L’Antoniade/Second Âge/Le Monde et le Désert


Le Monde et le Désert.

Séparateur


 
Viens, prêtre du Seigneur, ascète évangélique,
Harmonieux apôtre, au cœur mélancolique :
Le monde est aujourd’hui ce qu’il fut autrefois ;
Esclave de Satan, il suit les mêmes lois. —
Ce qu’il faut pour l’aimer, ce n’est pas de la force,
Mais il faut avec Dieu faire un lâche divorce !
En vain, dans ses plaisirs, l’homme cherche un appui ;
Il trouve, au fond de tout, l’inexorable ennui ;
Et celui qui le sert tombe de chute en chute,
Et ne s’arrête enfin qu’au niveau de la brute !
Là, dans le tourbillon, où brille chaque esprit,
Pour étourdir son âme, on s’amuse avec bruit ;
Et l’on entend partout le blasphème et le rire, —
Ce rire de l’impie impossible à décrire ! —
Le rire ! — On a parlé du rire des faux dieux,
De ce rire homérique inextinguible aux cieux ;
On a parlé souvent du rire Satanique,
Du rire épicurien et du rire cynique ;
Du rire impie et froid de Voltaire et Byron ;
Enfin, du rire fou, qu’excite le Démon :
Mais qui parla jamais du rire évangélique ;
Du rire au Christ appris par Marie angélique,
Ou par l’Ange transmis au prêtre angélisé ;
Du rire enfin chez nous sacerdotalisé ? —
Ah ! la tristesse est sainte et le rire est profane !
Le rire nous abaisse et la tristesse plane !
Les Anges ont pleuré, mais il n’ont jamais ri !
Par le rire aujourd’hui chaque cœur est flétri !
Le rire a détrôné la gravité chrétienne !
On voit partout régner une gaîté* païenne ;
Et même le Lévite… Ah ! voilons-nous de deuil,
Puisque du sanctuaire il a franchi le seuil ! —
Dans le rire du monde éclate sa folie ;
Le Sage a le front ceint de la mélancolie ;
Le Christ est du chrétien le modèle sacré :
Le Christ n’a jamais ri, mais triste il a pleuré !

Il est, selon Dieu même, une sainte tristesse ;
Elle habite toujours où règne la sagesse.
Il est une humble joie, une chaste gaîté,
Dont la douceur s’allie avec la gravité,
Et qui semble de l’âme, expansive et modeste,
L’épanouissement, l’expression céleste :
Cette austère gaîté, qui ne raille jamais,
Autour d’elle répand un doux parfum de paix ;
Gracieuse et sereine, elle a pour se traduire,
Dans sa gravité même, un suave sourire. —
Mais le rire frivole à tout homme est fatal :
Ah ! garde sur ton front le deuil sacerdotal !
La tristesse du Christ appartient au Lévite,
Que le monde rieur le recherche ou l’évite !
Le monde adroit pardonne au prêtre lâche et vain,
Et son rire profane, et son esprit mondain ;
Mais il craint le regard du grave évangéliste ;
Son front pâle et rêveur l’inquiète et l’attriste ;
Le vrai prêtre, à son gré, regarde de trop haut :
U voudrait façonner le clergé qu’il lui faut ;
Dépouillé de l’esprit du royal sacerdoce,
Il voudrait l’animer d’un esprit de négoce. —
Un prophète l’a dit : « tel peuple, tel clergé. »
Le prêtre qui le flatte est par lui protégé :
Le saint prêtre, il l’estime, il l’admire peut-être ;
Mais il ne l’aime pas, et l’immole au faux prêtre !
Son silence lui semble un reproche importun :
C’est le rire qu’il aime, et c’est l’esprit commun. —
Ô mortels avilis, qui cessant d’être graves,
Pour égayer le monde, imbéciles esclaves,
De vos fronts effaçant le signe de la Croix,
Semblez si différents des chrétiens d’autrefois !
Mortels, anges déchus, ô prêtres de la prose,
Ô vous par qui la chair reçoit l’apothéose ;
Ô vous qui dénoncez l’imagination,
Qui troublez dans son ciel la contemplation ;
Ô vous, chiffreurs glacés, qui poursuivez d’envie,
Au nom d’un siècle actif, l’esprit de rêverie ;
Hommes pleins de science, hommes pleins de bon sens, —
Ayez donc le bon sens de n’être pas plaisants !
Hommes si pleins d’esprit, — du vain esprit de plaire, —
Ayez un seul esprit, — c’est de ne pas en faire ! —
Ô de l’esprit mondain, triste démangeaison !
Ô triste vanité des hommes de raison !
Le long rire éclatant, les froides ironies,
Les sarcasmes amers et les bouffonneries,
Les futiles propos et les scurrilités,
Ont fait fuir loin de nous les Anges contristés ! —
 Ô sainte gravité, qu’es-tu donc devenue ?
Douce vertu du temple, à nos temps inconnue ;

Gravité ! gravité ! toi que le peintre aimait,
Et qu’en tous ses tableaux autrefois il peignait, —
Où sont les doux rayons de ta pâleur sereine,
Les parfums qu’épanchait ta candeur souveraine ? —
De la terre, aujourd’hui, le rire immodéré,
Le rire t’a bannie, — et l’Église a pleuré ! —
 Séparé de la foule, et lui semblant étrange,
Le prêtre en ses vertus est l’émule de l’Ange ;
Et s’il tombe, il s’abîme en des flots de limon :
En cessant d’être un Ange, il devient un Démon !
Alors, vous enlaçant, ô perfides complices,
Il vous entraîne et roule au fond des précipices ;
Lui, que Dieu destinait à vous conduire aux cieux,
Vers l’Enfer il vous fraie un chemin spacieux !
C’est un décret divin, il faut qu’il s’accomplisse ;
À la faute le ciel égale le supplice :
Tel peuple, tel clergé ! — S’il n’est un Ange, hélas !
Le prêtre, en sa basesse, est Simon ou Judas !
Des ténèbres du mal son âme est investie ;
Il porte en soi l’Enfer, s’il ne porte l’Hostie ;
Pour lui, divin modèle, il n’est pas de milieu :
Il remplit de parfums ou souille le saint-lieu ! —
Un esprit goguenard, un ton de persiflage,
D’un cœur sacerdotal ne rend point témoignage ;
Et s’il est en ce monde un monstrueux griffon,
C’est un prêtre railleur, c’est un prêtre bouffon !
Mais tout va bien, au gré du Démon qui ricane ;
Il a d’un peuple saint fait un peuple profane ;
À l’esprit recueilli, l’esprit intérieur,
Il a fait succéder le fol esprit rieur ;
Il a par cet esprit glacé l’enthousiasme,
Et dans le cœur éteint l’amour par le sarcasme !
Au bruit du rire affreux et du ricanement,
L’Ange de piété remonte au firmament ! —
Rire aimé des mondains, rire et gaîté profane,
Du cloître et du désert la Règle te condamne !
Mais toi, douce tristesse, angélique vertu,
De ton esprit le temple est toujours revêtu ;
Tu planes sur le dôme où la prière habite ;
Tu suis le cœur qui prie et le front qui médite ;
De toute œuvre on te voit protéger le berceau ;
Et c’est toi qu’on retrouve encor sur le tombeau !
Au cœur de l’amitié tu luis comme une étoile,
Et l’amour en pleurant se cache sous ton voile !
Ô suave tristesse, ô sainte gravité,
Voile resplendissant de la virginité,
Isolement sacré, silence, ombre, mystère,
Quelle âme n’a senti tout votre charme austère ?
Vierges qu’au chaste Époux enchaîne un triple vœu,
Anges contemplatifs qui ne vivez qu’en Dieu,

Héroïnes d’amour, fleurs de la solitude,
Quelle mère a connu votre béatitude ?
Les victimes du cloître ! on les compte en doutant,
On soulève en tremblant leur linceul éclatant ;
Mais on ne peut compter les victimes du monde :
C’est le séjour impur où l’infamie abonde !
Le monde est le théâtre, où des acteurs pervers
S’abordent poliment sous des masques divers ;
Et quand ils ont joué leur triste comédie,
Ils trouvent dans la mort un écho de leur vie !
Si le monde nous flatte, en son perfide élan,
Il faut, au nom du Christ, lui répondre : Satan !
Quand le monde indulgent nous loue et nous admire,
C’est que le Christ sévère est près de nous maudire !
  « Des amours malheureux ont peuplé le désert, »
Dit le monde, en louant la foule qui le sert ; —
Mais j’entends du désert la foudre au loin qui gronde :
« Des amours criminels ont effrayé le monde,
Effrayé la justice et peuplé les prisons !
L’amour, la paix, la foi, désertent les maisons !
Les regrets sont les fruits des plus heureux ménages !
L’intérêt a détruit la distance des âges !
Dans ses calculs cruels, l’hymen intéressé
Attache au corps vivant un cadavre glacé !
La jeune fille épouse un vieillard qui la dote,
Et dans ce riche époux trouve un jaloux despote !
L’Église, en gémissant, énumère en ces jours
Les crimes qu’ont produits tant de mixtes amours :
La perte de la foi, que suit l’apostasie ;
Les enfants abreuvés du lait de l’hérésie ;
Et la discorde intime et les malheurs sans nom,
Que sous le toit maudit suscite le Démon !
Le prêtre, avec douleur, — sans surplis, sans étole, —
Sur ces mixtes hymens prononce sa parole, —
Froide, aride formule accordée à des nœuds
Trop souvent contractés dans un accès fiévreux !
La foi n’allume plus ses lampes virginales ;
Le feu sacré s’éteint dans les âmes vénales !
D’un chaste et saint hymen, devant Dieu contracté,
Où sont les fruits bénis de la fécondité ? —
De ce grand Sacrement, que le monde profane,
D’un sacrilège hymen, rien de chaste n émane !
Ah ! sans doute l’hymen est un bonheur permis ;
S’ils sont unis en Dieu, les époux sont bénis !
Quand l’union se fait dans l’amour et la crainte,
Selon les rits sacrés, selon l’Église Sainte ;
Quand l’amour vient d’en haut, chaste et céleste feu ;
Quand ce feu de la chair se purifie en Dieu ;
Que l’épouse à l’époux est un mystique emblème ;
Que ce n’est qu’en tremblant qu’il l’admire et qu’il l’aime :

Oh ! oui, l’hymen alors est un bonheur permis !
S’étant unis en Dieu, les époux sont bénis ;
Et de cette union, de ce chaste hyménée,
On voit sortir la sainte et nombreuse liguée,
Où Dieu choisit les siens pour le cloître et l’autel,
Et tous ceux qu’en sa grâce il prédestine au ciel !
Mais… ici je me voile, et l’Ange se contriste !
D’un autre hymen Satan s’est fait l’apologiste ;
C’est lui seul qui le forme, en allumant la chair ;
Cet hymen désuni n’est qu’un fruit de l’Enfer !
Commencé par l’instinct, sans principe et sans force,
C’est un accès de fièvre éteint par le divorce ! —
Ô famille, ô foyer, ô temple de la foi,
Que deviens-tu, si Dieu se retire de toi ? —
Enfance, âge si frêle, ô première jeunesse,
Quel sera ton destin si le Serpent te blesse ;
Si le Serpent subtil se glisse en ton berceau,
S’il vient frapper au cœur le fragile arbrisseau :
Si la religion, sous les traits d’une mère,
Ne veille pas sur toi, douce fleur éphémère ? —
Dans ces temps d’égoïsme et de cupidité,
Quels ardents ouvriers bâtiront la cité ?
Si la belle jeunesse en sa fleur est flétrie,
Que deviendra l’Église, où sera la patrie ? —
Quel prophète, en ces jours, aurait assez de pleurs,
En dévoilant nos maux, pour pleurer nos malheurs ?
Quel homme au cœur serein, quel saint anachorète,
Prîra pour la patrie au fond de sa retraite ?
Ah ! la force pour nous, l’espérance n’est plus
Que dans l’austère amour d’Angéliques reclus ;
C’est dans la solitude, école du courage,
Qu’il faut chercher le saint, le héros et le sage !
Ceux qui suivent la foule ont l’esprit aveuglé,
Car l’instinct de la foule est toujours déréglé :
Heureux qui, pour garder l’esprit de discipline.
Ose suivre à l’écart l’exception divine ! —
D’un siècle plein d’audace, ô lâche Autorité,
Tu rendras compte à Dieu de ta timidité !
Hommes irrésolus, au cœur pusillanime,
Par vos concessions vous creusez un abîme ! —
Oui, vous êtes discrets ! oui, vous êtes prudents ?
Vous tremblez d’exciter l’émoi des dissidents !
Par vos demi-moyens, vos craintives mesures,
Vous rendez l’ennemi plus fier en ses allures ! —
Si quelqu’un se distingue en son ascension,
Vous êtes alarmés de cette exception ;
La singularité vous est toujours suspecte,
Et la ligne ordinaire est la seule directe :
Autrefois ou plus tard, voilà votre argument,
Pour combattre un cœur noble, un esprit véhément.

Vous ajournez toujours les règles ascétiques,
Impraticables lois des athlètes antiques ! —
Sur le sable mouvant de la majorité,
Ah ! craignez d’établir votre règne agité !
Voulez-vous, en cédant à l’esprit populaire,
Voir la démocratie au sein du sanctuaire ?…
Aux jours tant regrettés de l’âge d’or chrétien
Les hommes courageux osaient faire le bien ;
Ils scellaient de leur sang et payaient de leur vie
La palme qui fleurit dans l’extase infinie !
Aucun despote humain, nul roi, nul empereur,
Ne pouvait aux martyrs faire embrasser l’erreur !
Pour arroser la croix, du cœur coulait la sève ;
Les victimes s’offraient avec joie et sans trêve ;
Les cœurs étaient brûlants d’héroïques désirs,
Et du sang des martyrs germaient d’autres martyrs !
Animés par l’esprit d’invincibles apôtres,
On voyait les chrétiens rivaux les uns des autres ;
Les vierges, en triomphe, accouraient à la mort,
Et comme Dieu lui-même expiraient sans effort ! —
 Pour féconder ton sein, il faudrait, Amérique,
Et les pleurs et le sang d’un amour héroïque !
Il faudrait la prière et les austérités,
La contemplation sur tes monts écartés ;
Il faudrait cet esprit d’ardeur et de folie,
L’esprit divin par qui la croix s’est établie ! —
 Ô vous, hommes sacrés, prophètes et Voyants ;
Vous, des temps primitifs séraphiques croyants :
Que diriez-vous de nous, — Jean, Paul, Ignace, Étienne ;
Dominique et François ; vous, l’élite chrétienne,
À force d’être fous, les plus sages de tous !
Vous, heureux insensés, que diriez-vous de nous ?
De nous, sages du monde, appelés raisonnables ;
De nous, qui rougissons des siècles mémorables,
Où régnait la folie ensemble avec la Croix ;
Où Jésus étant Dieu, les chrétiens étaient rois ?
Que diriez-vous de nous, en voyant notre vie,
Vous qu’on voyait passer, sublimes de folie,
Fermant à nos trésors votre cœur et vos yeux,
Pour ne voir et n’aimer que les splendeurs des cieux ?
Ah ! vous auriez pitié de notre vaine gloire ;
Et tristes, vous diriez : « Ils ont cessé de croire !
L’homme des temps anciens-était paganisé :
Le chrétien de ce siècle est protestantisé ! » —
Et criant vers le ciel, dans votre deuil austère,
Vous chercheriez en vain vos enfants sur la terre ! —
Et malgré tant de maux, je resterais muet ?
Oh ! que n’ai-je, aujourd’hui, la voix de Bossuet ?.
Que n’ai-je., pour tonner, la sauvage parole
Du rude Jacopone ou de Savonarole ?…

Apôtres complaisants des faciles vertus,
Qui poussez lentement dans des chemins battus
L’innombrable troupeau des âmes routinières,
Avez-vous oublié la doctrine des Pères ? —
Vous qui devez briller ainsi que des soleils,
En répandant partout la splendeur des Conseils,
Avez-vous oublie de chanter les louanges
De ceux qui dans la chair vivaient comme des Anges ?
Lorsque leurs ennemis, armés de tous côtés,
Cherchant à niveler toutes les sommités,
Confondent tous les rangs, pour que tout s’égalise,
Ne défendrez-vous pas ces appuis de l’Église ;
Ceux qui de l’Évangile ayant sondé l’esprit,
Ont voulu tout quitter pour suivre Jésus-Christ !…
 Viens, mon frère, suis-moi ; prends ton vol de colombes ;
Sous le poids des douleurs mon âme en deuil succombe !
Les flambeaux sont éteints ! les guides fourvoyés !
Du Christ, pour nous conduire, où sont les envoyés ?
Comme un torrent fangeux, le siècle les entraîne !
La Croix cherche un appui dans la science humaine !
 Viens, mon frère, suis-moi ; fuyons dans le désert :
À qui veut se sauver, cet asile est ouvert ! —
Heureux l’anachorète ! — Il se recueille et pense ;
À l’écart, il reçoit de Dieu sa récompense ;
Sans se plaindre de Marthe et sans la condamner,
Il imite Marie et sait tout pardonner ;
Loin de la foule active, il dort dans la prière :
Ainsi dort l’alcyon en paix sur l’onde amère !
 Viens, mon frère, imitons Marie et l’alcyon ;
Laisse au monde agité ses hommes d’action !
Tandis que ce vain siècle, ébloui de lumière,
Semble par la vapeur lancé dans sa carrière ;
Tandis que trop d’éclat aveugle l’Univers :
Toi, tranquille à l’écart, séparé des pervers,
Hors des bonds déréglés du chaos qui s’agite ;
Toi, dans ton humble abri, souffre, attends et médite ;
De ton œuvre, au désert, jette les fondements :
Bien de grand n’eut jamais de grands commencements ;
À chaque œuvre préside un Ange tutélaire ;
Et plus l’œuvre est de Dieu, moins elle est populaire….
Au fruit de ta prière, à ton obscur enfant,
On prépare dans l’ombre un silence étouffant ;
Mais sois fort d’espérance et sans inquiétude ;
L’œuvre aura son destin, malgré la multitude ;
À la garde de l’œuvre un Ange est préposé ;
Le grain de sénevé de pleurs fut arrosé ;
C’est assez pour qu’un jour il devienne un grand arbre,
Plus propice aux oiseaux que les palais de marbre :
À l’ombre de cet arbre, ils viendront s’abriter
Ces riches, ces puissants, fatigués d’habiter

Sous des lambris dorés, dans un triste esclavage,
L’esclavage du monde au menteur étalage,
L’esclavage du luxe et de la volupté ;
Ils viendront chercher Dieu, loin d’un monde agité :
Une sainte pensée est toujours immortelle ;
Elle résiste au nombre et l’emporte avec elle ;
S’attirant tous les cœurs ardents et généreux,
Elle agit sur le siècle et triomphe par eux ;
Elle agit et triomphe, au milieu des obstacles ;
Et reçoit, à la fin, le sacre des miracles ! —
Courage ! — L’arbre altier n’a crû qu’avec les ans ;
C’est dans l’ordre établi que tout vienne en son temps ;
L’avenir dans notre âme en secret s’élabore ;
L’année a son printemps, et le jour son aurore.
De ton œuvre, au désert, jette les fondements :
Rien de grand n’eut jamais de grands commencements ;
Mais sur l’obscur berceau de toute grande chose,
Comme sur l’humble fleur qu’un jeune fleuve arrose,
L’Ange veille avec soin, l’abrite et le défend,
Et d’épreuve en épreuve accompagne l’enfant ;
Et l’enfant r en croissant, va d’épreuve en épreuve,
Comme un faible ruisseau qui devient un grand fleuve !
De ton œuvre, au désert, jette les fondements :
Rien de grand n’eut jamais de grands commencements !
Par le monde accusé, souffre, attends et médite ;
L’Église aime et bénit le repos de l’ermite ;
Toujours, dans son repos, l’humble Contemplatif,
Trouve pour l’exalter un défenseur actif ;
Toujours, pour l’appuyer de sa puissante crosse,
Il trouve quelque Saint, digne du Sacerdoce ! —
Sous l’aile de l’Évêque, abrite ton espoir :
Son amour est encor plus grand que son pouvoir !
S’il ne te blâme pas, l’Ange du Diocèse,
Qu’importe des cœurs mous l’alarme ou le malaise ?
Qu’importent les clameurs, les bruits calomnieux,
L’insulte d’un faux-frère ou d’un scribe envieux ?
Tout ce qui n’est pas vrai passe comme l’orage ;
Mais avec ton amour grandira ton courage !


le poète.


Si l’œuvre vient de Dieu, qu’importent les humains ?
Ils ne pourront jamais l’ébranler de leurs mains. —
Si Dieu ne la soutient, c’est qu’elle est inutile ;
Et tout appui de l’homme, alors, serait fragile. —
Je veux ce que Dieu veut ; je le veux selon lui ;
Je le veux pour lui seul ; qu’il soit mon seul appui :
Sans craindre l’insuccès, j’attends la réussite ;
Ni le doute jamais, ni l’espoir ne m’agite !
Si Dieu veut le succès, qu’importe l’instrument ?
Tout ce qui doit durer s’enfante lentement ;

Tout ouvrage divin a son progrès immense :
D’autres achèveront ce que, moi, je commence. —
 Ô Père, en écoutant l’esprit de vérité
Tonner par votre voix en toute liberté,
Il me semblait entendre un nouveau Jean-Baptiste ;
De vos rudes accents mon cœur ému s’attriste ;
Le monde m’épouvante et je pleure sur lui ;
Le désert m’apparaît comme un ciel aujourd’hui :
Heureux l’anachorète ! heureux le solitaire !
La libéré pour l’homme est dans la vie austère !
Loin de la multitude, avec l’Ange envolé,
Dans le calme désert, heureux l’homme isolé !


antoine calybite.


L’homme peut se sauver, en tous lieux, à tout âge ; —
À tout âge, en tous lieux, il peut faire naufrage !
L’esprit du petit nombre est le meilleur esprit ;
Des élus, en tous temps, que le nombre est petit ! —
Oh ! le Seigneur sans doute a les siens dans le monde,
Comme ces fleurs qu’on voit dans un marais immonde ;
Sans être de la foule, ils vivent dans son sein,
Rares exceptions du satanique essaim !
Ce monde impie et faux, oublieux et frivole ;
Ce monde accusateur, dont l’acerbe parole
N’est que l’expression de son cœur desséché ;
Oui, ce monde orgueilleux qu’endurcit le péché :
Tandis que de son sort ton cœur ému s’attriste,
Dans son ingratitude, il t’appelle égoïste !
Il ose s’étonner que tu te sois enfui ;
Il se moque de toi, qui prends pitié de lui !
T’accusant de folie, en prouvant sa folie,
Il ose s’attaquer à ta mélancolie ;
Il ose t’opposer son rire immodéré ;
Il t’offre une prison pour ton désert sacré ;
Pour le calme où l’on prie et l’ombre où l’on médite,
Il t’offre un lieu profane ou tant de luxe habite ;
Où la mode en régnant a flétri la candeur,
Et des plus jeunes fronts effacé la pudeur !
Il t’offre pour la paix que donne l’évangile,
Sa pompeuse misère et son bonheur fébrile ;
Enfin, pour le repos, la solitude et Dieu,
Pour ton cloître et ton temple abrités d’un ciel bleu,
Il t’offre… ô décepteur ! — Si malheureux lui-même,
Il prétend rendre heureux le cœur séduit qui l’aime ! —
Ô monde, as-tu jamais connu ton vide affreux,
Et de tes mille erreurs l’abîme ténébreux ?
As-tu jamais pensé que tout fuit, que tout passe ;
Que l’amour dans les cœurs ne laisse aucune trace ?
As-tu jamais pensé que tout change ici-bas,
Que tout s’exprime enfin par un seul mot : trépas !  !  !

La vie est un combat ; la lutte, une souffrance ;
Et tu viens nous parler de bonheur, d’espérance !
Ô monde encore plus fou que tu n’es endurci,
C’est par excès d’amour que je te parle ainsi ;
Et qu’il faudrait souvent qu’un rude anachorète,
Pour tonner contre toi, sortît de sa retraite :
Peut être, au bruit tonnant, plus souvent répété,
Tu comprendrais enfin ta noire iniquité ;
Et rentrant en toi-même, après un long vertige,
Tu retrouverais Dieu dans un dernier vestige ;
Et de ta folle vie abdiquant les forfaits,
Dans l’amour de Dieu seul tu chercherais la paix ! —
Mais, il te faut, ô monde ébloui d’espérances,
D’harmonieux discours, de vagues conférences,
Qui, ne heurtant jamais tes vices chatouilleux,
Caressent chaque plaie avec des mots soyeux.
Pour flatter ton esprit, en amusant ton âme,
Pour offrir à tes maux un doucereux dictame,
Je le sais, il te faut d’aimables orateurs :
Tu crains des vérités les blessantes splendeurs !
Ainsi l’œil affaibli de quelque aiglon transfuge
Contre l’éclat du jour cherche un sombre refuge ;
Et de l’astre importun redoutant la clarté,
Ne s’ouvre et ne se plaît que dans l’obscurité !
Ô monde enténébré, que ton sort m’épouvante !
Pour oublier ton Dieu, tu vis dans la tourmente !
Garde, garde pour toi ton bonheur agité :
J’aime mieux les trésors de la sérénité ! —
Garde, garde pour toi ta misère dorée :
Pour moi ta nudité n’est pas assez parée !
Malgré l’éclat pompeux de ton luxe insolent,
Je sais de tes plaisirs l’ennui désespérant !
Sous le linceul brillant, j’aperçois ton cadavre !
L’aspect de tes malheurs ou m’indigne ou me navre !
Oh ! que mon cœur en deuil, accable de douleurs,
Se brise sous le poids de son fardeau de pleurs !
Et l’on ose appeler froide, sauvage et sombre,
L’âme toujours ardente, et qui brille dans l’ombre ;
L’âme qui prie et souffre et gémit devant Dieu,
Pour un monde qui l’aime et l’invoque si peu !
Va, monde accusateur !… un an de solitude,
De saint recueillement, de prière et d’étude,
Loin de toi, dans la paix, a fait luire à mes yeux,
Les suprêmes clartés qui descendent des cieux ;
Je comprends ton esprit d’envie et d’artifice,
Ta malice hypocrite et ta froide injustice ;
Loin de toi, libre enfin, dans un abri plus sûr,
L’homme plus près du ciel aspire un air plus pur ;
Affranchi de ton joug, tranquille, il s’y promène ;
Le fertile désert est son royal domaine !

Seigneur, il te possède ; et pour lui, c’est assez !
Son cœur est opprimé de tes dons amassés !
Oui, quiconque a quitté, pour te suivre, patrie,
Biens, amis et famille, il a, dès cette vie,
En te possédant seul, un avant-goût du ciel !
Heureux, dans son repos, le moine du Carmel !
Heureux le vrai Mystique ! heureux le Solitaire !
La cellule du Juste est un ciel sur la terre !
Le monde, aveugle et vain, se vante avec fracas
De pouvoir seul donner un bonheur qu’il n’a pas. —
Viens, mon frère, et suis-moi vers le séjour de l’aigle ;
La règle qu’il te faut, c’est l’ascétique Règle !
Viens jouir avec moi de cette liberté,
Qui rappelle d’Adam l’insigne royauté ;
En brisant tes liens, dans l’essor de ton âme,
Méprise tout mépris et dédaigne tout blâme !
Celui qui vit en Dieu n’est jamais isolé !
L’ermite, en son désert, par l’Ange est consolé ;
L’ermite n’est jamais seul dans la solitude ;
Son âme, unie au Christ, touche à la multitude !
L’Église a consacré le repos du désert ;
Les prières des Saints sont un puissant concert ;
Les moines, en formant d’angéliques phalanges,
Pour combattre l’Enfer, ont la force des Anges ;
Et l’amour, en tous temps, a créé ces héros,
Qui n’ont jamais cessé d’agir dans le repos !
Brise enfin des liens, forgés par l’habitude ;
De l’Égypte idolâtre, oh ! fuis la servitude ;
Quitte un monde coupable, agité de remords ;
Et laisse aux morts le soin d’ensevelir les morts !
Libre à de vains acteurs, embarrassés d’affaires,
De se croire importants et d’être nécessaires :
Quand ils disparaîtront dans l’oubli du trépas,
D’avides remplaçants prendront leurs embarras !
La fièvre des honneurs, l’ambition hâtive,
L’espérance du gain, la vertu lucrative,
L’esprit du siècle enfin attirera toujours,
Pour combler chaque vide, un immense concours ! —


le poète.


Pour trouver Jésus-Christ, il faut quitter les hommes :
Le désert est bien doux dans le siècle où nous sommes ! —
Heureux qui, s’enfuyant des forums agités,
Où l’on entend hurler tant de flots ameutés,
Et saluant de loin son frère anachorète,
Va se bâtir un nid sur la plus haute crête ;
Et qui vit, revêtu d’un mystique linceul,
Seul avec la Nature, et seul avec Dieu seul !
Puisqu’il faut que pour Dieu tout homme vive et meure,
Moi, loin des cœurs troublés, je choisis ma demeure !


antoine calybite.


Mais avant de partir, pour prendre un vol altier,
Revêts, athlète ardent, la cuirasse d’acier :
Le monde te prépare une lutte orageuse ;
Il te faudra subir sa parole outrageuse ;
Dans sa haine, animé par son maître, Satan,
De ton cœur héroïque il brisera l’élan ;
Pour te combattre, armé de l’acerbe ironie,
Aux transports de l’amour, à l’essor du génie,
Sa lèvre opposera le sourire glacé :
Que de fois, ô mon frère, il t’a déjà blessé !
Il t’appellera fou, rêveur et fanatique ;
Et trouvant dans la foule un écho sympathique,
Aux yeux des froids méchants il semblera vainqueur :
Mais Dieu sera pour toi, Dieu qui sonde ton cœur !
Contre un Dieu tout-puissant la lutte est inutile ;
Le désert, quand il veut, germe et devient fertile ;
Il rend fort le plus faible, et faible le plus fort ;
Le roseau qu’il soutient résiste à tout effort !
Ne démens pas l’esprit d’une royale race ;
Dans les choses de Dieu, porte une sainte audace ;
Ose tout entreprendre, en ton amour pour lui :
Ce qu’on a pu jadis, on le peut aujourd’hui !


le poète.


Pour combattre le monde et vaincre la nature,
Dans l’arsenal divin j’ai choisi mon armure !
Pour la gloire de Dieu, je suis prêt à souffrir ;
Dans mon cœur, j’ai prévu ce qui peut m’advenir :
Je suis prêt à souffrir, pour la cause bénie,
L’insulte, l’abandon, la faim, la calomnie ;
Je verrai contre moi lutter amis, parents,
Étrangers, bons, méchants, tièdes, indifférents,
Et le monde et l’enfer, unis pour me combattre ;
Mais, confiant en Dieu, sans me laisser abattre,
Pressé contre la Croix et regardant le ciel,
Je laisserai passer l’orage universel !
Pour m’abriter du choc des vagues en furie,
Dans le sombre péril, j’invoquerai Marie ;
Et dans la paix divine endormi par la foi,
Si le Christ est pour moi, qui sera contre moi ?


fin du second âge