L’Appel du Sol/Chapitre 10

Calmann-Lévy (p. 205-219).
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CHAPITRE X

À L’AMBULANCE

Vaissette n’avait qu’une crainte en arrivant à Buzanthois : c’est qu’on eût déjà évacué Lucien. Mais à l’entrée du village il rencontra l’officier de détails du bataillon, qui le rassura : leur camarade était dans une ambulance sur la place ; il venait justement de le voir.

Le sous-lieutenant se hâta. Il avait emmené avec lui Girard, l’ordonnance, qui voulait dire adieu à son chef.

D’ailleurs, le restant du bataillon les suivait. Il devait prendre quelques heures de repos avant de rentrer dans la tourmente : on ne pouvait même pas savoir si son effectif serait suffisant pour qu’il continuât la lutte avant l’arrivée des renforts qu’on avait demandés au dépôt.

Les trois ambulances de la division s’étaient installées à Buzanthois, dans l’église, dans une écurie et dans l’école communale. Il y avait du travail pour toutes trois : le bourg n’était qu’un vaste asile de douleur.

Depuis quelques jours un état-major y était cantonné. C’était ainsi un quartier général important et un centre de ravitaillement. Les aéroplanes ennemis s’en étaient aperçu : leurs obus étaient tombés comme une avalanche.

Pas une maison n’était intacte. Les murs écroulés encombraient les routes. Par les portes ouvertes on pouvait voir les rayons du soleil. Ils pénétraient à grands flots au travers des toitures crevées. Tout avait été saccagé par les explosifs et par le passage des troupes. Les meubles et la vaisselle s’amoncelaient, en débris, sur les carreaux des chambres et des cuisines. Les soldats de toutes les armes entraient ou sortaient des demeures violées. La guerre profanait la paix bourgeoise et tranquille de la cité provinciale. Avant les nôtres du reste, des patrouilles de uhlans et de chevau-légers l’avaient occupée à diverses reprises. Toutes les caves étaient ouvertes. Un perron démoli conduisait à l’étude du notaire ; dans la grande salle sévère, les cartons éventrés avaient donné le vol aux grimoires et aux minutes accumulés depuis un siècle : c’est là que des tringlots venaient d’installer leur popote. La soupe cuisait. Ils se distrayaient en parcourant des testaments et des contrats de fermages, qu’ils déchiffraient avec difficulté. Du presbytère il ne restait pas un pan de muraille : mais les rosiers du jardin avaient été respectés par le cyclone, et sur ces décombres et ces ruines les roses les plus délicates s’épanouissaient.

Dans le village, c’était un incroyable encombrement. Des estafettes arrivaient, des cyclistes portaient des plis, les automobiles circulaient. Des soldats du génie posaient partout, au ras du sol, des lignes téléphoniques si nombreuses qu’on pouvait croire les sapeurs occupés à établir un réseau de fils de fer barbelés. Les convois de ravitaillement arrivaient ; des fourgons de toutes les formes et de toutes les couleurs hésitaient sur le chemin à suivre, encombraient les routes. Les hommes criaient et s’injuriaient. Les échelons d’artillerie apportant des obus se suivaient sans interruption. Des compagnies passaient, qui retournaient au feu. Un escadron de hussards s’obstinait à faire boire ses chevaux aux fontaines municipales, barrant le passage, portant à son comble le désordre. Les gendarmes apostrophaient les soldats : mais on ne comprenait jamais ce qu’ils voulaient. Des isolés cherchaient leurs régiments : des zouaves, des fantassins, des chasseurs, des nègres. Le bruit des camions roulant sans arrêt emplissait l’air comme le grondement d’un torrent ou du vent dans les arbres. Et surtout c’était un interminable défilé de blessés.

La lutte continuait. On entendait son vacarme, le tapage familier de l’artillerie. Mais l’ennemi avait reculé. À présent le village était hors de la portée de ses pièces. Et c’était vraiment ici l’envers de la bataille.

À quelques kilomètres, sur la ligne de feu, la saignée continuait. Spectacle triste et long : une attaque succédant à l’autre, les unités fondant comme dans un brasier, les cadavres parsemant les chaumes et les prairies. Mais spectacle de grandeur : les hommes se précipitant vers la fournaise, toutes les lumières et tous les bruits éclatant par les airs, les mouvements sanglants des masses disant les sacrifices volontaires, toutes les folies et toutes les fantaisies de la mort marquant les étapes de la victoire. Ici on ne voyait de tout cela que le désordre inévitable de la coulisse, les pierres en ruines et toutes les blessures.

Avant d’entrer dans le village, Vaissette avait éprouvé un sentiment d’angoisse infinie. On s’était battu là, dans les champs. Il y avait même une tranchée conquise sur les Prussiens. Et c’était le champ de bataille vu après la bataille, quand il n’y a plus la fanfare effroyable des fusils et des canons, quand la paix est descendue sur lui, quand il ne flotte plus dans l’atmosphère d’enthousiasme ni de gloire.

Deux fermes achevaient de se consumer : point de flammes ; une lourde fumée noirâtre que ne dissipait aucun souffle de vent. Des sacs et des armes sur le sol. Les étuis étincelants des obus marquaient par leur amoncellement la place des batteries. Des corps raidis étendus. Les blessés avaient été relevés par les brancardiers. À présent des territoriaux enterraient les morts. Quelques civils les aidaient. Des groupes parcouraient la plaine, se baissaient, mettaient un cadavre sur la civière, allaient le jeter dans la tranchée ; d’autres la remplissaient de chaux, la recouvraient de terre. Il y avait déjà tout un peuple de croix marquant les tombes par les champs.

On enterrait d’abord les nôtres. Les taches écarlates et bleues de leurs pantalons et de leurs capotes diminuaient : les fossoyeurs étaient actifs. Et la tristesse en devenait plus grande. Leur uniforme éclatant, qu’illuminait le soleil, c’était encore un peu d’eux-mêmes, de ce qui avait été leur être vivant. Maintenant tout disparaissait d’eux. Il ne restait rien de leur dévouement inconnu et de leur faste sans nom. La terre sacrée recouvrait leur dépouille, entourait jalousement de ses grains et de sa poussière leurs corps de martyrs. Le sol reprenait ses fils qui venaient de mourir pour lui. Il avait exigé le grand sacrifice. Il avait bu le sang des victimes, tombées sur les herbes, les sillons ou les javelles, comme sur des autels. Il les recueillait en son sein impassible et paternel.

On enterrait aussi les autres. Et les soldats en éprouvaient plus de répugnance, mais accomplissaient leur besogne avec autant de piété. Il fallait faire vite. La puanteur était déjà terrible. L’odeur fade du charnier, qui pourrissait au soleil, emplissait la campagne.

Et l’on enterrait les chevaux, leurs membres raidis, leurs jambes dressées, solides comme des barres de fer, leur ventre énorme, près d’éclater. On les arrosait de pétrole ; on les brûlait ; les chairs grillaient. On cassait ou l’on sciait les os.

Et tout retournait à la terre.

C’était là ce champ de bataille. Il frissonnait de vie et de fièvre quand la mort déferlait. Il avait à présent la tristesse immense des choses inertes. Et ce qu’il y avait de plus lamentable ce n’était peut-être pas l’amoncellement des munitions usées, des équipements abandonnés, la jonchée des cadavres : c’étaient les innombrables bouteilles cassées qui jalonnent le passage des troupes prussiennes, les matelas et les fauteuils arrachés des foyers pacifiques et traînés dans la tranchée, mille objets épars dont on ne s’expliquait pas la présence, une table debout sur trois pieds, des jupes noires de paysanne, la poupée d’une petite fille…

Le sous-lieutenant Vaissette et Girard parvinrent jusque sur la place de Buzanthois. Les blessés y arrivaient aussi, lentement, de la ligne de feu, des postes de secours, appuyés sur un fusil ou sur un bâton, traînant le pas, livides, ou, au contraire, rouges de congestion. Certains avaient le pansement empourpré de sang. On ne comprenait point par quelle volonté intérieure ils tenaient debout malgré leur blessure. Des fourgons, des chars de paysans amenaient ceux qui n’avaient pas pu marcher. On les déchargeait rapidement. Il y avait aussi des voitures, des automobiles, des ambulances qui emportaient vers la gare d’évacuation les hommes qui pouvaient voyager. Les moteurs ronflaient, les cochers tapaient leurs chevaux : c’étaient une animation et un vacarme étourdissants.

Vaissette pénétra dans l’école communale. Les médecins opéraient dans le préau. Les infirmiers apportaient continuellement des corps sur les brancards. On avait installé des tables couvertes d’un matelas ou d’un drap, que le sang inondait. À chaque table un major était entouré de deux ou trois ambulanciers et se penchait sur une plaie. Un infirmier avait pour seule fonction d’aller chercher à la fontaine des seaux, puis de vider leurs eaux sanglantes. Un litre de sang suffisait pour rendre écarlate l’eau pure : de sorte que le soldat paraissait répandre dans la cour des fleuves de sang. Les blessés allongés par terre, sur de la paille, attendaient leur tour, les uns dans la fièvre, les autres placidement. Ils se couchaient sur la table. On déchirait, pour aller plus vite, leur uniforme, le premier pansement. Certains tremblaient comme des enfants. La plupart étaient stoïques. Les ciseaux d’acier, les lames minces, les scies luisaient. C’était un va-et-vient incessants de patients et d’opérés, le plus lamentable entassement qui se puisse concevoir de membres meurtris et de chairs souffrantes.

Il fallait fouiller dans la plaie pour retrouver la balle ou l’éclat, enlever ce qu’on pouvait du drap emmené par le projectile. Il fallait couper des doigts qui ne pendaient plus à la main que par des lambeaux de chair, arracher les membres entamés par la gangrène et la pourriture. Les médecins n’avaient même plus le temps de parler, d’encourager leur malade. Ils suaient, à bout de souffle depuis la veille, taillant et pansant les blessures sans une seconde de répit, leur blouse humide et rouge du sang mêlé de centaines d’hommes. On étouffait dans la pièce où s’unissaient les odeurs du chloroforme, des sueurs d’épouvante, les senteurs fétides de toutes les décompositions : par les fenêtres ouvertes montait des champs la puanteur des cadavres.

Et toujours par la porte arrivaient de nouveaux blessés ; devant les fenêtres passaient les fourgons gris d’ambulance, toutes les carrioles qu’on avait pu trouver, où s’empilaient, cahotées sur les routes, les pires douleurs physiques.

Les infirmiers n’avaient pas le temps de laver les corps, remplis de boue comme les uniformes. La terre mordait les chairs meurtries, avec ses menaces d’infection. Parfois on ne voyait qu’un trou imperceptible, qu’on avait de la peine à découvrir, à la jointure du coude, à la poitrine, dans le ventre. Une balle était entrée, était sortie parfois, accomplissant traîtreusement ses ravages. Parfois au contraire la plaie était énorme, les chairs arrachées, violettes et bleuâtres, mettaient à nu les muscles profonds et les os. Sur toutes ces misères saignantes les ambulanciers appliquaient l’ouate neigeuse, dont la blancheur semblait une promesse de salut et de rédemption. On bandait la fracture ou la déchirure et vite on emportait le malade pour faire place à un autre. Un coup d’éponge par terre, un autre broc d’eau, et c’était fini. De temps à autre le brancardier emmenait sous son bras, en allant vider son seau, quelque membre coupé, un pauvre membre vivant une minute auparavant, qu’il allait jeter dans un trou creusé au fond du jardin.

Le jardin ombragé par des platanes était empli, lui aussi, de blessés hurlant leur agonie ou évanouis. Ils regardaient avec terreur les allées et venues du malheureux infirmier. Leurs yeux se dilataient. Le soleil couchant répandait sur eux et sur toutes leurs douleurs la grâce de sa lumière et le petit vent du soir faisait frémir sur la muraille les feuilles de la vigne vierge qu’empourprait l’automne.

Le sous-lieutenant avait demandé à un infirmier où était son camarade. Il ne savait pas.

— Montez là-haut, dit-il, il y a de grands blessés.

En effet au premier étage, dans l’appartement de l’institutrice, il y avait encore une foule d’hommes étendus sur une mince couche de paille. Ils s’entassaient sur la litière de douleur. Certains avaient des cauchemars. Ils croyaient, dans leur exaltation, que la bataille continuait. Ils criaient : « En avant !… Couchez-vous… Chargez !… » D’autres exhalaient une plainte étouffée et continue. Un rugissement de douleur déchirait l’air, à quelque mouvement trop brusque.

Vaissette aperçut deux ou trois chasseurs du bataillon. Il s’approcha d’eux pour les encourager. Il avait envie de les embrasser. Il reconnut le caporal Gros : une balle avait pénétré par l’oreille, était sortie par l’œil en l’arrachant de l’orbite. Mais Gros ne pouvait parler.

Dans une petite chambre, à côté, il y avait trois lits. On les avait rassemblés là, et par terre on avait encore ajouté deux matelas. Les volets étaient clos. Le silence était impressionnant. Il semblait qu’on pénétrât dans une chambre mortuaire. Lucien Fabre sommeillait sur un lit. La présence de Vaissette le réveilla. Il ouvrit les yeux, lui sourit.

— Comment vas-tu ? demanda Vaissette.

— Je crois qu’on me gardera mon bras, répondit Lucien.

Il regarda, avec une sorte de tendresse maternelle, le pansement qui entourait le membre meurtri. Il parlait bas, mais avec volubilité, et ses pommettes se coloraient.

— Je pensais que tu serais tué, dit Fabre,

Ainsi, les deux jeunes gens instinctivement s’étaient tutoyés.

— Je n’ai rien, répondit Vaissette.

Il éprouvait, comme l’autre jour, une sorte de honte d’être là, vivant, sans blessure, au milieu de tous ces saignements et de toutes ces infirmités.

— Et toute la compagnie est tuée ? demanda Lucien.

Vaissette lui dit qu’il y avait encore une trentaine de chasseurs. Fabre ne voulait pas le croire. Il s’obstinait, comme tous les blessés, à penser que tous ses camarades et tous ses hommes avaient été touchés.

Nous avons pris Laumont, expliqua le sous-lieutenant.

— Laumont ? demanda Lucien.

Il ne comprenait pas. Il ne se souvenait plus. Il avait oublié le nom du village devant lequel il était tombé. Il ne se rappelait que le réseau de fil de fer et les mottes de terre qui bornaient son horizon tandis qu’il était resté étendu.

— Tu te rappelles, dit encore Lucien, comme nous désirions un lit. Eh bien, je n’ai pas eu de plaisir quand on m’a donné celui-ci : j’ai trop mal.

Il parlait très vite et très haut. Vaissette comprenait qu’il le fatiguait.

— Je vais te quitter, dit-il. Je reviendrai te voir si tu n’es pas parti. Girard, qui est là, m’a donné l’argent de la compagnie. On va t’évacuer. Guéris vite. Peut-être pourras-tu venir nous rejoindre dans trois mois, si la campagne n’est pas finie…

Il l’embrassa sur son front pâle et brûlant de fièvre, puis il se retira avec l’ordonnance.

Il avait la mort dans l’âme. Il venait d’être en contact avec trop de douleur. Cette visite à Lucien achevait de le bouleverser. Son ami n’était point en danger. Il ne semblait pas souffrir. Mais il n’avait prononcé que des paroles simples, des mots sans profondeur, comme un enfant. Vaissette n’avait point découvert de beauté morale dans ces souffrances, ni de grandeur dans ces agonies. Il n’avait pas entendu les phrases impérissables qu’il attendait confusément. Il n’avait pas éprouvé, au sein de cet asile de détresses, l’ivresse sacrée du combat. Nulle part il n’avait trouvé l’acceptation du martyr qui endure, avec une foi passionnée, un supplice pour une cause sainte.

Il n’y avait que des corps mutilés, des mares de sang, des plaintes, toute la simplicité primitive de la douleur physique.