Félix Juven, Éditeur (p. 143-157).

CHAPITRE V

DANS LES SALONS À ŒILLETS ROUGES,
STUREL RENCONTRE MADAME DE NELLES

Sturel revint souvent à l’Hôtel du Louvre où, dès la seconde visite, chacun, à la suite du chef, le traitait en familier. C’était l’usage que le général Boulanger, s’il acceptait une invitation, fit connaître de quels amis il lui plaçait d’être entouré. Toujours Dillon, souvent Laguerre, Naquet, Le Hérissé ; Laisant aussi et parfois Sturel. Dès avril 1888, les salons de Paris les plus élégants, et quelques-uns des plus fermés, furent tout à l’œillet rouge. Les jolies femmes, intéressées comme de vraies Françaises par ce beau roman rapide, faisaient fête à ce joli homme, et tous par vanité, par intrigue, surenchérissaient d’adulation. La différence entre certains engouements et une divinisation n’est pas dans l’intensité, mais dans la durée du sentiment.

Ces salons, par des manifestations tapageuse et une confiance insensée, compromettaient la cause et jouaient involontairement le rôle d’agents provocateurs. Quels services pouvaient-ils rendre ? Qu’est-ce que l’aristocratie française, cette morte ? En province, elle s’adjoint des grands propriétaires a qui l’usage accorde le nom de leurs terres. Elle peut fournir d’excellents officiers pour les grades inférieurs. Balzac a pensé qu’elle conviendrait aussi à relever les justices de paix. À ces terriens, c’était bien inutile que Boulanger fît des avances : il travaillait à détruire l’opportunisme qu’ils abhorrent pour de perpétuelles compétitions locales. Quant à l’aristocratie parisienne, elle ne recrute que des rastaquouères dont elle partage d’ailleurs les goûts luxueux. Sans examiner la convenance politique de ces réceptions, le jeune homme y goûtait un plaisir théâtral : il était plus content de jouer une pièce historique que préoccupé de sa bonne marche. Nouveau dans la vie publique et plein de ferveur pour son chef, comment eût-il pu analyser les premiers rayons, la douceur dorée de cette aube consulaire ?

Dans une de ces grandes fêtes courtisanes où le Général fut présenté au monde orléaniste, Sturel, après dîner, entendit annoncer le baron et la baronne de Nelles. Ce que mirent sur son jeune visage les battements de son cœur ne pouvait être remarqué, dans un milieu où personne ne le connaissait. Il vit s’avancer son ancien flirt avec la simplicité brillante d’une jeune fille plutôt que dans l’éclat d’une mondaine. La mort de sa mère l’avait tenue à l’écart depuis son mariage et peut-être expliquait cette légère tristesse, que crut observer Sturel, sitôt qu’elle eut abandonné l’expression factice d’une Parisienne qui fait son entrée.

Cette réunion politique, où il se sentait l’âme un peu sèche et sans racines, fut soudain doublée pour lui de ses véritables domaines : il revécut en quelques secondes ces époques abondantes de romanesque et de travail dont Mlle Alison avait été le témoin à la villa Coulonvaux, rue Sainte-Beuve.

Elle lui fit un accueil amical. Ses épaules nues, sa peau d’une finesse prodigieuse, son maintien créaient de la volupté, et quelque chose combattait pour elle plus ample et plus puissant que chez toutes les femmes belles, fines, spirituelles, assemblées, demi-vêtues, sous ces éclatantes lumières. Cette force sous-jacente, inexprimable, que subit Sturel, c’était le long passé de sensations qui les reliait l’un à l’autre et les mettait sur une pente de rêverie.

Avec le goût qu’il rapportait épuré d’Italie pour les objets esthétiques, il l’admirait : mais il trahit, mêlée à son émerveillement, une opiniâtre et confuse douleur devant ce corps qui lui avait été volé.

— Pourquoi me regardez-vous ainsi ? Suis-je changée ? lui dit-elle, par deux fois, avec la sécurité de ses vingt-trois ans.

Il ne se hâta pas de répondre. Et son silence qu’elle accepta indiquait leur entente. Puis il lui expliqua comment dans sa parole, son regard, son sourire, sa figure et la physionomie de sa robe il retrouvait toutes les belles images qu’à vingt ans il se composait de la vie.

— Oh ! s’écria-t-elle, dans ce temps-là j’étais meilleure qu’aujourd’hui.

— Pourquoi donc ? interrogea le jeune homme, qui la savait bien un peu mûrie, mais à qui cette tare légère la faisait paraître plus femme qu’autrefois.

— Je n’avais rien de trouble. Je cherchais partout de belles âmes.

Cette évocation si vraie d’une honnête petite fille évanouie n’entraîna pas Sturel dans le domaine des moralistes. Le boulangisme lui donnait la forte humeur des camps, qui ne s’attarde pas en délicatesses lymphatiques. Il admira cette gorge, ces hanches, cet ensemble où il respirait l’amour, et la tristesse. Son mécontentement qu’elle eût été possédée par un autre, il le marqua au moins par sa manière de prononcer :

— C’est une telle perfection qui, pour moi, s’est montrée si dure.

— Il ne faut pas compter sur les personnes de dix-neuf ans, répondit Mme de Nelles en lui tendant la main. Jusqu’à notre majorité, nous habitons un autre monde, la plus jolie des étoiles, et sur terre nous nous démêlons très mal. Les petites filles acceptent toutes les apparences et ne discernent pas les choses voilées : elles imaginent et elles méconnaissent avec une égale facilité, parfois bien coupable.

Sturel se croyait depuis longtemps consolé, mais auprès de cette élégante jeune femme, plus belle avec ses formes développées et qui l’enivrait, il prit naturellement l’expression d’un désespoir qui n’ignore pas son remède, et dans un éclair qu’elle supporta avec une innocente effronterie, il lui exprima quels désirs fous l’envahissaient.

Comment se trouvait-il là ? Vraiment ! il accompagne le Général, avec MM. Dillon, Laguerre, Naquet ! Elle ne lisait dans les journaux, que les, échos mondains ; elle se plût à montrer son ignorance et à prouver son exclusivisme aristocratique. Il vanta ses amis d’une façon presque technique :

— Regardez Laguerre, il n’a pas trente ans. Au degré où il la pousse, l’impertinence oratoire devient esthétique. Naquet a déposé un projet de loi sur les opérations de jeu qui est une merveille bien supérieure à sa campagne pour le divorce !

Elle répondit par une moue qui le mécontenta. Voulut-elle effacer cette impression, ou bien partageait-elle l’engouement de toute la France ? Elle reconnut au moins que Boulanger était sympathique.

Le Général allait de groupe en groupe, conduit par la maîtresse de la maison, distribuant de légers coups de tête, des serrements de main, des regards, des paroles d’intelligence, et faisant son métier de chef de parti avec une grâce et un aplomb que cette petite société n’attendait pas d’un homme qui portait un nom si commun. L’opinion que ces gens du monde avaient d’eux-mêmes les disposait à l’admirer du moment qu’il évoluait au milieu d’eux avec aisance. Formé dans les mess d’officiers et dans les réceptions de ministère, capable d’enlever un peuple par son prestige physique dans les parades, il venait, en outre, de tenir des cercles, autrement importants que celui de ce soir, au cours de sa tournée triomphale dans le Nord. Là-bas, confiant, jamais étonné, toujours égal, tantôt soldat et de grand air, tantôt gentil garçon qui plaisante, il a pressé à chaque station des centaines de mains, parlé avec assurance des modestes intérêts locaux, et embrassé des « petites Alsace-Lorraine » qui pleuraient avec timidité sur leurs œillets rouges : puis il télégraphiait des tendresses à Mme de Bonnemains. Dans une occasion semblable, Henri IV écrivait à Mlle d’Estrées : « Une vieille femme, âgée de quatre-vingts ans, m’est venue prendre la tête et m’a baisé. Je n’en ai pas ri le premier. Demain vous dépolluerez ma bouche. » On remarque chez Henri IV et chez Boulanger une certaine, bonne humeur militaire que des raffinés appelleront une vulgarité bien française.

— Il est un peu commun, disait Mme de Nelles, mais il a dans les yeux quelque chose de triste.

Quand le jeune homme se leva, elle lui recommanda, en lui donnant sa petite main, de voir M. de Nelles :

— Je désire que vous soyez bons amis.

Les cent cinquante personnes réunies ce soir-là n’ont pas, comme Sturel, attendu le boulangisme pour mettre un intérêt principal dans leur existence, Cependant tous les regards et toutes les conversations sont orientés vers Boulanger. Mais au lieu de l’entourer avec l’âme de son jeune partisan qui est prêt à le porter et qui tremble de lui voir un obstacle, ils ressentent à son endroit la secrète malveillance de tous les publics pour l’orateur, pour le dompteur, pour l’équilibriste qu’on applaudira s’il y force, mais de qui l’on pense d’abord : « Il va culbuter, et ça lui apprendra ! »

Peut-être n’y avait-il de parti pris décidé en faveur du Général que chez les boulangistes de sa suite et chez quelques bonapartistes. Ils fraternisaient ces soirs-là comme une veille de bataille.

Sturel rejoignit dans la foule un ancien membre de l’« Appel au peuple » pour lui demander :

— Nelles est-il des nôtres ?

— Dillon vous répondrait que oui. Et moi, je vous dis : « Ne vous fiez jamais à un orléaniste. » Ce grand imbécile de Nelles, orléaniste au fond, je vous le garantis, n’attendait rien que de Jules Ferry quand il était attaché aux Affaires étrangères. Il a su se glisser sur la liste conservatrice, qui a réussi grâce aux voix ouvrières anti-opportunistes. Il siège à droite et voudrait par Boulanger retrouver cet appoint républicain dont il ne peut se passer. Ce serait une faute irrémédiable si le Général nous embarquait avec ces gens-là qui le trahiront de toutes façons. Regardez leurs figures de coquins.

Sturel, dans cette minute, vit cette réunion autrement mesquine qu’il ne l’avait jugée d’abord. Toutes ces physionomies tournées vers Boulanger lui parurent annoncer la curiosité plutôt que la foi dans le relèvement du pays. Quelques-unes avaient bien de la finesse et même, un petit nombre, de la force, mais le vernis mondain passé sur elles toutes abusait et repoussait le jeune homme, habitué au caractère intense et simple des héros dans les musées italiens et des boulangistes dans les réunions où le sentiment national les animait d’une si fière noblesse. Il méconnaissait les signes de la passion chez ces hommes en frac. Lui qui, un instant auparavant, avait l’âme d’un saint-cyrien à la fête du « Triomphe », et tenait tous ces invités pour des compagnons de lutte, maintenant il se séparait d’eux, et il aurait voulu le Général austère et logé dans quelque quartier populaire, au cinquième étage du général Foy.

— Que vient faire Boulanger ici ?

— Chercher de l’argent, jeune homme, — lui répondit le bonapartiste, tout paternel pour cet enfant qui ignorait probablement ce que coûte l’amour des foules.

— Pourquoi ces coquins lui en donneraient-ils ?

— Pour le lui reprocher plus tard… Savez-vous quelle est la politique européenne près de l’Empereur du Maroc ? La France, l’Angleterre, l’Allemagne voudraient chacune le décider à accepter un prêt… Quel malheur que le Prince Napoléon n’ait pu obtenir de l’Impératrice un million ! — Et s’interrompant : — Connaissez-vous ces deux personnes qui attirent à l’écart le Général et Dillon ? Eh bien, voilà les chefs de la Bourse : deux membres du Comité chargé, dit-on, de gérer d’accord avec vous autres les subsides orléanistes.

Sturel, avec la délicatesse de l’adolescence, fut gêné de la dépendance qu’une telle situation, si elle était réelle, faisait dans ce milieu au Général et à ses amis. Il n’avait encore connu que l’enivrement de succès dont il ignorait les moyens : il eut une de ces minutes de clairvoyance où l’on constate qu’il n’y a pas de place pour les hermines en politique. Au début, cette vérité banale empoisonne l’âme.

Le bonapartiste, cependant, après une longue diatribe contre les orléanistes, pour lesquels il gardait une haine arrivée à son apogée le 4 septembre 1870, s’apercevait bien que son compagnon, dont les regards allaient du Général à Mme de Nelles, ne l’écoutait plus et il finissait par une pointe :

— La plupart viennent chercher ici une circonscription ; vous, c’est peut-être une jolie femme. Prenez les deux. Mais, si vous m’en croyez, prenez aussi la circonscription à un orléaniste.

Il y a le ton jésuite, le ton franc-maçon, le ton orléaniste, le ton opportuniste, le ton bonapartiste, car chaque parti politique est l’cxpressiou d’un tempérament très défini. La bonne santé de ce bougon rendit à Sturel du ressort. Continuellement les pensées se succédaient et s’élevaient dans son esprit, aussi nombreuses que les vagues de la mer ; elles s’effaçaient les unes les autres, mais allaient dans le même sens pour soulever le général Boulanger.

C’est, après tout, un jeune homme sans importance qui fait son apprentissage, et son ambition a mûri plus vite que sa sensibilité ne s’est enrichie. Il s’harmonise difficilement avec le beau morceau de vie sociale qu’est ce salon, parce que, mû par des appétits simples, il est incapable d’accepter la complexité des motifs qu’il entrevoit chez les associés éventuels de ses espérances.

Il resta un moment immobile ; sa figure avait perdu des nuances pour ne plus exprimer qu’une volonté passionnée. Dans cette soirée que poétisent l’élégance du décor, l’éclat aristocratique des femmes et la courtisanerie autour d’un joueur heureux, ce jeune homme de vingt-quatre ans, le dos appuyé au chambranle d’une porte, examine tour à tour Mme de Nelles, installée comme une petite reine, et puis la foule dont le général Boulanger fait le centre. Ce chef et cette femme lui inspirent une passion renforcée par un magnifique avenir. On ne l’a pas initié jusqu’alors aux moyens du Général, mais il les excuse, quels qu’ils soient, avec enthousiasme, car la politique n’est-ce pas l’art d’utiliser pour une œuvre nationale les intérêts les plus divers, les plus mesquins ? Et cette pensée de combat durcit ses traits, qui s’adoucissent soudain jusqu’à une gentillesse enfantine, quand il rencontre le regard de Mme de Nelles qui peut-être le cherchait.

Elle réfléchissait avec ses yeux, ses épaules nues et ses perles, toute la lumière de ses salons, où rien n’était que luxe, bel ordre, puissance et confiance, puisqu’elle souriait à Sturel.

Alors pensant que, pour saisir tous les objets de ses appétits, il devait rapidement grandir, il se rapprocha du Général. Comme tous les invités de ce soir, mû par son intérêt, il allait chercher la force où les événements lavaient mise.

Dans ce moment, ceux que le bonapartiste avait appelés les « chefs de la Bourse » exprimaient d’une façon discrète leur répugnance pour de nouvelles candidatures du Général :

— Une suite de casse-cou où chaque fois le parti remet tout en question.

« Ils les trouvent trop coûteuses ! » pensa immédiatement Sturel.

— N’ayez pas peur, leur répondit Boulanger, j’aurai des hauts et des bas, mais je retomberai toujours sur mes pattes.

Dillon enveloppait d’une admiration amoureuse son Général ; les deux argentiers riaient avec cette frivolité qui est d’uniforme chez les gens du monde et pour masquer la pensée sérieuse de l’entretien. Boulanger posa affectueusement sa main sur l’épaule de Sturel et, le présentant à son cercle, il coupa une conversation qui lui déplaisait :

— Mes amis sont plus nombreux que vous ne pouvez le supposer, car nul de nous n’est en mesure d’énumérer leurs mobiles indéfiniment variés. Tenez, voilà l’un de mes meilleurs fidèles : demandez-lui pourquoi, un beau matin, il est monté jusqu’à mon cabinet ; c’est pour des raisons historiques et philosophiques que je n’ai jamais comprises.

— Comprenez-vous votre étoile, mon Général ? — répondit avec à propos le jeune homme. — Il suffit qu’elle existe.

— Précisément, messieurs ; Sturel a confiance en moi. Tout est là. Il serait absurde de chicaner sur leurs motifs ceux qui viennent au Parti national.

Cette déclaration eut un immense succès parmi ces débris élégants des anciens personnels. Dans cette boutade du Général, ils entendirent une invite à former le fameux syndicat des mécontents. C’est davantage : c’est une formule forte et vraie de sa raison d’être dans un pays si profondément divisé. En cédant, semble-t-il, à un mouvement de fatuité césarienne, son instinct de soi-même vient d’atteindre à la profondeur. Voilà bien le rôle de cet homme qui peut être un grand drapeau vivant. Il donne à chacun le droit de marcher à côté d’adversaires sans rien abandonner de ses différences et sans même s’expliquer.

Le remous produit par cette parole se propagea jusqu’aux extrémités des trois vastes salons, et Mme de Nelles, en tournant les yeux, comme tous les invités, vers l’angle où se tenait Boulanger, le vit familièrement appuyé sur l’épaule de son ancien ami de la villa Coulonvaux. « Comme il est important dans ce monde-là ! » pensa-t-elle. Un vague malaise, regret ou remords, l’attrista : « J’ai eu le tort de lui marquer du dédain sur sa politique. Mieux que ne font mon mari et les hommes de notre entourage, il doit aimer le beau et le bien. » Cette pensée, en l’occupant, donnait à tout son corps un dessin qui conseillait certainement à un idéaliste de vingt-cinq ans l’amour du beau et du bien.

— En tout cas, mon Général, — dit le baron de Nelles, en tendant la main au jeune homme, — que M. Sturel vous apporte son talent et son activité, c’est une raison de plus pour aimer votre cause, parce qu’en voyant l’élite de la jeunesse y collaborer, on ne peut plus douter du succès.

— Mais quelqu’un en doute-t-il ? demanda le Général.

— Personne ! répondirent avec un élan joyeux tous ces hommes et ces femmes approchés par la curiosité et qui maintenant lui faisaient une couronne d’enthousiasme.

— Ma foi ! si la France le veut !… Le diable d’homme ! — déclaraient les derniers réfractaires.

La contagion du succès réduisait des répugnances jusqu’alors invincibles aux arguments. MM. Arthur Meyer et Dillon, celui-là avec un sourire, celui-ci avec des larmes, triomphaient. Maintenant les lieutenants de Boulanger étaient aimés par ce salon qui les avait accueillis plutôt en bêtes curieuses. À défaut du chef, accaparé par les politiques, on se ménageait leur appui. Nelles entoura Sturel de prévenances qui effacèrent le plus gros de leur vieille antipathie. Toutes querelles privées ne doivent-elles pas céder quand on sert une même cause ? Quelqu’un, avec un immense succès, définit le boulangisme « le Dégoût collecteur ».

La réunion, d’abord un peu froide, devenait cordiale. Ces invités qu’avaient décidés l’entraînement mutuel et la déférence à des recruteurs haut placés, cessèrent d’être des voyeurs ou des diplomates pour devenir des Français autour d’un homme qui possédait le don de faire dominer les qualités françaises. Ils reçurent de Boulanger ce qu’une telle nature avait à donner : de la confiance. Attachés aux princes par leurs mœurs et quelques-uns par leurs paroles, ils se flattaient d’avoir trouvé un Monk, et, à mesure qu’ils subissaient son influence, leur petite société reproduisait l’esprit équivoque des politiques anglais vers 1660. Le restaurateur de la monarchie ne traita avec Charles II qu’après s’être convaincu de son impuissance à occuper la première place. Les gens du monde qui, dans cette soirée de la fin d’avril 1888, entourent le général Boulanger, ne frayent assurément avec ce favori du suffrage universel que parce qu’il peut être « l’espoir des honnêtes gens » ; mais, au profond de leur conscience, ils lui laissent une grande latitude sur la façon de réaliser cet espoir. Ils cherchent des garanties auprès du pouvoir naissant, et par l’étalage de leur luxe, de leur politesse, de leur prudence de mœurs, et de leur faculté d’insolence, ils pensent bien lui faire entendre ce que comprirent tous les parvenus : qu’il n’y a qu’eux qui sachent servir. D’ailleurs, le succès seul pouvait les rendre sûrs, d’une sûreté qui durerait autant que le succès.

Et lui, au milieu d’eux, avec cette figure déjà légendaire que lui fait sa barbe blonde, l’œil doux et profond, la tête légèrement inclinée, il continue de plaisanter et de montrer une aisance agréable et un peu vulgaire. Léger, sensuel, dressé à se tenir sous les regards, il subit comme une caresse cet élan de curiosités et de sympathies parfumées, et puisque sa passion et son rôle, c’est de créer de l’engouement, où pourrait-il mieux se plaire que dans ce triomphe aristocratique ?

Il se plaisait davantage aux combats de Robechetta et de Champigny, quand il enlevait ses hommes et tombait sur le champ de bataille ; au ministère de la Guerre, quand il gagnait les troupiers par une série de soins donnés à leur bien-être, et parmi ses électeurs, quand sur le quai des gares du Nord les masses ouvrières le sacraient ami des petites gens. Ses devoirs étaient alors plus simples que celui qu’il essaie aujourd’hui de remplir. Car il n’est pas venu dans ce salon pour réussir dans l’emploi de favori du jour, mais pour conquérir des sympathies qui lui procureront de l’argent.

Besogne dangereuse ! équivoque ! Il y risque son crédit populaire, qu’il ne pourrait d’ailleurs pas employer si les moyens lui manquaient d’entretenir des journaux, un personnel électoral, et de faire de la corruption politique.

C’est Dillon qui l’a convaincu de cette nécessité et qui le guide dans l’accomplissement. Dès son entrée dans la politique, le Général a connu cette obligation de donner des gages en même temps à droite et à gauche. D’étape en étape, devenue plus rigoureuse, elle a détruit quelque chose en lui : le repos, la tranquillité que donne une consigne simple.

Pourtant il n’est pas un homme d’analyse. Il estime toujours qu’une complication où il est engagé se dénouera fatalement de la façon la plus favorable. Sous sa paupière qui voile volontiers ses pensées, derrière son regard parfois brillant de joli homme, parfois dur de soldat, il y a dans son œil bleu une réserve de vague où ce Breton pourrait prendre les résolutions qui sortent de la politique pour ouvrir les royaumes du rêve. Si ce chef de parti néglige dans leurs détails les chances de son plan, s’il accepte d’ignorer la portée exacte des engagements qu’a pris pour lui Dillon, s’il va d’élection en élection, comme un joueur chaque fois risque son tout, c’est que de tels yeux bleus voient l’étoile dont parlait au milieu de ces salons frivoles le passionné et naïf Sturel.

Ce soir les yeux bleus de Boulanger s’occupent plus simplement à surveiller sa montre. Voici l’instant qu’il attendait et qui, parmi tant de soucis, fait peut-être le principal : onze heures ! Rien ne pourrait l’empêcher de rejoindre Mme de Bonnemains. Il se retire ; un grand mouvement se produit ; et dans l’antichambre plusieurs personnes le suivent qui l’assurent encore de leur dévouement, tandis que Dillon, avec une amitié amoureuse, ne laisse à nul autre l’honneur et le tendre soin de lui passer son pardessus.