Félix Juven, Éditeur (p. 510-533).

CHAPITRE XX

L’ÉPUISEMENT NERVEUX
CHEZ LE GÉNÉRAL BOULANGER

Six mois après ce voyage à Jersey, Sturel, se promenant un peu désœuvré à travers les rues, fut hélé d’un fiacre par Suret-Lefort et l’accompagna dans diverses courses de ministère en ministère.

Ils ne s’étaient pas vus depuis la dissolution du Comité. Sturel félicita son ami d’un discours habile sur la mévente des madeleines de Commercy. Mais le député se plaignait. Il trouvait les chemins du pouvoir barrés par de vieux chefs d’emploi. Les Constans, les Rouvier, les Roche, tenaient leur autorité de leur collaboration avec Gambetta, et voici qu’une seconde ligne se formait avec les Bouteiller et les gens qui avaient brillé contre Boulanger. — Comment veux-tu que je leur passe dessus ? concluait mélancoliquement le jeune député de la Meuse.

— Le Général nous délivrerait d’eux.

— Boulanger ! Je l’avais jugé, mon cher Sturel. Celui qui nous débarrassera du Parlement, c’est un homme du Parlement.

Cependant il parlait de l’exilé sur un ton respectueux et même avec sympathie :

— Quand je pense aux gredins qui le traitent de concussionnaire ! Bouteiller, par exemple, quelle fripouille ! Ah ! celui-là ! si l’on étale jamais son rôle dans le Panama ! C’est la campagne que vous autres, boulangistes, vous devriez entreprendre. Voilà votre vrai rôle d’antiparlementaires, au lieu de vous éterniser en tentatives pour galvaniser une popularité morte.

— Je suis tout prêt à en parler au Général, mais je n’ai pas les documents.

— Des preuves, au sens juridique, existent-elles ? Faites du moins un historique exact, et puis osez le publier et le maintenir.

— L’audace, dit tranquillement Sturel, ne me manquera pas, si je sais que je possède la vérité.

— As-tu rencontré un petit juif nommé Arton ? C’est lui qui achetait les députés.

— Il ne fournira pas un dossier qui le mènerait au bagne.

— Renaudin sait beaucoup de choses.

Sturel fit un geste de dégoût, que Suret-Lefort trouva puéril.

— J’ai décliné, tu le sais, de l’assister sur le terrain, et je me serais abstenu de suivre son enterrement. Mais enfin, il vit. Eh bien l pour cinq cents francs, avec ses souvenirs de Portalis, du baron de Reinach, de Bouteiller, avec tout ce qui filtre dans les bureaux de rédaction, il te gâchera une sorte de monstre que nous n’aurons plus qu’à vérifier.

Sur les répugnances de Sturel, Suret-Lefort, après avoir répété, plusieurs fois : « Ça n’est pourtant pas mon affaire d’attaquer les chefs de la majorité, » finit par se charger d’une démarche près de Renaudin. Huit jours plus tard il revenait. Il se fit jurer qu’en aucun cas Sturel ne le découvrirait, puis il lui dicta une note qu’il garantissait authentique.

« Dans les rapports de la Compagnie de Panama avec le gouvernement, on doit distinguer quatre catégories de distributions :

« Des chèques furent remis par le baron de Reinach. Nul doute qu’il n’en possède les talons et que, par ailleurs, le banquier payeur n’ait gardé pour sa décharge le papier présenté.

« Il y a eu des sommes versées directement par les administrateurs et le plus souvent, semble-t-il, de la main à la main, sans chèques ni reçus.

« Le nommé Arton, délégué par la Compagnie et plus spécialement par le baron de Reinach, se vante d’avoir dispersé un million trois cent quarante mille francs entre cent quatre députés. Il cite les noms et les chiffres, qui variaient suivant la résistance et l’importance du personnage. Il est monté jusqu’à deux cent cinquante mille francs en faveur de M. FIoquet, pour les besoins du Gouvernement ; il descendait parfois à mille francs.

« Enfin la Compagnie consentait à certains journaux dirigés par les parlementaires des prix de publicité en disproportion avec leur tirage. Même elle fournit le Soir à Burdeau et la Vraie République à Bouteiller. C’était subventionner ces deux politiciens. »

Suret-Lefort brûla son brouillon, puis, toujours pressé de rendez-vous, il ajouta, en mettant ses gants :

— Voilà le thème : à vous la musique ! Boulanger doit posséder encore quelque argent. Pourrait-on acheter des preuves d’Arton ? Vaudrait-il mieux vous entendre avec les Lesseps et avec les Cottu ? Pesez tout cela en famille ; mon rôle est terminé.

L’imagination de Sturel s’échauffa. Il entrevit un chef-d’œuvre de politique. Pour occuper ses journées, la Chambre lui manquait ; le Palais, dont il essayait, lui paraissait fade et commercial après les grandes émotions du jeu boulangiste. Il s’occupait toujours de la propagande doctrinale avec Pierre Denis et la Voix du peuple, mais il craignait de choir, comme Rœmerspacher le lui avait reproché à Saint-James, dans des idées de professeur, dans un boulangisme ex cathedra, et par instants il tenait le traditionalisme de Saint-Phlin pour une école d’impuissance. Irrité chaque jour par les injures d’un monde parlementaire qu’il se savait le droit de mépriser, assuré qu’un boulangisme latent subsistait sous cette longue sécheresse, il entrevit que les concussions panamistes permettraient de ranimer et de venger le parti.

Sans entrer dans le détail, il fit connaître à Jersey qu’il voulait soumettre un plan d’action. « Ne prenez pas la peine de passer l’eau, lui répondit le Général ; pour être en communion plus étroite avec mes amis, et en vue d’une reprise d’activité, je me rapproche de Paris. Je serai à Bruxelles au début de mai. J’espère bien vous y voir. Je vous remercie de vos sentiments dévoués. Nous sommes plus près du triomphe de nos idées que beaucoup de personnes ne l’imaginent. »

On croit voir une lassitude au travers des phrases usées que Boulanger écrivait tous les après-midi aux nombreux et obscurs courtisans de sa disgrâce. Cette correspondance privée faisait maintenant son unique travail. En vain sur la table et sur la cheminée de son cabinet s’entassaient des livres, demandés à Paris, quand, sur le conseil de Pierre Denis et de Sturel, il voulut étudier les besoins du peuple et donner une doctrine au boulangisme ; à tous instants, il se levait pour aller dans la chambre voisine, où Mme  de Bonnemains se mourait d’une pleurésie dégénérée en phtisie et surtout de ses angoisses.

Les hommes peuvent supporter les violences de la lutte et même affronter, tête haute, la catastrophe finale. Il faut avoir son sport, et nul sport sans risques. Le bonheur, c’est d’employer avec le plus d’intensité possible ses facultés. Tenir un rôle, ne fût-il fait que d’efforts et de déboires, c’est à quoi certaines natures sacrifient toutes satisfactions. On admire pour sa raison profonde un propos de l’Empereur à Sainte-Hélène : « J’aime mieux être ici le prisonnier des rois que d’avoir pu passer en Amérique. J’y serais devenu peu à peu un particulier pas très distinct des autres. Je ne pourrais pas me faire à ne pas occuper l’opinion dans le monde. »

Peut-être la diminution des injures dans les journaux serra-t-elle le cœur de Boulanger, parce qu’elle témoignait qu’on l’oubliait ou qu’on le craignait moins : Mme  de Bonnemains en trouva toujours assez pour pleurer. Les coups de gueule des chiens qui le traquaient épouvantaient cette mondaine frivole, vaniteuse, adulée, qui jusqu’alors ignorait l’ordure et la cruauté de la vie. Et puis, très croyante, elle se désespérait de ne pouvoir pas régulariser sa situation et de quitter la vie en état de péché mortel. D’autres tourments la minaient. Elle trompait le Général sur sa fortune, dès maintenant à peu près détruite. Pour en réaliser les débris, elle entretenait à Paris une correspondance que des domestiques dénoncèrent, qu’il surprit sans la comprendre, qu’elle continua malgré ses serments et qui amena entre eux les scènes les plus déchirantes, en même temps qu’elle épuisait de préoccupations la pauvre dissimulée. La fièvre, la jalousie, les intrigues de la police corrompaient tout autour de ces malheureux. Refusait-elle de manger ? il jeûnait. Puisqu’elle ne sortait plus, il se privait de prendre l’air À peine s’il reposait quelques heures de nuit, et tout le jour il tenait dans sa main les doigts ridés de sa maîtresse, où les bagues jouaient.

Ils n’aspiraient plus qu’à quitter cet enfer de Jersey et, loin du vent énervant de la mer, comptaient sur la guérison. Peu de jours avant leur départ pour Bruxelles, Boulanger obtint que Mme  de Bonnemains l’accompagnât au château de Mont-Orgueil. C’était sa promenade préférée parce qu’il voyait de là les côtes de France. Les feuilles déjà poussaient sous le soleil d’avril. La pauvre femme, drapée dans un grand manteau de fourrure et courbée à chaque instant par sa toux, ne descendit pas du landau. Le Général monta sur la hauteur ; l’horizon s’éclaircit à cet instant extrême de la journée ; Carteret, Port-Bail affleuraient sur une mer magnifique. Il ne pouvait pas détacher de cette petite ligne de terre ses yeux, où les larmes montaient. On entendait dans l’éther glisser le moindre vol. L’impuissance et le regret se tenaient immobiles à ses côtés. Il s’écoutait souffrir. S’éloignant encore de quelques pas pour être à l’abri des regards, il se laissa tomber à genoux et sanglota. Cette marque légère, là-bas, c’était le lieu de ses bonheurs anéantis. Cette France, il l’avait aimée, d’instinct d’abord, en cœur bien né, et puis en soldat fier de servir ; plus tard, en chef chargé de vivre la vie de l’État, de respirer et d’exprimer le souffle de tous ; enfin il lui avait dit : « Ne bouge pas ! je me charge d’exécuter tes désirs, tes vengeances. Je veux être la volonté nationale ! » Ivresses disparues ; ainsi s’éloignent ces bateaux sans laisser de, trace sur cette mer ; et les cris stridents de leurs sirènes s’évanouissent !

Comme il expiait ses faciles fortunes de jadis, en se déchirant à leur souvenir ! Là-bas, ses ennemis triomphaient, et ses amis irrités de sa défaite les rejoignaient pour l’accabler. À la brume, qui maintenant envahissait les espaces, le malheureux voulait crier : « Cache ma patrie, intolérable pour moi, le plus pieux de ses fils, qui me souviens de l’avoir connue d’accord, comme mon cœur, avec tous les mouvements de ma vie. » Où pouvait-il se rejeter ? Cette île de Jersey, qui, au premier instant, lui promettait un repos d’amour et d’espoir, avait encadré l’anéantissement de sa politique et la maladie de son amie. En vain se resserrait-il sur soi-même pour s’affirmer ses destinées, il ne se retrouvait plus. Détruit par l’excès d’épreuves ininterrompues, harassé d’un problème insoluble, il voulait se déserter pour vivre en Mme  de Bonnemains, et, dans ce refuge encore, des lettres anonymes, des rapports d’amis, le goût qu’elle avait du mensonge, le venaient tourmenter. Mais autour de ce sentiment il groupait les suprêmes ressources de son énergie et de son bel optimisme. Dépouillé de ses dignités, de ses emplois, de tout le butin de sa vie, il redevenait le sous-lieutenant, l’homme de vingt-deux ans, passionné et naïf ; il embrassait d’un geste violent une petite photographie de Mme  de Bonnemains fixée dans son bouton de manchette : « Toi me trahir ! quel misérable suis-je donc pour accueillir cette infâme supposition ! »

Quand il rejoignait la voiture et que la silhouette de cette mourante apparaissait à la portière, il avait hâte de serrer dans ses bras, de réchauffer cette femme glacée par le couchant, sans dégoût, sans connaissance même de la maladie, car c’était le seul regard où pour lui maintenant la sympathie parlât, le seul cœur où il pût crier et trouver un écho.

— Oh ! mon Georges, disait-elle de sa voix singulière, qui seule dans sa personne n’avait guère changé, je crois que bientôt nous allons être séparés.

— Me séparer de toi ! Jamais ! Si tu pars la première, tu sais bien qu’aussitôt je te rejoindrai. Mais que de belles années nous avons à vivre, quand tu seras guérie !

Des beautés disparues pour tous empêchaient cet amant de distinguer le mal dont les moins perspicaces lisaient l’échéance prochaine dans ces yeux caves, dans cette face livide et décharnée, dans ces lèvres plus minces qu’un fil, dans tous ces frissons douloureux. Marguerite de Bonnemains possédait Boulanger par des philtres inexplicables pour qui ignore l’ascendant des amantes tuberculeuses, classique en médecine. Dans leurs grandes déceptions, les ambitieux souvent glissent à l’ivrognerie. Après le désastre législatif de septembre 1889, Boulanger, avide d’oublier, prit de l’opium. Mais c’était un être très sain, un cœur honnête en même temps qu’un tempérament vigoureux : à cinquante-deux ans, il demanda un alibi contre la vie à l’amour. Le charme romantique de la Dame aux camélias comporte une rude explication : la tuberculine renferme, entre autres poisons, une des substances aphrodisiaques les plus puissantes qu’on connaisse.

Sturel fixait peu son esprit sur la maladie de Mme  de Bonnemains. Il entra dans la maison de Bruxelles, non pas avec les précautions qu’il faut chez les moribondes, mais solidement et ramassant ses forces pour faire surgir celles du Général. Incapable de sortir des idées qu’éveille en lui le nom de Boulanger, il méconnaît dans ce petit hôtel tout envahi par l’odeur de la phtisie une incomparable valeur tragique. Il y trouve seulement ce qu’ont ressenti les Déroulède, les Laguerre, les Renaudin, et qu’ils traduisirent tous selon leur tempérament : l’irritation de ne pouvoir pas faire galoper la jument qui est morte.

Tandis que Déroulède dit : « Eh bien ! je m’attellerai à cette tâche ; » Laguerre : « C’est une partie perdue, cherchons ailleurs ; » Renaudin : « Pourrai-je du moins vendre sa peau ? » Sturel, les yeux obstinément fermés, se répète : « Ce sera beau si, lui et moi, nous piétinons enfin les parlementaires. »

Boulanger l’approuve en principe, l’encourage à se documenter et laisse entrevoir qu’il pourra disposer de quelque argent pour l’achat des preuves.

Même il plaisante et c’est bien toujours le même personnage, légèrement épaissi, avec quelques fils d’argent. Mais un autre visiteur, et moins tendu dans son désir que Sturel, sentirait sous d’anciens mots, sous d’anciennes attitudes, la mollesse du corps et de la volonté. Quelle sinistre maigreur prend désormais cette biographie tout à l’heure si ample ! La politique de compartiments se rétrécit aujourd’hui à d’humbles intérêts : Boulanger se compose une figure d’énergie pour Sturel, de sérénité pour sa mère, de confiance au chevet de sa maîtresse.

Chez celle-ci, même hypocrisie par tendresse. Balzac, voulant marquer le sublime du pathétique, écrit : « On eût dit une mère mourante obligée de laisser ses enfants dans un abîme de misère, sans pouvoir leur léguer aucune protection humaine. » Cette douleur extrême et sur soi et sur lui, elle n’a même pas l’apaisement de la laisser déborder. Elle crache ses poumons et ravale ses pensées. Le héros d’un drame, quand tout son sang s’échappe, est porté par ce que l’action dégage d’ivresse. Le général Boulanger arrive au dénouement à demi anesthésié par le tourbillon qui le bat. Mais les malheureuses femmes ! La mère de Boulanger sous tant d’émois perd la raison. Mme  de Bonnemains, petite mondaine avec toutes les frivolités, avait souffert au milieu des succès de ne pas obtenir l’annulation de son mariage et le divorce du Général ; à l’heure des revers, on la traîna publiquement dans l’ordure ; en juillet 1891, elle meurt.

Sturel vint pour l’enterrement. Et sur le pas du petit hôtel, rue Montoyer, en attendant la sortie du corps, il pensait que le Général, désormais plus libre d’esprit, oserait sans doute davantage. Cependant, au premier étage, le malheureux, agenouillé dans les fleurs funéraires, s’épuisait à prendre en soi toute la morte.

Autour de cette maison du désespoir, tapageait la curiosité indiscrète et dure des Belges. Leurs ébats faillirent renverser le cercueil. Le Général, en habit noir, avec la plaque de la Légion d’honneur, livide, mais redressant le front, instinctivement tendit ses mains tremblantes. Au cimetière, on dut le soutenir, puis il demeura seul près de la tombe, où il renouvelait un serment.

La délégation de ses amis parisiens attendait, groupée à la porte du cimetière. Parmi eux, Déroulède, qu’il n’avait pas vu depuis le terrible « Paraître ou disparaître » de Jersey. Quand le chef passa, ils saluèrent profondément. Ils le suivirent de loin jusqu’à la rue Montoyer. Sturel pénétra jusqu’au Général :

— Vos amis franchissent votre seuil ; ils vont retourner à Paris ; ne les verrez-vous pas ? Ils servent toujours votre cause.

Méconnaissable, le visage encore jeune sous ses larmes, mais indécis de gestes et titubant presque, il refusa d’abord. Puis il fit signe de les appeler. Il ne put rien dire et chancela sur leurs poitrines. Avec eux tous, Sturel regagna Paris. Il calculait qu’avant six semaines, décemment, il ne pourrait pas entretenir des ignominies panamistes le Général.

L’agonie dans la solitude commençait. Tant d’injures subies et les plus honteuses diffamations, les échecs électoraux, la trahison de ses partisans, sa méfiance éveillée envers les plus fidèles, l’accaparement de son programme par ses adversaires, le succès de la Revue de 1891, Cronstadt surtout, grande manifestation franco-russe qu’il avait toujours rêvé de présider et dont l’honneur lui échappait, voilà quelles secousses usèrent son énergie et l’amenèrent aux extrêmes frontières où l’on n’a plus qu’un pas pour entrer dans la mort. Et ce qui l’y jeta, ce fut ce désert moral dès le soir de l’enterrement.

Depuis trois ans, ne pouvoir être sincère avec personne ! N’avoir le droit ni de faiblir ni de s’inquiéter. Être le soldat chancelant qui nie sa blessure, le chef qui, se sachant trahi, affirme sa confiance. Sourire des attaques et des circonstances qui l’émouvaient le plus fortement, se faire voir dédaigneux, calme et sûr ! Attitude nécessaire, mais rien n’use davantage. Et, comme il faut que les femmes pleurent, les hommes les plus hommes ont besoin, à certains instants, de se détendre dans le découragement, d’avouer leurs craintes. Mme  de Bonnemains n’avait jamais rien entendu à la politique ; mondaine, un peu sèche, elle ne possédait pas une âme boulangiste, mais jamais sa foi au succès ne s’ébranla. Qui donc pouvait accueillir les calomnies de leurs adversaires ou dominer l’étoile de son ami ? La société d’une femme si optimiste devenait d’autant plus précieuse au Général que son système nerveux, s’exaspérait sous la série indéfinie des impressions pénibles. Aussi, quand la mort lui enleva cette tendre intimité, il trouva un moindre effort à mourir qu’à continuer de vivre. Il lâcha la vie, comme tel individu, pour échapper à l’angoisse du vide, abandonne avec volupté son point d’appui sur l’abîme.

Nul doute qu’un traitement sérieux, grand air, repos absolu, hydrothérapie, peut-être un séjour à la Maloya, dans de telles extrémités, ne puissent redonner du ton, ressusciter l’énergie morte. Mais c’est là qu’une fois de plus se vérifie une formule de Goethe : « On meurt seulement quand on le veut bien. » Exacte dans le sens de ces philosophes qui conçoivent l’inconscient comme une volonté, cette phrase ici sera prise à la lettre. Le Général voulut mourir. Dans son cerveau s’était introduite l’idée fixe qui finit par nécessiter l’acte. Ce n’était plus : « Je veux rendre à la France Metz et Strasbourg, » ou bien : « Me venger de Constans ! » mais : « Je veux dormir mon dernier sommeil tranquille auprès de celle qui m’a été dévouée corps et âme et qui n’obtint en récompense de son sublime abandon que l’injure et la calomnie. »

Voilà que le héros devient élégiaque, signe qu’il se détruit complètement. La fatigue poussée jusqu’à l’usure donne des sentiments attendris. Presque tous les vieillards, en finissant, remercient et murmurent : « Dormir… tranquille… » Ces derniers mots nous sortent de la tragédie pour nous entrer au cimetière ; et, d’une importante vie publique, on passe dans ces intimités que l’on ne peut commenter qu’en baissant la voix.

Le petit groupe des fidèles où fréquentait assidûment Sturel se communiquait, en septembre 1891, des lettres du Général Boulanger qui sentent la mort. Il écrivait à une amie :

« Vous savez bien que mon existence actuelle est un supplice atroce ; que, si je le supporte encore aux yeux des indifférents, c’est que je veux accomplir jusqu’au bout ce que je considère comme un devoir. Le jour où, tôt ou tard, je n’en pourrai plus, le jour où mes forces seront épuisées, au moins vous me rendrez cette justice que, le cœur brisé, j’ai tenu bon jusqu’au moment où la lutte avec la vie m’a terrassé. Si vous saviez tout ce que les lettres politiques me coûtent à écrire, tout ce que les visites me coûtent à recevoir, vrai, vous auriez pitié de moi, et pourtant, je le répète, j’irai jusqu’au bout. »

De tels documents établissent avec netteté l’épuisement nerveux. Cet état ne va guère sans insomnies mêlées d’images délirantes. C’est le chemin de l’hallucination. Les boulangistes commentaient avec une inquiétude grandissante cet autre fragment de lettre, admirable couplet de lyrisme, de sincérité et de douleur :

« Nous nous aimions tant, nous nous étions tellement identifiés que nous ne formions qu’un, et c’était indissoluble. En partant, elle a emporté non pas seulement la moitié, de moi-même, mais tout ce qu’il y avait de bon, de noble, de généreux en moi. Je vous le dis simplement, mais véridiquement : je ne suis qu’un corps sans âme, je vis machinalement. Et puis chaque nuit, je la revois, jamais malade, mais belle, resplendissante, avec son corps impeccable et son âme toute de bonté et de nobles sentiments, qui me tend les bras et me rappelle toutes ces phrases folles que je lui redisais sans cesse, et toujours en me réveillant j’ai dans l’oreille sa voix triste, résignée, me disant : « Je t’attends. »

Lumières certaines sur ce problème si passionnant d’une âme et d’un corps énergiques que des coups savants arrivent à jeter bas !

Sturel voulut s’assurer par lui-même des forces qui restaient au malheureux où il s’obstinait à placer des espoirs chaque jour plus âpres. Il manquait dans la circonstance de puissance représentative. Mais il vit dans cette ville bruyante son Général sans un ami, sans une sympathie ; il contempla cette triste rue en pente, ce petit hôtel de la mort, ces lettres amoncelées qui se plaignaient, quêtaient de l’argent, près de celui qui n’avait plus cinq cents francs dans ses tiroirs.

Ce chef déserté, cet amant assiégé par la mort, ce double naufragé du bonheur et de la gloire s’engloutissait dans une mer de désespoir sans rivage. Infiniment noble de romanesque simple, au milieu de sa faiblesse qu’il avouait, il prit sur une tablette un volume ouvert et lut à François Sturel, partisan déconcerté, cet admirable ordre du jour de Bonaparte sur le suicide d’un grenadier amoureux :

« Saint-Cloud, 22 floréal an X (12 mai 1802).

« Le Premier Consul ordonne qu’il soit mis à l’ordre de la Garde :

« Qu’un soldat doit savoir vaincre la douleur et la mélancolie des passions ; qu’il y a autant de vrai courage à souffrir avec constance les peines de l’âme qu’à rester fixe sous la mitraille d’une batterie.

« S’abandonner au chagrin sans résister, se tuer pour s’y soustraire, c’est abandonner le champ de bataille avant d’avoir vaincu. »

Il ferma le livre et dit :

— Mais suis-je encore un soldat ?

Mot sublime et qui découvrit à Sturel L’innocence d’un véritable héros.

Le jeune homme retint ses larmes, ce qui lui donna la physionomie d’un grognard de Raffet, droit au port d’armes devant son Empereur.

Ces deux hommes, Boulanger et Sturel, dignes d’un grand emploi, prenaient les proportions de leur misérable époque.

« Suis-je encore un soldat ? Cette douloureuse interrogation, ce doute sur soi-même, voilà la destruction suprême. De tant de diminutions, aucune jusqu’alors n’était mortelle : aussi bien toutes ses autres qualités de républicain, d’antiparlementaire, de faiseur de constitution, lui venaient des circonstances ; en les lui contestant, on n’atteignait pas sa source de vie. Du jour qu’il doute de sa qualité essentielle et ne se croit plus un soldat, il meurt, est déjà mort.

Qu’un homme a peu de résistance ! Boulanger, extraordinaire force de sentiment, se chargeai d’énergie au contact de l’armée et de la démocratie ; il vivait de nos grandes passions nationales pour la gloire, pour l’égalité et pour l’autorité, du boulangisme enfin. Il tombe sur les genoux quand se dispersent les foules desquelles il participait, et à terre quand une femme lui manque qui lui donnait la confiance et le désir de plaire.

Depuis la mort de Mme  de Bonnemains, Mlle  Griffith, cousine du Général, tenait sa maison. De chers amis, M. et Mme  Dutens, séjournaient rue Montoyer. Sturel apprit qu’au moindre bruit, dans cette maison tragique, tous croyaient entendre la détonation d’une arme à feu, Le Général ne cachait pas ses intentions :

— Je veux essayer de surmonter ma douleur, mais, si je n’y parviens pas, eh bien ! j’en finirai.

Et encore :

— Vous me ferez tous des discours. Comment changerais-je d’avis ? Je n’ai plus de goût à rien.

On tâchait de ne pas le quitter. Mais cet homme des foules n’aimait plus que la solitude. Sitôt levé, il se mettait au travail, puis, de dix heures à midi, recevait. À deux heures et demie, après le déjeuner, il rédigeait son courrier. À quatre heures et demie, enfin, il faisait atteler et portait des fleurs au cimetière. Là surtout on redoutait son isolement ; sa mère, sa cousine ou M. Dutens montaient dans sa voiture. Sturel un jour l’accompagna.

Ce lieu mémorable, où l’imagination du général Boulanger qui embrassa tant de choses se rétrécit toute, c’est, dans une triste campagne de banlieue, un cimetière neuf. Les lignes symétriques des tombes s’y développent durement. Seule, l’allée principale est bordée par deux rangs de peupliers qui, pour un désespéré, ont quelque chose d’éperdu et prennent les cieux à témoin sous le doux soleil de septembre À l’angle de cette voie centrale et du sentier n°3, Mme  de Bonnemains repose parmi les fleurs, auprès d’un épais buisson. Le tertre incliné supporte une colonne brisée et une dalle en pierre bleue de Namur, où se lisent trois lignes :

marguerite
19 décembre 1855-16 juillet 1891
À bientôt.

Boulanger se tint devant cette tombe droit, la tête nue, le regard fixe, les yeux secs et d’une impassibilité que Sturel, en s’éloignant par discrétion, n’interprétait pas sans angoisse. Des jardiniers dirent au jeune homme que, d’autres fois, une heure entière, le Général marchait, rêvait, sanglotait comme un enfant. Dans ces soliloques funèbres, tout son être jadis un peu vulgaire, optimiste et sociable, se transformait sous le bénéfice de la douleur.

De la campagne, en toute saison, s’élève le chant des morts. Un vent léger le porte et le disperse, comme une senteur, et c’est l’appel qui nous oriente. Au cliquetis des épées, le jeune Achille, jusqu’alors distrait, comprit, accepta son destin et les compagnons qui l’attendaient sur leurs barques. La fatalité se compose dans les tombes. Le cri et le vol des oiseaux, la multiplicité des brins d’herbe, la ramure des arbres, les teintes du ciel et le silence des espaces nous rendent intelligible la loi de l’incessante décomposition…

Mais qu’importe à Boulanger la raison de l’univers ? Né pour agir, il ne s’apaisera dans aucune contemplation. Marguerite étendue dans sa fosse l’appelle et soulève la terre froide.

Il se répète les mots qu’elle chuchota quand, près de quitter la vie, elle voulait se résumer et lui léguer la certitude de son affection. Plus expressifs que des paroles, il voit les jeux de physionomie, les épouvantes, en face desquelles il demeurait impuissant et détruit. Puis elle s’anéantit malgré qu’il lui criât de demeurer.

De ces mortelles circonstances, si l’instinct de conservation, plus fort que ses serments, fait évader sa pensée, elle se déchire au passé, au présent, à l’avenir de sa carrière politique et se rabat, comme dans son refuge, sur ce cadavre. La tombe seule l’abriterait.

Dans ces rêveries de ténèbres, la curiosité des badauds le poursuivait. Pour éviter leurs attroupements, il dut modifier ses heures.

Le 23, il demanda l’autorisation de faire macadamiser les chemins autour de la sépulture. Les 24, 25, 26, 27, 28 septembre, il arrangea sa bibliothèque et chaque matin, dans le fourneau de la cuisine, brûla des lettres et des documents. Il ne s’abaissera pas à la petite guerre même après sa mort. Le César doit dominer et puis amnistier ; il voulut au moins réaliser la seconde partie de ce programme. Le lundi 28, il paya ses fournisseurs, soin qu’il prenait d’habitude, le premier de chaque mois. Après ce règlement, il ne lui restait qu’un peu de monnaie blanche. Le 29, il demanda à M. Mouton, « pour les classer », ses derniers papiers politiques, les plus importants, et il les détruisit. Le même jour, il écrivit tout au long de sa propre main, sans rature ni hésitation, ses deux testaments, le politique et le privé.

L’un débute ainsi : « Ceci est mon testament politique. Je désire qu’il soit publié après ma mort. Je me tuerai demain… » et se termine par : « Ceci est écrit en entier de ma main, à Bruxelles, 79, rue Montoyer, le 29 septembre 1891, veille de ma mort. » Il y affirme sa confiance dans le triomphe de son parti et déclare disparaître non par découragement, mais en raison d’une douleur qui lui rend tout travail impossible. Il expose son regret de ne pas mourir sur le champ de bataille, en soldat.

Voici les premières lignes du testament privé : « Je me tuerai demain, ne pouvant plus supporter l’existence sans celle qui a été la seule joie, le seul bonheur de toute ma vie. Pendant deux mois et demi j’ai lutté ; aujourd’hui je suis à bout. Je n’ai pas grand espoir de la revoir, mais qui sait ! Et du moins je me replonge dans le néant où l’on ne souffre plus. » Ces lignes préambulaires résument les idées plus intenses qu’étendues qu’il roulait dans sa tête durant ses interminables promenades sous les peupliers du cimetière.

À la suite, il inscrit ses legs. À sa cousine germaine, Mlle  Griffith, il laisse ses objets mobiliers, les seuls biens qui lui restent, à condition qu’elle continue à habiter avec la vieille Mme  Boulanger et qu’elle garnisse constamment de fleurs la tombe de Mme  de Bonnemains. Il désigne un certain nombre de personnes qui pourront, à titre de souvenirs, choisir un meuble, un tableau, une arme, un objet d’art, un bijou, dans l’hôtel de la rue Montoyer. Il termine en disant : « Je désire être inhumé (ceci est ma volonté formelle) dans le caveau que j’ai fait construire au cimetière d’Ixelles pour ma chère Marguerite, caveau dont j’ai le titre de propriété. Mon corps devra être placé dans la case du milieu, juste au-dessus d’elle. Et jamais, sous aucun prétexte, qui que ce soit ne devra être inhumé dans la case supérieure… Je demande que l’on place dans mon cercueil, lequel devra autant que possible être semblable à celui de mon aimée Marguerite, son portrait et la mèche de ses cheveux que j’aurai sur moi au moment de ma mort. Sur la pierre tombale, au-dessous de l’inscription de ma chère Marguerite, avec les mêmes caractères et la même disposition d’écriture, on devra inscrire ces quelques mots : « Georges, 29 avril 1837 – 30 septembre 1891. Ai-je bien pu vivre deux mois et demi sans toi ? »

Et le sinistre papier s’achève par la même affirmation de pleine conscience : « Fait et écrit en entier de ma main, à Bruxelles… le 29 septembre 1891, veille de ma mort. »

Le Général porta ces deux documents chez maître Lecocq, notaire, rue d’Arlon. Il se rendit au cimetière et déposa son bouquet de roses et de reines-marguerites blanches. Il était si fort né avec le désir de plaire qu’il félicita le gardien d’avoir planté un petit sapin dans le sable jaune. Il dit en souriant :

— Dans une année il donnera de l’ombre.

Comme il arrive aux gens braves, s’étant accordé la solution où il penchait, il s’apaisait. Il voyait le bout de sa souffrance. On ne possède aucun détail sur sa dernière nuit. Au matin, le 30 septembre, il commanda la voiture pour aller au cimetière, contre son habitude, avant le déjeuner. Il plaça bien en vue sur son bureau les reçus liasses de ses dépenses à Bruxelles, puis une lettre : « Chère mère, je pars pour un voyage de quelques jours. Ne sois pas inquiète. Je serai bien » ; enfin une liste de douze personnes à qui il priait M. Mouton de télégraphier uniformément : « C’est fini. Venez tout de suite. » L’écriture est tracée d’une main qui ne faiblira pas.

Un condamné à mort claque des dents, se fond en sueur, invoque éperdument la vie, mais lui, derrière les vitres de son coupé, regarde sans intérêt les rues Montoyer, d’Arlon, du Parnasse, Caroly, de Dublin, de la Paix, la chaussée d’Ixelles, l’avenue des Éperons d’or et la chaussée de Boendael. Voilà donc la voie bien imprévue que la destinée ménageait à Georges-Ernest Boulanger, général français, ancien ministre de la Guerre, ancien député de la Dordogne, du Nord, de la Charente-Inférieure, de la Somme et de la Seine, pour que, la gloire et le pouvoir se fermant devant lui, il parvînt quand même aux imaginations de la postérité.

Vers onze heures, il arrive sur la tombe et dépose d’abord un bouquet de roses.

Du cimetière d’Ixelles, dans cette plaine aux terrains vagues, on ne voit rien que le long ciel gris de Belgique. Barnave sur l’échafaud regarda les nuages et dit : « Voici donc ma récompense ! » De quelle conception oratoire se brouillait-il l’esprit ? Passe aux vivants de se payer de mots. Ceux qui vont mourir devraient bien comprendre qu’il n’y a dans l’ordre des faits ni justice ni injustice, mais seulement les incompréhensibles vicissitudes de la vie. Frédéric le Grand écrit : « Ce qui contribua le plus à ma conquête de la Silésie, c’était… c’était…, et enfin un certain bonheur qui accompagne souvent la jeunesse et se refuse à l’âge avancé. Si cette grande entreprise avait manqué, le roi aurait passé pour un prince inconsidéré, qui avait entrepris au delà de ses forces : le succès le fit regarder comme habile autant qu’heureux. Réellement, ce n’est que la fortune qui décide de la réputation ; celui qu’elle favorise est applaudi ; celui qu’elle dédaigne est blâmé. »

Un ouvrier employé aux travaux du cimetière se distrayait à observer les allées et venues du Général devant la tombe. Ainsi empêché, celui-ci dut craindre que, d’un instant à l’autre, son secrétaire, M. Dutens ou Mlle  Griffith, étant entrés dans son cabinet, n’accourussent le fatiguer de leurs supplications. Précisément à onze heures, Sturel apportait rue Montoyer le plan de sa campagne sur le Panama. Sans posséder des preuves juridiques, il avait du moins assemblé une suite de faits certains qui, portés à la connaissance publique, suffisaient pour jeter bas les principaux parlementaires, pour déconsidérer le système et, croyait-il, pour rouvrir les portes au boulangisme.

— Le Général est sorti par exception ce matin, dit Mouton à Sturel.

— Pensez-vous que je le trouverai après son déjeuner ?

— Certainement, il vous recevra.

— Placez alors ce mémoire sur son bureau. J’aimerais qu’il en prit connaissance avant ma visite.

Mouton, petit homme doux, de tournure élégante, entra dans le cabinet, et Sturel l’entendit soupirer avec effroi : « Oh ! mon Dieu ! » Il dit encore : « Excusez-moi ! » et courut dans la maison en appelant d’une voix étouffée. Il resta une seconde dans la chambre de M. Dutens, et les deux hommes, la figure défaite, repassèrent devant Sturel, avec des gestes excessifs de tout le corps ; lancés dans l’escalier, ils se raidissent pour n’être pas précipités par leur élan. Ils sortirent de l’hôtel, et le visiteur, épouvanté de cette scène, dont il entrevoyait le sens, étant descendu, les vit monter chacun dans un fiacre.

En vérité, sont-ce des sages ou des amis de s’opposer à une solution qui représente pour son auteur la plus grande somme de bonheur possible ? Ni des sages ni des amis, mais de bons patriotes. C’est un Français précieux, celui qui va tomber au cimetière d’Ixelles, assassiné par des journalistes et des politiciens, maîtres d’une France momentanée et grands ennemis de la France éternelle.

Onze heures et demie ! l’ouvrier a quitté son travail pour aller déjeuner. Le Général, masqué par le buisson, la colonne et le petit sapin, s’assied à terre, le dos appuyé contre la pierre tombale, et se décharge son revolver sur la tempe droite.

La balle sortit du côté gauche du crâne, produisant à son entrée un trou presque imperceptible, mais laissant à l’issue une plaie aussi large qu’une pièce de deux francs. Le corps roula, tandis que le sang coulait dans la belle barbe blonde et sur le sable funéraire. La mort fut instantanée. Deux minutes après, M. Dutens d’abord, puis M. Mouton, apparurent. En vain avaient-ils pressé leurs fiacres, en vain couraient-ils depuis l’entrée du cimetière. Des visiteurs affolés criaient :

— C’est fini ! Le Général Boulanger vient de se tuer !