, c’est se battre tout le temps, déclara Pluchard.
— Et alors ? dit Angielli. On n’est pas ici pour s’amuser.
Il réfléchit puis il affirma :
— C’est sérieux.
— Oui, c’est sérieux, répéta Servajac.
— C’est égal, affirma Pluchard, je ne croyais pas qu’on se battrait si souvent.
Et c’était bien l’impression de tous les hommes. Ils savaient depuis un mois que la guerre était une chose pénible et triste. Ils ne savaient pas encore qu’elle fût si fatigante et si longue. Leur cerveau ne concevait pas, heureusement, l’idée d’infini, de durée. Ils ne se représentaient pas le temps qu’ils auraient à passer sous les armes, le fil des jours de servitude apportant chacun sa peine et son lot de dangers. Mais ils ressentaient la fréquence des attaques, la répétition des assauts avec leurs périls. Ils n’avaient ni plainte, ni révolte. Mais ils éprouvaient une immense fatigue du corps et de l’esprit.
— Cette fois-ci, les artilleurs nous facilitent le travail, fit le caporal Gros.
En effet, régulièrement, de minute en minute, passait un vol d’obus qui éclataient là-bas sur les défenses ennemies. L’explosion illuminait le trou creusé, comme le cratère d’un volcan, d’où jaillissaient des pierres, de la terre, des matériaux fulgurants.
On n’eut pas le loisir de contempler longtemps le spectacle : l’ordre d’avancer venait de parvenir. Le sous-lieutenant Vaissette s’élançait sur la pente, suivi des débris de sa compagnie.
Mais on ne put franchir un espace étendu. Des fusées avaient dénoncé la manœuvre et les Allemands arrosaient tout le terrain de mitraille. De nouveau, il fallut se coucher dans le champ, procéder par bonds.
C’était tragique. Les chasseurs refaisaient le chemin qu’ils avaient fait la veille, au cours de leur avance et au cours de leur retraite. On reconnaissait telle motte de terre qui avait servi d’abri, tel trou d’obus où l’on s’était caché. On dépassait les mêmes betteraves et les mêmes sillons. Par moments on rencontrait un blessé qui râlait depuis le matin précédent ou le cadavre déchiqueté d’un camarade. On retrouva le corps de Rousset, dont le crâne était ouvert, dont la figure, rouge de sang desséché était méconnaissable. Angielli dut enjamber un mort : il reconnut Bégou. Cependant les obus pleuvaient. Ils ébranlaient l’air. On se serait cru entouré de murs qui craquaient.
Vaissette et de Quéré avaient pris un parti : ils ne s’allongeaient plus. C’était le seul moyen de ne pas semer de traînards. Ils couraient, tantôt en tête de la ligne des tirailleurs, tantôt derrière. Ils étaient de nouveau remplis de confiance : on retrouve tout son équilibre sous le feu. Une sonnerie de clairon dans le ravin venait de les avertir que la seconde vague d’assaut s’engageait à son tour sur le glacis. Ils sentaient une masse derrière eux, sur laquelle s’appuyer pour ne pas fléchir.
À mesure qu’on avançait, les hommes éprouvaient plus d’assurance. Un énervement les prenait, le désir d’en finir, de venger l’échec de la veille, de se trouver en contact avec les casques et les manteaux gris. Ils frémissaient du désir de vaincre. La bravoure de Vaissette se communiquait à tous ses subordonnés.
À présent, on approchait du réseau. Au commandement de l’officier on se levait, on se couchait, on avançait, sous la protection des rafales puissantes d’artillerie. Le sergent Batisti, avec une poignée d’hommes, avait parcouru d’un seul élan une centaine de mètres. Pluchard s’était abattu comme une masse, le ventre ouvert par un éclat d’obus. Mais le groupe de braves était arrivé aux abords des tranchées dans lesquelles tombaient nos projectiles. Ils s’étaient couchés, attendant leurs camarades. À la lueur des explosions et des fusées, on voyait leurs uniformes allongés côte à côte.
Cette vue fit passer sur la compagnie un vent d’héroïsme ; Angielli se précipitait à son tour, entraînant un autre groupe. Vaissette hurlait :
— En avant !… En avant !
Il agitait ses deux bras en des gestes désordonnés, que rendaient fantastiques les lueurs du champ de bataille. À l’orient une traînée rouge faisait pressentir le lever du jour. Toute la compagnie, ébranlée par le mouvement se précipitait comme une trombe, provoquant le déclenchement de tout l’échelon.
On était arrivé près du réseau. Mais on ne pouvait plus avancer. Nos obus déferlaient encore. On restait étendu sur le sol remué comme par un tremblement de terre. Il y eut quelques minutes d’attente. L’obscurité blanchissait.
Vaissette souleva le buste et cria pour être entendu de ceux qui l’entouraient :
— Vous allez venger le lieutenant Fabre et le capitaine Nicolaï. Faites passer.
Les hommes répétèrent, comme s’il s’agissait d’un ordre.
— Je suis là ! cria Girard.
C’était l’ordonnance de Lucien. On ne savait comment il se trouvait avec la compagnie, mais il était à son poste.
On distinguait à présent les camarades les plus proches. Puis, il sembla que les ténèbres avaient disparu, qu’il ne restait plus que du brouillard. Le jour se levait.
— Voici l’aurore, dit le capitaine de Quéré.
Il avait prononcé ces mots d’une voix mystique.
Brusquement la canonnade cessa. Au fond du ravin, le commandant faisait sonner un air de chasse sur un cor. C’était le signal.
Vaissette se leva. Il était livide d’émotion et d’ivresse. Les balles sifflèrent autour de lui. Les mitrailleuses allemandes entrèrent en action. Toute la compagnie était debout, galopait sur le sol fouaillé par les obus, piétinait le réseau défoncé. À droite, à gauche, les compagnies avaient surgi d’un seul mouvement. Toute la ligne, baïonnette basse, se précipitait. Derrière, la seconde vague volait par le glacis en hurlant.
La voix de Vaissette put dominer encore :
— Vive la France !
Et la quatrième compagnie fonça sur la tranchée allemande.
Le soleil avait surgi tout à coup des brumes : un magnifique soleil rouge, comme il dut briller à Austerlitz et à la Moskowa. Le village de Laumont flambait. On marchait sur des cadavres. De la crête, le capitaine de Quéré suivait avec son télémètre les bataillons prussiens enfoncés qui traversaient en désordre la rivière, se retiraient vers le Nord. Il n’y avait presque plus de bruit. Seule une batterie, qui venait de se mettre en position, apportait le trouble parmi les fuyards. Très haut, un avion français étincelait dans la lumière. Le capitaine avait la tête bandée, car il avait reçu une blessure légère. Il remit son télémètre dans l’étui. Il se pencha vers Vaissette, qui était assis à côté de lui, sur le mur démoli d’un verger. Il leva les yeux vers le grand ciel de clarté.
— Je vous rends grâces, dit-il sans emphase.
Il appuya affectueusement la main sur l’épaule du sous-lieutenant.
Tout le corps secoué, Vaissette sanglotait éperdument.