Félix Juven, Éditeur (p. 534-549).

CHAPITRE XXI

ASSOCIÉS POUR AIMER, ILS NE SAVENT PLUS
QUE HAÏR

Créon. — Pensez-vous être seule plus clairvoyante que tous les Thébains ?
Antigone. — Ils voient comme moi, mais ils se taisent devant vous.
Créon. — Ne rougissez-vous donc pas de vous conduire autrement qu’eux ?
Antigone. — Il n’y a point à rougir d’honorer ceux qui sont formés du même sang que nous.
Sophocle.

« C’est fini ! » Ce cri qui, par-dessus les tombes, à onze heures et demie, courait dans le cimetière d’Ixelles, le ministre de France, entre deux et trois heures, par téléphone le confirme pour la seconde fois à l’Elysée.

Vers le soir, la nouvelle remue les plus petites villes. Dans les préfectures, on dit : « C’est incroyable, mais c’est vrai. Maintenant, nous pouvons respirer. » La France boulangiste avec confiance proteste : « Pourquoi se croirait-il vaincu ? Nous l’aimons toujours, et chaque faute de ses adversaires prépare son triomphe. » Ces hommes de foi et de lutte n’admettent pas qu’une femme, l’ombre d’une femme, entraîne Antoine loin des champs où l’on combat pour sa gloire. Des télégrammes répétés les convainquent enfin. Nul boulangiste ne peut demeurer à son foyer ce soir-là. Comme pour serrer les rangs, chaque groupe se réunit et témoigne cet enthousiasme que produit le sentiment d’une grande perte. Ces milliers de braves échangent un serment : « Le meilleur des patriotes tombe assassiné ! Nous accomplirons son œuvre. »

Cependant, la canaille des journalistes se ruait sur le cadavre. Ils lui firent manger tout ce que de boue peuvent délayer les larmes d’une femme et le sang d’un homme sur la terre d’exil. Le lendemain, M. Constans fut tenté de désapprouver leurs excès. Dans son cabinet de la place Beauvau, à l’heure matinale où les flûtes s’accordent et quand l’orchestre des maîtres-chanteurs vient prendre le la ministériel, il dit à Edmond Magnier, directeur, de l’Événement, qui avait imprimé : « Il ne restera de Boulanger que le squelette d’un grotesque et ridicule avorton » :

— Je ne vous félicite pas, mon cher ; vous seriez capable d’amener une réaction de l’opinion publique.

Mais Bouteiller, qui les écoutait, allongea son bras avec son index tendu :

— Il ne faut pas, monsieur le ministre, qu’un autre soit tenté de recommencer.

— En effet, répliqua Constans, car s’il avait connu sa force !…

Il dit, puis se tut. Il savourait la volupté de peser la part du hasard dans son magnifique succès. Il laissa la bande des journalistes développer que le lâche s’était tué parce qu’on pouvait prouver ses escroqueries envers Mme  de Bonnemains. C’était une campagne qu’ils amorçaient depuis une semaine. Toujours affamé de considération, Constans voulait en user avec le mort de telle sorte que ses adversaires rendissent hommage à sa correction. Mais Bouteiller suspecta ce modérantisme et commença de louer le journal de M. Ferry, l’Estafette, dont cette tragédie surexcitait la verve. Puis, sur son invitation, un attaché lut à haute voix un passage de la Lanterne : « Cette mort pose un problème pénible dont l’inévitable éclaircissement enlèvera peut-être encore à la mémoire de Boulanger le peu de romanesque et d’intéressant qu’elle pouvait avoir. Quand l’argent ne vint plus, la bataille boulangiste fut perdue. Nous avons bien peur, hélas ! que, pour la seconde fois, la même cause produise les mêmes résultats et que la mort de M. Boulanger ne soit même pas une catastrophe d’amour, mais tout simplement une liquidation de faillite pour cause d’insuffisance d’actif. »

Le ministre et son entourage s’égayèrent de tels arguments dans la bouche de cet Eugène Mayer, qui fut ardemment boulangiste jusqu’au jour où la Compagnie de Panama, pressée par Floquet, comme un citron sur une huître, lui redonna le ton parlementaire. Et sans plus insister, ils se répétaient :

— Il est vraiment très fort, ce sale juif !

Mais Bouteiller n’aime pas les plaisanteries à tendances cyniques, qu’il juge démoralisantes, et c’est comme un document véridique qu’il veut entendre la Lanterne.

— Si l’on a des preuves ou des présomptions graves quant à l’ignominie de ce Boulanger, de quoi, pour ma part, je ne doute point, il faut les publier.

Constans se pencha vers les journalistes avec un empressement affecté, comme s’il les attendait d’eux, les preuves. Cette mimique réjouit ces farceurs. Bouteiller sentit, pour ce régime dont les mainteneurs ont perdu la foi, l’utilité politique d’un danger permanent. Il regretta d’une manière confuse Boulanger.

— Vous avez trop d’esprit, messieurs, dit-il, d’un ton sec, en se retirant.

Sturel voulut mettre dans ses yeux une dernière image du Général. Il cherchait moins à s’assurer le souvenir d’une haute amitié qu’un principe exaltant où il prendrait sans cesse la force de haïr.

Au deuxième étage, dans la chambre de Mme  de Bonnemains, toute petite, très simple, avec deux fenêtres sur la rue, il trouva une psyché, un meuble à panneaux de glace, des gravures en couleur du dix-huitième siècle, un immense divan, témoignages à jamais inanimés d’une vie amoureuse ; et, sur le lit décoré de peluche bleue, en face des fenêtres, le gisant.

Au milieu des fleurs, des bougies dont la flamme attriste la lumière du jour, et près d’une branche de buis bénit, sur un drap blanc, le voilà : lourd, revêtu d’un habit noir, avec la plaque de grand-officier de la Légion d’honneur. Ses mains effrayantes de misère physiologique se croisent sur sa poitrine et au petit doigt de sa main gauche brille un gros anneau d’or. La tête penche un peu à gauche ; les cheveux et la barbe encore épais ont blanchi. Le visage livide, marbré de taches roses, annonce la décomposition, mais ce sont les pleurs du vivant qui cernèrent si durement ces pauvres yeux fermés. À la tempe droite, moussent des débris d’ouate sur lesquels le sang est coagulé.

Solitaire et criant vengeance, Sturel se tourna vers Saint-Phlin. À l’ami de son adolescence, il fit les signes de sa détresse. En quittant le cadavre, il lui écrivit, d’un ignoble café belge :

« Mon cher Henri,

« Tu connais sa mort. En même temps que ma lettre, tu liras les longues colonnes d’injures sous lesquelles d’ignominieux adversaires veulent l’enterrer. Jusques à quand coulera le flot des outrages ? On prétend nous faire croire qu’un Constans a sauvé l’honneur de la France. Dans les manuels scolaires, on définira le boulangisme une boulange, une bande d’aigrefins. Thucydide rapportant une croyance analogue s’arrête de la combattre et dit : « La légende s’était créée. » Mais laisserons-nous les Hébrard, les Camille Dreyfus, les Portalis, les Canivet, les Edmond Magnier, les Mayer, les Constans, les Thévenet, les Clemenceau et les Reinach créer les légendes françaises ! Que nous servirait-il, mon cher Saint-Phlin, d’avoir reconnu nos âmes sur la Moselle, de leur avoir restitué leur sincérité héréditaire, si nous jugions un Français sur les injures des étrangers et non pas sur l’émotion que nous communique sa biographie ?

« Tu ne peux pas dénier a ce mort ton témoignage. Tu ne refuseras pas ton office funèbre au soldat vers qui nous entendîmes, du cimetière de Metz, l’appel de notre nation. Quand l’étoile s’efface, je reconnais aux masses le droit de se détourner. Mais nous ne sommes pas des instinctifs et notre sentiment se double de raison. Pour le psychologue, aux yeux de qui l’événement, produit par le concours de circonstances multiples, laisse intacte la volonté, Boulanger est un bon serviteur. Même l’homme politique, qui juge sur les résultats et qui n’applaudit que le succès, ne lui sera pas sévère. Notre chef a totalement échoué, son heure n’était pas venue ; mais donne son nom à un mouvement pareil aux fièvres qui sauvèrent trente fois la France. Ceux-là seuls hausseront les épaules qui, déracinés de notre sol et des couches apportées par les alluvions des siècles, ne comprennent plus les activités propres de notre histoire. À chaque fois que des hommes nés Français prendront le temps de se faire par eux-mêmes une idée de Boulanger, ils honoreront ses intentions au temple de leur conscience ; et dans l’enchaînement inflexible des causes d’où sortira le relèvement national, notre histoire attribuera sans doute une part heureuse et préparatoire aux dignes boulangistes, à ces précurseurs qui, au milieu d’une atmosphère troublée, abritèrent en eux une conception française de la France.

« Je te prie, au nom de nos souvenirs communs, que tu me rejoignes immédiatement à Bruxelles. C’est toute notre amitié de jeunesse qui s’anéantira, si tu refuses d’attester par cette démarche le sérieux des idées qui nous unissaient quand nous partîmes de ta maison paternelle pour visiter la terre de notre race. Je crains un refus de Rœmerspacher et je ne voudrais pas une acceptation de Suret-Lefort. Je n’ai donc que toi vers qui tourner mes yeux pleins de larmes et d’indignation. En l’embrassant, et pour te préciser mon état d’esprit, je te signale le texte que nous méditerons ensemble derrière ce cadavre, insulté, c’est l’Antigone de Sophocle, et nous affirmerons avec l’héroïne qu’on ne peut jamais rougir d’honorer un frère.

« Ton ami, d’une amitié qu’ont faite nos pères,

« François Sturel. »

Le samedi 3 octobre, jour fixé pour la cérémonie, Saint-Phlin, dès sept heures, descendait de voiture ; dans la cour de la gare du Nord, à Paris. Il fut abordé par le jeune Fanfournot qui guettait les traîtres. Depuis le jeudi, les quais et les trains regorgeaient de boulangistes. L’idée suprême, le testament du parti, c’était d’empêcher que Laguerre et Naquet ne suivissent l’enterrement du chef dont ils avaient, après les élections municipales, déserté la politique. Fanfournot jurait que, si Renaudin osait paraître, il tuerait de sa propre main ce Judas. Saint-Phlin, qu’émouvait la persistance du boulangisme, plus que la mort de Boulanger, remit cent francs à ce patriote en guenilles pour qu’il put assister aux obsèques.

— J’emmènerai deux compagnons, — dit l’étrange personnage, qui rejoignit, en courant comme un rat, un groupe de ses pareils.

La lettre de Sturel avait décidé Saint-Phlin par l’intensité des sentiments qu’elle exprimait plutôt que par leur objet. Il se rendait à l’appel d’un ami en détresse, mais il n’entendait plus l’appel de la nation vers son soldat. Les diffamations acharnées des journaux depuis longtemps agissaient sur son boulangisme de la première heure. Dans le train, il se tint à l’écart. Les vaincus, comme à l’ordinaire, se déchiraient avec une violence que proclamaient leurs regards et leurs propos. Ces haines dégoûtaient ce théoricien. Dans une catastrophe, seul le silence ne choque point, et c’est de quoi sont incapables cinq cents hommes, à la fois gens de lutte et de discours, cabotins aussi et naïvement jouisseurs, qui tourneraient volontiers ce triste voyage en partie de plaisir, bien qu’ils aient les mains pleines de leurs couronnes et l’esprit chargé de soucis. À chaque station, depuis sa portière, il cherchait des yeux Fanfournot. Des timides, convoqués par le seul amour et qui ne connaissaient personne que de nom, se distinguaient, s’abordaient, échangeaient les marques d’une fraternelle sympathie. Fanfournot peu à peu se faisait avec ses deux compagnons l’âme de cette plèbe boulangiste, et après la douane ils se groupèrent dans un wagon d’où Fanfournot interpellait les boulangistes officiels :

— Sans les endormeurs comme vous, criait-il, nous n’en serions pas là.

Pour éviter le scandale, les membres du Comité cédèrent la place à ces « anarchistes ».

À la gare de Bruxelles, le déballage immense des couronnes créa un désordre. Enfin Saint-Phlin, vers les deux heures, put se mêler à tout un peuple grouillant qui escaladait les aspérités de la rue du Treurenberg et de la rue de la Montagne-de-la-Cour. À pied, en voiture, en omnibus, en vélocipède, comme vers une kermesse, une centaine de mille hommes accouraient au cercueil de celui qui, toute sa vie, posséda le don de faire surgir les foules.

Arrivé péniblement jusqu’à la rue Montoyer, Saint-Phlin soudain, comme dans une eau plus calme, se sentit dans le vrai deuil. On s’effaçait devant sa couronne, les regards se comprenaient, des mains inconnues se tendaient : il reconnut sur ces visages la France qu’il aimait, la patrie selon sa conscience. Voilà, massés près de la porte mortuaire, les braves gens de notre pays, son cœur, ses délégués. Dans le train tout à l’heure, ils pouvaient faire les commis voyageurs ! Maintenant ils s’accordent avec les sentiments que leurs comités les chargèrent d’exprimer. Chers amis dont le Général fut un beau reflet ! Le sentiment de la fraternité envahit enfin ce pèlerin réfractaire et le remplit d’affectueuse émotion pour ces collaborateurs inconnus de son rêve national.

Sur le seuil, il trouva Sturel, que Fanfournot désignait en disant :

— Voilà l’un des honnêtes. Il a donné sa démission de député parce qu’il voulait agir.

Puis, plus bas, à Sturel lui-même ;

— Citoyen, la Léontine vous approuve.

Il débarrassa Saint-Phlin de sa couronne et la posa sur les monceaux accumulés de fleurs, tandis que les deux amis s’embrassaient.

— Tout est donc fini, dit Saint-Phlin.

— Ou bien tout commence, répliqua Sturel, bouleversé des témoignages qu’il recueillait.

— On serait tenté de sentir comme toi, démocratiquement. J’admire le cœur de Fanfournot. Mais ne laissons pas nos nerfs nous duper : les destinées d’un pays sortent d’un concert du chef et des principaux, non d’une cohue sans discipline, fût-elle la plus émouvante.

Le cabinet du Général était clos. Dans le bureau du secrétaire, M. de Vogelsang, son neveu et le seul membre présent de la famille, se tenait avec MM. Rochefort et Déroulède, les élus, les notables du parti. Au milieu d’eux, Sturel lui-même sentit se glacer son âme, parce qu’on voyait trop bien que la décision romanesque du Général avait tout délié. Les deux amis essayèrent en vain de regagner la rue. La force publique d’Ixelles avait été débordée. Le corbillard stationnait devant la porte, sans qu’on pût y porter le cadavre, car la foule, du plus loin, venait s’écraser contre la maison. Il fallut même barricader les portes à l’intérieur, tandis qu’on requérait la gendarmerie à cheval.

Là-bas, là-bas, tant que l’œil pouvait se porter, les balcons regorgeaient d’invités. Ses traditions et ses intérêts ne préparaient pas le public belge à sentir ce deuil. Ne voyant ni le cercueil qu’on n’osait pas sortir, ni l’appareil religieux qu’on avait refusé au suicidé, il se démenait de la façon scandaleuse qu’a peinte tant de fois Téniers.

On s’interpelle, on acclame, on hue les arrestations. La police impuissante fait sommation de lui prêter main-forte aux soldats disséminés en curieux dans la foule. Un adjoint reçoit un coup fâcheux dans le ventre. Des pancartes circulent annonçant une fête vélocipédique. Des camelots crient des biographies illustrées, on détaille à voix haute le drame, on cite les boulangistes présents, on commente des absences, et des doigts tendus montrent, au deuxième étage de l’hôtel, une fenêtre derrière laquelle la vieille mère du Général se réjouit de ces ovations, préparées, croit-elle, pour le retour de son fils. Ainsi l’âme étrangère et toutes les conditions de l’exil pèsent encore sur un corps inanimé.

Vers trois heures et demie enfin, les Français s’étant groupés au nombre de quelques milliers, sous leur poussée réunie, on ose sortir le cercueil, enveloppé du drapeau tricolore qu’offrirent en 1887 les femmes de Metz au triomphant ministre de la Guerre. Deux cents mains d’amis soutiennent en l’air, hissent encore sur le pavois le cadavre, tandis qu’une terrible clameur de : « Vive Boulanger ! » s’élève, contestée par les : « Vive Carnot ! » policiers. Et l’immense majorité des « vivats boulangistes » donne aux Français une joie aride, tandis que deux valets apportent, l’un la plaque de la Légion d’honneur, et l’autre une trentaine d’ordres étrangers.

Dans le coupé du Général, aux harnais de deuil, aux lanternes allumées et couvertes de crêpe, on entasse de fleurs tout ce qu’il peut contenir. Elles cachent le sang dont s’imbibèrent les coussins au retour d’Ixelles.

Sitôt que la cavalerie a fendu ces épaisseurs de peuple, le corbillard, derrière elle et par cette brèche, s’enlève au trot. Les députés en écharpes, les délégués des comités courent, le soutiennent, fiévreux, et des larmes dans les yeux. Les porteurs chargés des couronnes, qui, trop nombreuses, ne purent tenir sur le cercueil et dans le coupé, en font une haie qui protège le deuil contre la poussée d’un immense public. Et voilà dans quel appareil étrange, sur un parcours où des femmes éclatent en sanglots, tandis que les hommes acclament le loyalisme de l’exil, la popularité une dernière fois entraîne celui qui fut trente-trois ans un fonctionnaire, trois ans un agitateur, puis une année un mélancolique.

Après cinq kilomètres de faubourgs et de la plus sale campagne, ce cortège précipité, où tous les rangs se talonnaient, distingua les tombes d’Ixelles. Un long troupeau fou gravit alors les talus de la route et, à travers les champs boueux, entreprit de dépasser le corbillard, pour s’assurer les premières places près de la fosse. Course immense de curieux et de fanatiques ! Il fallut mettre au galop les chevaux funéraires, et ce steeple entre la foule et le mort dansant, qui couvrait de ses fleurs le chemin défoncé, aboutit aux grilles dans une épouvantable bataille, car, le cadavre sitôt entré avec sa cavalerie, les agents selon leur consigne poussèrent les portes de fer sur cent vingt mille hommes, dit-on, qui s’entêtaient quand même, ne pouvaient reculer. Beaucoup furent demi-étouffés. Leurs appels glaçaient. D’un agent notamment qui se cassa le bras, le rugissement domina tout. Par-dessus les murs on jetait les couronnes. Dans l’enceinte, tous étaient blêmes de ce terme de leurs espérances et de cette bagarre impie.

Tandis qu’on ramasse les blessés, la cérémonie se hâte. Déroulède, et voilà bien ses gestes, jette au cercueil une poignée de la terre française. « Le drapeau ! le drapeau ! » crie-t-on. Dans cette hâte, on avait oublié de le descendre. C’est que les milliers d’hommes un instant maintenus au dehors escaladent le cimetière. En un clin d’œil, des fleurs, des couronnes qui ornaient toutes ces tombes, rien ne reste qu’un piétinement. La Fortune, qui saisit, il y a quelques années, ce cinquantenaire inconnu pour en faire presque un César, presque l’Antoine d’une Cléopâtre, presque un martyr, et certes un exemplaire complet des vicissitudes où elle se joue, s’amuse encore à marquer par le bouleversement de ce jardin des morts l’entrée de ce malheureux, nu de ses titres, de ses décorations, de son honneur, de ses affections, de tout argent.

Les chefs boulangistes, qui ne s’entendent plus sur rien, se sont accordés sur ceci, que nul d’eux ne parlera. Peu d’endroits cependant conviennent mieux que cette tombe, dans cette tempête, pour y développer avec magnificence les grands lieux communs sur l’incertitude de la destinée, sur la vanité des amitiés et, plus profondément, sur le néant des intentions les plus nobles et les plus vertueuses dans l’ordre de l’action où seul vaut le succès. Mais ces idées peuvent bien être irréfutables, elles ne soit pas fécondes et l’homme politique doit les éviter. La mort du Général, qui ne sert pas directement la patrie, convient pour exalter certains patriotes. Le philosophe, intimidé par de justes hypocrisies sociales, évitera peut-être de proclamer dans un lieu public cette bienfaisance d’un suicide d’amour, mais, dans sa méditation, il reconnaîtra qu’un tel exemple peut mordre avec des avantages sur des sensibilités assoupies.

Sturel, dont l’âme est en désordre, Saint-Phlin, Fanfournot et ses louches amis, tandis qu’à travers champs et parmi cette foire de plusieurs kilomètres ils battent en retraite, vont s’assurer par un beau signe qu’un tel acte insensé vaut du moins pour transformer une âme.

Sur leur passage, quelqu’un vient d’appeler Sturel. Ils s’arrêtent, reconnaissent Rœmerspacher penché à mi-corps d’une voiture. Et quand ils s’approchent pour lui serrer la main et qu’il s’efface, voici que tous distinguent, avec un chapeau adorable et les yeux pleins de pleurs, la baronne de Nelles. Au milieu des sentiments forcenés et dans cette déroute, elle les toucha comme la seule fleur qui de tout l’univers ne fût pas piétinée. Dans ce fiacre banal et sur le fossé d’une route boueuse, elle mettait une odeur délicieuse, dont les deux jeunes gens furent émus en s’inclinant pour lui baiser les doigts.

— Le pauvre homme, dit-elle, comme il l’aimait !… Mais, monsieur Sturel, quels étranges compagnons ! ajouta-t-elle, en glissant son regard de petite fille effrayée sur Fanfournot et ses deux fidèles.

— Saint-Phlin les a trouvés dans la gare du Nord, désolés et trop pauvres pour suivre le cercueil de leur chef.

Elle les admira.

— Vous ne goûtiez guère, jadis, le Général, — dit Sturel, jaloux qu’un autre eût su la faire varier.

— M. de Nelles, si vous voulez bien entrer à l’hôtel Mengelle, vous racontera que ses affaires l’appelaient à Bruxelles, mais c’est moi qui désirais faire une démarche de piété pour ces pauvres amoureux.

Cette jeune femme, comme toutes les personnes bien élevées, atténuait ses sentiments en les exprimant. Elle n’était pas née pour comprendre les sourds mouvements d’une nation ; les préjugés de sa société la dispensaient d’élaborer par elle-même des jugements, mais le drame d’Ixelles répondait à son besoin de sentimentalité tendre. Dès la première minute, au sujet de cet enterrement, elle avait contredit Rœmerspacher.

— L’effet dramatique, lui disait-il, ne manquera pas ; tout semble accumulé pour le créer et tout sera mis sous les yeux des spectateurs, mais comment un parti profiterait-il de cette tragédie individuelle ? En m’associant à une manifestation, d’étiquette encore politique, sur la tombe d’un fou d’amour, je ne saurais ni ce que je veux faire, ni ce que je fais. Je ne puis m’intéresser où je ne distingue pas un but réel.

Elle lui répondit qu’elle désirait suivre avec lui le cadavre de Boulanger et mettre une couronne sur la tombe d’Ixelles, par précaution contre le malheur. Ce jeune homme amoureux cessa de discuter une démarche à laquelle son amie donnait un sens si parfaitement aimable. Quant à Nelles, il haussa les épaules, mais ne jugea pas prudent de contrarier une femme énervée par l’exemple d’un grand sacrifice. Tous trois, ils gagnèrent Bruxelles par la ligne de Cologne, et se confinant à l’hôtel, le mari pria Rœmerspacher de dissuader Mme  de Nelles de toute excentricité.

Debout auprès du cimetière, le petit groupe se taisait et se livrait à des sensations nuancées dans la mélancolie, tandis que s’écoulaient la vaste nappe humaine et les derniers flots boulangistes. Pour Fanfournot, Mme  de Nelles était la grande dame, parée de tous les prestiges du luxe, de la volupté, de la délicatesse morale, et qui, avec sa poésie, nous fait trop de bonheur en acceptant que nous mourions pour elle. Tous, de tempéraments, si divers, ils cédaient à la domination de cette émouvante colombe. Spectacle d’une volupté infinie : dans cette atmosphère funéraire, dans cette débâcle d’une multitude et d’une idée, tandis que tombe le soir, ces jeunes gens, au milieu d’une boue où sont couchés tous leurs rêves, recueillent une nouvelle légende et l’énergie produite par un éclair mortel dans ce petit corps chaud d’amoureuse.

La voiture de Rochefort passa, emportée par un tourbillon qui joignait au nom européen de ce célèbre soldat de la démocratie le nom du Général. Et puis ce furent les bandes de Déroulède, qui marchait en jetant à sa droite, à sa gauche, de grands gestes et de beaux discours.

— Ils répètent encore : « Vive Boulanger ! » remarqua Thérèse de Nelles, mais, dans un an, qui se souviendra !…

— Dans un an ! répliqua Sturel, pâle de tant d’émotions, dans un an il sera vengé.

La jeune femme arrêta d’un regard les objections de Saint-Phlin et de Rœmerspacher à ce mouvement d’ivresse, où la haine venait comme ressort se substituer à l’amour.

— Et vous aussi, monsieur, vous le vengerez, — dit-elle, par un instinct sûr de la situation politique ou par un sens parfait de la politesse, en tendant sa main à Fanfournot, qui cria :

— Mort aux traîtres et aux-voleurs !