L’Antoniade/Premier Âge/Crépuscule de l’âme


CRÉPUSCULE DE L’ÂME.

Séparateur

le poète.

 
Ce qu’Orphée appelait « la vision des dieux »,
Chaque âme, à l’âge d’or, l’entrevoit dans les cieux ;
Chaque âme, en son exil, l’aime, l’espère et rêve,
Sous les traits de Stella, de Béatrix ou d’Eve…
Ah ! j’ai besoin de croire et j’ai besoin d’aimer !

une voix mystérieuse.


Aime et crois ; vers le but l’espoir doit t’animer ;
Chaque âme, dans son vol, par Dieu même est conduite
Vers une âme, sa sœur, qui vers elle gravite ;
D’un sympathique amour l’irrésistible aimant
À se chercher partout les pousse incessamment ;
Même avant de se voir, elles s’aiment dans l’ombre ;
Et malgré les douleurs, les épreuves sans nombre,
Se poursuivant ainsi que deux astres amis,
Deux astres éloignés, aux mêmes lois soumis,
L’une à l’autre, ici bas par Dieu prédestinée,
Elles doivent un jour s’unir dans l’hyménée !
Pour aller se trouver au bout de l’univers,
Fallût-il traverser et les monts et les mers ;
Meurtrir ses pieds saignants aux chemins les plus rudes,
Et sans guide franchir d’arides solitudes ;
Fallût-il et combattre, « t souffrir tous les maux,
Et de fleurs d’asphodèle orner les froids tombeaux :
L’âme rencontre, enfin, l’âme sœur qu’elle rêve ;
Et dans leur union toute peine s’achève !
Aspirer, c’est la loi du terrestre séjour ;
Et c’est par la douleur qu’on arrive à l’amour :
Souffre donc, aime et crois ; au bout de la souffrance,
On cueille enfin le fruit qu’à mûri l’espérance !

le poète.


Je te crois, — j’ai besoin de croire à cet amour ;
Un même lien d’or doit nous unir un jour ;
De la terre d’épreuve oubliant la tristesse,
Je goûterai près d’elle une féconde ivresse ;
Je monterai du rêve à la réalité,
De l’aspiration au trésor possédé !

une voix mystérieuse.


Oui, poète, l’amour, l’intime sympathie,
C’est l’invincible loi de bonheur et de vie ;
Tout semble encore ému d’un vague souvenir ;
Tout s’appelle, s’attire, et tout cherche à s’unir ;
L’âme, dans son exil, à travers chaque épreuve,
D’un instinctif désir poursuit une âme veuve ;
La goutte d’eau du ciel cherche la goutte d’eau ;
Les fleuves dans la mer vont trouver leur niveau ;
L’étoile dans l’azur rayonne vers l’étoile ;
Et tout gravite autour d’un Soleil qui se voile :
Mais si Dieu s’est voilé, si nul ne peut le voir,
Dans la forme souvent l’œil peut l’apercevoir ;
Par la beauté d’un corps il peut vaincre ton âme,
Et t’élever à lui par l’amour de la femme ;
Ton cœur, avant d’aimer le Dieu qu’il ne voit pas,
Doit subir des amours écloses ici-bas ;
La famille est le temple, où l’âme s’initie
Aux grands secrets du ciel, aux mystères de vie ;
Et la femme, en ce monde, épouse, mère ou sœur,
N’aime que pour te faire aimer le Créateur !

le poète.


Ainsi l’ai-je compris ! et sans cesse mon âme
A poursuivi partout une invisible femme !
Dans les vastes cités, dans les calmes déserts,
Au sein de la patrie, et par delà les mers,
Dans l’exil, dans la foule, et dans la solitude,
Partout je l’ai cherchée avec inquiétude ;
Mais nulle part encor je n’ai pu la trouver :
En l’espérant, hélas ! n’ai-je fait que rêver ?…
Semblable à la colombe, oh ! que n’ai-je des ailes ?
Oh ! que n’ai-je les pieds des agiles gazelles ? —
Mon âme est à l’étroit ! — L’air me pèse ici-bas ! —
J’ai besoin de changer de lieux et de climats !