L’Antoniade/Troisième Âge/L’Union fraternelle en Dieu

L’union fraternelle en Dieu.

Séparateur

emmanuel.


Je t’admire, ô ma sœur ; ton choix est le plus sage :
La vie est un exil, et la tombe un passage ! —
Vanité, vanité, tout n’est que vanité !
La tristesse est le fruit de tout bonheur goûté !
Autrefois je rêvais un avenir de gloire, —
Prestigieux mirage, oasis illusoire ! —
Je rêvais, dédaigneux du luxe, enfant de l’or,
D’amasser de l’esprit l’éblouissant trésor !
Je veux, — je veux, disais-je, — éteindre de mon âme,
Aux sources du savoir, la dévorante flamme ;
Je veux pâlir, la nuit, sur mes livres penché,
Et boire chaque flot de science épanché ;
Pour épouse, je veux ne choisir que l’étude ;
Je ferai de ma chambre une âpre solitude ;
Je fuirai mes amis, en fuyant les plaisirs ;
Je ne connaîtrai pas d’infertiles loisirs ;
Absorbé par l’étude, où l’âme est assouvie,
L’exil sera pour moi plus doux que la patrie !
Riche enfin du trésor dans l’exil amassé,
En saluant, joyeux, la terre où je suis né,
Je remplirai de bruit mon politique rôle ;
Dans un souffle enflammé vibrera ma parole ;
Sous mes regards perçants, remplis d’éclairs vainqueurs,
Je sentirai frémir les esprits et les cœurs ;
Et la voix de la foule éclatant en louanges,
Je connaîtrai l’orgueil qui fit tomber les Anges !
Et qui sait ?… en l’essor de mon génie ardent,
Je peux me voir un jour Ministre ou Président ;
A Washington porté par les flots du Pactole,
Je peux me voir enfin le chef au Capitole ! —
Vanité, vanité ; tout n’est que vanité !
La tristesse est au fond de tout rêve exalté !
Toute fleur du plaisir contient l’ivresse amère :
L’homme doit s’effrayer des bonheurs de la terre !

Insensé qui bâtit sur le sable mouvant,
Sur le roseau fragile agité par le vent ! —
Exaltée, et pourtant sérieuse et sereine,
Un virginal attrait vers le cloître t’entraîne ;
Dans la foule isolée, insensible aux plaisirs,
Tu rêves du désert les austères loisirs ;
Tu rêves la montagne, où l’aigle solitaire
Au roc inaccessible a suspendu son aire ;
Semblable à Jeanne d’Arc, à l’armure d’acier,
De l’amour de ton Dieu tu fis ton boucher ;
Sagement insensée et divinement folle,
À ton front consacré reluit une auréole !


marie-antonie.


Oui, frère, je suis folle aux yeux de l’insensé ;
Folle, comme sont fous les enfants de Rancé ;
Folle, ainsi que l’étaient les chastes ermitesses,
Exhalant leur amour en pieuses tristesses ;
Folle, comme Thérèse et Claire en leurs douleurs ;
Oui, je suis ivre et folle, et j’ai choisi les pleurs :
Oui, voila mon ivresse ; oui, voila ma folie !
Oui, voilà le secret de ma mélancolie !
Du Dieu qui nous aima jusqu’à mourir pour nous,
Mon amour a fait choix ; je l’ai pris pour Époux ;
Plus je l’aime et l’embrasse et plus je deviens chaste :
Le cœur vierge est le seul vraiment enthousiaste !


marthe.


À l’esprit qui t’inspire et t’appelle au repos,
Tandis que moi je lutte au sein des sombres flots,
À ta vocation, sois fidèle, ô Marie ;
Et suis l’attrait divin d’une ascétique vie !
Tandis que dans la crainte et l’amour du Seigneur,
Moi, j’instruis mes enfants ; — toi, va prier, ma sœur ;
Des épouses du Christ suis les sublimes traces ;
Plus humble en mon état, j’ai de moins hautes grâces.
Dans l’amour de Dieu seul ton cœur s’est reposé ;
Par des soucis nombreux le mien est divisé ! —
Va prier, dans la paix et dans la solitude ;
Moi, j’agis dans le trouble et dans l’inquiétude !
Chacune accomplissant des devoirs différents,
Ayons dans notre amour des cœurs persévérants ;
D’un fraternel éclat, divers selon l’apôtre,
Puissions-nous luire au ciel, l’une à côté de l’autre !


emmanuel.


Après de longs combats, d’un éclat fraternel,
Dans le repos divin, puissions-nous luire au ciel !…
Les mérites de l’un, réversibles sur l’autre,
Font que l’anachorète agit avec l’apôtre ;

Tendant au même but par des travaux divers,
Les ouvriers entr’eux partagent l’Univers :
Sur la terre, chacun poursuit sa destinée ;
Vers l’objet que Dieu veut notre âme est entraînée ;
Suivant l’attrait, d’accord avec la liberté,
Vers Marthe ou vers Marie il faut qu’on soit porté ;
La grâce au libre arbitre offre l’alternative ;
Notre vie est active ou bien contemplative ;
Marthe accuse Marie, en son repos béni ;
Le reproche de Marthe, avec douceur puni,
Sur Marie appela l’éloge du bon Maître ;
Oui, la part de Marie, il nous l’a fait connaître,
C’est la meilleure part ! — L’âme, unie à son Dieu,
Embrasse en son amour chaque homme et chaque lieu ;
Qui possède Dieu seul, possède toute chose ;
Il voit tous les effets dans la Suprême Cause !
Dans le séjour de l’ombre, anticipant le ciel,
L’âme, en son vol mystique, atteint l’universel ;
Et de l’ordre sacré contemplant l’harmonie,
Par l’essor de l’amour dépasse le génie !
 Mais l’héroïsme actif a sa sublimité ;
Un Ange suit les pas des Sœurs de Charité ;
Le vaste lazaret regarde la cellule ;
Thérèse est sœur de Claire, et Claire est sœur d’Ursule :
Mais plus heureux le cœur, qui, libre entièrement,
Dans l’amour de Dieu seul puise l’enivrement :
Les amours de la terre, au fond de leur ivresse,
Cachent les flots troublés d’une amère tristesse !
L’objet que l’on peut perdre en son premier transport,
La fragile beauté sur qui plane la mort,
Le terrestre bonheur qui n’a qu’une durée,
Après l’avoir goûté, l’âme est plus altérée !…
La vie est un exil ; toute joie est un deuil ;
Nos pieds, à chaque pas, heurtent le froid cercueil :
L’âme doit s’effrayer des bonheurs de la terre !
Heureuse, en ses douleurs, la Vierge Solitaire !
Dans ce monde inconstant, où rien n’est en repos,
Où les flots vers recueil sont poussés par les flots,
La vie est un exil pour les colombes saintes,
Un lieu de solitude où s’exhalent leurs plaintes !…
 Ô Marie angélique et sage en Jésus-Christ,
L’esprit qui parle en toi, c’est l’héroïque esprit ;
Pour goûter un amour sans trouble et sans mélange,
L’homme doit imiter la chasteté de l’Ange !
La chair est trop féconde en tribulations,
Et les regrets amers suivent les passions !
L’esclave de la chair est le plus vil esclave ;
Sa vie est le jouet d’une orageuse lave ! —
Bienheureuse la femme, en sa virginité :
Elle a par son amour conquis la royauté !

Bienheureuse, en son deuil, la Vierge Solitaire :
L’âme doit s’effrayer des bonheurs de la terre !
La mort avec sa faulx moissonne chaque jour
Le rêve inaccompli qu’enfante un chaste amour !
An ! trop froide est la brise et trop sombre la grève,
Pour qu’y puisse mûrir le fruit de notre rêve !
La vie est un hiver et non pas un printemps ;
Pour l’âme, le bonheur n’est qu’au delà du temps ! —
Si le Vrai, si le Bien, si le Beau, dans le monde,
Fleurissaient applaudis ; si la vertu féconde,
La sainte ardeur de l’âme en ses attraits divins ;
Si l’amour exalté, si les nobles instincts,
N’étaient pas chaque jour ou l’objet de l’insulte,
Ou l’objet du mépris ; si le barde, en son culte,
Concentrant la lumière éparse en l’univers,
N’était craint pour l’esprit qu’il exprime en ses vers ;
Oui, la société pourrait alors se plaindre
De l’enfant qui s’isole et qu’elle devrait craindre :
Mais la société, les hommes ne sont plus
Qu’un vil entassement et qu’un amas confus ;
Mais la société, mais, de nos jours, le monde,
Pour les vendeurs de Dieu, n’est qu’un bazar immonde ;
Et quand tous vont au mal, agissant de concert,
L’homme, pour trouver Dieu, doit s’enfuir au désert !


marie-antonie.


D’un monde déréglé, si quelqu’un se détache ;
Si des bras de la chair, si du piège il s’arrache ;
Si pour sauver son âme, il méprise son corps ;
S’il place dans le ciel son cœur et ses trésors :
L’esprit de l’Évangile est l’esprit qui l’inspire ;
Il est grand devant Dieu ; l’Ange l’aime et l’admiré ;
Tu l’as dit : « Lorsque tous vont au mal de concert,
L’homme, pour trouver Dieu, doit s’enfuir au désert ! »
Viens, mon frère, et fuyons ! — à toi je m’associe ;
À l’autel avec toi je consacre ma vie ;
Comme deux luths émus d’un sympathique son,
Nos deux cœurs fraternels vibrent à l’unisson. —
L’un à l’autre semblable, en notre ardent génie,
Ne formons à nous deux qu’une sainte harmonie !
Allons combattre ensemble ; allons porter la croix ;
Le plus libre est celui qui sert le Roi des rois !
L’esclavage du vice est le seul esclavage !
La vertu nous inspire un mystique courage ;
Et s’affranchir du joug qu’impose Jésus-Christ,
C’est au joug du démon asservir son esprit !
L’homme est faible et changeant, mais la grâce divine
Le poursuit en tous lieux, l’attire et l’illumine ;
Avec l’aide d’en haut, l’homme peut ce qu’il veut
Ce que l’Europe a pu, l’Amérique le peut :

Le Nouveau-Monde attend son Benoît d’Ariane !…
Au-dessus du désert je sens l’Esprit qui plane ;
Je sens se rallumer des foyers plus ardents ;
L’âme régénérée a repris ses élans !
Je te vois adopter la Règle érémitique,
Ô mon frère rival, en ta vie ascétique ;
Je vois autour de toi, par l’amour réunis,
Ainsi que les oiseaux, des ascètes bénis,
Puisant dans le torrent l’eau vive pour breuvage,
Et trouvant, en tous lieux, des fruits, du miel sauvage.
Je vois croître la vigne et mûrir le raisin,
Et pour l’autel sacré couler à flots le vin ;
Le vin pur, exprimé des grappes indigènes,
Et non le vin douteux des vendanges lointaines !
Tu cultives en paix, austère Emmanuel,
La contemplation, le travail manuel,
L’oraison et l’étude ; et tu vis solitaire,
Opposant au démon le jeûne et la prière ;
Et sans être troublé du blâme des méchants,
Tu chantes à Dieu seul tes séraphiques chants !


emmanuel.


Ce qui se lie en Dieu, jamais ne se divise :
Tout en Dieu, tout pour Dieu, telle est notre devise. —
Toujours pour travailler à sa gloire ici-bas,
Du héros l’héroïne a su suivre les pas ;
Et comme auprès d’un lys s’élève une hyacinthe,
Toujours auprès d’un saint Dieu fait naître une sainte ! —
Tout en Dieu, tout pour Dieu, dans la joie et les pleurs,
Pendant les jours d’épreuve et les jours les meilleurs,
Partageant les combats ainsi que la victoire,
Sur nos fronts dans le ciel luira la même gloire !
Il est permis d’aimer lorsque l’on s’aime en Dieu,
Et l’amitié des saints est un céleste feu !
L’esprit de saint François, suscitant sainte Claire,
De son ardeur divine et l’enflamme et l’éclairé ;
Et plus tard une vierge, éprise de la croix,
Trouve un fervent émule en saint Jean-de-la-Croix !
Depuis l’austère Antoine et l’humble Synclétique,
Tout saint a vu surgir sa rivale mystique ;
Et jamais aucune œuvre, entreprise pour Dieu,
Ne fût le germe éclos d’un solitaire vœu !
En vain le monde hostile, armé de calomnies,
Oppose au zèle ardent ses froides ironies :
L’homme et la femme, en Dieu concentrant leurs amours,
Ensemble enfanteront des miracles toujours !


antoine calybite.


Il est, Seigneur, il est des âmes ainsi faites,
Qu’elles aiment le deuil et redoutent les fêtes ;

Des âmes, aspirant, dans leur virginité,
Vers l’Idéal sacré, la suprême Beauté ;
Des âmes par le monde et la foule incomprises,
Qui bravent les périls des saintes entreprises ;
Qui rêvent le repos dans le Bien souverain,
Le repos dans l’amour de leur Époux Divin !
Ô Seigneur, doux Jésus, Amant des âmes chastes,
Des esprits enflammes, des cœurs enthousiastes,
Affermissez leurs pas dans les sentiers étroits ;
Protégez leur espoir contre les souffles froids ;
Au milieu des écueils ne laissez pas sans guides
Les hommes courageux, les vierges intrépides,
Tous ceux, qui pour sauver leur âme et vous servir,
Ont, loin d’un monde vain, résolu de s’enfuir ;
Tous ceux, qui, pénétrant l’esprit de l’Évangile,
Estiment leur salut la seule chose utile ;
Et qui, renversant tout, dans leur fuite aux déserts,
Veulent sauver leur âme au prix de l’univers !
Ô Seigneur, soutenez, dans leurs saintes alarmes,
Ceux dont l’âme a sondé le mystère des larmes ;
Ceux qui, ne pouvant pas ici se réjouir,
Disent, dans leur exil : « Ou souffrir ou mourir ! »
Qu’il est beau, qu’il est doux, dans une sainte ivresse,
D’offrir à Jésus-Christ la fleur de sa jeunesse !
Qu’il sont heureux tous ceux, qui, dans leur sage ardeur,
Ne veulent pour époux que le Divin Sauveur !…
En tous temps et tous lieux, Dieu prépare et suscite.
Des esprits rayonnants que l’héroïsme excite :
Espérez et croyez ; il est encor des cœurs
Que ne peuvent glacer les sourires moqueurs ;
La foi n’est pas livrée aux calculs prosaïques ;
L’amour embrase encor des âmes héroïques ;
Cette terre est féconde en générosité ;
L’avenir appartient à sa postérité ;
La race Américaine, enthousiaste et rude,
Dans son indépendance, aime la solitude ;
Et sous le nom vainqueur de libres pionniers,
Ses fils aventureux ouvrent tous les sentiers :
On les voit, sans regret abandonnant Carthage,
Transformer le désert en fertile ermitage !
C’est la race nomade, au cœur inasservi,
D’un rêve glorieux sans cesse poursuivi,
Et que la Providence, en sa bonté suprême,
Doit couronner un jour du plus beau diadème !
Le peuple Américain, nouveau Peuple de Dieu
Aura pour l’éclairer la colonne de feu ;
Et guidé dans sa marche et sa haute entreprise,
Entrera triomphant dans la terre promise !
La thébaïde, ici, doit resplendir encor ;
Oui, nous verrons bientôt fleurir cet âge d’or ;

Nous verrons, parmi nous, au soleil de la grâce,
Renaître de l’amour la généreuse audace !
Nous verrons, par l’Esprit qui souffle ainsi qu’il veut,
Dans ces climats nouveaux tout ce que l’homme peut !
Nous verrons par l’amour tomber tous les obstacles,
Et le désert béni rayonner de miracles !
Lorsque tous vont au mal, agissant de concert,
L’homme, pour trouver Dieu, doit s’enfuir au désert ! —
Quand la société, par le mal et le doute,
Par les sociétés du démon est dissoute :
Heureux tout homme libre ! heureux qui peut s’enfuir !
Heureux l’enfant des bois, le héros Bas-de-Cuir !
Heureux Daniel Boon, au fond de sa retraite !
Heureuse l’ermitesse ! heureux l’anachorète !
Heureux qui jette un cri de sainte liberté,
Et pour sauver son âme a fui l’humanité ! —
Le sauvage désert, dans le siècle où nous sommes,
Est le seul paradis qui reste encore aux hommes !
Puisque la foule aveugle a pris Satan pour roi,
La solitude sainte est l’arche de la foi ;
La thébaïde inculte, ouvrant ses larges portes,
Doit recevoir du Christ les fidèles cohortes ! —
Ouvrez donc, ô déserts, vos temples ombragés ;
Abritez sous vos bois les grands cœurs affligés ;
Laissez venir à vous tous les esprits d’élite ;
Les cœurs contemplatifs où le silence habite ;
Tous ceux que Dieu créa pour prier en repos,
Loin du jour éclatant, loin du bruit et des flots ;
Ouvrez donc vos abris, ô forêts séculaires :
Bienheureux entre tous les hommes solitaires ! —
Aigle, cygne, colombe, — heureux, cent fois heureux,
Carmes, Bénédictins, Camaldules, Chartreux,
Vierges du Mont-Carmel, Ascètes et Recluses,
Anges vêtus d’un corps, frères et sœurs des Muses !
Oui, bienheureux les cœurs, qui, vivant retirés,
N’adorent que Dieu seul, en des lieux consacrés ;
Et qui, loin de l’orage et de la mer qui gronde,
Semblent déjà goûter la paix de l’autre monde !…