Félix Juven, Éditeur (p. 113-142).

CHAPITRE IV

STUREL CHEZ LE SYNDIC DES MÉCONTENTS

« Rassurez les Français, fortifies les Bavarois, intimidez les Saxons, flattez les Hollandais, donnez de l’encens au Danois, jouez-vous des Hanovriens, et foutez-vous des Autrichiens. »
(Frédéric le Grand à son ministre
d’État.)

Prévenu par dépêche de sa mise en disponibilité, qui le 15 mars, dans le Journal officiel, étonna même les politiques, le Général débarquait à Paris, dès le 16, pour organiser son parti, et immédiatement, à cinq heures du matin, il trouvait chez Laguerre MM. Rochefort, Laisant, Le Hérissé, Laur, auxquels s’allaient joindre, dans la journée, MM. Borie, Brugelles, Chevillon, Susini, Duguyot, Déroulède, Lalou, Eugène Mayer, Michelin, Vergoin, — dans la semaine, MM. Vacher et Laporte, — et un mois plus tard. MM. Naquet et Saint-Martin.

Plusieurs de ces noms évoquaient dans l’imagination publique des sentiments peu propres a l’union de tous les Français. Bien armés contre les adversaires du Général, un Rochefort, un Laisant, un Laguerre, un Naquet devaient aussi écarter certaines sympathies. Un individu, quelle que soit son énergie propre, appartient à son temps et le verbe « appartenir » ne doit pas être pris au figuré ; il est encadré par ses contemporains, soumis aux conditions générales de la société où il se développe. Les collaborateurs que pouvait choisir Boulanger n’avaient pas attendu pour recevoir une âme la chaude flamme qui soulevait le ballon boulangiste. Les Naquet entraînèrent le héros national, le pur que le peuple appelait, dans une politique réaliste où il était tout à fait impropre.

À cet anneau lumineux et liés déterminé que lui constituait son comité, n’aurait-il pas dû préférer un halo de sympathie, des régions flottantes où il eût cultivé certaines bonnes volontés timides qui se retirèrent quand il voulut les éclairer fortement et que, transportant dans son action publique la discipline militaire, il exigea qu’on fût tout à lui ? Fidèle à son tempérament, il ramassait toutes ses forces pour prendre l’offensive, monter à l’assaut.

Le 25 mars, sans s’être présenté, il obtient dans l’Aisne 45.000 suffrages, contre 17.000 au républicain Doumer et 25.000 au réactionnaire Jacquemard, et dans les Bouches-du-Rhône 12,083 voix. Dès lors, qu’il soit en disponibilité, cela ne suffit plus aux parlementaires qui réclament sa mise à la retraite.

Le surlendemain soir, Suret-Lefort, Sturel, Rœmerspacher et Saint-Phlin commentaient ces grands événements au Luxembourg, sur cette terrasse italienne où Mouchefrin et Racadot avaient tant espéré de leur journal. Renaudin, qui descendait de « l’Odéon-Batignolles », du plus loin qu’il les vit, leur cria :

— Ça y est !

Il mourait de joie, parce que son chef était chassé de l’armée. Seul, Suret-Lefort était à hauteur pour comprendre, et il donnait de petites tapes amicales sur l’épaule du digne Renaudin, quand Sturel et Saint-Phlin s’indignaient.

Le reporter, qui décidément devenait un personnage, avait assisté à un dîner du Général, la veille au soir, chez Durand.

— Nous avons examiné un par un les membres de la commission d’enquête. Il est très inquiet. Oui, mes enfants, la mise à la retraite est certaine. Enfin, il nous appartient !

Suret-Lefort voulut bien éclairer ses amis de plus en plus scandalisés :

— Boulanger, ministre de la Guerre, c’était un général qui montait en grade. Nous ne pouvions pas nous intéresser à un troupier satisfait. Mais le voici contraint de devenir un élément intéressant de notre politique.

Renaudin rapportait encore de ce dîner le texte d’une proclamation que, le 3 mars, le Général adressait aux électeurs du Nord. On y lisait, pour la première fois « Dissolution, Révision, Constituante », que le journaliste commentait sur un ton de guerre civile.

Rœmerspacher haussa les épaules.

— Il devait rester dans l’armée, ou, du moins, à tout prix, en disponibilité. Au moins il était inéligible. S’il entre à la Chambre et s’il affiche un programme, quelle diminution ! Il deviendra un simple appoint au milieu des autres partis et commencera de jouer ce même jeu parlementaire dont le dégoût jette la nation vers lui.

Renaudin, bruyamment, pour affirmer son optimisme, proposait des paris, tandis que Suret-Lefort, de sa voix âpre et sèche, poussait Rœmerspacher qu’un avocat ne démonte pas.

— Tu l’aimais mieux soldat. Le voilà devenu homme politique. Que doit-il faire ?

— La révolution de Février à peine accomplie, Louis-Napoléon arrivait à Paris, puis il repartit pour l’Angleterre attendre son moment. Pourquoi Boulanger ne se tairait-il pas jusqu’au trimestre qui précédera les élections générales ?

— Alors ! — dit Suret-Lefort, avec la fatuité d’un président de conférence Molé, — tu penses qu’il peut nous prendre, nous laisser et nous retrouver à ses heures ?

— Si c’est de vous autres politiciens qu’il s’occupe, qu’il aille tranquillement s’asseoir au milieu du parti radical.

— Clemenceau, intervint Renaudin, ne veut plus de Boulanger.

— Clemenceau n’a aucune qualité pour excommunier, et, très vite, il serait obligé de marcher avec et derrière Boulanger. Pour le Général, au Parlement, le radicalisme fait le seul terrain d’attente.

— Comment, Rœmerspacher, — dit Saint-Phlin avec une douleur très réelle, — tu voudrais faire de Boulanger un simple radical ? Pourquoi, dès lors, s’intéresser à lui ?

« Allons ! bon ! » se dirent dans un regard Rœmerspacher et Suret-Lefort, « le voilà qui introduit le point de vue moral ! » Et le jeune historien plaisantant son ami :

— Ça ne t’amuserait pas de le voir entraîner ensemble les radicaux et les bonapartistes démocrates ? Un beau travail, pourtant, Saint-Phlin, de fusionner ces deux fractions sœurs, et qui nécessairement s’accomplira !

— L’important, — dit Sturel, convaincu qu’il conciliait tout le monde, — l’important, c’est qu’il exécute l’opération anti-parlementaire.

— Halte ! s’écria Rœmerspacher, cela, c’est autre chose : c’est une aventure ! On ne peut la tenter que du gouvernement. Y laissera-t-on jamais remonter l’homme qui éveille de pareilles idées ?

Le mot « aventure » grisa Sturel ; il le commenta, en termes ardents et vagues.

Suret-Lefort et Renaudin offrirent à leurs amis de les présenter au Général. Seul, Rœmerspacher refusa :

— Vous gardez la fièvre que nous prîmes au tombeau de Napoléon. Qu’est-ce qu’un homme ! Le boulangisme intéressant n’est pas en Boulanger ! il faudrait visiter le pays et se rendre compte de la fermentation nationale.

Saint-Phlin adopta avec beaucoup de vivacité cette dernière vue.

Le ministère compléta la mise à la retraite de Boulanger par l’acquittement de Wilson. Dans les couloirs de la Chambre, Bouteiller se félicitait de cette coïncidence :

— On a trop cédé à la démagogie ; au pays qui acclame dans Boulanger un chef, il faut montrer un gouvernement.

Cependant, ces violents coups de barre mettaient le Parlement en travers du courant, et la France se précipitait toute contre le système. Dans les régions les plus diverses, la puissante excitation des masses cherchait à s’exprimer. Le 8 avril, l’Aube lui donne 8,500 voix, et la Dordogne 59,000 contre 36,000 ; le 15 avril, c’est le Nord par 127,000 voix contre 76,000 à M. Moreau, radical. De l’ensemble du territoire, monte ce cri d’amour : « Vive Boulanger ! » En avril 1888, on ne distingue pas encore d’îlot insensible. L’enthousiasme se mêle d’une fièvre de jeu. Pour Boulanger, la nation parie contre les parlementaires.

Le jeudi 19 avril, Sturel le voit qui se rend à la Chambre au milieu d’un concours immense de peuple, dans un landau superbe, dont les deux alezans portent aux oreilles des cocardes vertes et rouges, et le cocher, le groom, à la boutonnière des œillets rouges. De ce « Vive Boulanger ! » sonore, obstiné, qui assourdit et commande la nation, il n’est pas singulier qu’un jeune homme ardent, au retour d’Italie, ressente de la mélancolie. C’est avec une sorte d’envie généreuse que Sturel surveille ce favori des foules et du destin. Le 20 avril, au Quartier latin, il entend des étudiants crier : « À bas Boulanger ! » Quelle désolation que la jeunesse ait été élevée de façon à ricaner, quand on veut lui faire voir le boulangisme comme un instant de la tradition française ! Parce qu’elle ne possède pas cette tradition en soi, elle refuse de l’imposer à ce mouvement. Que notre pays ait une vie propre, un caractère, des destinées, c’est au moins une croyance instinctive chez les masses, et chaque fois elles s’émeuvent, si l’on touche ce point de leur sensibilité. Cette conception manque au plus grand nombre des intellectuels : ces prétendus inventeurs de leurs pensées, qui sont les esprits les plus serfs, ne l’ayant pas trouvée chez les professeurs pour lesquels ils négligent les humbles, leurs ancêtres. Maîtres et élèves se bornent à épiloguer sur le génie du Général et ils avilissent ce mouvement jusqu’à faire d’un réveil national « la boulange ».

Dégoûté par ces traîtres à la race et résolu de suivre « son devoir », le jeune homme confirme à Suret-Lefort son désir de saluer le chef.

Ils préviennent Saint-Phlin. Celui-ci prend fort au sérieux tout ce qui le concerne ; il pense qu’une visite présuppose un complet accord et qu’auparavant le Général doit l’édifier sur ses intentions. Une morgue insensible de propriétaire campagnard l’amenait à la même expectative où Rœmerspacher se tenait avec la réserve d’un homme de méthode. Il voyait à Paris un petit groupe de jeunes gens de bonnes familles, d’esprit assez cultivé, un peu médiocres, catholiques, plus ou moins monarchistes et qui, par leur éducation et par leur milieu, n’avaient de goût que pour l’armée et la terre. Ayant peu l’occasion d’agir, ils se prenaient fort au sérieux dans leurs velléités. Ils se dirent près de l’oreille : « Nous avons un moyen de toucher Boulanger. » Saint-Phlin apporta à Sturel une note de leur manière. Ils demandaient l’abandon de toute tracasserie religieuse, mais voici l’essentiel :

« Puisque chacun, écrivaient-ils, reconnaît que les rouages administratifs et la paperasserie devraient être simplifiés, pourquoi des postes tels que préfectures, sous-préfectures, recettes générales, ne seraient-ils pas supprimés et leurs attributions déléguées à des officiers supérieurs en activité ?… Le général Boulanger accepterait-il que l’armée assurât les grands services publics et qu’un chef de corps administrât les territoires de son commandement ?… Nous entendons d’ailleurs qu’il conviendrait de décentraliser les pouvoirs régionaux et communaux ; d’alléger l’État de prérogatives qui le rendent odieux dans les petits détails, et de remettre aux citoyens les intérêts locaux. »

Sturel se chargea sans enthousiasme de remettre ce programme au Général. Son sens critique avait cessé de collaborer à son boulangisme. « Vive Boulanger !  » fait pour lui un total d’affirmation suffisant : c’est le coup de clairon dont frémit sa moelle épinière, toute la série de ses réflexes, et qui contente ses besoins de discipline et de fraternité, son désir de se rallier à la France éternelle.

Le lundi 24 avril, à neuf heures du matin, Suret-Lefort et Sturel montèrent au quatrième étage de l’Hôtel du Louvre. Il n’y avait pas d’antichambre. Le couloir était plein d’une foule épaisse. Suret-Lefort remit sa carte, avec le nom de son ami, au garçon attaché par l’hôtel à la personne du Général. Il l’appelait familièrement Joseph. Joseph se glissa par une porte entrebâillée, de façon que les visiteurs ne vissent pas l’intérieur de la pièce.

— Il n’a que deux chambres, dit Suret-Lefort ; son bureau lui sert de salle à manger. Au milieu de cette foule, Renaudin évoluait. Il s’était donné un rôle de factotum, d’aide de camp. Il espérait qu’après les batailles la révision des grades lui laisserait quelque chose de cette dignité un peu flottante. Tous les matins, sous prétexte de prendre les ordres du Général pour le journal, il arrivait, causait avec les visiteurs, se rendait compte de leur qualité, et, par un billet au crayon, prévenait le chef qu’il donnât un tour privilégié à un visiteur intéressant ou qu’il se méfiât d’un raseur. Tandis que ses deux amis attendaient, de temps à autre il les rejoignait pour leur présenter cérémonieusement quelque visiteur, qu’avec un sérieux imperturbable, fait d’un tour mystificateur de rapin et d’un instinct cruel, il échauffait d’approbations et de promesses. Au fils d’un révoqué du Seize-Mai qui venait se recommander :

— Dépêchez-vous, jeune homme, nous n’avons plus que des sous-préfectures.

À un brave homme qui se scandalisait, disant :

— Notre Général est dans un petit appartement garni, quand un Ferron-la-Honte s’étale dans les salons du ministère de la Guerre.

— Un pied-à-terre, répondait-il, le temps pour nous de rebâtir les Tuileries.

Colportés à travers Paris, pris au sérieux par la province, ces traits humoristiques servaient mal le Général. Suret-Lefort souriait obligeamment de cette verve basse. Sturel n’écoutait pas.

Sa puissante imagination ramassait et interprétait chaque objet dans le tumulte de ce corridor. Tout ce désordre lui était clair, car son âme était de ce mélange. Sans relations, incapable de juger d’après des vues particulières, il interprétait tous ces êtres comme des symboles, des signes. Ils sont délégués par ce grand troupeau des fellahs, qui, fortement attachés le long des siècles au sol, acceptent sans intervenir toutes les dominations : vrai ferment, de tels volontaires ne laisseront pas s’engourdir les facultés de l’âme nationale.

Suret-Lefort nommait les personnages de quelque importance : Un collaborateur de Rochefort ! Ce nom personnifie l’instinct gai et d’attaque qui, surtout depuis deux siècles et sous l’influence de Paris, détermine les gens de notre race à s’indigner des injustices, à s’amuser des mésaventures du pouvoir. Cet autre, un ligueur de Déroulède, garde le vieux souci français de la gloire : les « patriotes », préoccupés avant tout de faire face à l’Europe, répugnent aux subdivisions parlementaires comme à de l’indiscipline. Voici un communard et, à côté, un bonapartiste. Et, si quelque solliciteur, baissant la voix, se plaint qu’« on ne peut rien tirer de Dillon », ou bien se vante de « lui avoir fait entendre le nécessaire », Sturel sourit et se répète qu’on ne va point à la bataille avec des demoiselles.

Que lui importent les motifs, les naissances du boulangisme chez ces hommes ! Il a un chatouillement des sens à leur voir l’optimisme et la pleine injustice des partisans. Et regardant la porte du chef, il éprouve au ventre ce petit froid qui, pour un jeune homme, incapable d’ailleurs de perdre la tête, marque le délicieux moment d’une émotion.

Mais voici un mouvement ! Un gros homme traverse la foule, du dehors vers le Général. Chacun le nomme et se range.

— C’est Dillon !

Et Sturel revoit immédiatement une gravure de la maison paternelle à Neufchâteau, l’Éminence grise, le capucin ami de Richelieu montant un escalier du Louvre au milieu des petits marquis inclinés.

La domesticité des « Monsieur le Comte », les deux pas en avant, les acquiescements à son geste très poli qui ajourne ont un beau pittoresque d’autorité et de cafarderie. Quand le personnage est entré chez le Général, Sturel essaye de se faire documenter par Renaudin qui sait peu de chose :

— Un ancien officier, très riche, très dévoué à Boulanger ; ils étaient ensemble à Saint-Cyr… Il a gagné beaucoup d’argent, paraît-il, dans un câble avec Mackay. Attention ! mes enfants, vous qui avez des familles, elles pourraient vous recommander à cet argentier, car c’est un peu notre compatriote : du moins, sa sœur habite aux salines de Dieuze.

Une poussée encore. Quelqu’un sort de chez le Général, accueilli par un murmure courtisan : c’est le sénateur Naquet, le théoricien du parti. Il s’attarde à causer du chef, qu’il exalte en termes relativement modérés, et par là d’autant plus forts. Sa lucidité, sa force de bon sens ne laissent subsister aucune objection. Naquet ne crée pas l’enthousiasme, mais il le justifie. Les sentiments soulevés par ces merveilleux excitateurs, Rochefort et Déroulède, ce légiste les organise.

Soudain, avec ses jeunes secrétaires dont il ne se distingue point par l’âge, mais par un grand air de décision et de hauteur courtoise, Laguerre, que trente solliciteurs voudraient arrêter, traverse rapidement la foule, la tête vissée sur un cou rigide, ne regardant ni à ses côtés ni derrière. Déjà Renaudin s’est élancé pour l’annoncer et l’introduire. Un des secrétaires reconnaît au passage un conseiller général de province et arrête son jeune patron pour le lui présenter. Sturel voit le gros industriel qui s’incline, explique, s’embrouille un peu, et Laguerre, avec une charmante bonne grâce dans la raideur, avec un ton âpre auquel succèdent par intervalles des douceurs chantantes, écoute, approuve et termine plus haut, mi-sérieux, mi-plaisant :

— Dans six mois, quand nous serons au pouvoir, nous vous donnerons toutes les satisfactions que vous désirez.

Puis, dégagé par l’habile Renaudin, il disparaît dans la porte que tous envient.

— Il n’a pas trente ans ! dit Suret-Lefort à Sturel. Dix minutes encore, et qu’est-ce donc ? Le Général ! Oui, lui-même ! Il reconduit son favori Laguerre. Debout, cette petite foule, et quel enthousiasme ! Il y a deux, trois « Vive Boulanger ! » apaisés aussitôt de sa main. Laguerre, d’une voix haute et sèche, avec l’aspect le plus rare de jeunesse un peu vaine, vient d’appeler Naquet, et tous trois, sur le pas de la chambre, se concertent. Des millions de Français voudraient avoir cette photographie-là.

C’est un chef sur le seuil de sa tente qui confère avec deux principaux lieutenants pour le salut de l’armée. D’un prestige admirable et qui donne aux assistants le désir de se dévouer, comme il se tient avec aisance ! et quelle jeunesse dans les ovations qui l’assaillent ! « Des armes ! à la bataille ! » crieraient pour un peu ces civils en chapeau haut. Voilà des personnages bien divers, et qui représentent des formes sociales très variées, même opposées, mais à travers eux tous se conserve l’unité psychologique du boulangisme : l’élan. Une longue hérédité s’émeut dans leurs cœurs pour ce brennus. Ils le voient, l’admirent et lui jurent qu’il vaincra, tandis que son œil bleu rapidement estime leur degré d’énergie. Cet œil bleu, à qui l’habitude des ovations a donné, comme il arrive toujours, quelque, chose de voilé, de défensif, c’est pourtant un joli œil de Breton casse-cou et rêveur, et ce visage qui, dans l’exil et les calculs de Clermont, a pris une expression dure, respire naturellement la camaraderie la plus aimable.

À ses côtés, heureux de montrer aux troupes quel amour il leur inspire, voilà le vieux Naquet, le jeune Laguerre : les véritables césariens, les légistes prêts  à justifier et à organiser les pouvoirs que la démocratie remettra à son favori. — En latin, César, de cœdere, couper, fut d’abord le surnom des enfants que l’on tirait du sein de leur mère par une incision, dite « césarienne ». — Pour extraire de la démocratie un homme et le porter à l’empire, il faut, avec des formules de droit, un fer audacieux. Un Sturel ne se choque pas de distinguer, éparse dans cette foule, la bande de Catilina.

Boulanger, après dix secondes, le temps d’électriser cette antichambre, serre trente mains, les plus proches, sur deux cents qui se tendent, et va rentrer, mais Renaudin fend cette clientèle :

— Mon Général ! (et plus bas) Suret-Lefort nous amène un délégué du Quartier latin, où il faut réagir contre l’influence du Tonkinois…

— Je sais, dit Boulanger ; qu’il entre.

Si Sturel est ému, ce n’est pas d’aborder Boulanger, car il connaît sa place : celle d’un partisan, fier de servir ; et, dans une même espèce, le besoin qu’on a les uns des autres fixe, justifie, et honore tous les rangs. Ce qui l’énerve jusqu’à le pâlir un peu, c’est que cette chambre pourra devenir, selon la conduite des boulangistes, dont il est, un pèlerinage national. Avec passion il a quêté des souvenirs analogues dans trente villes d’Italie. D’ici part un mouvement qui retentit dans chaque commune pour déplacer des influences, transformer des intérêts, abaisser ou relever des milliers de destinées ; ces ondes pourront bouleverser l’Europe et relever le niveau descendant de la France. Depuis une heure, il jouit des signes de la popularité comme un amoureux s’enivre d’anecdotes sur l’amour, et fiévreusement il dit : « Je vous comprends si bien, belles histoires ! »

La richesse des sentiments que lui communiquait le Général, il n’aurait pu la mettre à jour sans ridicule. Mais sa physionomie parlait, tandis que Suret-Lefort, en jargon de la Conférence Molé, constatait longuement qu’« au lieu de s’enfoncer dans les profondeurs du peuple où il a sa base et sa force, le gouvernement s’isole sur le terrain parlementaire, dans des préoccupations de plus en plus individuelles ».

Le Général, la tête un peu penchée à gauche, assis derrière une vaste table couverte de dossiers que maintenaient des petits obus et des boîtes à cigares, faisait, sous cette abondance, une excellente figure à la fois attentive et sympathique. Il savait écouter. Et puis, à défaut des paroles, le ton de Suret-Lefort, d’une extraordinaire autorité, l’intéressait, car il avait besoin de cette valeur-là.

Renaudin, — comme un maître d’hôtel, dans un cabinet particulier, vaque à son service sans donner une seconde d’attention apparente à la conversation et aux gestes qui ne peuvent plus l’étonner, — s’occupait sans bruit à ramasser çà et là des images de propagande, des chansons éparses que les éditeurs offraient par reconnaissance à l’homme dont la popularité les enrichissait. Le reporter les liassa, puis mit une note au crayon : « Envoyer des remerciements aux dessinateurs et aux chanteurs, » pour les trois secrétaires qui, de huit heures du matin à sept heures du soir, suffisaient mal à tant de lettres entassées sur tous les meubles, jusque dans les fauteuils, et apportant de la France entière des encouragements, des conseils, de l’argent. Trop peu d’argent néanmoins, car sur la table on voyait des épreuves d’imprimerie : le Général prêtait pour cent mille francs son nom à une publication retentissante de M. Barthélémy, sur la guerre de 1870, et, levé à sept heures, avant de recevoir, il examinait le travail de son collaborateur. À ce bureau électoral, ce qui maintenait du caractère et, malgré le meuble de velours rouge, un certain aspect de tente impériale, c’était le couloir qu’on entendait bruire au dehors.

Dans un instant où Suret-Lefort prenait haleine, le Général se tourna vers Sturel. Par éducation, il préférait au verbalisme politique les faits. Il dit à son jeune visiteur :

— Vous êtes de Lorraine ? Un pays de soldats. Eh bien ! que pense-t-on là-bas ?

— Mon Général, vous avez tous les cœurs. Mais l’opportunisme tient le pays par mille influences locales.

— Tout cela ne résistera pas ; j’irai à eux, ils me verront, je leur parlerai.

— Et vous les enlèverez, mon Général ! On s’est créé de vous une image supérieure à tous les partis. Mais existe-il en France les éléments d’un personnel nouveau ? Où trouverez-vous vos candidats ? Il ne reste hors des affaires que les hobereaux…

— Ce sont de bons toqués !

— … et les révolutionnaires,

— Des braves gens qui pour une idée se feraient casser la tête… Je n’ai le droit d’excommunier personne ; je fais appel à tous les bons Français, comme le drapeau rallie tous les braves.

— Eh ! dit Suret-Lefort, quel républicain pourrait reprocher au Général d’amener à la République les réactionnaires ?

Boulanger haussa les épaules avec un geste qui signifiait « c’est la simplicité, l’évidence même » !

— Ce parlement ! disait-il, c’est d’un chinois ! Un jour il faut s’appuyer sur les opportunistes, le lendemain sur les monarchistes, et toujours des soucis purement politiques. Il m’est arrivé d’intervenir et de dire (se tournant vers Suret-Lefort) : « Et la France ? qu’est-ce que vous en faites là-dedans ? » On me regardait avec des airs ahuris. Eh bien ! ce que voudraient ces braves gens qui de toutes les classes se réunissent dans le boulangisme, c’est fonder le parti de la France : un parti qui renoncerait à la chicane oratoire pour ne s’occuper que des intérêts généraux, un parti sans groupes et qui n’aurait pour souci que le travail dans la paix, avec l’Honneur national pour drapeau.

En parlant, il étudiait la figure de Sturel qui se hâtait de l’approuver, très vite, pour lui faire comprendre qu’il n’avait pas à peser ses mots. « Il doit y avoir ici des choses que je ne comprends pas d’abord, pensait le jeune homme. Comment le tout serait-il aussi abordable, aussi plan que je crois le voir ! L’esprit de gouvernement, la patience d’écouter d’importuns discours, l’adresse à mener les hommes par leurs passions et par leurs intérêts, et à les amuser par des espérances, voilà l’envers de cette tapisserie qu’après ce bel accueil je serai certainement autorisé à étudier de près. » Comme le flot, quand nous plongeons d’une barque notre main dans l’eau, vient à intervalles réguliers nous frapper, les phrases de Boulanger et de Suret-Lefort se brisaient contre l’oreille de Sturel sans toucher son intelligence, car il avait l’âme sortie de lui-même par l’enthousiasme.

Le Général marchait de long en large :

— Expliquez bien à vos amis que le parlementarisme, tel que nous le voyons fonctionner, tend à établir une façon d’aristocratie. Je suis un démocrate, et non pas un partisan de ce corps parlementaire où chacun pense à ses intérêts, jamais à ceux de la patrie. Aucune responsabilité n’existe aujourd’hui. Elle est éparpillée de telle façon que le peuple se trouve en présence de capes tendues par des professionnels qui toujours se dérobent, jusqu’à ce que, lassée, la pauvre bête populaire plie les jarrets, soit à leur discrétion. Nous voudrions, n’est-ce pas, que le pays fût le plus souvent possible consulté sur les réformes. Et pour les nombreuses questions qu’il ne peut résoudre directement, qu’il sache du moins à qui réclamer des comptes.

— Mon Général, dit Suret-Lefort, à cette heure vous avez vingt députés ; dans un an, la France entière sera boulangiste, et on vous portera de force à la Présidence : il serait habile de ne pas découvrir notre plan, parce que des gens diront que vous ambitionnez la dictature.

— Qui parle de dictature ? dit le Général mécontent. M. Grévy, M. Carnot, sont-ce des dictateurs ? À ce moment, de la pièce voisine, M. Dillon entra agitant devant son visage, pour la faire sécher, une lettre. Il la tendit au Général :

— Vois, Georges, si cela te convient ?

Ce tutoiement et ce « Georges » le rendaient digne d’envie. Après un coup d’œil et une approbation, le Général continua :

— Notez que, pour ma part, je n’ai jamais rêvé la présidence de la République. À Clermont-Ferrand, je n’aspirais qu’à rentrer au ministère pour y terminer trois ou quatre réformes suspendues par mon départ. Aujourd’hui, c’est vrai, quelques-uns de mes amis et le sentiment public me font entrevoir la première magistrature de l’État. D’autres, comme Rochefort, qui n’est pas si déraisonnable, voudraient la supprimer. En attendant, elle est accessible à tout citoyen français et on n’a taxé d’ambition aucun de nos présidents.

Dillon se tournait vers les jeunes gens, regardait avec amour le Général et disait par ses gestes, par toute son altitude : « Est-il assez simple, loyal ? Comme on le calomnie ! »

— On n’est pas tout seul candidat à la Présidence, continuait Boulanger ; on le devient par un concours de circonstances subies souvent à regret. En apprenant la décision de la commission d’enquête, mon vieil ami Dillon pleurait.

À ce moment, une entente parfaite de dévouement pour le chef réunissait ces quatre hommes. Avec les manières d’un mystique et d’un maquignon, Dillon  serra la main des jeunes visiteurs en leur disant :

— Plus vous le verrez, plus vous l’aimerez… Continuez à le défendre.

Renaudin abandonna les papiers qu’il classait. Et d’un accent plus terre à terre :

— Comte, permettez-moi de vous accompagner ; j’aurai deux mots à vous dire, si le Général m’autorise à le quitter.

Et il disparut à la suite du gros homme comme un jeune requin dans le sillage d’un galion.

Sturel se leva, mais Boulanger le retint :

— Que disent vos amis du Quartier latin ?

Le jeune visiteur se souvint de la note de Saint-Phlin, elle lui parut indiscrète et déplacée. Il en fit le plus bref commentaire et la remit au Général qui la posa sous un des obus presse-papier de son bureau. Les quelques réflexions qu’il exprima en réponse, bien que fort prudentes sur le fond, étaient plus nettes, plus assurées, en un mot, d’une sincérité plus certaine que ses déclarations politiques :

— L’objection, disait-il, pour confier à l’armée l’administration des intérêts de l’État, vient d’une méconnaissance de son nouveau caractère national. On se croit toujours en face de prétoriens. Il n’existe pas, il ne doit pas exister de différence entre la nation et l’armée. Dans les règlements que j’ai élaborés, j’ai tendu à mettre ses institutions d’accord avec notre société, à exclure ce qui subsistait d’esprit de caste et de brutalité de caserne. L’armée doit manier les individus de telle façon qu’ils retournent à la vie civile propres à travailler non seulement pour eux-mêmes, mais pour la collectivité. Elle élève les gens de peu, en les encadrant et en leur donnant l’instruction ; quant aux natures supérieures, qui, laissées à elles seules, nuiraient aussi bien qu’elles serviraient, elle leur apprend leurs responsabilités. Le type légendaire de la « culotte de peau » ne se crée que dans l’inaction d’un café de province. Il faut savoir ce qu’ont fait aux Indes, pour la puissance et la gloire anglaises, les officiers de la Compagnie, tour à tour soldats, géographes, administrateurs, architectes. On affecte d’ignorer la portée d’esprit, la valeur civilisatrice que nos troupes montrèrent en Algérie et dans les expéditions coloniales.

— Ah ! mon Général, dit Sturel émerveillé, si vous aviez pu n’apparaître qu’à la veille des élections de 1889, et d’ici là continuer à servir la France dans l’armée !

— Est-ce donc moi qui ai voulu la quitter ?

Les deux visiteurs crurent reconnaître à son accent amer qu’il regrettait une décision où l’avaient poussé des circonstances et des amis. Et dès ce temps, en vérité, il ressentait de l’humeur contre Georges Thiébaud.

— On n’agit point avec des timidités, continuait-il. Je fais mon devoir de chef en me saisissant, pour atteindre un but national, de tous les moyens légaux.

— Légaux ! dirent railleusement les deux jeunes gens, qui, la seconde d’après, jugèrent Boulanger très fort, parce qu’il ne voulait pas voir leur sourire.

— Je suis sûr, mon Général, que dans, ces lettres-là on ne vous parle pas de légalité, continua Sturel en désignant la formidable correspondance éparse.

— Il y en a de bien bonnes !

Et, comme s’il eut été fatigué de parler sérieusement, il raconta quelques démarches de ces femmes affolées que la grande notoriété attire. Sturel vérifia souvent par la suite que ces histoires légères servaient au Général pour écarter les sujets qu’il réservait. Il y trouvait un moyen de créer de la familiarité sans rien donner de soi.

Dans cette chambre d’hôtel, banale pour les gens sans imagination, Suret-Lefort dépensait une courtisanerie un peu plébéienne, de basoche, mais que ses vingt-cinq ans faisaient jeune, souple, amoureuse. Le son de sa voix, chacun de ses mouvements approuvaient, admiraient, servaient Boulanger, comme un adolescent une jeune merveille. Oui, ce dur amant du succès jouissait de la popularité du Général, comme un jeune homme reconnaissant s’émeut à contempler, à manier la lingerie, les bijoux, les dentelles, les chapeaux d’une jeune femme sa maîtresse.

Où trouver un être plus parfaitement aimable que Boulanger ? D’abord, c’est un optimiste déterminé ; et, si cette espèce manque de philosophie, c’est celle qui dans les relations apporte le plus d’agrément. Avec des ressources un peu vulgaires et sans démêler les nuances ni le ressort d’un homme, il excelle à animer les situations, à rompre les formules trop prolongées dans les présentations, à substituer une camaraderie de chef aux rapports de supérieur à subalterne.

Au bout d’une demi-heure, il posa la main sur l’épaule de Sturel et, lui donnant congé :

— Vous partez satisfait ? Eh bien ! revenez me voir souvent !

— Je vais te présenter à Naquet, — dit Suret-Lefort, très fier d’avoir ménagé à son ami cette longue audience.

M. Naquet, dans le couloir, feuilletait attentivement un petit livre vert, l’annuaire de la Chambre. Son ami, M. Saint-Martin, suivait par-dessus son épaule, et ils avaient un « Bon ! » un « Mauvais ! » sur chaque nom, et parfois, avec un crayon, les cochaient d’un point d’interrogation

Suret-Lefort s’approcha et nomma Sturel. M. Naquet, tout à son idée, et qui examinait pour la centième fois si la Compagnie de Panama obtiendrait l’autorisation d’émettre des valeurs à lots, en prit prétexte pour exposer le boulangisme.

Avec sa belle voix, un peu lente chantante, qui découpe les mots et leur donne un accent à la fois chaud et métallique ; avec ses magnifiques yeux juifs qui semblent tristes et mouillés de pleurs ; avec ses plis sur le front qui simulent un effort cérébral, tandis que sa pensée, au contraire, se déroule en raisonnements d’une prodigieuse aisance ; avec sa petite taille et, sur un corps insuffisant, sa magnifique tête de grand bouc ; avec un cigare à la bouche, avec ses rires aimables, ou ses « parfaitement ! » « c’est très juste ! » qui, sans aucune nuance d’affectation, proclament l’esprit et la clairvoyance de ses moindres interlocuteurs, — cet étrange homme, lucide et aventureux, chétif et infatigable, disait :

— Vous avez vu le Général ? N’est-ce pas, personne ne l’aborde sans être conquis… Il rendra un immense service au parti républicain en nous débarrassant du parlementarisme. Comment un système ne serait-il pas condamné, quand, à l’usage, il se révèle inapte à fonctionner pour le travail qu’on lui demande ? Si une œuvre importe au rayonnement de la France et à la sécurité de l’épargne, c’est l’ouverture du Canal de Panama. Sa réussite dépend peut-être de l’autorisation d’émettre des valeurs à lots. La mise à l’ordre du jour sera demandée ce soir même à la Chambre. J’en causais précisément avec mon bon ami Saint-Martin. La Compagnie et les petits capitalistes français sont à la merci de nos « sous-vétérinaires » à qui la question échappe. Le gouvernement, refusant de faire son métier, se désintéresse du débat ! Ah ! ce régime cocasse, absurde ! Suret-Lefort, qui n’avait pas son boulangisme dans le sang, crut aimable d’affirmer que tout de même des députés honnêtes et capables sauraient tirer parti de ce déplorable système :

— Ainsi, vous, M. Naquet ! Votre admirable campagne du divorce !…

Un petit monde s’amassait. Le sénateur, théoricien attitré de Boulanger, crut l’occasion favorable pour répéter une fois de plus sa thèse, et, laissant de côté le Panama dont il avait la tête pleine, il développa ses idées maîtresses et ses rancunes.

— Oui, j’ai fait voter la loi sur le divorce, comme vous voulez bien le rappeler, mais elle était réclamée par d’innombrables mécontents du mariage et par toute une littérature. Ma persévérance, comme vous dites, m’a-t-elle permis de faire aboutir rien d’autre ? Vous connaissez la filière. Un député fonde sur une  idée de grandes espérances. Pour la faire passer dans a loi, il use de l’initiative parlementaire : son projet dort indéfiniment dans les cartons des commissions ; s’il l’en, fait sortir sous forme de rapport, il doit, pour obtenir une place à l’ordre du jour, lutter non seulement contre les projets de ses collègues, mais encore et surtout contre ceux du gouvernement qui ont le pas sur le sien. D’ailleurs, député ou sénateur, il n’a d’action que sur l’assemblée où il siège, et quand son idée serait généralement acceptée, il lui faudrait deux, trois, quatre ans pour en faire une loi ; mais qu’elle suscite une opposition, c’est par dizaines qu’il devra compter ses années d’intrigues : or, dans dix ans, il sera mort ou non réélu. Cette vue l’amène à penser que l’initiative gouvernementale lui offrirait un meilleur moyen d’action, d’autant que, s’il ne dispose pas du gouvernement, il risque de l’avoir contre lui, les ministres n’aimant guère les projets d’initiative parlementaire, qui risquent de les diviser entre eux et sur lesquels souvent ils culbutent. Il faut donc être ministre. Et voilà le député qui, au lieu de rédiger sa proposition de loi, de la défendre dans le Parlement et dans le pays, poursuit la chute du ministère. Il crée des groupes et des sous-groupes, régiments pour donner l’assaut ; il multiplie les intrigues et les coalitions ; il mine. Enfin, jour heureux, il jette bas le ministère : il y est porté ; il va faire réussir son projet. Non pas ! Il n’est devenu ministre que par une coalition. Ses partisans sont loin de partager toutes ses vues : uniquement préoccupé de conquérir un portefeuille, il ne s’est point efforcé de les y amener. D’ailleurs, plus d’un collègue monte contre lui les batteries que lui-même montait contre ses prédécesseurs. S’il présente son projet de réforme, il va sombrer devant une coalition nouvelle. Il attend d’être solidement établi ; nul ministre ne constitue une vraie majorité gouvernementale, et celui-ci tombe sans avoir rien accompli de son programme intérieur. Député stérile, parce qu’il s’employait tout à devenir ministre, il aura été ministre stérile, parce qu’il s’employait tout à le demeurer. La mort ou un échec l’entraînent hors de la scène politique sans qu’il ait rien donné que le spectacle d’une agitation destructive et d’une volonté impuissante.

« Le mal gît dans les institutions parlementaires. Un régime qui place les ministres dans les Chambres stérilise celles-ci ; nous ne discutons jamais ce qui semble à l’ordre du jour, mais la chute ou la conservation du cabinet. La question de confiance qui se pose à chaque pas, en même temps qu’elle dénature toutes les discussions, entrave la liberté du vote. Comment les députés seraient-ils libres lorsque les ministres les placent entre un vote déterminé ou une crise ministérielle ? Et qui donc refuserait sa voix à un ministre dont il sollicite des perceptions et des bureaux de tabac ? Et peut-on ne pas solliciter, alors que les électeurs connaissent l’influence décisive d’un député sur les choix des ministres et exigent sous peine de non-réélection qu’il la mette en œuvre ? Les intérêts privés priment l’intérêt public et l’administration se désorganise ; députés et ministres le déplorent, mais continuent. Il faut séparer les pouvoirs. Dégager ceux qui administrent de ceux qui légifèrent, cantonner les Chambres dans le travail législatif, et les ministres dans l’administration, ce serait mettre un terme à cet état de choses déplorable, et voilà, messieurs, ce que nous devons faire avec le général Boulanger.

« Ce grand patriote a bien vu que ce régime, en paralysant toute action administrative, toute tradition politique, toute direction suivie dans les négociations internationales et dans le perfectionnement de notre armée, ne tarderait pas à compromettre gravement le parti républicain et la patrie. Nos adversaires eux mêmes ne peuvent point nier certaines conséquences exécrables de la Constitution de 1875. Je ne parle pas des sympathies occultes que nos succès déterminent dans la Chambre, mais avez-vous suivi les remarquables articles de Bouteiller, dans la Vraie République, sur cette question capitale du Panama ? Il déclare hardiment qu’un gouvernement soucieux de l’intérêt public soutiendrait l’entreprise de M. de Lesseps, comme l’Empire a fait pour Suez. Il semble méconnaître que ces fluctuations, ces lâchetés officielles, qu’il dénonce, proviennent du système. Encore nouveau parmi nous, il espère pouvoir tirer parti d’un instrument politique que Gambetta lui-même déclarait d’un mauvais rendement. Heureusement, Boulanger lui épargnera des écoles trop longues. »

Renaudin, qui venait de mettre en voiture le comte Dillon, arrivait dans le groupe juste pour entendre cet optimisme du Nestor boulangiste et, assujettissant son lorgnon, il dit de cette voix où le voyou parisien doublait le traînard lorrain :

— Faudrait que Dillon fit son Arton !

Le sénateur sourit et laissa tomber ce mot que peu de personnes alors pouvaient comprendre.

Sturel, émerveillé des clartés que répandait ce ductile orateur, se disait : « Quel bénéfice d’entendre les principaux acteurs : voilà donc le secret des réflexions qui décident les politiques ! » Suret-Lefort, qui, depuis une demi-heure, jouait des épaules pour rester bien en face de Naquet, se mettant à expliquer d’un air important les idées de Bouteiller, il l’interrompit avec passion :

— Qu’est-ce que le Général a besoin d’un Bouteiller ? Qui donc connaît cet homme-là dans le public ?

Le groom Joseph annonça que le Général interrompait ses réceptions pour déjeuner. Comme des écoliers quand midi sonne, tous les boulangistes quittèrent bruyamment ces couloirs enfumés de leurs cigarettes. Sturel sentait son corps léger. Aucune chute dans ces escaliers n’aurait pu le briser. Il se laissait aller, comme un voluptueux à son appétit, aux besoins de son âme partisane. Plus boulangiste que les chefs, il s’écriait secrètement : « Pas de quartier ! Il est bien bon, ce Naquet, de savoir gré à Bouteiller d’une opinion sur l’affaire de Panama ! » Il aurait voulu frapper et courir des risques pour le Général. Il était fier d’appartenir à une cause, et, d’ailleurs, après avoir approuvé Saint-Phlin, Boulanger, Suret-Lefort, Renaudin, Naquet et les autres, il demeurait encore plus incapable de la définir. Il ne comprenait ni les caractères, ni les moyens de ces hommes, mais il s’exaltait, comme un voyageur arrivé de nuit dans une ville inconnue s’enivre d’espaces fameux qu’il distingue mal.

Pour le bonheur de répéter et d’entendre que le succès était assuré, il invita Renaudin à déjeuner ; puis, ensemble, ils allèrent rendre compte de l’entrevue à Saint-Phlin.

Celui-ci attendait du Général des paroles plus pleines et plus graves. Un récit très chaud ne put suppléer au charme de la présence réelle. D’ailleurs, le personnage du journaliste suffisait à compromettre dans l’esprit de Saint-Phlin tout ce que Sturel rapportait de favorable.

— Mais enfin, — lui expliquait quelques jours après Rœmerspacher, toujours porté à le mystifier, — c’est une question de savoir si l’on doit repousser les bonnes volontés qui s’offrent. Une seule fois, et le fait n’est mentionné que par Luc, Jésus-Christ refusa quelqu’un pour disciple. Je penche à croire que, dans une entreprise ayant pour but la réorganisation nationale, le novateur doit idéaliser, comme le conseille Auguste Comte, tous les adhérents qui se présentent, et, dans l’impossibilité de déterminer avec certitude leur mobile, se satisfaire de l’hypothèse la plus simple, à savoir leur parfaite sincérité ; car les traiter comme s’ils étaient de bonne foi, c’est le meilleur moyen qu’ils le deviennent.

— Parfaitement ! — opinait le sérieux Sturel. — Si le boulangisme n’est pas pur, il le deviendra.

Cette déclaration avivait encore le sourire de Rœmerspacher qui assistait aux accès messianiques de ses amis un peu comme à des séances de table tournante. Agacés de cette réserve moqueuse, ils le sommaient de parler.

— Eh ! disait-il, Boulanger est un joli Français, puisqu’il contente deux jolies natures comme les vôtres. Je lui trouve même une influence moralisatrice : n’en déplaise à Saint-Phlin, je lui sais gré d’attirer un Renaudin. Notre Renaudin, qui n’était qu’un cynique assez bas et un journaliste d’affaires, ressent pour son Général du dévouement, au point de risquer parfois sa situation au XIXe Siècle. Je lui vois maintenant du feu, de l’ardeur, une façon d’enthousiasme. Vive un général qui multiplie les Déroulèdes ! Mais je ne suis ni un artiste ni un homme d’action : ma conscience d’historien, mon honneur spécial, me comprenez-vous ? ne me permettent pas de collaborer avec Déroulède. Mes études m’apprennent que la France est une combinaison politique infiniment compliquée et que nous ne connaissons pas : votre Général va agir au hasard, tout comme un autre. C’est son droit d’homme providentiel, mais moi, homme de réflexion, je me déshonorerais si j’affirmais l’efficacité d’un expédient, que d’ailleurs je ne blâme point.

— Il devient un peu cuistre, disait Sturel à Saint-Phlin.

Mais Saint-Phlin lui-même réclamait une réponse précise à son questionnaire militariste. Sturel se garda d’embarrasser Boulanger : il renseigna son ami avec le désir de recruter des partisans plutôt que d’atteindre la vérité. Alors les jeunes hobereaux demandèrent des déclarations publiques. Sturel dépeignit le Général occupé à convertir son comité. Un jour, à Saint-Phlin qui le pressait, il répondit sérieusement :

— On n’est pas sûr de Vergoin !

Saint-Phlin est de ces esprits lents qui, pressés de prendre une décision, pourraient agir sous une impression artificielle et qui trouvent leur vérité en la laissant se dégager peu à peu de leur conscience. Dans sa province et dans une propriété où les objets lui parlaient, il avait trouvé des convictions auxquelles il se laissait aller comme à une vie purement instinctive : dans ce premier moment, il lui eût été insupportable d’avoir à prouver leur valeur, car ses raisons étaient d’ordre moral, tout intime, et insuffisantes pour toucher des tempéraments différents. Il ne trouvait pas dans ce que Sturel lui rapportait du Général et de Naquet, ni même dans la note de ses amis à Boulanger, des idées qui s’appliquassent exactement aux besoins qui vivaient en lui et qu’il ne pouvait d’ailleurs pas formuler. Il repartit pour Saint-Phlin sans avoir donné suite au projet de visite à l’Hôtel du Louvre.